Dans la bibliothèque de…

Patrick Bouchain : « Je me sépare de tous mes livres »

Journaliste

Architecte, urbaniste et scénographe, Patrick Bouchain ne construit pas. On lui doit la transformation de très nombreux bâtiments en lieux de culture mais aussi la création de deux écoles importantes, dans lesquelles le dessin et l’observation occupent une place centrale. Des obsessions qui sautent aux yeux lorsqu’on prend connaissance de la liste des dix livres qu’il emporterait sur une île déserte.

C’est en découvrant, dans les années 60, le catalogue d’une exposition du MoMa sur l’architecture vernaculaire que Patrick Bouchain s’est fait très jeune le vœu de ne jamais construire. Ce livre – L’Architecture sans architectes de Bernard Rudofsky – figure bien évidemment sur la liste des dix livres qu’il a concoctée pour jouer au jeu de l’île déserte qu’AOC propose régulièrement à la Fondation Pernod Ricard. Une liste éclectique d’où, pour une fois, s’absente toute la littérature ou presque et qui fait écho aux passions d’un inlassable pédagogue qui, au lieu de faire école, a eu l’audace, et c’est autrement plus rare et généreux, de créer des écoles. SB

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Commençons par une question désormais classique pour notre série « Dans la bibliothèque de…» : te souviens-tu d’un livre qui, dans l’enfance, a constitué pour toi la porte d’entrée vers le monde de la lecture ?
Mon rapport au livre est assez particulier. Le frère de mon grand-père était un savant qui n’a pas eu d’enfants, et dont on a en quelque sorte bradé la bibliothèque. Mon grand-père m’a donné ses livres de prix du lycée Henri IV. C’était de très beaux livres reliés, de ceux qu’on offre en cadeau aux bons élèves. Il y avait des Jules Verne et des livres scientifiques, beaucoup de livres sur la géologie, l’ethnologie, mais aussi des livres classiques, ceux de Choisy par exemple, l’historien de l’architecture. J’avais, à côté de mon lit, une « bibliothèque impénétrable », comme on dit : elle était reliée, tout en bleu marine. Le livre qui m’a le plus marqué était un ouvrage sur les catastrophes naturelles, avec des images, tout un chapitre sur les tremblements de terre, les volcans. C’est un livre que j’ai gardé très longtemps. Et puis, un jour, je l’ai offert à un étudiant qui était surpris que je lui dise, justement, que c’était le premier livre qui m’avait marqué.

Offrir un livre, c’est quelque chose que tu fais souvent ?
Je me sépare de tous mes livres. En général, quand je lis un livre, que ce soit un roman ou un livre technique, je l’offre instantanément à quelqu’un pour qu’il me donne son avis sur le livre, un avis critique. Je ne pense pas pouvoir parler d’un livre avant d’en avoir reçu un avis extérieur. Parfois, je le rachète par la suite, car il arrive qu’en fin de compte, après l’avoir donné, il me manque. Mais pas tout de suite, quelques années après. Et parfois, lorsque je veux le racheter, je découvre qu’il est épuisé, ce qui me plonge dans un état de frénésie totale. À ce moment-là, le livre me manque vraiment. Je pars à la recherche de la personne à laquelle je l’avais donné, ou alors – c’est un peu plus facile maintenant – je le retrouve sur Amazon ou Abebook. Tant que je ne l’ai pas, je vais très mal. Mais à peine retrouvé, je suis rassuré, j’en ai une mémoire parfaite, et je suis presque prêt à le redonner instantanément.

Et cela vaut pour tous les types de livres ?
Je possède une grande collection de livres pour enfants, parce que j’étais très intéressé par la façon dont on communiquait avec eux, par ce qu’on leur racontait. Mais, à un moment donné, j’ai considéré que cette collection m’avait servi et qu’elle devait servir à d’autres, alors je m’en suis séparé. Je constitue quelque chose et je m’en sépare pour éventuellement prolonger le travail effectué, au même titre qu’en architecture, quand on construit une maison, ce n’est pas pour l’habiter soi-même, c’est toujours pour quelqu’un d’autre. Et pourtant, on se démène pour bien le faire, mais ce n’est pas pour soi. Je n’ai jamais rien construit pour moi. Notre métier, c’est de penser à la personne qui va habiter ce que nous construisons.

Cela veut dire que tu n’as jamais vraiment eu de bibliothèque, sinon des bibliothèques pour des livres de passage ?
J’ai une bibliothèque de travail, d’assez petite taille, thématique. C’est une bibliothèque d’images. Je n’avais pas beaucoup d’argent quand j’ai fait mes études. Beaucoup d’étudiants voyageaient, allaient dans des musées, mais pas moi. J’ai acquis une grande partie des savoirs de mon métier par les revues. Je suis passé des revues aux monographies d’architecture et enfin aux livres de construction. J’ai abandonné les revues et une bonne partie des monographies, mais j’ai gardé tous les livres qui m’ont vraiment formé. À côté du livre sur les catastrophes naturelles, il y en a un autre, qu’un professeur jésuite de mon collège m’avait montré. C’est un livre sur les chapiteaux sculptés de la Cathédrale d’Autun, On pense toujours que les sculptures des cathédrales sont exécutées par des artisans, personne ne fait attention à la qualité de la sculpture. Mais à Autun, les chapiteaux sont très particuliers, ils sont l’œuvre d’un très grand sculpteur, Gislebert.

Il figure sur ta liste pour l’île déserte ce livre sur le Moyen Âge, ce livre qui remonte au collège donc…
À l’époque, dans les collèges religieux, on avait des professeurs multicartes. Le nôtre était à la fois professeur d’histoire-géographie et de mathématiques. C’était un personnage très éclairé, qui nous a sensibilisés à la construction, aux techniques de construction en particulier. Nous sommes allés à l’exposition du Musée des monuments français, à Chaillot, à la suite de quoi je lui ai demandé de m’emmener à Autun. La découverte de la cathédrale a été un vrai choc. Cette œuvre que j’avais perçue en deux dimensions, je la découvrais en situation. Je pense avoir vécu, à ce moment-là, cette correspondance entre ce que l’on apprend, ce que l’on comprend et ce qui nous transforme. Une grande partie de mon métier vient de cette lecture. J’avais 14 ans et je me suis passionné pour l’art roman.

Voilà donc un livre que tu n’as jamais offert, un livre que tu as forcément gardé…
Le livre est relié toile et écrit par un éminent historien, mais il est mal mis en page, les photos sont mal faites. Dans ma liste, j’ai d’ailleurs sélectionné un autre ouvrage d’histoire assez inhabituel, Formations Déformations de Jurgis Baltrušaitis. C’est un historien qui n’a travaillé que sur la forme des choses, et pas sur la chronologie, ce qui est assez rare. En effectuant des relevés de sculptures, il a reclassé la symbolique romane. Jamais on ne procède comme ça : on classe toujours les sculptures par auteur ou par chronologie ; lui a choisi – et j’y suis très sensible – de les classer par forme.
Ce livre est presque celui d’un analphabète : c’est le livre de quelqu’un qui, en fin de compte, ne veut rien savoir à l’histoire, qui regarde ce qu’il regarde, qui dessine ce qu’il dessine – comme d’ailleurs on peut mal dessiner quand on est un historien – mais sans artifice, en analysant les formes essentielles. Une fois qu’on a dessiné, on remarque l’existence, ou non, de généralités, de ce qu’on pourrait appeler des invariants. J’ai découvert avec ce travail qu’en effet certaines formes, certains assemblages, personnages, mythes, contes sont des invariants. C’est par là que je me suis intéressé aux livres d’enfant, avec cette question : comment raconter une histoire à un enfant, comment la relier au passé de manière à ce que quelqu’un qui n’ait aucune connaissance en la matière puisse la comprendre ? On la rattache au mythe : le mythe contient la possibilité de comprendre l’histoire.
Le livre a été réédité chez Flammarion, mais l’édition originale est introuvable. C’est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’une réédition corrigée par l’auteur et réadaptée à la situation. Un livre peut être corrigé parce que lui-même a évolué dans sa réflexion, mais aussi parce qu’après la publication du livre, sa méthode a été critiquée. Ici, Baltrušaitis s’est enrichi de la réflexion des autres et a voulu leur répondre. Aucun livre historique n’est définitivement juste : chacun repose certes sur des faits, mais comme d’autres faits surviennent, la lecture historique s’en modifie. D’où l’intérêt d’un travail de recherche permanent.

Tu as déjà évoqué deux titres de ta liste alors que nous nous étions dit que nous commencerions par celui-là, celui qui figure sur la table, ce gros livre rouge que tout le monde connaît :  le Code civil. Pourquoi ce choix ?
Le Code civil existe depuis 1804. Tout le monde sait qu’il régit en partie notre vie, qu’il est une sorte de bible républicaine, et pourtant, personne ne sait ce qu’il contient vraiment. Je me suis très tôt attaché à la dénomination des choses : j’ai eu une période « linguiste ». Je me suis rendu compte qu’en fonction de leur dénomination, elles appartenaient à des familles différentes et qu’il suffisait de changer leur dénomination pour qu’elles deviennent orphelines. En architecture, tout relève d’un règlement ou d’un droit. Comme tout est codifié, il suffit parfois de changer la dénomination d’un élément pour qu’il échappe au jugement.
En droit, il y a une séparation fondamentale entre les choses principales et les choses secondaires. Il existe une jurisprudence qui stipule que, quand deux matériaux sont assemblés et que l’un est principal, par exemple le mur, et l’autre secondaire, par exemple la peinture ou le papier peint, la chose principale emporte la propriété sur la chose secondaire. Je voulais travailler sur le logement social, en considérant qu’habiter un logement revient à l’enrichir, et non à l’appauvrir en l’usant. La valeur d’usage ou d’usure du bâtiment lui donne de la valeur. Or, la règlementation oblige les habitants des logements sociaux à remettre l’appartement qu’ils louent dans l’état d’origine au moment de le quitter. On a retiré à l’architecture, par cette simple décision, toute la richesse créée par les couches successives de gens qui ont laissé des traces dans le temps.
Imaginons que vous visitiez un logement social. Ce logement est en mauvais état, mais il vous convient. La lumière, la disposition vous conviennent. Vous négociez avec le propriétaire un ou deux mois de loyer en échange des travaux que vous allez effectuer pour le remettre en état d’habitabilité. Tout le monde a déjà fait ça.
Imaginons maintenant que l’appartement ne dispose pas de chauffage. Le propriétaire considère que ce n’est pas nécessaire d’en installer un, pour une raison ou pour une autre. Alors vous décidez, avec son accord, d’en installer un vous-même. Vous avez deux possibilités : soit vous achetez un chauffage électrique que vous raccordez au tableau par des câbles ; soit vous avez un copain plombier qui vous installe des tuyaux, un radiateur, etc. Si vous quittez l’appartement quelques semaines après et que le propriétaire refuse de vous dédommager pour l’installation du chauffage, que se passe-t-il ? Après tout, vous avez investi dans un chauffage et vous n’avez pas été remboursé de cet investissement. Est-ce que vous pouvez récupérer le radiateur et les câbles, ou non ?
C’est là qu’intervient la jurisprudence. Dans le premier cas, elle stipule que le radiateur et les câbles sont à vous, parce que les radiateurs électriques sont considérés comme du mobilier, bien qu’ils soient fixés au mur, raccordés avec un câble jusqu’au tableau électrique et qui prend de l’énergie à la centrale nucléaire. Et de l’autre côté, non, rien de tout cela n’est à vous, le radiateur est un bien immobilier, parce que le mode de scellement est différent : c’est lui seul qui détermine à quelle grande famille du droit appartient le radiateur. À partir de cet exemple, j’ai commencé à retourner toutes les catégories. Est-ce que la cuisine achetée chez Ikea, avec son lavabo et son évier, est considérée comme appartenant au mobilier ou est-ce que l’évier, parce qu’il est raccordé à l’eau, est considéré comme un bien immobilier ? Pour le savoir, j’ai essayé de retrouver ce qui était écrit dans le Code. Et ce qui compte, en fait, c’est la valeur. La valeur change tout : la valeur apportée par la chose détermine si celle-ci est mobile ou immobile. Ce qui compte, c’est de savoir si la chose secondaire a une valeur supérieure à la chose principale. À ce moment-là, j’ai compris que ma vie s’ouvrait devant moi.
Il y a cette jurisprudence magnifique qui a été établie à l’époque où Picasso habitait son atelier des Grands Augustins. Il y faisait très froid, alors il était toujours enveloppé dans son manteau. Il dessinait Guernica, en noir et blanc parce qu’il avait décidé que ce n’était pas possible d’utiliser la couleur. Il ne cessait de dessiner des esquisses de Guernica, sur du papier, puis il corrigeait sur la toile. On voit d’ailleurs toutes ces esquisses quand on va au musée Picasso. Et à un moment donné, d’une pulsion, il a dessiné une correction de la composition de Guernica sur un mur de l’atelier. Le temps passe, puis Kahnweiler, le grand galeriste, vient déménager l’atelier. Il fait l’inventaire, jusqu’à la moindre gomme, jusqu’au moindre crayon. Il emporte tout. L’atelier est complètement vide, alors il désigne l’esquisse murale et demande au propriétaire : « Et ça ? ». Et le propriétaire répond : « Ça, c’est à moi », parce que le mur, en droit, est chose principale, et la peinture chose secondaire. Évidemment, l’affaire est portée en justice. Et la jurisprudence a tranché. La chose secondaire a une valeur supérieure à la chose principale. Donc ce bout de mur peut être emporté.
Quand on commence à lire le Code Civil, on s’aperçoit que le droit est nourri de ces « cas » de jurisprudence. Les jurisprudences corrigent chaque loi, elles représentent la vie de la loi qui est emmenée, humanisée, adaptée à chaque cas, lorsqu’elle n’est pas abrogée.

Lorsque j’ai reçu ta liste, j’ai été surpris de ne pas trouver de livres d’histoires au sens où la littérature raconte des histoires, pas au sens de l’Histoire. Je comprends mieux en venant d’entendre celle que tu as raconté : le code civil autorise toutes les histoires, c’est une mine, en fait !
L’introduction au Code civil nous dit : « À partir d’aujourd’hui, les us et coutumes, les lois religieuses et les lois royales sont remplacées ». Le Code ne fait pas table rase des législations précédentes : il les réunit toutes de manière contemporaine. Ce qui est très beau dans la jurisprudence, c’est qu’elle reste non-technique. Elle est évidemment technique au moment où elle est établie, mais le cas, tel qu’il est décrit, se présente comme une véritable lecture du monde contemporain.
Le Code civil a entraîné d’autres codes comme le Code de la construction ou le Code de l’urbanisme, et avant eux, le Code rural et forestier – car à cette époque, la France était rurale et forestière. À un moment de ma vie, j’ai dévoré ce Code rural et forestier qui prépare au Code de l’urbanisme et au Code de la construction. J’ai même lu le Code de l’éducation, qui est relativement récent puisqu’auparavant, chaque spécialité, chaque niveau scolaire disposait d’un code séparé. Lionel Jospin, à l’époque où il était ministre de l’Éducation nationale, avait jugé tous ces codes trop disparates. Il avait demandé à ce que soit établi un code unique de l’éducation. Bien sûr, l’entreprise était trop compliquée… Le code unique qui en résulte fait 1 600 pages mais il est doté d’une introduction admirable, qui renvoie à une plaidoirie de Condorcet à l’Assemblée, au moment du grand débat sur l’enseignement qui suit la Révolution française. Il fallait décider comment on allait éduquer les enfants de manière à faire d’eux des républicains et des révolutionnaires détachés de leurs parents.
Dans ce débat, Condorcet fut l’un des rares à défendre que, de toute manière, la contre-révolution guettait et que, par conséquent, il fallait aller très vite. Établir un grand système structuré d’éducation était parfaitement inutile, il fallait au contraire mettre en place un système souple, qui s’appuie essentiellement sur l’enseignant, qu’on appelait alors « un pasteur », un « colporteur du savoir ». Et il ajoute, dans cette plaidoirie, qu’il faudra construire une école communale, rurale, située à moins d’une demi-heure de marche pour les élèves. Il établit, en fait, une forme de cartographie des lieux d’éducation. Comme le temps manque pour construire ces lieux d’éducation, comme les paroisses ne donneront pas toutes les pièces nécessaires, ce sera aux agriculteurs de mettre à disposition un local permettant d’enseigner. L’école se résume ainsi à trois personnages : l’un qui enseigne la lecture, l’autre le calcul, et un inspecteur qui vérifie que les conditions d’enseignement sont bien réunies. C’est l’école qu’on devrait avoir aujourd’hui. Une école sans lieu, diverse, locale, reliée aux saisons. C’est même déjà une école agroécologique, puisqu’il est dit que les enfants aidant leurs parents pourront, en période de travail agricole, en être dispensés.

Non seulement tu as été à l’origine de la création de l’École nationale supérieure de création industrielle mais aussi, plus récemment, d’une école à Arles, qui ressemble d’assez prêt à la description que tu viens de faire…
Quand j’ai créé cette école primaire agroécologique à Arles, je suis allé, Code de l’éducation en main, défendre mon dossier devant le préfet, puisqu’en France toute personne peut ouvrir une école. Condorcet l’avait dit : « Toute personne qui pense dispenser un savoir d’intérêt général peut ouvrir une école. » En écho à cette notion d’école sans lieu, je voulais construire autre chose qu’un bâtiment scolaire traditionnel. Avec Jean-Paul Capitani, nous voulions mettre en place une école agroécologique, une école primaire traitant de l’agriculture d’une autre manière. L’idée centrale consistait à rattacher l’école à Actes Sud, parce qu’une maison d’édition est déjà en possession du savoir nécessaire à l’éducation et que ce savoir, les auteurs pouvaient le dispenser. L’école se tiendrait sur le trottoir, devant la maison d’édition. À cet endroit-là, il y avait un parking public où tout le monde se garait. Alors j’ai eu l’idée d’y mettre un autocar, un peu comme dans ce feuilleton que mes enfants regardaient, Magic Bus. Le bus attend devant la maison d’édition chaque matin, et chaque matin on décide de l’endroit où l’on va. On peut décider d’aller voir le Rhône, ou de comprendre comment se tient un conseil municipal, ou comment est restauré un monument historique. Je présente le projet au Maire d’Arles pour avoir son autorisation, car il faut quand même des autorisations. Il me dit : « Ce que vous faites n’existe pas », mais nous avons tellement insisté qu’il a fini par accepter. Alors je me suis rendu chez le préfet pour qu’il contrôle la légalité du projet. Le préfet rigole un peu. Pour le convaincre, je lui ai lu le très beau livre d’Élisabeth et Robert Badinter sur Condorcet, puis sa plaidoirie sur l’école. Il m’a répondu : « Écoutez, je n’étais pas au courant, je vous laisse faire. » Voilà comment est née l’école sans lieu. Nous l’avons appelée, plus exactement : « Sans enseigne et sans lieu ».

Je m’attendais à voir figurer sur ta liste à voir des livres sur l’éducation parce que je sais combien cela te passionne, notamment un livre sur Célestin Freinet, par exemple…
J’ai très peu de livres sur Célestin Freinet dans ma bibliothèque, notamment parce qu’il en existe peu. Malheureusement, les résultats des expériences de Freinet ont été perdus pour beaucoup, parce que sa pédagogie reposait sur de toutes petites unités. Chaque école était indépendante. J’ai fait une collection des cahiers d’enfants. Il y en a un parmi eux, très beau, qui est le fruit d’un échange entre une école située au bord de la mer et une autre en pleine terre. Tout le travail, pour les enfants, consiste à décrire l’endroit où se situe leur école à l’autre groupe. À faire comprendre ce qu’est le bord de mer à des enfants vivant en pleine terre, et vice versa. C’est presque un livre de géographie d’Élisée Reclus, avec des descriptions de l’environnement, des dessins, et qui vaut tous les manuels scolaires. Mon école s’est appuyée sur Condorcet, sur le Code de l’éducation, et sur Célestin Freinet.

Depuis le début de notre conversation, un mot est revenu souvent, à propos des historiens, à propos de Picasso, c’est le mot « dessin ». Cette pratique du dessin semble une chose très importante pour toi. Une chose que tu as enseignée d’ailleurs. Et je vois sur ta liste un livre de dessins de Steinberg. De quoi s’agit-il ?
Si je devais partir sur île déserte, je prendrais un livre infini. Un livre peut se relire, j’en ai relu certains, mais il n’est pas infini. Un livre d’œuvres ou un livre de dessins, si. Je pourrais ne partir qu’avec une seule image, Le Nouveau-né de Georges de La Tour par exemple, et m’en satisfaire. Ou alors, avec le dessin d’un chapiteau roman, bien supérieur au chapiteau corinthien qui n’est rien d’autre qu’un chapiteau classique agrémenté d’une feuille d’acanthe sans intérêt. On peut penser que pour quelqu’un qui ne sait pas écrire, il reste le dessin. La seule chose qui subsiste des temps les plus éloignés, ce sont des ossements et des dessins. Je mets le dessin avant l’écrit. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé par évoquer des dessins, ceux de cet historien de l’art roman et ces schémas produits par des enfants. Tous les types de dessin sont possibles, que ce soit le dessin-merveille de La Tour ou celui qui essaie, comme Fernand Léger au travers de l’art africain, de comprendre ce qu’est l’invariant de la forme.
J’ai également ajouté, dans la liste, un livre de Steinberg, qui est l’œuvre très espiègle de quelqu’un qui dessine comme un caricaturiste. J’aurais pu choisir Chaval aussi, mais je voulais quelqu’un qui ait noué des liens avec des architectes, et Steinberg était l’ami de toute une école d’architecture qui a quitté l’Autriche pour venir s’installer aux États-Unis, tous des immigrés juifs, autrichiens, allemands. Il a dessiné à la fois des portraits et des caricatures du monde dans lequel il vivait. C’était presque un dessinateur calligraphique.

Pensant à Vienne à l’époque, cela aurait aussi pu être Neurath et ses isotypes…
Quand tu m’as demandé de constituer cette liste de dix livres, je me suis planté devant ma bibliothèque. J’ai fait une pile, une deuxième pile, une troisième pile et puis j’ai demandé à des amis quelle était celle qui me ressemblait le plus. La liste aurait pu être complètement différente. Je me suis, par exemple, posé la question du livre qui me permettrait de réfléchir longtemps, qui ne me ferait jamais voir la même chose. En peinture, j’ai pensé à Poussin. Chez lui, la richesse est tellement documentée, sur les plans historique et mythologique, qu’on peut revoir l’un de ses tableaux pour la dixième fois et découvrir qu’on ne l’avait pas compris jusque-là. Chaque vision est comme une pièce de théâtre qui serait rejouée. Quant à La Tour, j’ai travaillé avec beaucoup de metteurs en scène de théâtre, et beaucoup parmi eux considèrent que ses tableaux sont les premiers à traiter la lumière artificielle. Pendant longtemps, d’ailleurs, on s’est trompé sur La Tour, en pensant qu’il appartenait à l’école du Nord, qu’il était un peintre hollandais. Il a été profondément oublié. J’ai travaillé avec un très grand metteur en scène italien, Giorgio Strehler qui, à chaque fois qu’il passait à Paris, me demandait de l’emmener à Rennes pour aller voir le Nouveau-né parce qu’il avait besoin de se ressourcer à la lumière de Georges de La Tour. Le tableau représente une femme qui tient un enfant dans ses bras. À gauche, la mère regarde ce nouveau-né, une bougie dans la main ; de son autre main, elle cache la lumière de la bougie de sorte qu’elle n’abîme pas la vue de l’enfant. Mais ce faisant, elle fait comme un quinquet au théâtre, sa main rose agit comme une sorte de miroir qui éclaire le visage de l’enfant d’un teint magnifique. Voilà pourquoi Giorgio Strehler ne pouvait s’empêcher d’aller observer ce tableau à Rennes. L’éclairage de ses pièces de théâtres doit beaucoup à Georges de La Tour.

Un autre titre de ta liste est déjà apparu subrepticement au détour de ton propos : c’est Fernand Léger et l’art africain
On a tendance à considérer que l’art « Nègre » n’est pas de l’art, à cause de sa dimension initiatique, tribale. À ce moment-là, autant appliquer le jugement à nos églises, car c’est un art religieux, quand même. Pour ce qui est de l’Afrique, j’ai reçu un choc après avoir vu Les Maîtres fous de Jean Rouch, qui a complètement retourné toutes les conceptions qu’on m’avait inculquées sur l’histoire, sur l’art, sur l’économie, sur la société africaine. Je suis allé une fois en Afrique, ce qui m’a valu un deuxième choc, à cause de la température, du parfum, des hommes. Je me suis fait des amis là-bas. Ce voyage en Afrique m’a permis de comprendre l’œuvre de Fernand Léger. J’avais toujours eu une attirance pour ses peintures, mais je les avais placées à un niveau très inférieur à leur valeur véritable. À la lecture de Fernand Léger, on comprend que l’art nègre influence tout autant Brancusi, qui vient de Roumanie, que Fernand Léger, mais aussi Picasso, et même Chagall. L’art nègre a transmis à l’école de Paris une nouvelle vision artistique. On ne lui a toujours pas donné la place qu’il mérite, encore moins aux artistes qui en sont à l’origine. Pourtant, on peut retrouver les artistes, les sculpteurs de masques. Brancusi a réalisé dix-neuf versions de L’Oiseau. Les années qu’il a mis à polir cette sculpture à travers ces différents essais, il le passait, disait-il, à chercher « l’essence de l’envol ». C’est dire l’importance qu’a eu l’art africain, cet art qui ressemble à Brancusi, à Fernand Léger, et qui me donne envie de vivre.

Brancusi aussi figure sur ta liste…
Ce sont des écrits sur Brancusi qui démontrent que son art n’est pas folklorique, qu’il ne fonctionne pas par mimétisme. Brancusi produit un art d’intériorisation qui permet de comprendre ce qui est invariant, ce qui est fondamental. La modernité nous a retiré cette dimension-là, en décrétant que l’avenir passait par la table rase. Dans ces écrits, les auteurs expliquent quelle importance a eu l’immigration pour l’œuvre de Brancusi. Il a quitté la Roumanie pour arriver à Paris : de paysan, il est devenu urbain et il a confronté ce qu’il avait appris en Roumanie à ce que la bohême parisienne pensait de l’art à ce moment-là. Il a été l’un des artistes les plus importants du groupe parce qu’il s’est appuyé sur sa culture ancestrale de berger. Il n’avait pas appris les choses comme on les apprend aujourd’hui. Nous devrions faire plus attention à nos sources et revenir aux invariants, aux fondamentaux, mais aussi nous demander si nous sommes sur la bonne voie. Je ne crois pas que nous y soyons, mais l’art peut nous y ramener, si tant est qu’il soit détaché de la spéculation dans laquelle il est emmené.

Il y a beaucoup de livres sur le dessin, la sculpture sur ta liste, des livres importants pour ta formation. Mais comment s’est opéré le lien avec l’architecture ?
Je n’avais pas compris qu’il pouvait y avoir un passage entre les deux avant d’avoir lu un des livres qui figurent sur la liste, Architecture sans architectes de Bernard Rudofsky. C’est le catalogue d’une exposition que je n’ai pas vue, qui a eu lieu au MoMA de New York en 1964. Comme pour Steinberg, j’avais perçu la filiation entre Rudofsky et Richard Neutra par exemple, architecte qui quitte l’Autriche pour aller aux États-Unis et qui rentre dans la modernité tête baissée. Rudofsky, au contraire, attire l’attention sur ce que la modernité risque de nous faire perdre. Pendant dix ans, il fait l’inventaire de l’architecture vernaculaire et propose au MoMA de faire une exposition qui s’appellerait Architecture sans architectes. Sur pression des architectes américains, le comité de sélection du musée refuse. À l’époque je travaillais dans une agence, et l’un de mes collègues m’a ramené le catalogue. C’est là que j’ai compris qu’il y avait, dans le savoir-faire ancestral, un moyen de de reconstruire sans cesse, tout en construisant différemment chaque fois. C’est la même idée qu’avec les chapiteaux d’Autun. L’architecture romane avait quand même pour objet de construire un lieu qui correspondait à une pensée communautaire. On a construit des centaines et des centaines d’églises. Elles peuvent sembler identiques ; en réalité, elles sont toutes différentes. Mais elles possèdent toutes une dimension archaïque, ancestrale, qui les ferait presque remonter au-delà de la période classique, jusqu’aux temps primitifs de l’humanité. Lorsque j’ai compris ça, j’ai fait un vœu : ne pas construire. Je me contenterai de réparer des constructions existantes.

Et c’est en lisant le catalogue d’une exposition que tu n’as pas vue que tu as formulé ce vœu, ce principe…
Aujourd’hui on vend des catalogues d’exposition qui valent 49 € et qui font 500 pages. Quand on les lit, on en a mal au thorax, alors on les pose sur une table base et on ne le les regarde jamais. Ce livre, au contraire, c’est un petit catalogue dont je ne me séparerais jamais, parce qu’il est épuisé. Je le prête. Il est dépourvu de texte théorique : il n’est composé que de photos remises dans leur contexte géographique. On y voit des maisons antisismiques, faites pour supporter des crues, des tremblements de terre, toutes les catastrophes naturelles. C’est un livre que je peux feuilleter pour me distraire. Je le regarde une fois encore, comme on mange. On mange tous les jours.

Le dernier titre qui figure sur ta liste est aussi le plus ancien : c’est Antigone de Sophocle.
Quand vous êtes à l’école, on vous fait lire les classiques. Parfois c’est chiant, mais parfois, mais il suffit d’une personne, d’un moment, et ça fait votre vie. On peut ne pas être le meilleur dans toutes les matières, on peut avoir du retard, et l’excellence d’une matière peut vous ouvrir par la suite les autres matières… Quand j’enseignais à l’école de création industrielle, je donnais pour règle de prendre tous les élèves, jeunes, après le bac – arrêtons à toutes ces prépas ! – qui sont devenus mauvais à partir de la troisième. Parce que je pense qu’un enfant qui en troisième commence à être mauvais dans certaines matières et excellent dans une seule, c’est qu’il a déjà un centre d’intérêt, que ce soit en mathématiques, en histoire peu importe. Je me suis rendu compte que c’était le meilleur critère. À condition qu’il y ait une très grande diversité des matières. Un jour j’ai tenté de prendre un élève qui était très bon en sport, en me disant que l’échec était peut-être ce qu’un sportif apprenait en premier. Le fait qu’on ne peut pas être tous premier, et aussi le fait qu’en vieillissant on devient moins bon.

Et Antigone alors dans tout ça ?
Et bien, je l’ai lu. Je suis allé au théâtre, je l’ai vu. Je n’avais pas compris. Et puis, je me suis interrogé parce qu’on me disait parfois que ce que je faisais c’était de la désobéissance. Et je n’aimais pas trop ce terme parce que je considérais simplement que je voulais faire autrement. Mais on me disait : c’est illégal. Et puis certaines personnes me demandaient si j’avais bien lu Antigone. Donc c’est un livre que je relis très souvent. C’est presque la situation qu’on vit aujourd’hui : tout paraît bien pour quelqu’un et puis il meurt, il a deux héritiers, les deux héritiers se tapent dessus, il y en a un qui est considéré un traître, ils s’entretuent, on ne veut pas l’inhumer. Ensuite l’oncle, après la mère, tout s’effondre, tout le système s’effondre par le simple fait que deux personnes s’opposent et qu’en s’opposant, l’un est considéré comme traître et pas l’autre. Et alors que plus rien n’est compréhensible, quelqu’un lève la main et affirme qu’il y a quelque chose de fondamental, qu’il ne respectera rien de ce qui est édicté, même si c’est par le roi, qu’il y a quelque chose de sacré dans la vie et qu’il ne transigera pas. On voit bien qu’il suffit parfois dans des situations invraisemblables d’un seul pour retourner la situation. C’est pour cela que, pour moi, c’est un très grand livre. Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi on ne le lit pas davantage.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC