Paul B. Preciado : « Je voulais faire une sorte de philosophie filmée »
Au dos de ses derniers livres, on peut lire en guise d’autobiographie express que Paul B. Preciado est philosophe, écrivain et commissaire d’exposition. On y dit aussi qu’il est l’un des penseurs contemporains les plus importants dans le domaine des études du genre. Tous ceux qui ont ouvert Testo Junkie, 2008, Un appartement sur Uranus, 2019, Je suis un monstre qui vous parle, 2020, ou Dysphoria Mundi, 2022 (tous chez Grasset) savent que Paul B. Preciado a choisi de ne pas marquer de frontières entre la théorie, l’autobiographie, le manifeste, l’activisme, l’Histoire et la poésie. Il faut désormais rajouter une ligne à ce sujet en perpétuelle mutation : Paul B Preciado est cinéaste. Orlando : My Political Biography est son premier film.
C’est un documentaire, mais pas seulement. C’est une fable mais pas seulement. C’est un manifeste mais pas seulement. C’est une autobiographie de Paul, philosophe trans, mais pas seulement. C’est un travail « à partir » du Orlando de Virginia Woolf qui va à la rencontre des potentialités d’un livre et des puissances qu’il délivre. Et qui raconte comment ces mêmes puissances (un personnage traverse les âges et se transforme en chemin d’homme en femme) se retrouvent dans le réel depuis la parution de Orlando en 1928. Et plus que jamais, aujourd’hui, en 2023. Chez Paul, comme chez d’autres Orlandos.
Orlando, où comment ceux qui font dissidence (de l’assignation de genre, des limites que leur imposent les cadres issus de ce que l’on appelait autrefois l’essence) sont encore une fois ceux qui dessinent le présent et montrent à chacun, à tous, une voie. Politique, esthétique, et plus encore.
Cet entretien avec Paul B Preciado a eu lieu un mardi après-midi de la fin du mois de janvier, à Paris, dans le quartier de Belleville. Il devait initialement servir de base au dossier de presse du film. Mais sa durée de presque trois heures excédait largement les limites du genre. S’il en existe bien une version fortement resserrée, à usage purement promotionnel, il nous a semblé opportun de le donner à lire dans sa totalité, sans masquer les conditions qui furent celles de sa commande originelle.
Orlando : My Political Biography sera montré en première internationale à la Berlinale, en section Encounters, ce samedi 18 février. P.A.
Dans quelles circonstances as-tu lu, pour la première fois, Orlando de Virginia Woolf, et à quel moment l’envie d’en faire une « adaptation », ou plutôt le point de départ d’une autobiographie possible, est-elle née?
J’ai lu le livre de Woolf à l’adolescence, en Espagne. C’était la première fois que je lisais ou même écoutais une histoire dans laquelle le personnage principal changeait de sexe au milieu du récit. Sa lecture a été un choc. Et pourtant à l’époque je ne songeais pas à être une personne trans comme je le suis aujourd’hui, dans le sens où même l’existence politique d’une personne trans m’était tout à fait inconnue à ce moment-là, dans le milieu des années 80. Mais la lecture de ce livre a sans doute fait que quelque part, dans mon imagination, cette transformation est devenue possible. C’est la raison pour laquelle ce livre est crucial pour moi : mon existence future est devenue possible non pas dans la réalité mais dans la fiction et grâce à la fiction.
Comment te sentais-tu, à cette époque ?
Comme une personne non binaire. À l’époque, en classe, au sport par exemple, on disait les garçons, les filles et Beatriz ! Ce qui veut dire que j’étais hors de la différence sexuelle, et que cela était clair, y compris pour mes éducateurs ou pour mes camarades de classe. En lisant Orlando, je découvrais à douze ou treize ans un récit qui, lui aussi, se situait hors et à travers la différenciation des sexes. Et que l’on pouvait vivre une vie ainsi.
L’autre point qui me fascinait dans Orlando et qui m’est revenu, après, en transitionnant, c’est l’idée du temps que propose Virginia Woolf. Dans le livre, il y a cette proposition que le changement de genre, est un processus tellement complexe qu’il faut du temps, un temps supplémentaire. Dans le livre, Orlando traverse les siècles : le livre commence en 1500 et à la fin, le jour de la publication du livre, en 1928, Orlando n’a que trente ans. Iel ne meurt pas. Le changement de sexe vient distordre le temps de l’intérieur. Comme si le temps à son tour changeait du sexe ou de forme. Ça m’avait fasciné.
C’est quelque chose que tu as pu constater toi-même en opérant un changement de genre ?
Toute ta vie recommence. C’est vrai ! Tu changes de nom, de passeport, d’identité. Ton corps, mais aussi ton désir changent et du coup tu racontes ta vie autrement. Comme si le temps revenait sur lui-même. C’est une révolution dans le langage, un tournant très poétique.
Cela déjoue l’historicité ?
Oui. Et dans Orlando, et c’est tout le talent de Virginia Woolf, il y a cette intuition qu’un changement de sexe (aujourd’hui on dirait de genre) implique aussi un cadre temporel tellement large et en torsion sur lui-même que les histoires victoriennes et bourgeoises conventionnelles explosent. Si bien que Orlando est un des rares livres qui ne raconte pas l’amour ou la rencontre de la même façon que les autres livres – sachant qu’une biographie dans la modernité hétéro-coloniale est toujours racontée de la même manière : on naît dans une famille hétérosexuelle binaire et tout pousse à répéter cette histoire : les personnages naissent et se voient attribuer un sexe supposé naturel, ils travaillent, trouvent un partenaire du sexe opposé, se reproduisent et meurent. Virginia Woolf remet en question ce récit dominant par une rupture politique majeure : le personnage principal va changer de sexe au milieu de l’histoire.
Le coté noble, aristocratique, d’Orlando te gênait-il ? Dans le film, tu racontes qu’au moment de donner un nom à ta nouvelle identité, plusieurs personnes autour de toi ont émis l’idée de te baptiser Orlando, mais que tu y voyais une distance de classe trop forte pour quelqu’un qui vient d’un milieu qui est tout sauf aristocratique. Et tu as choisi Paul…
Bien que du point de vue de la critique du patriarcat et du binarisme sexuel normatif, le texte de Virginia Woolf soit tout à fait avant-gardiste, son récit comporte d’autres éléments problématiques. La vision d’Orlando par Virginia Woolf est coloniale. Orlando est un aristocrate au service de l’Empire britannique et c’est à Constantinople que son changement de sexe a lieu, comme si le contact avec la colonie était le générateur de ce trouble du genre. Lorsque j’ai commencé à écrire le film, il était clair pour moi non seulement qu’Orlando était sorti de l’histoire de Virginia Woolf et iel était vivant, mais qu’iel n’était ni blanc, ni anglais, ni impérial.
Orlando, ce « récit fondateur » comme tu le désignes, t’a accompagné à partir de ton adolescence ?
Non, pas tant que ça. Je ne l’ai pas relu durant des années. Quand le film de Sally Potter adapté de Orlando est sorti, Orlando est redevenu ponctuellement présent. Mais le film de Sally Potter était décevant pour les personnes trans et non-binaires comme moi. Il est très ancré dans une culture du travestissement, un imaginaire binaire, et une esthétique gay, passionnante si on s’intéresse au Londres des années 80/90, mais qui a contribué paradoxalement à invisibiliser la culture trans et non-binaire. J’adore Tilda Swinton, mais, malheureusement, elle ne pouvait pas incarner Orlando sans effacer la transition du genre. Donc, quelque part, le film de Potter m’a éloigné du livre.
Puis, le livre est peut-être revenu à moi aussi quand j’ai commencé à réaliser à quel point il s’inscrivait en dehors du récit traditionnel, sur la transsexualité, je pense aux récits qui ont constitué la colonne vertébrale de la construction de la transsexualité comme psychopathologie au XXe siècle : le trans comme personne asocial, le trans comme criminel, le trans comme danger face à la « féminité naturelle ». Or, en 1928, c’est-à-dire, au même moment qu’on commence à construire ces récits médicaux et médiatiques sur le changement du sexe fortement pathologisants, Virginia Woolf fait un pas de côté et propose une version poétique et quasi métaphysique de la transition du genre.
Orlando s’extrait du fantasme social ?
Oui. On peut voir le Psychose d’Hitchcock, un des premiers hits grand-public de l’histoire du cinéma, comme le film séminal d’une construction de la peur autour de la figure du trans, avec l’invention d’un trans comme malade mental et serial killer. On voudrait en rire si ce fantasme ne persistait pas dans le discours mainstream du féminisme anti trans, où il faut se défendre contre ces hommes habillés en femmes pour les agresser dans les toilettes… Quand est-ce que cela est arrivé dans l’histoire en dehors des films d’horreur ? Depuis Psychose en passant par Dress to Kill de Brian de Palma ou The Silence of the Lambs, jusqu’à Titane de Julia Ducournau qui a gagné une Palme d’Or à Cannes en 2021, cette représentation nécropolitique des personnes trans reste dominante dans le cinéma jusqu’à aujourd’hui, malgré une croissante visibilité et une plus grande reconnaissance légale. On parle beaucoup de l’hégémonie du « male gaze », mais il faudrait aussi parler du « binary gaze », du regard binaire dominant dans le cinéma.
Quand, toi qui est philosophe, as-tu pensé à retravailler Orlando, et qui plus est sous la forme d’un film ?
Avec les années, Orlando est devenu pour moi un livre talisman, et j’ai fini par l’emporter souvent en voyage. À l’époque où je voyageais trop, il m’est même arrivé de débarquer dans un hôtel et m’apercevoir qu’il était là, dans la bibliothèque que les hôtels mettent parfois à disposition de leurs clients. Comme s’il m’attendait. Au fur et à mesure j’ai repensé à Orlando comme une contre-histoire de la transidentité ou comme hétérotopie dissidente, qui te permet d’inventer une sortie du régime de la différence sexuelle. De là à en faire quelque chose qui prenne la place d’un film…L’impulsion est arrivée par Arte, de la main de Fabrice Puchault qui s’apprêtait à développer une programmation queer. On s’est vu, je lui ai parlé de la possibilité de contester la représentation, la visibilité des productions d’images dominantes dans la société hétérocentrée. Il est revenu vers moi avec l’envie, de la part de la chaine, de faire un film sur moi. Il me parlait de la possibilité qu’un réalisateur ou une réalisatrice fasse un voyage de retour avec moi à Burgos en Espagne chez mes parents… Je voyais déjà se déployer encore une fois le récit médical et médiatique normatif de la transidentité, mais cette fois-ci avec moi comme sujet principal. C’était impossible.
