Dans la bibliothèque de…

Julien Gosselin : « Dans mes spectacles, à la fin, il ne reste que la littérature »

Journaliste

Michel Houellebecq, Roberto Bolaño, Don DeLillo, Aurélien Bellanger, Léonid Andreïev et maintenant Thomas Bernhard : la liste des auteurs que Julien Gosselin, 35 ans, a déjà adaptés au théâtre forme une très belle bibliothèque. Raison de plus pour lui proposer de jouer avec AOC au jeu de l’île déserte.

Le théâtre de Julien Gosselin est tout sauf littéraire. Et pourtant il doit tant à la littérature. C’est précisément ce qui fait la force, et la singularité dans le paysage contemporain du spectacle vivant de ce jeune metteur en scène qui fut d’emblée impressionnant – et le demeure. À reparcourir la liste des auteurs qu’il a choisi d’adapter à la scène, de Houellebecq à Bernhard en passant par DeLillo et Bolaño, on devient très curieux de sa ou de ses bibliothèque(s). De là l’envie évidente de lui proposer de participer à notre grand jeu littéraire, celui qui consiste à demander à une personne de choisir les dix livres qu’elle emporterait sur une île déserte. Et de venir nous dire pourquoi en public, à la Fondation Ricard. SB

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La plupart de tes spectacles, si ce n’est tous, entretiennent un lien très étroit à la littérature, et plus spécifiquement encore au roman. Peut-on dire que tes mises en scènes sont d’abord et avant tout des lectures ?
Je ne sais pas comment les autres metteurs en scène se débrouillent mais lorsque je lis et qu’un auteur me touche, j’ai envie que les gens entendent la manière dont il s’inscrit dans mon cerveau au moment même de la lecture. Un livre ne vient jamais seul, il n’existe pas par lui-même, il existe parce qu’on le lit à un moment de sa vie, il existe parce qu’on le lit dans une certaine lumière, à une certaine heure de la journée. D’ailleurs, il arrive qu’on essaye dix fois d’entrer dans un livre sans y parvenir et qu’à un moment cela devient possible. C’est cela que j’aimerais que les spectateurs ressentent. Cela peut paraître un peu narcissique. Mais c’est un geste pur et, d’une certaine manière, une forme de disparition à travers le don de la littérature qu’opèrent ainsi les acteurs. Il me semble que, pour faire exister ce geste de l’auteur vers le spectateur, le théâtre a besoin d’adjuvants. Par exemple de la musique. Il se trouve que j’écoute de la musique quasi exclusivement en lisant. L’adjonction de musique dans mes spectacles ne vise pas à masquer la force de la littérature mais plutôt à essayer d’en donner aux spectateurs, à lui fournir un cadre sensible lui permettant d’accéder directement au livre.
J’ai du mal avec les discours un peu convenus des metteurs en scène qui veulent donner aux gens l’envie de lire. Moi, en aucun cas je ne veux donner aux spectateurs l’envie de lire, de simplifier une expérience de lecture au prétexte que la littérature intéresse moins qu’auparavant. En revanche, j’aimerais que le spectateur puisse accéder au stade de lecteur, qu’il puisse quitter l’expérience collective de spectateur pour ressentir celle, intérieure, de lecteur.

Ce qui frappe avec ton théâtre c’est qu’il entretient des liens étroits avec la littérature et qu’en même temps on peut difficilement imaginer théâtre moins « littéraire » au mauvais sens du terme, tant il laisse de la place à la musique, aux arts visuels ou au cinéma…
D’expérience, le déroulement d’un spectacle fonctionne comme un dépouillement. Le décor se déconstruit au fur et à mesure, et à la fin, il n’en reste plus rien. Parfois, il ne reste que les corps. Dans mes spectacles, il ne reste que la littérature. Comme je suis du Nord, je laisse également un bruit de mer persister jusqu’à la fin, mais à part ça, il ne reste que le langage. Voilà pourquoi je filme les spectacles : je travaille sur la disparition des corps. Le corps, pour moi, agit comme une barrière à la littérature. Non pas que la littérature soit un art désincarné, bien au contraire, mais il se trouve qu’à la fin de mes spectacles, j’ai envie ou besoin que les corps s’effacent, que ne restent que les mots.

Est-ce que tu te souviendrais d’un livre ou de plusieurs livres dont tu pourrais te dire rétrospectivement qu’ils ont été en quelque sorte des portes qui t’ont fait entrer dans ce monde de la littérature ? Je veux dire de livres d’enfance.
C’est drôle, on ne m’a jamais posé la question. Comme je monte des livres très tristes, les gens ne se disent pas que j’ai lu enfant. Pourtant, j’ai lu énormément de bandes dessinées, à peu près toutes celles de la médiathèque à côté de chez moi. Mes parents, d’ailleurs, étaient un peu déçus : ils auraient aimé que j’accède au stade du roman plus vite. Après la bande dessinée, j’ai lu des journaux qui traitaient de cinéma, de jeu vidéo, et la presse, un peu. Je ne lisais pas Le Monde à huit ans, mais je feuilletais la presse culturelle. La lecture de Roald Dahl m’a marqué, aussi. Cela dit, mon expérience de lecteur est en réalité assez peu liée à la question de l’imaginaire, ce qui m’a souvent troublé à l’époque où j’étais élève en cours de théâtre. Les metteurs en scène nous répétaient qu’il fallait revenir au stade de l’enfance, de l’imaginaire, et développer notre imagination. À mes oreilles, ce mot d’imagination sonnait un peu faux, comme si on m’envoyait dans un Disney : il se confrontait à la question du réel. Et j’ai vite compris que mon point de départ, ce serait le réel, le contemporain. Je savais déjà que la lecture allait tenir un rôle important dans ma vie, mais je ne sais pas à quel point ces premières expériences ont conditionné mes goûts et mon désir de lire.

