Art contemporain

Fabrice Hyber : « Quand on refuse de donner aux vivants, on meurt »

Critique

Sise dans un mini-parc arboré, la Fondation Cartier accueille une autre forêt : « la Vallée » de Fabrice Hyber, un territoire que l’artiste plante et cultive depuis 1997 dans le bocage vendéen. Celle-ci n’est pas directement présente bien sûr, seulement évoquée par une soixantaine de tableaux dont vingt réalisés spécifiquement pour cette monographie. Où il est question de don, d’incessante mutation et de la juste mesure de la non-intervention, en art comme en sylviculture.

Fabrice Hybert a supprimé la dernière lettre de son patronyme à l’âge de 42 ans, témoignant ainsi qu’il était, sans T, « en pleine santé ». On suppose que cela facilitait aussi toute une série de jeux de mots mêlant « cyber » et « hyper », deux préfixes qui lui conviennent à merveille et dont il a tiré l’exposition « Hybermarché » au Musée d’Art moderne de Paris (1995) ou le jeu C’hyber Rallye en 2001. Quand on le rencontre, un matin de février dans son atelier-maison parisien (il a dessiné jusque sur le mur du salon), on ne peut s’empêcher de le trouver en effet « hyberactif », parlant rapidement, pensant encore plus vite et, surtout, ne cessant de griffonner ou dessiner pendant tout le temps de l’entretien.

publicité

Fabrice Hyber, c’est l’ensemencement tous azimuts. Son Homme de Bessinnes (1995), par exemple, est un humain-fontaine vert qui crache, pisse ou éjacule par tous les trous et quand on en installe plusieurs à la fois, c’est une immense et joyeuse partouze fertilisatrice. Cette sculpture fait aussi partie des POF, « Prototypes d’objet en fonctionnement » que l’artiste définit comme pouvant provoquer chez les visiteur·es d’exposition « des facultés, des aptitudes ou des attitudes inattendues. » Un des plus connus est sans doute le POF n°65, un ballon carré qui permet de réinventer les règles du football. L’Ouvrapo (OUvroir d’ARt POtentiel) n’existe pas mais Fabrice Hyber pourrait en être le chef et il est déjà maître en Oujapo (OUvroir de JArdinage Potentiel) : depuis 1997, il expérimente la création d’un écosystème forestier dans sa propriété de Vendée, sous le nom de « La Vallée ».

C’est l’objet de cette exposition à la Fondation Cartier, à Paris, qui rassemble essentiellement des paysages d’arbres dessinés et peints. Dans ces tableaux aux couleurs simples et translucides, il met en scène des circulations impossibles entre l’humain et le non humain : ainsi dans Grain de sable (2022) où les mots « sand » et « seed » (en français « sable » et « graine ») provoquent une valse d’images autour d’un « mutant » muni de tentacules. Dans un coin, on lit « déraille / oups / raté / shift », des concepts chers à Hyber. Chaque tableau de l’exposition (et du catalogue) est accompagné d’un QR code renvoyant à une vidéo où l’artiste commente l’œuvre : ici, explique-t-il, il s’agit d’un grain de sable qui, en détraquant une machine, est devenu la semence (graine) d’une nouvelle possibilité. « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » pourrait-on dire, comme Beckett à l’orée de Cap au pire.

Et on ajouterait avec Lacan : « Raté donc, mais par là même réussi au regard d’une erreur, ou pour mieux dire : d’un errement » (Télévision). Car si l’on pense très fort au genre « didactique » face à ces œuvres ici accrochées dans de fausses salles de classes, c’est évidemment une pédagogie loufoque, libre, ouverte : « Chacune de vos questions en amènera une autre. Cette arborescence nous fera tous avancer dans la même direction : vers l’inconnu. » (exposition inconnu.net, 2000).

Fabrice Hyber, scientifique de formation, cultive volontiers un art et un air de professeur Zébulon, tout en ayant à cœur d’hybrider les savoirs dans différents projets. Avec une série de cours proposés en journée et le soir, « La Vallée » reprend ainsi un dispositif de co-création partagée qui était déjà un peu celui de la plateforme Organoïde (2012), laquelle fait se rencontrer deux types de faiseur·es de mondes, les plasticien·nes et les chercheur·es en biomédecine. Pour l’exposition de la Fondation Cartier, on retrouve tous les jeudis soir deux spécialistes en conférence ne se connaissant pas, appartenant à des disciplines différentes, et dont le choc crée des particules d’un genre nouveau. E.L.

À l’entrée de l’exposition, il y a une vidéo assez brève, où vous accueillez le public comme un hôte bienveillant. C’est une des caractéristiques de vos scénographies, il me semble : il y a toujours une invite, un accompagnement, un jeu…
J’aime recevoir, je crois que c’est de famille. Et quand les gens viennent voir mon travail ou quand j’invite chez moi, il faut que ce soit agréable. C’est le meilleur moyen pour que des échanges se fassent. Il y en a qui ont besoin de conflit pour que les choses avancent, mais ce n’est vraiment pas mon cas. L’exposition était basée sur le constat que mes toiles comportent beaucoup d’éléments, avec des influences, des questions, des démonstrations, un peu comme on en retrouve sur un tableau noir à la fin d’un cours. Il fallait que quelqu’un démêle cette complexité, alors j’ai décidé de systématiser les présentations par des vidéos de chaque tableau, parce que j’adore expliquer tous les éléments qui les composent, comme une sorte de prof. Ça m’a alors semblé très logique que j’accueille les gens dès l’entrée. C’est un peu comme pour la cuisine. Il ne suffit pas d’acheter des ingrédients et de les mettre dans la poêle : il faut trouver les bons produits, réfléchir à la façon de les accommoder et aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à servir sur la table. Quand on accueille les gens, on ne peut pas se contenter de leur dire « c’est ouvert » : il faut aller les chercher à la porte.

L’exposition se présente essentiellement sous forme de salles de classes à l’ancienne, avec bureaux et chaises, et on y donne des cours jusqu’à fin avril. Il y a même des porte-manteaux à hauteur d’enfant…
Oui, parce que le lundi est la journée des scolaires, il y a donc de vraies classes qui viennent. Sinon, en semaine, toutes les heures ont lieu des cours de quinze minutes avec un médiateur ou une médiatrice choisie pour sa capacité à parler d’un élément particulier dans un tableau. Ce ne sont pas des cours de peinture : ce sont des cours par exemple sur les éclairs, s’il y a un éclair représenté dans un tableau. Depuis trois mois, je pense que le contenu a dû évoluer car, quand je les rencontre, ces médiateurs me posent beaucoup de questions. En outre, tous les jeudis, il y a un cours du soir d’une heure avec deux spécialistes de domaines différents. L’idée vient de ce que, dans mes tableaux, il y a toujours au moins deux sujets abordés et mis en relation. Donc, là, on a deux intervenants qui ne se connaissent pas, chacun a choisi deux ou trois tableaux dans l’exposition et, surtout, il n’y a personne sur l’estrade pour leur passer la parole. Si bien qu’ils sont obligés de faire connaissance en direct devant le public. Ils apprennent à se connaître et ils nous apprennent des choses en même temps. Je suis tous les jeudis dans la salle pour relancer s’il y a un problème, mais en général je n’interviens pas. Je laisse aller petit à petit la discussion vers un moment très intime entre ces deux spécialistes, quand ils se parlent l’un à l’autre. Ça devient alors très profond parce que ce sont des gens qui ne sont pas là pour leur nom ou leur fonction mais pour ce qu’ils font. Quand il y a un modérateur, c’est souvent moins intéressant, parce qu’on demande simplement aux gens de redire ce qu’ils disent habituellement.

Est-ce que vous aimez enseigner ?
J’ai déjà enseigné mais je crois que je n’y arrive pas vraiment parce qu’il me semble que, quand on enseigne quelque chose, c’est fait, c’est enseigné. Et qu’on ne peut pas recommencer, pas toutes les semaines en tout cas. Ou alors il faudrait que l’enseignement soit très ponctuel. C’est comme quelque chose qui pousse : une fois la chose poussée, le monde s’en trouve changé. Donc ce serait plus intéressant que l’éducation soit tout le temps en train de changer, même si l’on a évidemment besoin d’armes pour grandir. Il faut à la fois apprendre des principes et valoriser la créativité. Pour moi, l’œuvre ou l’école, ce sont des possibilités de mondes qu’on ouvre. Mais ce ne sont pas des mondes à la place du monde. Il faut faire très attention à ne jamais faire les choses contre d’autres choses. Ce sont des mondes en plus, d’autres possibilités de notre monde et j’agis au sein de ces possibilités. L’idée des salles de classe, c’est de permettre au regard d’être autre que celui qu’on exerce au musée : les œuvres décoratives ne m’intéressent pas. Il me semble que les œuvres nous apportent aussi des informations et que, souvent, on n’en profite pas.

Quand on se promène d’une salle à l’autre de votre école, on éprouve un effet de « maquette », un peu comme si l’on se promenait dans un modèle réduit, car les salles sont d’une étroitesse inhabituelle, et une sorte de passage intitulé 9 Dim (2012) permet de passer de l’une à l’autre…
Avec la maquette, on ne fait pas quelque chose de petit pour le reproduire ensuite en grand. On fait quelque chose de petit en plus du grand. Pour l’étage du bas, j’avais prévu deux salles en plus. Sur le plan cela semblait fonctionner mais quand j’ai visité l’espace réel je les ai fait enlever et, d’un coup, c’était ce qu’il fallait. C’est la question de l’échelle : c’est une sorte de dimension comme le temps et l’espace mais dont on ne prend pas assez conscience, même si l’on ne peut rien faire sans. L’échelle permet de faire partie d’une réalité supplémentaire, et dont on ne s’échappe pas.

Quel genre de visiteur d’expo êtes-vous ?
Je vais très vite. Je peux aller directement à la fin d’une expo, revenir… En fait, je vois surtout des repères et une fois que je suis parti, je me souviens du principal et du système mis en place.

Comment poussent vos tableaux ?
J’ai sept ateliers en Vendée, plus un à Pantin et d’autres ici à Paris. Celui de Pantin était trop grand, j’ai cloisonné l’espace parce que je voyais tout. Ça m’énervait : il fallait que je voie moins de choses, que je voie des espaces cachés derrière d’autres. Dans chaque atelier, il y a des tables de l’Hybermarché, des estrades et des murs en bois, le plus simple possible, disposés de telle sorte que je puisse moi-même accrocher un tableau sans aide (à moins qu’il ne soit vraiment trop grand) et punaiser ou coller un papier. Donc, je vais à l’atelier : j’ai une idée, une question que je me pose. Je mets un châssis sur le mur ou un papier sur le sol ou sur l’estrade. Ça peut être quelque chose du genre « les animaux de compagnie » ou « la forme des racines dans l’eau », le « réchauffement climatique », enfin des sujets vraiment très factuels et qui m’intéressent. Je commence à écrire ou dessiner (c’est la même chose) cette question et puis à un moment donné ça commence à augmenter, il y a des éléments neufs, des hypothèses comme des possibilités apparaissent, alors j’ai besoin d’avoir un autre support, donc je remets un tableau ou un papier et je continue. Pendant le début du confinement, en Vendée, je n’avais pas de châssis ni de papier parce que tout n’était pas arrivé donc j’ai dû dessiner directement sur les murs. Ça prolifère, ça ne s’arrête pas. Très vite, il y a plein de choses sur les différentes surfaces. Ça ne dure pas longtemps : deux heures environ. Après je fais une pause sinon je deviens fou. Je sors pour trouver la solution. J’appelle un spécialiste des racines dans l’eau ou je vais faire une activité liée à ma question et puis, petit à petit, tous les tableaux montent en même temps. Ils peuvent ne pas être dans le même atelier. À un moment donné, sur les soixante tableaux qui sont en cours, il y en a vingt qui sont finis d’un seul coup. C’est-à-dire qu’ils sont finis mais ils pourraient être augmentés encore. Disons qu’il y a déjà la trame d’une histoire claire, une forme qui apparaît, un POF ou un système que je peux mettre en place.

Donc le tableau n’est jamais fini ?
Oui, c’est un objet en mutation. Déjà parce qu’un tableau ne porte pas une seule narration, mais des possibilités de narration. Les tableaux exposés à la Fondation Cartier ne sont pas du tout définitifs. Ils peuvent être recyclés : c’est le cas de certains d’entre eux, même si cela ne se voit pas beaucoup. J’ai aussi augmenté des tableaux : c’est-à-dire que le tableau peut en devenir un autre. Et c’est une tendance ancienne puisque ma première toile, Un mètre carré de rouge à lèvre (1981), c’est un objet qui n’est jamais sec.

Mais il faut quand même arrêter le tableau pour l’exposer…
J’ai des dizaines de tableaux inachevés. Il y a des projets dessus, des éléments qui ont été déportés sur un autre tableau où j’ai trouvé une réponse. Mais il y a aussi un moment où je me mets dans la position du visiteur ou de la visiteuse : j’essaie de trouver le rapport avec celui ou celle qui regarde. Ils doivent pouvoir comprendre facilement ce qui se passe et je sais faire des images confortables à regarder. Ce n’est pas difficile. Choisir des couleurs agréables, des compositions très lisibles, je l’ai appris en regardant les paysages autour de moi, en observant les choses que j’aime. Je ne m’en cache pas, je trouve ça très bien de créer des choses agréables à regarder. Et rendre des choses invisibles ou ingrates séduisantes, c’est un jeu.

Mais l’agréable n’est pas le but, tout à l’heure vous disiez que la peinture décorative ne vous intéressait pas…
C’est une des possibilités, ou plutôt un moyen. Et ce n’est pas tout le temps… Je suis en train de préparer une exposition de tableaux pas terminés, pas confortables du tout ! Ceci dit, une fois qu’ils seront exposés, cela va changer leur statut.

Les tableaux de « La Vallée » ont presque tous pour base le fusain et la peinture à l’huile, avec des effets de pastel ou d’aquarelle parfois ajoutés, plus rarement de résine. Est-ce que vous pouvez nous parler de votre technique ?
À un moment de ma carrière, j’ai décidé que mes tableaux devaient être des dessins avec simplement la pellicule de l’image posée dessus, qu’on devait voir tout ce qui se passe dans le tableau tout le temps. Donc j’ai systématiquement produit des choses transparentes. Il n’y a aucun aplat de couleur.

Une sorte de buée…
Oui comme une vapeur, un souffle. Je suis actuellement en train de réaliser une œuvre où j’imagine que les pilotis de Venise sont en train de repousser, que ce sont des arbres fantômes désormais pris dans les murs de Venise : on va construire une maison dont toutes les portes et les fenêtres sont en verre et où l’on y verra les arbres pris dans le verre. Je vais dessiner des aquarelles très fines. L’idée c’est toujours qu’il n’y ait pratiquement pas de matière sur le tableau ou très peu. Je tords et je mets en évidence les éléments habituels de la peinture : la matière ne couvre pas, le dessin est visible, le vernis est exagéré ou absent, la composition et le storyboard s’exposent. Je crois que c’est une forme de sans-gêne, au bon sens du terme. Dans la série des Peintures homéopathiques, on n’a pratiquement que des petits machins très déroutants et tous les papiers sont transparents. C’est pour ça que je les appelle « homéopathiques » : ce sont des petits poisons enrobés dans une sorte de sucrerie de résine.

Qu’est-ce que vous entendez par « sans-gêne » ?
C’est-à-dire qu’il faut mettre en place tout le nécessaire pour réaliser ce qu’on désire. Quand j’étais jeune étudiant à l’École des Beaux-Arts de Nantes, j’ai très vite su qu’il me fallait un lieu pour travailler et ne jamais m’arrêter car j’avais vu des gens qui ne continuaient pas leur pratique en sortant de l’École et, six mois après, c’était foutu pour eux, ils ne s’y remettaient jamais. J’avais comme prof, à l’époque, Joachim Pfeufer qui était un copain de Robert Filliou. Il y avait une sorte de liberté de penser, et j’ai compris que le seul moyen pour partager des choses et évoluer c’était de fabriquer mon univers. C’est aux Beaux-Arts que j’ai testé mes possibilités et ma cohérence : j’y ai fait entre autres le Mètre carré de rouge à lèvre et toute la série de dessins de La Lune en tête (1981). La deuxième année, j’ai loué un atelier en plus de celui de l’École. Mes parents n’avaient pas d’argent pour payer mes loyers, donc je faisais des aquarelles d’été que je vendais sur la côte, sous le pseudonyme de René Delavaud. C’est mon deuxième prénom et le nom de ma grand-mère. René Delavaud a vendu des centaines et des centaines d’aquarelles pendant trois étés, ça me permettait de vivre l’hiver. Je faisais aussi de l’astrologie pour compléter. L’atelier coûtait 190 francs, ce qui était beaucoup à l’époque parce que pour vivre un mois, j’avais besoin de 500 francs. Comment je me le rappelle ? Un jour, une dame est passée dans les ateliers de l’École et elle a voulu m’acheter un dessin dont je reparlerai peut-être plus tard. Elle me dit : « C’est combien ? » Il me fallait 500 francs pour tenir un mois, je lui ai donc demandé immédiatement cette somme. Elle m’a donné un billet de 500, a pris le dessin et est partie avec. C’est comme cela que j’ai eu très vite confiance en moi et c’est en ce sens que je dis que je ne me gênais pas.

De fait, on vous a ensuite reproché de ne pas vous « gêner » dans les moyens que vous employiez pour produire…
Quand j’ai créé la structure de production UR (Unlimited Responsibility) en 1994, c’était pour dire aux potes artistes qu’ils pouvaient faire comme moi quand ils avaient des problèmes de production. Pour réaliser Le plus gros savon du monde (1991), j’étais allé voir une entreprise de savon qui m’a fourni la matière première. C’était nouveau pour moi mais assez simple et excitant. UR permettait d’avoir ce lien entre les artistes et les entreprises. Je montrais d’autres possibilités, même si ça ne plaisait pas à tout le monde : je me souviens d’avoir été fréquemment haï à cette époque ou jalousé. Un artiste ne devait pas travailler avec les entreprises. Maintenant tout le monde crée pour des marques. Mais je ne voyais pas pourquoi je me serais gêné de vivre et d’avancer : or pour vivre il faut manger et se développer. Si on veut être heureux en tant qu’artiste, on doit pouvoir travailler, on doit pouvoir inventer. Je ne vois pas comment on peut faire autrement.
J’ai la chance de savoir ce qui est agréable pour moi, pour vieillir, pour grandir en fait. Et chaque fois que je fais quelque chose, je ne me trompe pas – un peu de temps en temps, quand même. Il y a des nécessités qui s’imposent pour s’agrandir, pour comprendre tout ce qu’on désire faire et pour le partager avec les autres. Donc être sans-gêne c’est dire qu’il est possible de vivre autrement. Je suis optimiste à 3 000 % pour les autres. Je ne vais jamais dire à quelqu’un qu’il a tort. Tout le monde a une part de créativité, une part d’ouverture, de possibilités – positives ou négatives d’ailleurs – et qui peuvent être révélées mais il faut les moyens pour cela. Quand on refuse de donner aux vivants, on meurt.

À côté du dessin et de la peinture, vous pratiquez la vidéo, la sculpture, l’installation, etc. Y a-t-il eu des périodes particulières de votre carrière correspondant à ces différents médiums ?
Pour « l’Hybermarché » en 1995, Suzanne Pagé, qui dirigeait l’ARC-Musée d’art moderne, m’avait demandé de faire une exposition de tableaux, mais je n’en produisais pas encore beaucoup. Cela ne faisait pas encore dix ans que j’appliquais le principe de création que j’ai décrit tout à l’heure. Pour moi c’était trop tôt, il fallait que je montre un travail beaucoup plus radical, je voulais affirmer mes inspirations. Aujourd’hui, je ne peux plus m’arrêter de dessiner. Si je reçois disons cent châssis, en trois à six mois ils sont complétés. Après il faut compter une année pour que tout se mette bien en place, quelquefois deux ou trois ans parce que, parfois, un tableau est retardé par d’autres qui arrivent. En fait j’ai besoin d’écrire, tout cela est très compulsif, vraiment nécessaire parce qu’il y a beaucoup de questions que je me pose et j’essaie de trouver des solutions en permanence, je me nourris de tous les effets de ce que je produis, c’est une sorte de croissance infinie. La fabrication d’un dessin permet des gestes qui refaçonnent mon entourage et donc ma vie.

Vous disiez tout à l’heure « écrire ou dessiner c’est la même chose » et là, vous venez de dire encore plus directement « j’ai besoin d’écrire » au lieu de « dessiner ». On peut parler de la façon dont vous traitez les mots sur vos toiles, par série, biffure, jeu sur le signifiant ? On pense par exemple au titre pour le pavillon français de Venise en 1997 : « Eau d’or, eau dort, ODOR ». Les mots semblent être dans un rapport d’illustration avec l’image mais cela se révèle faux dès qu’on regarde vos tableaux de plus près…
Le mot pour moi n’est pas définitif, il doit s’étendre en permanence, il doit être beaucoup plus souple. Quand on est artiste, il y a des mots qui interviennent, comme par exemple « mutation » : c’était le titre de ma première exposition personnelle, en 1986 à La maison de l’avocat à Nantes. À l’époque personne ne parlait de « mutation », c’était moche. Mais en donnant des images à « mutation », tu transformes le mot.

Les mots, ce sont aussi ceux du poète et critique Pierre Giquel (1954-2018) qui fut votre compagnon et en mémoire duquel vous avez fondé un prix décerné à des artistes écrivant sur d’autres artistes.
Quand je lisais ses poèmes, nous parlions beaucoup de la question de la voix et du son, de formes de poésie inattendues comme la langue de Deleuze et Guattari par exemple, et ces réflexions ont nourri mes travaux. Mon dessin vendu 500 euros quand j’étais étudiant, c’était des pommes dans des styles de peinture différents, comme la pomme de Cézanne, mais aussi toutes celles de l’histoire de la peinture. J’avais écrit en bas « pom pom pom » en alphabet phonétique. Bizarrement, l’amant de la femme qui l’avait acheté l’a déchiré puis s’est pendu au-dessus.

Ah… Puisqu’on en est aux œuvres disparues, je voulais pointer dans le corpus de l’exposition au moins deux œuvres très différentes des autres, qui évoquent des expériences « pauvres », conceptuelles ou minimales mais en version estropiée… Je pense à 16422 (1991) et à Confort moderne (2022). L’une serait une suite numérique à la Merz ou Opalka, la seconde un mural de Sol Lewitt déglingué…
Minimal, non. J’ai dit quelque part que je réglais la peinture sur « maximal ». Même si l’idée de l’art minimal m’intéresse formellement, il me semble que le minimalisme, c’est « on ne donne rien » ou bien le minimum : donc ça m’exaspère. Je ne peux pas admettre qu’on ne mette pas de système de don en place. Quand Donald Judd fait un cube et qu’on ne peut pas y toucher, ça ne va pas. Et ce n’est pas « zen » non plus, à mon sens. Concernant 16422, ce sont toutes les combinaisons de tous les phonèmes de la langue française (qui en compte 42) pour une phrase de dix mots environ. Le chiffre est tellement grand qu’on s’aperçoit qu’on utilise en fait très peu des possibilités de notre langue. Et on imagine ce qu’on pourrait faire avec toutes les langues du monde ! Confort moderne est un principe de dessins que j’ai commencé en 1985, une prolifération de cubes qui au lieu de devenir une construction prend une forme organique. Ce n’est presque rien mais en acceptant les erreurs et en les montrant, cela se transforme en beaucoup.

Ces toiles mettent cependant à jour un aspect combinatoire ou systématique qu’on aperçoit moins dans les autres tableaux…
La combinatoire oui, mais jusqu’à devenir une erreur, alors. C’est dans l’erreur que se trouve le vivant. Le vivant, c’est le shift, le décalage. À moins que le vivant ne soit au départ et qu’il fabrique des déchets qui sont les matières ?

La « vallée », qui donne son titre à l’exposition, est le point de fuite ou le hors-champ du travail présenté ici. On ne la voit qu’en vidéo, puisque c’est une forêt réelle, que vous avez plantée en Vendée. Est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit d’une œuvre en cours
La vallée devient une œuvre parce que je l’ai utilisée comme un matériau pour partager des choses : pour donner à mon voisin puis à mes amis d’autres possibilités de fabriquer du paysage, un lieu dans lequel on se nourrit et on respire. Encore une fois, l’œuvre d’art, c’est ce qui donne de la vie, donc la forêt et la vallée, pour moi, c’est tout à fait ça. Et comme en art, je fais en sorte que cela évolue en permanence. On expérimente, par exemple on met des moutons dans la forêt, on récolte des citrouilles, même si cela semble contre-intuitif pour un agriculteur classique. Avec mon père, on s’était demandé comment faire une forêt. On a commencé par acheter des plants et les planter. Mais pour moi, il y avait un truc qui n’allait pas avec ma façon de vivre : on ne pouvait pas installer là un plant qui était né ailleurs. Ils ont difficilement grandi. L’année suivante, en 1997, on a semé quatre variétés d’arbres : on a labouré, hersé, etc. On s’est retrouvés avec toutes sortes de plantes parce que toutes les graines présentes dans le sol avaient été réveillées par le travail qu’on avait réalisé. Les graines peuvent rester en sommeil dix, vingt ou cent ans et tout d’un coup elles se révèlent. Après plusieurs années, je me suis aperçu qu’avec un minimum d’interventions on peut faire vivre des gens mieux que dans les modèles agricoles où il n’y a plus de vie, où on tue la vie avant d’essayer de la refaire, où les gens sont couverts de dettes. Évidemment, pour effectuer une transition vers le type d’écosystème que j’expérimente, il faut du temps et de l’argent.

Dans votre écologie, l’humain a toute sa part, vous n’êtes pas du côté d’une pensée antihumaniste de l’anthropocène…
Il y a peut-être des gens qui ont envie d’éliminer les humains mais on a quand même plutôt envie que l’humain fasse partie de la nature, non ? La nature est une invention humaine : ce qu’on appelle « nature », c’est l’être-là, le vivant qui nous englobe, et qui nous fait peur en fait. Quand on fait de la physique quantique, on parle de celui qui regarde, celui qui mesure. Au lycée, je marquais toujours CQR sur mes cahiers pour « celui qui regarde ». J’ai repris ce sigle aux Beaux-Arts : celui qui regarde fait partie de l’œuvre, de la mesure du monde. On n’est pas étranger à ce qu’on fabrique dans la nature.

NDLR : L’exposition « La Vallée » de Fabrice Hyber est présentée à la Fondation Cartier jusqu’au 30 avril 2023.


Éric Loret

Critique, Journaliste