Tu voyais ton désir de transformation vite rabattu vers la question de l’essence, de la causalité, du récit freudien…?
Oui, et ma première réaction c’était de me dire « Déminons cela tout de suite ! » Je suis donc allé les voir dans l’idée de refuser gentiment cette proposition, aussi bienveillante soit-elle. Après une conversation assez longue, j’ai proposé des alternatives : faites un film sur Monique Wittig, c’est plus urgent ! Ou alors sur les Commandos Saucisson dans les années 70, sur les Gazolines à la même époque ou sur Guillaume Dustan et les batailles autour des politiques du SIDA… Bon, silence, ça ne leur parle pas, les références tombent à l’eau. Alors j’essaye dans un dernier tour de force de leur dire : si vous voulez faire un film sur moi, faites un film sur le Orlando de Virginia Woolf.
C’est donc de là que vient la phrase du début de ton film : « Ma biographie existe, mais le problème, ou peut-être la chance, est que c’est fucking Virginia Woolf qui l’a écrite déjà en 1928 »…?
Oui, et je m’excuse encore pour le « fucking » (rires)… Là, au moins, il y a eu une entente du côté de la chaîne. L’objet Orlando était connu de tous et l’idée, qui a émergé en parlant, d’un dialogue croisé entre Orlando et moi, leur plaisait. Au point que Fabrice Puchault a fini par dire : « Mais si quelqu’un doit le réaliser, c’est toi… ». Je ne savais pas de tout comment faire un film en tant que réalisateur, mais la possibilité de faire un film en tant que philosophe m’a tout de suite excité. Et je suis sorti de cette réunion en ayant signé un contrat pour réaliser un film sur moi à travers un livre écrit en 1928 et qui se déroule sur 500 ans, avec cette idée folle qui est : « Et si l’Orlando de Virginia Woolf était toujours vivant ? Et si c’était moi ? Et si c’était moi ou d’autres…? Et si on allait à la recherche d’autres Orlando, qui sont encore vivants et qui ont fait le relais entre le Orlando écrit et moi-même ?
Tu t’es rendu à une réunion pour refuser un projet et tu en es ressorti avec la promesse de prendre en charge un autre projet, à l’écriture comme à la réalisation ?
Oui, c’est cela. Et je ne te raconte pas la panique une fois rentré chez moi (rires)… C’est typique de moi de me mettre dans des projets impossibles avec un enthousiasme fou !
Mais au-delà des circonstances, est-ce que toi tu avais un désir de cinéma ?
La question n’est pas si simple. J’avais collaboré depuis dix ans avec beaucoup d’artistes, avec de gens qui me sont chers : Virginie Despentes, Shu Lea Cheang, Dominique Gonzalez-Foester, Banu Cenetoglou, PostOp, Annie Sprinkle et Beth Stephens…. Pour eux j’ai parfois écrit des propositions qui pouvaient ressembler à des scripts, notamment un projet sur le Marquis de Sade, ou plus exactement sur l’importance de l’obésité chez Sade, d’un au-delà de la différence sexuelle qui venait du fait d’être enfermé et gros : le rapport à sa bouche, à l’analité, au corps comme objet technique… Shu Lea Cheang et moi avions fait jouer Sade par Liz Rosenfeld, une performeuse américaine installée à Berlin. Dans un second projet avec Shu Lea Cheang, on avait fait un film sur Michel Foucault et le rapport entre sa philosophie de la liberté et le BDSM. La partie du travail avec Felix Maritaud, que l’on avait choisi pour incarner Foucault, m’avait, là encore, passionné. J’avais aussi beaucoup parlé avec Dominique Gonzalez-Foester de la possibilité d’adapter un de mes livre en version opéra filmé. C’est sans doute là que le désir de cinéma est venu : à observer le passage entre la parole écrite et le tournage médié par des corps. Ce n’est pas une traduction : c’est une transformation, une transition cinématique comme on pourrait dire une transition du genre. L’autre part, c’est aussi la solitude dans laquelle te tient la philosophie. Je voulais retourner à l’espace collectif de la politique mais pas à travers l’activisme. Je voulais faire une sorte de philosophie filmée.
Comme potentialité, ou comme horizon… ?
Oui, c’est encore et toujours la grande idée de Felix Guattari : faire de la philosophie une « pratique utopique en acte ». Toi, tout seul, tu inventes un monde et tu peux le mettre en pratique à plusieurs. Et avec d’autres ressources économiques, et cela aussi me semble important. Mais je ne me voyais pas passer directement au cinéma, c’est-à-dire mettre en place une économie de production. Puis là Arte est apparu, et j’ai dû aller à la recherche d’une boite de production pour répondre à cette idée mégalomane et disproportionnée, toujours sans argent, d’une adaptation biographique et politique du Orlando de Virginia Woolf.
Justement, comment as-tu travaillé pour approcher la forme actuelle du film, qui est celle d’un mille-feuille ?
J’ai commencé par ressortir et relire tout ce que j’avais sur Virginia Woolf. Le confinement est vite arrivé et j’ai pu m’y plonger vraiment. Jusqu’à avoir l’impression, parfois, de partager la solitude de mon appartement à Paris en tête à tête avec Virginia Woolf. Ensuite, quand cela a été possible, j’ai pu visiter ses archives à New York. Mais à Paris déjà, j’ai noirci cinq cahiers de notes, rien que sur Woolf. C’était le premier travail. Il m’était impossible d’affronter ce projet sans d’abord passer par un savoir sur Woolf et une relecture précise de son œuvre à partir de Orlando. Orlando est souvent considéré comme un livre à part, mineur, loufoque à côté des grands livres de Woolf que sont Les Vagues ou Mrs. Dalloway. Moi, c’est l’inverse : à le lire aujourd’hui, depuis la question, il éclaire différemment l’intégralité de l’œuvre de Woolf. Il n’en est pas l’angle mort, mais le squelette. C’est à ce moment-là qu’est née la forme d’un film qui serait une lettre à Virginia Woolf. Elle s’est suicidé en 1941, à 59 ans, mais son Orlando est toujours vivant, et bien plus qu’elle aurait pu songer.
Orlando s’est écrit au dos d’une amitié amoureuse avec la poétesse Vita Sackville-West…
Une histoire amoureuse assez brève, mais effectivement plus longue en amitié, histoire amoureuse assez ratée, si on peut dire, mais qui va avoir des conséquences très importantes chez Virginia Woolf. On trouve des lettres à la New York Public Library qui sont magnifiques où se raconte le moment où elle comprend, lors d’un voyage en France en 1927, « où elles se motorisent » , que Vita a déjà quelqu’un d’autre, en plus de Violet, dans sa vie et que Virginia est plus une amitié intellectuelle qu’autre chose. Alors que Virginia est amoureuse de Vita, sans même savoir pourquoi. Et c’est au retour de France qu’elle écrit Orlando à une vitesse folle, à peine huit mois, dont quatre à corriger le texte, comme on écrit une dernière lettre d’amour ou comme on fait un acte magique pour oublier et, en même temps, récupérer quelqu’un.
Le film ne montre pas, sauf erreur, de photos de Virginia Woolf ?
J’ai fait une demande à ses ayant-droits et il m’a été répondu que les photos ne seraient pas disponibles si, 70 ans après, je faisais mention du suicide de Virginia Woolf, qui n’est un secret pour personne. La question du suicide, de l’abus sexuel, son mariage blanc avec Leonard Woolf, tous ces éléments ne doivent pas ressortir et bloquent l’accès aux archives. Seules les parties expurgées sont disponibles aux chercheurs, ou à quiconque voulant entamer un travail sérieux sur elle. Il reste une autre partie : celle qui appartient à des collectionneurs privés. Orlando, le manuscrit pour Vita, se trouve toujours au Château de Knoll qui appartient à la famille de Vita. Mais cela a eu au moins la vertu de rediriger la forme du film : il ne s’agissait plus du tout de faire un film sur Virginia Woolf, ou sur Virginia et Vita. C’était une des pistes dans lesquelles j’aurais pu tout à fait m’engouffrer. Cette lettre collective et politique à Virginia Woolf est venue remettre cela dans une forme autre.
Que l’on peut décrire presque par la négative : en dépit de son titre, Orlando : My Political Biography n’est pas un film sur Orlando. Il n’est pas non plus satisfaisant comme biographie de Paul B Preciado : on en apprend presque plus sur toi via ta page Wikipedia. C’est un travail en revanche sur la dimension politique d’un récit que tu as pris au sérieux, comme mythe d’une indifférence sexuelle. Est-ce encore une fiction, Orlando relu par toi ? Est-ce déjà tout à fait un documentaire ?
Je ne dirais pas indifférence sexuelle, mais plutôt l’invention d’un paradigme non-binaire. C’est très important pour moi. Et c’est la même chose pour la segmentation entre fiction et documentaire. Je n’ai pas voulu choisir entre un genre et un autre. Une fois de plus. J’en ai fait un objet cinématographique non-binaire. Tout au long de l’histoire, Orlando a été lu de façon différentes et datables. En 1928, il est comme une moquerie, un roman de science-fiction, comme le Frankenstein de Mary Shelley, voire comme un roman picaresque. Bien qu’il y ait des photos de Vita à l’intérieur… La famille de Vita a songé à faire interdire, mais elle s’y est pris trop tard et le livre, à la surprise de tout le monde, était déjà un succès aux États-Unis, beaucoup plus rapidement qu’en Angleterre. Dans les années 60, le livre est relu comme féministe. Une critique de la société patriarcale du XIXe siècle. Puis dans les années 80, il est relu comme une histoire lesbienne. Orlando serait une autobiographie de cette entité amoureuse que seraient Vita et Virginia. Le livre commence maintenant à se lire à la lumière de la question trans et j’ai évidemment eu envie d’en faire une lecture qui soit elle aussi non binaire. Parce que je pense vraiment que Virginia Woolf est une auteur non binaire. Si elle était vivante aujourd’hui, elle dirait « they », ou « iel » pour parler d’elle. C’est d’ailleurs ce qui éclaire ce point qui fait débat depuis plusieurs décennies sur le non-engagement féministe naturaliste de Virginia Woolf. Moi, je crois que c’est tout simplement parce qu’elle ne se sent pas uniquement femme. Elle ne comprend pas le mariage. Elle ne se perçoit jamais simplement comme une femme hétérosexuelle. Et c‘est ce qui lui a permis, depuis cette place d’exclusion, de décoder les jeux avec la masculinité et la féminité de son temps avec autant d’acuité.
Ce travail politique, le film en délie le fil, sans jamais le perdre, de génération en génération : il interroge l’espace entre Orlando et toi, entre Orlando, toi et les trans de la génération qui vient, ou plutôt qui est là, qui milite, qui vit, qui redessine les lignes. Mais le film tisse aussi une histoire des corps trans, qui part de la fin des années 20 en passant par les années 50 et 70/80, et il vient alors s’inscrire dans une histoire pharmaco-pornographique de la sexualité.
Dans ce film, j’ai voulu résister à la tentation de jouer sur la transformation du sexe du personnage comme spectacle médical, médiatique ou pornographique – commencer par un garçon et finir par une fille ou une femme. Tous les Orlando pour moi sont non-binaires. Iels sont tout en même temps, à la fois garçons et filles, et rien de tout cela. Il fallait faire attention à ce que le film ne revienne pas binariser Virginia Woolf, en partant, comme un réflexe, de la littérature féminine, par exemple, ou de l’obsession de montrer le changement de sexe. Ce qui m’intéresse dans le film est faire l’instantanée d’un monde en transition épistémologique, du passage d’une épistémologie binaire et patriarchale à autre forme de penser la subjectivité, le corps, l’amour.
Ce qui veut dire que la première question que tu te poses comme cinéaste, c’est une question de représentation ?
Pour une personne trans, la question de la représentation est une question de vie ou de mort. La possibilité d’être considéré membre de la société, comme sujet politique, et pas simplement comme malade mentale ou comme cas pathologique dépend de la représentation du corps et de la subjectivité. C’est pour ça que le cinéma devient crucial, en même temps politique et philosophique. Filmer un Orlando était pour moi une manière de me défaire du récit normatif sur la transidentité. La primauté terrifiante que le discours médical, psychiatrique, psychanalytique, a pris sur la question du corps et de la sexualité ; cela ne concerne pas que la question trans, cela nous concerne tous. Et c’est assez récent dans l’histoire. Avant le XIXe siècle, en Occident tout du moins, le récit sur la sexualité était théologique. Même la notion de sexualité n’existait pas. On disait « la chair », un mot que l’on reliait à la tentation, au péché. Le corps n’est alors qu’une enveloppe de l’esprit. Puis à partir de la fin du XVIIIe, et Sade intervient à ce moment-là, la sexualité émerge comme telle, et avec elle émerge un espace pour le désir. C’est le moment des libertins, du boudoir, c’est le grand moment de la littérature, du besoin d’un récit, du rapport entre écriture et désir. Mais c’est aussi le moment de cristallisation de la culture hétéronormative et coloniale. Très rapidement l’espace est territorialisé par le discours médical, psychiatrique et par la pornographie normative. Orlando m’intéressait car il offrait la possibilité de revenir à ce moment-là, à ce moment antérieur à la capture par le discours médical, mais aussi cinématographique.
C’est l’une des surprises quand on relit le livre, il n’est jamais marqué par l’avènement et la diffusion de la psychanalyse…
Alors qu’il est de 1928 et que Woolf était devenue en 1924, avec l’Hogarth Press, l’éditrice anglaise de Freud. Mais dans l’entourage de Woolf, dans le groupe de Bloomsburry donc, si on pense à David Garnett, à Dora Carrington, tous sont déjà dans une position non binaire. Tous refusent de se définir comme homme ou femme, comme hétérosexuelle ou homosexuelle. Il y a vraiment là, à l’œuvre, l’élaboration d’un autre régime de la sexualité et du genre. Avec Orlando, elle fait cette expérience-là, celle de la non-binarité, par la littérature. David Garnett fera de même avec un livre que j’aime beaucoup, un de mes livres préférés depuis toujours, La Femme tournée en renard (Lady into fox). Ces deux livres sont écrits presqu’au même moment, ce sont deux livres faits en parallèle et qui se demandent ensemble Qu’est-ce qu’il se passe avec l’amour quand l’autre change, ou quand soi-même change radicalement ? Peut-on penser la subjectivité au-delà de la différence du genre, ou de la différence humain/animal ?
En face de Freud et de la psychanalyse, il y a la création en 1919 d’un institut très important pour toi qui est L’Institut de sexologie (Institut für Sexualwissenschaft) de Magnus Hirschfeld à Berlin, qui ouvre en juillet 1919, et que les nazis s’empresseront de bruler en 1933…
C’est décisif, Hirschfeld. Il a été le premier à chercher une autre cartographie de la sexualité. Elle ne serait pas binaire, et ce n’est pas grave. Il dessine un champ de prolifération assez ouvert, et il est le seul alors à ne pas voir une maladie dans l’homosexualité, la transidentité, le travestissement. Aujourd’hui, toutes les théories radicales de la sexualité en reviennent à Magnus Hirschfeld, on l’appelle d’ailleurs « l’Einstein du sexe ». Il est le premier à mettre en place une thérapie hormonale sans moralisation ou pathologisation. Mais le champ des hormones est encore expérimental et il y a beaucoup de ratages ; mais Hirschfeld a posé le corps non binaire dans le réel. Il a inscrit quelque chose que j’ai voulu reproduire dans le film. Au point même de songer à tourner dans l’institut, ou ce qui en reste après la catastrophe nazi : aujourd’hui les traces sont dans un autre bâtiment, hélas précaire, avec des archives composées pour l’essentiel de photocopies. C’était une piste théorique sérieuse, mais visuellement elle perdait de sa force. Et au fur et à mesure, à force de chercher des pistes, c’est l’idée de chaîne des générations, une chaîne mutante des Orlando, qui est venue et derrière elle, la possibilité pour moi avec le cinéma de revenir à l’activisme. Je n’ai pas fait d’école de cinéma mais je crois que l’activisme politique est la meilleure école qui soit pour aborder le cinéma, le tournage, les équipes. L’idée du collectif, si tu en as fait l’expérience avec le militantisme, elle te permet de faire du cinéma différemment. Toute l’équipe était soudée, politiquement, théoriquement, sur les questions que posent le film ; nous avons travaillé dans une ambiance collective de joie et de respect. Le faire autrement, cela aurait été impensable.
La toute première image que l’on voit dans le film, c’est toi filmé en activiste…
Oui… mais je colle de la poésie !!!! (rires) Dans un espace public, ok. Mais voilà, j’ai 50 ans, cela fait 35 ans que je fais de la politique autrement. J’ai arrêté depuis peut-être dix ans de travailler avec les collectifs pour investir d’autres espaces, comme les musées. Mais j’ai eu envie à nouveau de réunir des corps qui sont des corps non-institutionalisés. Et pas forcément des corps d’artistes. Non, des corps qui cherchaient à se raconter. Et là le film a pris le pas sur mes propres idées. C’est le film qui a décidé de ce tournant vers le collectif. Je n’y avais pas songé d’emblée. Cela, le cinéma l’a imposé. Je ne voulais pas incarner le film physiquement seul, même si le projet s’intitulait Orlando : Ma Biographie Politique. Pour Arte, par exemple, il était évident que je serai très présent à l’écran. Je suis présent dans le film, mais surtout par la voix. Mais la voix c’est aussi le corps, contrairement à cette idée académique du cinéma qui privilégie l’image au son.
C’est déjà le cas des diverses façons dont tu as lu, en France à la Maison de la Poésie, ou à Madrid au Théâtre Conde Duque, Je suis un monstre qui vous parle. Chaque fois que tu as relu sur une scène ce texte, entièrement autobiographique et sciemment polémique (texte d’abord destiné à te présenter devant une assemblée de psychanalystes lors d’un colloque en novembre 2019 lors des journées internationales de l’École de la Cause freudienne), tu l’as fait en démultipliant ta parole à travers la voix, en plus de la tienne, de trois acteurs… Chez toi, une voix est-elle toujours plurielle ? Chaque voix peut-elle créer sa propre chaîne ?
C’est venu, à Paris, par exemple, d’une demande d’Anna Mouglalis qui voulait lire ce texte, Je suis un monstre qui vous parle. Puis j’ai demandé à Felix Maritaud et à l’actrice trans Naëlle Darya, qui joue aussi dans Orlando, et qui a organisé le casting pour le film. C’est comme ça que l’idée s’est imposée. Et c’est là que la transposition au théâtre d’un texte qui n’est pas une pièce m’intéressait, quand la demande vient d’acteurices qui soient trans ou non trans. Ça se déplie tout à coup, et dans d’autres puissances. J’avais pu voir, par cette expérience, que le pluriel allait déplier toute la partie biographique et déjouer le piège d’un récit qui m’attacherait moi et moi seul à Orlando, alors que l’idée était au contraire d’inventer une chaîne, à l’intérieur de laquelle je pourrais dire, moi mais comme d’autres, « Orlando c’est moi ».
Avec Orlando c’est la même chose qu’avec Je suis un monstre qui vous parle. Ce n’est pas exactement l’adaptation d’un texte pour le cinéma ou le théâtre. C’est quelque chose de différent. Par exemple, pour faire Je suis un monstre, j’ai été invité par l’association psychanalytique L’École Freudienne à donner une conférence dans le cadre d’un colloque intitulé « Les femmes en psychanalyse ». J’ai hésité à y aller ou pas, mais j’ai réalisé que c’était une occasion historique. J’ai probablement été invité parce que j’étais une femme à une autre époque, parce que je suis trans, peut-être pour parler de cette expérience. Ils imaginent cela comme un processus clinique lié à une certaine psychopathologie. Le sujet qui a historiquement été un patient, malade selon ces discours psychologiques, a la possibilité de parler en tant que producteur de connaissances devant une assemblée de psychanalystes. J’ai décidé que je voulais le faire. À ma grande surprise, il y en avait trois mille devant moi. C’était le Palais des Congrès de Paris, il ressemblait à un stade de football. J’ai réalisé que cette confrontation, ce contexte, était déjà théâtral en soi. Autant pour la distribution de l’espace, que pour la prise de parole et l’ensemble des attentes. J’étais là marqué comme un corps trans. Cette prise de parole avait une qualité totalement différente de celle des discours habituels. Elle avait pris un statut de théâtre. Du théâtre anatomique, quelque part. Mais aussi, du théâtre politique. J’étais intéressé par l’exploration de cet espace entre l’anatomie et la politique entre le théâtre et la vie avec Orlando. Que se passe-t-il si l’Orlando, le trans bizarre, sort du livre de Virginia Woolf et prend la caméra et décide de s’auto-représenter ?
Orlando c’est toi et immédiatement ce n’est surtout pas QUE toi…
Et je me suis lancé à chercher d’autres corps que le mien. Alors que j’avais déjà pris des structures du livre, réécrit des scènes à la première personne. La vraie intervention, si tu veux, du film, c’est le passage de la troisième personne (celle du texte de Woolf) à la première personne, et dans la foulée la question pour moi de savoir qui pourrait dire tel ou tel de ces passages à la première personne. On a alors lancé un casting, il y a deux ans.
Un casting où, si ma mémoire est bonne, tu demandais cette chose inhabituelle : « Quelle est la phrase de Orlando que vous aimez entre toutes… ?
Oui, je tenais à ce qu’il y ait une rencontre entre le livre et les acteurices qui se présentent au casting. Dans la mesure où ce sont de potentiels Orlando d’aujourd’hui, et de tout âge. Une centaine d’Orlandos se sont présentés. À la fin, dans le film il y a 27 Orlandos, entre 8 ans et 70 ans. Ça m’a permis immédiatement de voir de quoi était tissé ce lien avec Orlando et d’une façon, quand je recevais ces petits films où iels se présentaient en me parlant du livre, le film commençait déjà à s’écrire de façon différente, intime et politique au même temps, avec un jeu entre ce qui vient du livre, ce qui vient de sa transcription à la première personne et ce qui vient d’eux.
Vous avez travaillé comment, à partir de là ? En groupe ?
On a lu l’Orlando ensemble. Et là il a commencé à se passer quelque chose d’inouï, qui arrive parfois dans les groupes politiques : nous étions en train de parler de nous, de ce qui nous arrivait, mais on le disait avec les mots de Virginia Woolf. On a songé filmer ces groupes comme processus politique, mais on a vite abandonné cette idée : il s’y exposait une fragilité que je n’avais pas envie de montrer. J’ai toujours en tête la phrase de la théoricienne féministe Lucy Lippard : « Ne pas filmer les processus d’oppression mais filmer les processus de subjectivation politique ». C’est très différent. Ça t’oblige à faire attention à absolument tout ce que tu montres. Nous, on s’est dit : on va inventer collectivement un processus de subjectivation critique avec Orlando. Et on va filmer ça, et on verra bien ce que cela produira. On devait le lire sans caméra, juste en groupe de lecture, pour apprendre à se connaître, à se connaitre à travers le livre, et cela a permis ensuite à chacun de s’emparer du texte, de l’incorporer, jusqu’à ce jeu qu’opère le film où à certains endroits on ne sait plus qui parle : Virginia Woolf, Paul B. ou une autre personne trans ou non-binaire qui est à l’écran. Je trouve par exemple que quand Ruben, l’un des plus jeunes trans du film, lit Orlando, ou quand Jenny Bel’Air, figure mythique du mouvement trans en France, reprends les phrases d’Orlando à la première personne, de facto le livre se transforme.
Ta mise en scène aussi se transforme. Et en permanence. D’abord, tu filmes quelque chose qui entretient un rapport fort avec la nature, l’oxygène, le vivant. Mais aussi avec le mythologique. Ensuite, tu poursuis par un geste qui révèle la construction même du plan, sa mise en scène, son artifice. Puis, nouvelle transformation, tu vas vers une écriture documentaire plus classique, patiente, qui prend le temps d’instruire, d’inscrire le corps trans dans une histoire. Et enfin, tu finis par un tour de force qui est la scène de la table d’opération…
Oui, ça a fini par transformer aussi la façon de mettre en scène. Quand le film montre l’envers du décor et déconstruit la représentation, ça ne s’arrête pas seulement à la déconstruction du cinéma, on l’a beaucoup vue : ça vient parce qu’on est sur une déconstruction du genre. Un montage des corps. Le genre est un effet de montage. À partir du XXe siècle, la structure de la subjectivité est cinématographique. L’autre chose, c’est que je ne voulais pas renoncer à la beauté, car la représentation dominante sur la transidentité nous a construit comme des monstres. J’ai une certaine aversion, pour ne pas dire colère, envers les films tournés sur les trans quand ils se croient obligés de mettre en place une cinématographie violente, glauque, porno-gore, un regard objectivant, entre la surveillance et l’exotisme pornographique. Ce n’est pas juste une question de dégoût, c’est un regard que j’appelle necropolitique, un regard qui tue. Ça dure depuis des décennies. Il s’agit d’une destruction des personnes trans par l’image. Une culture scopique vient te détruire. Donc oui, j’avais envie d’un film punk et beau en même temps. D’inventer une beauté non-binaire et trans. J’avais envie et besoin qu’il soit poétique. Le regard de mon chef op, Victor Zébo a été déterminant pour pouvoir faire le film : sa manière de donner à voir sans objectiver, d’essayer de trouver un lieu de visibilité au-delà du regard colonial et binaire, de laisser le corps venir vers la caméra, de créer un écart, un espace de liberté, entre le regard des non-acteurs et le regard de la caméra. Qu’on rentre dans le film par la poésie, par des images sensorielles, par la lumière. Car les personnes trans sont vivantes.
Pour autant, le film ne cache pas derrière la beauté, la poésie ou l’utopie en acte. Les difficultés, notamment administratives, sont au coeur de la partie la plus historique du film, celle où l’archive vient rappeler quelque chose qui s’appelle une longue lutte…
Pour faire le film, j’ai entamé une recherche sur la représentation des trans, au cinéma, dans les médias. Cette recherche, je l’avais faite de manière plus théorique pour mes livres, mais là je l’ai fait matériellement, avec une documentaliste qui demandait les rushes à telle ou telle télévision… Mais il y a un risque à faire entrer ces archives, cette histoire, c’est qu’elles finissent par dévorer la totalité du film. Et le travail de montage sur ces rushes, sur la place à leur donner, sur le temps à les diffuser, m’a permis de tisser une relation entre la représentation historique des trans et les vies trans d’aujourd’hui.
Rapidement s’est posé la question de l’économie du film. Je voulais réaliser un film philosophique, qui raconte en même temps ma transition, l’histoire des trans et celle d’Orlando de Virginia Woolf. Mais avec quels moyens ? La philosophie est un medium très DYI en réalité, tu n’as besoin de rien (du temps et de ton intelligence) pour pouvoir en faire. Et ça donne énormément de liberté. Mais le cinéma, c’est toute autre chose. L’idée de faire un Orlando, ni fiction ni documentaire, avec 25 acteurs et non-acteurs qui vont jouer le personnage principal, s’est avérée très compliqué avec un petit budget. J’ai actionné tout un processus de production, avec les Films du Poisson et du 24 Images, avec mes productrices Annie Ohayon et Yaël Fogiel, avec l’aide aussi du Centre Pompidou pour certains espaces, pour bénéficier, par exemple, d’une meilleure caméra, d’un studio, d’un temps de montage plus long. J’ai commencé par tourner quelques scènes avec seulement deux Orlandos pour comprendre si j’étais capable de faire un film avec cette prémisse : raconter une histoire personnelle et collective en partant des mots et des images de Virginia Woolf. La phrase que j’ai entendu le plus souvent pendant le processus de réalisation du film est : « ce n’est pas comme ça qu’on fait ». Mais je voulais faire les choses différemment, faire un film comme on fait une manifestation ou un fanzine. J’ai travaillé dans un feedback entre le tournage et le montage. J’ai tout de suite adoré le montage comme pratique philosophique, comme « interruption de la répétition de l’histoire de la violence » par l’image, pour le dire avec Walter Benjamin. Le monteur du film, Yotam Ben David a beaucoup contribué à trouver le langage et le rythme du film. On partage une culture queer de l’image et on savait tous les deux ce qu’on ne voulait pas. Nous avons cherché, au risque de nous éloigner d’une grammaire académique, à éviter le récit dominant sur la transidentité.
Ton film rappelle un point oublié : Christine Jorgensen (américaine, première personne mondialement connue à avoir fait une opération chirurgicale de réassignation sexuelle, au Danemark, au tout début des années 1950) travaillait comme monteuse de cinéma !
C’est la chercheuse trans Susan Stryker qui m’a fait connaitre cette histoire. Jorgensen qui était monteuse va élaborer une théorie cinématographique de la subjectivité trans: « Être trans », dit-elle, « c’est monter, c’est avoir le droit de monter sa vie autrement. » Oui, le dispositif de fabrication de la subjectivité contemporaine et le cinéma, c’est la même chose. Nous sommes faits de montage. Mais ce n’est pas spécifique à la transidentité : c’est toute la subjectivité contemporaine qui est faites de montage. La question est : qui a le droit de regarder, qui possède les technologies d’inscription, qui a accès à la salle de montage, qui a le final cut ?
Woolf écrit Orlando en 1928, soit au moment où le cinéma est encore muet mais où l’avant garde soviétique explore depuis le début de la décennie toutes les possibilités du montage cinématographique. S.M. Eisenstein pensait même pouvoir adapter Le Capital au cinéma, jute par effet de montage…
Et Woolf écrit en 1927 un texte sur le cinéma, qui s’appelle tout simplement Le Cinéma, où elle dit à peu près : « Le cinéma est comme un chaudron dans lequel tu peux mettre plein de choses et de cette marmite il en ressort quelque chose de nouveau ». Elle comprend qu’il y a quelque chose de monstrueux dans le meilleur sens du terme, de Frankensteinien ou d’Orlandesque dans la technique même du montage cinématographique.
Cela nous emmène à un autre processus d’écriture par le montage qui est le cut-up, utilisé par William S. Burroughs à partir des années cinquante. C’est à Burroughs que l’on pense devant la scène d’opération de ton film…
Burroughs est un modèle possible. Il est très présent dans Dysphoria Mundi, mon dernier livre,. Et ce livre, qui est lui-même fait de montage et de cut-up, s’est écrit en même temps que je préparais, tournais et montais Orlando : My Political Biography.
Est-ce que tu irais jusqu’à dire que le corps trans est une opération textuelle ?
Non, je ne dirais pas ça. Cinématographique m’intéressait plus que textuelle. Par la matérialité même de la pellicule, qui est une peau. Mais quand on pense à la question du montage et du cinéma, je ne pense pas que cette équation n’est pas à comprendre de manière métaphorique. C’est encore autre chose : c’est à chercher à travers le dispositif même à travers lequel on commence à penser la possibilité de fixer le genre, de le normaliser ou de le défaire pour le dire avec Judith Butler. C’est un processus politique qui est inséparable du langage, une fabrication poétique. La façon dont est mise en scène « l’opération » dans le film, (car « l’opération » et un lieu commun des récits psychopathologiques sur la transidentité), est là pour le rappeler. Mais aussi pour rappeler que l’assignation du genre commence par une violence, par une scène de diagnostic clinique et de discrimination institutionnalisée. Et aider peut-être à nous demander Qu’est-ce que nous allons faire collectivement avec cette violence ?
NDLR : Orlando : My Political Biography fera sa première mondiale en sélection officielle à la Berlinale, le 18 février 2023, dans la section Encounters.