Alors je repose ma question autrement : pourrais-tu citer un livre contemporain dont tu peux dire rétrospectivement qu’il t’a fait entrer dans l’univers de la littérature ?
Le premier texte dont je garde vraiment le souvenir, c’est un poème de Michel Houellebecq sur les supermarchés. Je devais avoir quinze ans. Quelques années après, j’ai découvert, quand Houellebecq a exposé ses photos, qu’il avait pris beaucoup de clichés du centre commercial de Calais, là où j’allais passer le weekend avec mes copains : tous les weekends, on se promenait dans le centre commercial. Alors, quand j’ai lu ce poème de Houellebecq sur les supermarchés, j’ai eu l’impression qu’il décrivait ma vie, même si ma vie ne se résumait certainement pas qu’à ça. Il y avait quelque chose de l’ordre de la vérité.

Le réel, pas l’imaginaire…
Quand j’avais quinze ans, j’ai lu tout Milan Kundera. Tout. Mais aujourd’hui je n’arrive plus à le relire du tout. Par ailleurs, c’est étrange, mais je connais très peu de gens autour de moi qui lisent encore Milan Kundera. Adolescent, je voulais en faire des films. J’étais quand même très jeune, mais j’adorais L’insoutenable légèreté de l’être, La plaisanterie, La vie est un songe… J’ai essayé l’autre jour de rouvrir L’Insoutenable légèreté de l’être, mais ce n’est pas possible : malgré tout le respect que j’ai pour Kundera, le livre me tombe des mains.

Donc le premier texte dont tu gardes le souvenir c’est un poème de Houellebecq, le premier spectacle que tu as mis en scène et qui t’a immédiatement valu d’être reconnu c’est une adaptation des Particules élémentaires, et donc le premier livre qui a mis sur a liste des dix que tu emporterais c’est Plateforme
Je n’avais pas envie de reparler des Particules élémentaires, ce que j’ai déjà beaucoup fait. Plateforme, c’est un roman que je peux relire de manière très régulière, un roman extrêmement violent, sans doute un des plus durs de Houellebecq. Plus le temps passe, plus sa dureté s’entend. Alors, pourquoi j’aime ce roman ? Dans les 30 dernières pages, le personnage se retrouve tout seul après qu’un attentat ait emporté la femme qu’il aimait et le reste de sa vie avec. La solitude est totale, l’abandon aussi, mais subsiste l’idée que ce que cherche une personne peut se résumer à « un peu d’amour, et quelques caresses ». C’est très vrai : on a besoin de ça. Quand je relis ce passage-là, ça me tue.

C’est un roman dont j’ai toujours pensé qu’il portait bien son titre car c’est sans aucun doute le roman le moins élaboré de Houellebecq. On est bien loin des pages lyriques de la fin de la Possibilité d’une île qui sont, à mon sens, la plus belle chose qu’il a écrite.
Plateforme fonctionne comme une ligne droite. En un sens, c’est un roman extrêmement pur. L’écriture à la première personne, par exemple, le place à la limite de l’autofiction – même si, avec Houellebecq, on est toujours dans les limbes de l’autofiction –, à la limite du geste très direct de la confession. Ce roman me bouleverse toujours, même si ce n’est pas le plus construit. Justement, je l’aime pour ça. Les vrais amoureux de certains musiciens aiment le disque mineur… Certes, Plateforme n’est pas un roman mineur, mais il est glissé entre les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, deux monuments.

C’est par la poésie que tu es entré dans la littérature contemporaine disais-tu mais quelle place occupe-t-elle aujourd’hui dans tes lectures ?
Une place très réduite, ce dont je ne suis pas du tout fier. C’est très étrange, parce qu’au moment où je découvrais Houellebecq, je lisais beaucoup de poésie contemporaine, voire même de la poésie contemporaine hardcore, à commencer par Charles Pennequin, qui fait du poème sonore. Je lisais aussi Olivier Cadiot, dont les formes naviguent toujours entre le roman et la poésie mais qui, à ce moment-là, était très identifié comme poète contemporain, ou quelqu’un comme Eugène Savitzkaya. Je suis très ami avec Hubert Colas, qui s’est occupé des scénographies de beaucoup de mes spectacles. Chaque année, il organise un festival, Actoral, où se rencontrent des formes de spectacles plus classiques, des formes performatives et des questions de poésie contemporaine. Cela me tient au courant, mais mon lien avec la poésie s’est peu à peu distendu. Pas parce que ce n’est pas de la fiction : la non-fiction peut me plaire beaucoup. Mais lire est devenu mon métier. Et je ne dis pas ça de manière négative. Je ne dis pas que lire est devenu une tannée que je dois m’imposer parce que je dois faire des spectacles ou même pire, comme certains metteurs en scène, que la lecture est réservée à mes assistants qui me font des pitchs. Évidemment pas, mais j’ai besoin de lire et d’imaginer un spectacle. Ce sera comme ça toute ma vie : je ne lis plus qu’en imaginant des formes. Cela dirige mon attention, mon désir, et me fait passer à côté de certaines formes d’écriture comme la poésie contemporaine, mais aussi à côté de certains romans. Lorsque je les lis, je ne les vois pas adaptés sur un plateau. Le roman peut être magnifique, ce n’est pas la question, mais j’ai envie de donner mon temps, depuis quatre ou cinq ans, à cet espace de transformation qui se crée en moi au moment de la lecture.

Comme une projection ?
J’ai besoin de projeter, oui, de sentir ce que l’espace du plateau va pouvoir créer à partir d’un livre. Maintenant, lorsque j’ai une sensation de plateau, une envie, je vais chercher de la littérature pour l’assouvir, parce que j’ai envie de trouver des correspondances. Généralement, ça ne fonctionne pas. Mais, chose géniale, la littérature nous permet de nous déplacer. J’entame la lecture avec une idée en tête. Et puis l’idée est atomisée, anéantie par le livre que je vais trouver. C’est la joie de la lecture. J’étais en Angleterre en vacances cet été, et j’ai acheté les poèmes de Bukowski. Je ne l’avais jamais lu en anglais. C’est extraordinaire, c’est hilarant et génial. Là, c’était vraiment de l’ordre de la lecture de pure joie, gratuite. Et c’est venu par hasard, parce que j’ai vu un livre posé sur une étagère.

Et la preuve que la poésie n’a pas complètement disparu c’est que le deuxième titre sur la liste, ce sont les poésies de Roberto Bolaño…
Bolaño est un auteur qui a changé ma vie, au sens où il m’a permis d’accéder à des zones qui, en tant que lecteur, étaient véritablement nouvelles pour moi. Il y a, dans sa littérature, du mouvement, du flottement. Tout y est possible, dans le mode d’expression, dans la narration. Sa lecture a totalement ouvert mon jeu, qui était un peu contraint jusque-là, sans doute à cause de ma peur de l’imagination. Et puis l’homme me bouleverse, les romans me bouleversent. Dans les énormes tomes d’œuvres complètes qu’a fait paraître l’Olivier l’année dernière, il y a ses poésies, terribles, extraordinaires. Je suis un peu décevant, j’ai du mal à en parler. C’est comme une sorte de concentration de ses romans, ce qui est assez rare, parce que souvent, ceux qui sont à la fois poète et romancier écrivent différemment selon les genres. Avec Bolaño, les personnages des romans paraissent revenir. Ses poèmes sont à la lisière du romantisme, de la douleur, du paysage, de la présence de la mort. Tout y est mélangé, mais avec une sorte d’humour et de délicatesse extraordinaires qui remplissent le cœur. C’est extraordinaire.

On poursuit avec un troisième auteur que tu as adapté au théâtre : Don DeLillo. Et c’est un immense roman que tu as choisi de mettre sur ta liste : Les Noms.
Pour moi, c’est le meilleur roman de Don DeLillo, de très loin, et facilement l’un des plus grands romans du XXe siècle. Sa construction est génialissime. C’est l’histoire d’un Américain qui se retrouve en Grèce en 1979, au moment où le pays est une plateforme centrale au milieu de régions en guerre. Il est analyste de risque, c’est-à-dire qu’il travaille auprès des assurances en examinant le taux de dangerosité des groupes terroristes dans les pays, afin d’éviter qu’elles payent un maximum aux compagnies pétrolières. C’est un métier à la fois mystérieux – il y a une sorte de fil policier – et complètement absurde, comme peut l’être le regard de Don DeLillo sur les États-Unis. Ce personnage va être confronté à une secte qui tue des gens sans raison, en tout cas le pense-t-on au début. Puis, on comprend que le nom des victimes correspond aux initiales des villages dans lesquels elles sont tués. Et le roman finit, après 500-600 pages, par évoquer la question très lointaine de la glossolalie, cette pratique américaine catholique extrême. Dans les églises évangélistes, les prédicateurs créent par le langage un mouvement du corps qui, disent-ils, est pénétré par une force divine. Le roman explore un milliard de pistes, sans être jamais vague : il soutient que le langage et la violence viennent d’un même mouvement. L’acte de fracasser une pierre sur un crâne est le même que celui de la pierre qui vient former l’écriture dans le bloc de marbre. Ça paraît une sorte de grande phrase un peu vide, dit comme ça, mais le roman arrive à structurer cette idée-là, il arrive à la fois à examiner la violence du monde, la violence de la littérature et la puissance d’évocation de la littérature. Le langage est à la fois structure et sons, bruits, animalité. Toutes ces strates sont présentes à l’intérieur du roman et agencées d’une manière qui est, encore une fois, extraordinaire. Don DeLillo ne se définit pas lui-même comme un écrivain de la postmodernité. On peut dire qu’il est un écrivain de la postmodernité, mais je trouve que ce roman amène le flou qu’a apporté la postmodernité à la littérature à un niveau très élevé.

C’est un roman charnière pour Don DeLillo, un roman qui le fait basculer vers tous ces romans suivants. Après, il n’écrira plus jamais de la même façon. Il m’a expliqué un jour pourquoi : au moment il écrivait ce livre, il habitait en Grèce et le simple fait d’avoir été exposé au quotidien à un autre alphabet lui a fait percevoir autrement la matérialité de l’écriture. C’est à partir de ce moment-là qu’il s’est mis à sculpter ses romans, alors qu’auparavant il les écrivait comme l’ancien publicitaire qu’il était…
Don DeLillo dit souvent que le sens d’une phrase et la structure spatiale de la phrase dans la page sont équivalents, ce qui, en tant que praticien de théâtre, me parle beaucoup. La structure esthétique et spatiale des lettres à l’intérieur du mot, du mot à l’intérieur de la phrase, de la phrase à l’intérieur de la page, et le sens sont deux choses équivalentes de son point de vue. On sent, en lisant Don DeLillo, cette structure spatiale apparaître devant nous.
J’ai monté un spectacle à Amsterdam avec L’homme qui tombe, son livre sur le 11 septembre, qui est assez extraordinaire aussi. Je sais que je vais retravailler sur Don DeLillo. Peut-être pas au théâtre, parce qu’une fois qu’il a écrit Les noms et entamé cette deuxième période romanesque, au fond, les structures littéraires restent relativement similaires d’un livre à l’autre. Au cinéma, pourquoi pas. La répétition est une sensation que j’essaye d’éviter, même si on n’y parvient jamais totalement. Autant s’aider un peu.

Cela pourrait se traduire par l’adaptation d’un nouvel auteur ? Le prochain qui figure sur la liste s’appelle Thomas Bernhard. Et le livre, c’est Extinction.
Je ne veux pas faire de fausses annonces mais oui, c’est ma grande lecture du moment. Thomas Bernhard, pour caricaturer, c’est l’écrivain du remugle, de la haine et de la colère contre la violence qu’il a subie enfant, contre l’Autriche, contre les résidus du nazisme à l’intérieur de l’Autriche et de l’Allemagne. Il est détesté parce qu’il incarne l’écrivain râleur par excellence. Ses livres ressemblent parfois à des blocs de haine pure. Extinction, comme son nom l’indique, est son dernier grand roman, ce qui me touche énormément. Je monte toujours des romans de fin du monde, c’est une littérature qui m’intéresse beaucoup. Extinction dégage à la fois cette force, cette hargne, cette colère propres à Thomas Bernhard, et en même temps dessine, non pas un apaisement, mais un chemin vers la fin. J’ai eu presque l’impression de toucher à une zone de langueur, de douceur, de délicatesse en lisant Extinction, et pourtant c’est l’un de ses textes les plus violents, les plus hargneux. Thomas Bernhard est souvent très intéressant à adapter au théâtre : c’est un auteur mâché – comme disent les vieux metteurs en scène –, sa langue est mâchée, malaxée, cela saute aux yeux.
L’un des chemins qui m’a mené vers Extinction, c’est une nouvelle de Thomas Bernhard, parue récemment : « L’Italien ». L’histoire est à peu près la même : celle d’un homme qui revient dans le château de sa famille en Autriche, à la mort de son père, alors que lui vit en Italie. Est présent un Italien venu assister aux obsèques du patriarche et qui lui fait visiter la maison, parce qu’ils s’ennuient tous les deux, et parce que lui n’aime pas sa famille. Ils descendent à la cave, et trouvent une réserve de costumes qui servait pour les spectacles d’été. C’était une mode très forte, en Allemagne, en Autriche, chez les familles très bourgeoises. Les enfants montent des spectacles d’été, ils écrivent, ils mettent en scène et ils jouent pour la famille, comme dans La Mouette. Et dans « L’Italien », à travers la quincaillerie théâtrale de la cave, les costumes, le passé, les disparus ressurgissent. C’est très émouvant. Ensuite, l’Italien fait visiter la forêt environnante à notre homme. Il lui explique que dans cette forêt ont été abattus par les nazis des soldats polonais, et que son père en était conscient. Le texte est bouleversant parce qu’il travaille la question de la barbarie, mais aussi – et moi, c’est toujours ce qui me touche – la question du vide dans l’image, la question du vide dans le paysage.

Tu disais avoir lu cet été des poèmes de Bukowski en anglais ; tu travailles sur Thomas Bernhard en Allemagne : quel rapport entretiens-tu à la lecture en langue originale?
Quand je travaille à l’étranger, évidemment, les acteurs que j’ai en face de moi travaillent dans leur langue. En ce moment, je travaille à Berlin sur la littérature allemande, donc ils travaillent en allemand. Je ne parle pas allemand, mais il y a un processus, un phénomène extraordinaire d’apprentissage. Le spectacle d’Amsterdam dont on parlait est joué en néerlandais, une langue qui, pour un néophyte, est vraiment extrêmement compliquée à entendre et à comprendre, et par ailleurs très belle, beaucoup plus qu’on ne le pense généralement. Et, au bout d’un moment, on comprend. En plus, comme je filme beaucoup, je demande toujours à quelqu’un de sous-titrer les vidéos. Quand les répétitions se déroulent bien, j’y assiste généralement dans un canapé avec un écran et le texte sous-titré qui défile. Pour ce qui est de mon travail d’adaptation, je travaille avec le texte en français, ce qui occasionne des aller-retours, des traductions. Mais cela n’empêche qu’au bout d’un moment, on commence à comprendre, ce qui est très agréable, notamment pour les auteurs de langue allemande.
La traduction, à l’inverse, est intéressante en elle-même. Les metteurs en scène anglais nous envient énormément de pouvoir jouer Shakespeare dans des traductions et pas en vers. Même si la structure du langage originel est sublime, là n’est pas la question, elle rend parfois plus difficile ou du moins différente la transformation en un art théâtral d’aujourd’hui. La traduction réserve parfois de mauvaises surprises, aussi. Un mot, une phrase qui sonnent très doux à nos oreilles peuvent être vécus par les Allemands comme quelque chose de violent à l’intérieur de la pratique du langage.

L’auteur suivant sur ta liste, tu ne l’as pas adapté. Je ne sais pas s’il relève pour autant de la lecture gratuite que tu évoquais. Il s’agit de Pierre Bergounioux et le titre du livre c’est : Une terre sans art.
Une terre sans art fait partie de ces petits fascicules publiés chez Galilée, des livres avec des pages à découper, assez courts. Le titre n’a aucune importance. Ce sont des ouvrages qui permettent très facilement d’entrer dans la littérature, pas parce qu’il y a des images, mais parce que l’écriture est concentrée et que, souvent, ce sont de beaux livres, avec de belles polices d’écriture. Bergounioux, c’est vraiment l’un de mes héros. J’ai eu la chance de le rencontrer, une fois, lors d’une émission de radio. J’avais l’impression d’être face à Zidane.
Une des raisons pour lesquelles j’aime Pierre Bergounioux, c’est qu’il écrit comme il parle et qu’il parle comme il écrit. Il y a une autrice, Marie-Hélène Lafon, qui fait exactement la même chose : elle écrit comme elle parle, elle parle comme elle écrit. J’ai une sympathie extraordinaire pour les gens qui ont ce courage de manipuler une langue qui peut être sourde, complexe, sinueuse, en se donnant la capacité d’aller chercher le mot juste, le mot exact, à l’intérieur de la parole. Je trouve ça extrêmement puissant.
Quand je suis sorti de l’école de théâtre, j’étais un jeune et mauvais acteur. Je jouais un rôle de valet dans un petit spectacle, et je me suis retrouvé, un jour, à Tulle dans une librairie. Le libraire fumait à l’intérieur de la librairie. Il me demande : « Qu’est-ce que vous lisez ? » C’était en 2012, je crois, et je lui réponds : « Je vais adapter Houellebecq pour le théâtre » Et il me dit : « C’est de la merde, faut surtout pas lire ça. » C’est comme ça, la littérature, et les librairies, et le débat littéraire. Ce libraire, il avait à peu près toutes les éditions Verdier. Généralement, c’est le signe que c’est un bon libraire. Il y a peu de contre-exemples.

Ils se repèrent de loin les volumes jaunes de Verdier…
J’ai besoin de la lecture de Michon, de Bergounioux, de la littérature hors des sentiers de la presse et des prix littéraires, hors du plot, du sujet comme guide du lecteur, de la littérature comme expérience rocailleuse de recherche de l’enfance, des ancêtres, comme expérimentation d’elle-même. J’ai besoin de ces langues, plus rudes, riches, parfois presque trop riches, exubérantes, mais qui creusent l’histoire de la langue française à un endroit qui n’est pas le patrimoine, celui de la création.
Je lis le Journal de Bergounioux, c’est difficile de le lire, parce que je voyage tout le temps, et que les tomes sont énormes. Alors je lis dans le désordre, je feuillette. Quand j’ai besoin d’être proche du langage, je vais chercher Bergounioux.

Voici sur ta liste un autre auteur allemand, c’est Thomas Mann pour La Mort à Venise
Quand j’étais adolescent, je ne lisais pas de classiques – je lisais, comme je l’ai raconté, des poèmes de Houellebecq sur les supermarchés. Mes profs de littérature me disaient : « Bon, il faut lire Balzac ». J’ai lu Balzac un peu après, par Houellebecq, mais j’ai une expérience extrêmement pauvre de la littérature classique et spécialement française. Je n’ai pas lu Stendhal ni Proust, par exemple. Pas encore. Pour La Mort à Venise, j’étais en Allemagne, je n’avais pas lu le livre, ni vu le film, et quelqu’un m’en a parlé, tout simplement. La surprise a été immense. D’abord, celle de me retrouver face à une œuvre qui aurait réellement pu être écrite aujourd’hui. Le texte est assez court, explose de littérature, déploie des images d’une beauté extraordinaire. C’est l’histoire d’un homme très connu – dans le film c’est un musicien, dans le livre un écrivain – qui décide soudain de voyager, après avoir traîné dans un cimetière à Munich, en Bavière, sous la pluie. Il se retrouve sur le Lido à Venise, devant la mer, quelques jours, et tombe fou amoureux d’un jeune adolescent polonais qu’il va poursuivre de loin, dans la rue. Dans le même temps, Venise est en proie à une épidémie de choléra. En une centaine de pages, on assiste au creusement de sa pourriture intérieure en même temps qu’à la pourriture de la ville, avant l’incendie final.
La mort à Venise est un livre émouvant, car ce n’est évidemment pas un livre sur la pédophilie, bien qu’il traite du désir malade, mais une œuvre centrée sur la question de la dignité, et plus spécifiquement de la dignité dans l’art. C’est à peu près ce que Thomas Mann en dit lui-même. Parfois, on n’est pas d’accord avec l’analyse des auteurs sur leurs propres œuvres, et tant mieux, ils se trompent souvent. Mais pas ici. La question centrale, spécialement aujourd’hui, est celle de l’écrivain ayant, comme il est écrit dans le livre, « acquis la dignité ». Est-ce que l’écrivain ou l’artiste doit acquérir une forme de dignité ? Il ne me semble pas : je pense qu’on doit rester relativement indigne. Est-ce que le roman ou l’œuvre artistique doit délivrer le message de la dignité ou est-ce qu’il doit creuser à l’intérieur de l’indignité, de la pulsion, de la violence, toutes ces choses qui ne sont pas la vie, ou plutôt ces choses qui sont la vie mais ne doivent pas l’être ? Évidemment, je me situe de ce côté-là. Que Thomas Mann ait suivi cette voie il y a bien longtemps, en si peu de pages et à ce degré-là, rend ce livre extrêmement important.

Après avoir lu le livre, tu as vu le film ?
Non, je ne l’ai pas vu. Je sais que l’écrivain est devenu musicien, mais je n’ai pas vu le film.

Plus généralement, comment, toi qui adapte beaucoup au théâtre, appréhendes-tu les adaptations, en particulier au cinéma ?
Je discutais avec une productrice de cinéma qui m’a dit : « Plus aucun film ni série n’est produit sans le cachet “adapté de”. » Avant, tout était « adapté de faits réels ». On en a soupé, c’est insupportable, absolument insupportable. Les films adaptés d’œuvres littéraires tétanisaient les spectateurs et les producteurs. C’est le principe Raoul Ruiz : ses films sentent la littérature, ce que j’adore personnellement, mais apparemment pas la majorité des spectateurs. Aujourd’hui, au contraire, la très grande majorité des films est produite à partir d’œuvres préexistantes, comme si le cachet « adapté de » donnait aux films une valeur artistique. En réalité cette valeur ajoutée est complètement imaginaire.
Ce qui décide de mes adaptations, c’est la structure des récits. Je discutais avec Éric Reinhardt, qui vient souvent voir mes spectacles et qui est fou de ceux de Castellucci, justement parce qu’ils sont très structurés. Rien ne m’intéresse plus, quand j’adapte un roman, que de pouvoir faire apparaître sa structure, de construire l’objet théâtral non comme objet narratif, mais comme objet plastique. La structure crée la plasticité. De la même manière, je préfère quand les films travaillent la structure des livres qu’ils adaptent, plutôt que la fiction ou la narration, ce qui peut donner de très bonnes choses également, mais ce n’est pas mon truc. Le cinéma littéraire m’attire beaucoup, mais le cinéma complètement dépourvu de mots aussi.

Le cinéma de Marguerite Duras, par exemple ? Pour citer le prochain nom sur ta liste…
Chez Duras, ce sont les livres que j’aime avant tout, même si son cinéma m’intéresse. Ses films sont extrêmement littéraires, mais souvent, comme elle est un peu dure, elle va à l’encontre de son livre. La narration et les images disent deux choses différentes, non pour ajouter une dimension, mais pour le plaisir d’aller contre la littérature, ce qui fait de ses films des exercices un peu sadomasochistes, pour parler de manière caricaturale, violents. Je préfère ses livres.

Alors pourquoi L’Homme atlantique ?
Il fallait que Duras figure dans le classement. Ma relation à Duras est ambivalente : pendant deux ans, j’adore, je pense que c’est la plus grande écrivaine française de l’histoire, et les trois années suivantes, je ne peux pas la lire, je me dis qu’elle en fait trop. En ce moment, c’est une période charnière : je sens qu’elle peut me quitter, mais quand je ne vais pas bien, que j’ai des chagrins, que je me sens peu aimé ou mal aimé, je lis Duras, c’est exactement la littérature qu’il me faut. Elle ne se remet pas en question, ce qui est un peu énervant, un peu excessif. Son credo se résume à : « Si vous ne m’aimez pas, vous sortez du champ. » Et en même temps, cette pureté du geste, qui consiste à aller jusqu’au bout de son moi, de son désir intérieur, de cette force intérieure, elle me bouleverse. Sans doute parce que je viens des côtes, de la mer du Nord et de la Manche, les textes atlantiques de Duras me touchent. La mer y est absolument omniprésente. Et les draps d’une chambre, les yeux, les corps sont toujours mis au même niveau que la mer, c’est-à-dire que tout est dans tout, tout est égal à tout, ce qui est extraordinaire. Je n’ai pas mis ce texte-là en particulier, L’Homme atlantique, parce que je voulais en parler : le texte est très court, mais bouleversant. Vingt pages extraordinaires, à la fois une déclaration de guerre à un amour perdu et une déclaration d’amour. Son chef-d’œuvre, pour moi, reste Le Ravissement de Lol V. Stein.

On reste sur les côtes de la mer du Nord pour le prochain livre, et on retrouve la langue allemande avec W.G. Sebald.
Sebald a en fait assez peu écrit. Ses romans sont édités chez Actes Sud, souvent agrémentés de photos qu’il prenait lui-même, et font preuve d’une finesse, d’une délicatesse, d’une croyance formidable dans l’idée de narration, dans l’idée que la représentation littéraire peut rendre les mortels immortels. Il y a de la naïveté chez Sebald. Austerlitz ressemble à un roman picaresque de l’après Shoah, ce qui paraît curieux dit comme ça, mais c’est un roman doux, qui raconte la trajectoire d’un homme pris dans la spirale de la violence, de la guerre et de la destruction. C’est un thème qui revient dans un autre de ses textes, De la destruction, qui parle de la destruction des villes allemandes, de leur autodestruction au moment de la guerre. Les Émigrants, ce sont de cours textes dans lesquels Sebald raconte les gens qu’il a croisés soit dans son enfance, soit dans la campagne anglaise, et qui tous ont quelque chose à voir avec la Seconde Guerre mondiale. Ce récit, je l’ai lu juste après avoir travaillé sur Bolaño, qui est plus proche de moi parce qu’il va chercher aux tréfonds de la violence. Dans les textes de Sebald, la mélodie des côtes anglaises résonne et s’imprime, ce qui fait de lui un écrivain beaucoup plus élégant. Tout le début d’Austerlitz, par exemple, se déroule dans la gare d’Anvers. On sent à la fois l’architecture, la promenade dans la nuit flamande et une sorte d’immense délicatesse. Je le pensais plus éloigné de moi que Bolaño, pour cette raison, mais plus je le lis, plus je découvre un écrivain majeur, à la fois extrêmement tendre et très attentif à la violence du monde.
Très jeune, j’ai eu la sensation que la violence persistait à l’intérieur du vide des paysages. C’est l’une des raisons, je pense, pour lesquelles je fais du théâtre. On parlait de mes lectures de jeunesse : Shoah de Lanzmann en a fait partie, pas le film mais le livre, et ce sentiment s’y retrouve complètement. Chez Sebald, la violence est incarnée : elle ne se loge pas dans un paysage, comme chez Lanzmann, mais dans un visage ridé, chez une personne appuyée sur une vielle voiture. La violence existe encore à l’intérieur de l’apaisement. Adolescent, j’avais besoin de ces lectures en particulier, et Sebald les continue.

C’est aux paysages de la Première Guerre mondiale que tu penses, ceux du Nord de la France ?
Non, pas forcément. Ce qui est paradoxal dans ce ressort qui m’a mené du paysage au théâtre, c’est que la boîte noire théâtrale n’est absolument pas le lieu du paysage, même si elle peut être le lieu de la reconstitution du paysage. Je ne crois pas qu’on pratique un art en particulier parce qu’on l’aime plus que les autres. Au contraire, on pratique un art parce qu’on a plus de problème avec cet art qu’avec les autres. Je fais du théâtre parce que c’est l’art contre lequel je peux le plus me battre. Si je filmais des êtres humains et des paysages sur le mode documentaire, il me manquerait un mur contre lequel taper. Au théâtre, je peux taper.

Avec le livre suivant, on retrouve l’Autriche et la hargne, le remugle politique, après Thomas Bernhard, c’est la grande autrice de la génération suivante, Elfriede Jelinek que tu as choisie pour Les Suppliants
Le texte de réception du prix Nobel de Jelinek, sur la pureté de la littérature, est absolument fabuleux, comme celui de Modiano quelques années après. Elle écrit des textes gigantesques, généralement destinés au théâtre. Mais elle ne sort pas de chez elle, elle ne va plus au théâtre, sauf peut-être pour aller voir une première. Elle habite à Vienne, mais personne ne la voit beaucoup. En fait, elle pratique une sorte d’écriture en continu qui lui permet même de faire des ajouts. Je rêve de faire la même chose au théâtre. Si elle pense avoir une petite chose à ajouter sur Donald Trump, elle écrit quinze pages de plus, qui peuvent être intégrées. Moi, j’ai le rêve d’un théâtre permanent, qui puisse se produire au jour le jour, être montré chaque jour aux spectateurs, et modifié, mis à jour en permanence. J’ai d’abord un rêve de somme littéraire, ce que tout le monde a compris car je monte des spectacles interminables. Mais j’aimerais confronter cette envie-là au présent et à la fragilité de l’actualité. Non pas tant pour mettre en place un théâtre qui parlerait d’actualité que pour créer un spectacle qui se modifie en permanence, un spectacle en mouvement. Jelinek écrit comme ça. Depuis qu’elle a atteint ce stade d’écriture, ses textes s’écoulent comme des flots, quasiment dépourvus de ponctuation. Ils peuvent être mis côte à côte. Celui sur Trump peut être placés à côté des Suppliants.
L’idée de ce texte provient des Suppliantes d’Eschyle, mais en réalité, c’est un texte choral, comme à chaque fois ; et sans personnages, il n’y en a plus jamais chez Jelinek. Le texte donne voix aux migrants en Europe, en Méditerranée, dans la Manche. Il est d’une crudité absolue, d’une colère gigantesque et, en plus, particulièrement osé d’un point de vue littéraire. La question est celle de la voix. Est-ce que Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature autrichienne, peut se faire la voix, au « je », au « nous », de migrants dont tout le monde remarque qu’on n’entend pas les mots ? On ne fait pas parler les migrants, les migrants ne parlent pas, leur voix n’existe pas, ni à la radio, ni dans la presse. Jelinek a l’audace et le culot de les faire parler, de parler « à la place de », ce qui est, me semble-t-il, un acte à la fois extraordinaire et radical, mais peut-être contestable. Le texte raconte l’incompréhension du non-accueil des migrants, de manière extrêmement simple et presque redondante. Il répète : pourquoi vous ne nous accueillez pas, pourquoi ? Jelinek rabâche, rabâche, rabâche, et c’est usant, et c’est bouleversant. J’ai essayé d’adapter ce texte au théâtre, puis j’ai abandonné parce que ce genre de forme, qui finit se réduire au langage, j’ai dû mal à l’appréhender. Ce qui n’empêche pas de lire Jelinek, au contraire : on n’a pas toujours besoin de voir des acteurs lire à notre place. En Allemagne, elle a un statut extrêmement important, et ça n’a rien à voir avec son Prix Nobel. En fait, il faut imaginer une femme de 60-70 ans, qui est parvenue à un degré de radicalité et de colère immense, qui n’a pas d’équivalent en France. Elle fait partie de ces auteurs qui sont à la fois des littérateurs et des écrivains de combat.

Nous voici arrivés au terme de cette liste de titre. On termine avec Ordesa, un roman récent de l’espagnol Manuel Vilas.
Je ne lis jamais les livres qu’on me conseille. Je pense que beaucoup de gens sont comme moi. En tout cas, quand quelqu’un pense savoir quel livre me conviendrait, il se trompe systématiquement. Ou quasiment, car ici, il s’agit justement d’un contre-exemple. Mais si vous saviez le nombre de fois où l’on m’a dit comme une évidence que j’allais adapter Dostoïevski. Cela fait dix ans qu’on me dit que mon prochain spectacle, ce sera Dostoïevski, mais toujours pas. Un jour, je jouais un spectacle aux États-Unis, et lors d’une discussion avec le public, je rencontre Alain Veinstein, auteur, homme de radio, intellectuel. Je ne le connaissais pas, et c’est quelqu’un qui peut paraître assez bourru. Durant la rencontre, j’évoque l’idée, qui m’est très chère et dont j’ai un peu parlé déjà, selon laquelle les acteurs ne sont pas là pour apparaître mais pour disparaître. À la fin, il m’approche et il me dit : « Je lis un livre pour un prix, et ce livre est fait pour toi ». Ce livre, c’était Ordesa de Manuel Vilas. Et la première page m’a immédiatement parue extraordinaire. C’est l’histoire d’un homme qui se plaint de ses petites misères, pendant 300 pages, ce qui est à la fois extrêmement agaçant parce qu’on a envie de lui dire, à ce personnage, de prendre deux antidépresseurs, que ça irait mieux, et en même temps le roman travaille l’idée tout à fait courageuse qu’on est toujours un enfant, qu’on a toujours les mêmes peurs, le même manque de ses parents, qu’on aime toujours ses parents. Au milieu d’une page, Vilas peut écrire : « Parce que je voulais que tu me regardes, papa, parce que je t’aime », tout en en parlant de la chute de la littérature, de la chute de la monarchie espagnole et du temps poisseux sur les régions autour de Madrid. Il arrive à retranscrire le moment de fragilité qu’on peut connaître quand on voit vieillir des êtres chers, des parents par exemple, des frères, des sœurs. C’est déjà ce que j’évoquais à propos de la fin de Plateforme, de Houellebecq : le manque d’amour dans sa formulation la plus pure. Je ne fais pas des spectacles pour raconter que je n’ai pas été aimé, parce que ce n’est pas vrai, mais pour pouvoir raconter des blessures qui sont à cet endroit-là de nudité et de vérité.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC