Société

Gérald Garutti : « Le bras d’honneur, c’est la fin de la parole »

Journaliste

Le double bras d’honneur commis cette semaine à l’Assemblée nationale par le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, offre une nouvelle et spectaculaire illustration de la progressive dégradation de la parole publique. Inquiet de ce phénomène, bien au-delà de cet incident, et soucieux d’y remédier, le dramaturge et metteur en scène Gérald Garutti a imaginé un Centre des arts de la parole qui sera inauguré ce lundi à Aubervilliers.

Ce lundi 13 mars, le Centre des arts de la parole ouvrira ses portes au Fort d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. L’idée de cette nouvelle institution revient Gérald Garutti, qui en assurera la direction. C’est fort d’un constat de progressive détérioration de la parole publique que le metteur en scène et dramaturge (qui a notamment lontemps travaillé au TNP à Villeurbanne) a conçu un espace qui se donne pour objectif d’en prendre soin en s’appuyant sur ce qu’il appelle les « arts de la parole », et qui sont au nombre de sept : le théâtre, le récit, la poésie, l’éloquence, la conférence, le dialogue et le débat. Tous seront mis à contribution, ainsi qu’un vaste réseau d’institutions et d’associations, d’artistes et d’intellectuell.es pour y proposer des créations, des formations et y produire des publications. SB

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Cette semaine, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, s’est illustré en adressant deux bras d’honneur dans l’hémicycle, au président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale, Olivier Marleix. Dans quelle mesure ce double geste vous semble-t-il emblématique de la situation que vous décrivez dans votre récent manifeste pour les arts de la parole, Il faut voir comme on se parle ?
Cela relève d’un mouvement de désacralisation général de la parole. S’il y a bien un espace censé porter la parole publique au plus haut, du fait de sa dimension de représentativité, c’est bien l’Assemblée nationale ! C’est une question de dignité de la parole puisqu’on porte plus grand que soi, qu’on représente la nation. De même lorsqu’on est ministre, on n’est certes pas élu mais littéralement au service des citoyens. Ce bras d’honneur vient s’inscrire dans tout ce qu’on a vu ces dernières semaines comme invectives, comme insultes, toutes ces profondes dégradations de la parole publique… Comme lorsqu’un député se fait insulter, humilier à la télévision, lorsqu’il se fait ravaler en dessous de sa dignité dans ce qui est tout sauf un débat équilibré. C’est une logique qui vient de loin mais qui se trouve accentuée par la mutation numérique : c’est désormais le clash qui ramène du cash, donc tout le monde se lâche. Et dès lors que certaines digues, liées à la ritualisation de la parole, à une certaine tenue de la parole, au fait qu’on se trouve dans un espace à certains égards sacré, dès lors que ce cadre de sacralité et de dignité saute, tout devient possible. Quelle est la prochaine étape ? Que les gens se tapent dessus ? Ils ont déjà commencé.

En l’espèce, il ne s’agit même plus de mots mais de gestes d’une grande vulgarité …
L’un des enjeux fondamentaux de la parole, c’est le processus de civilisation qu’examine Norbert Elias : que ce soit dans le cas de la société de cour, celui de la chevalerie, ou encore les codes de la courtoisie. Norbert Elias l’examine aussi dans le sport. Il s’agit de comprendre comment on domestique la violence et on la canalise. Quels sont ces phénomènes de civilisation – au sens fort du terme – qui vont vous permettre de dépasser la violence et, finalement, de ne pas planter votre fourchette dans la main de votre voisin, de ne pas avoir un geste violent, radical. Comment la parole va permettre de médiatiser et sublimer. Le bras d’honneur – qui est un bras de déshonneur plutôt, de l’autre et de soi –, c’est la fin de la parole, cela vient mettre un point final au fait que la parole est censée au contraire nous aider. C’est un exemple « limite », si je puis dire, dans tous les sens du terme.

Et c’est un garde des Sceaux qui fait ce geste : une nouvelle fois, l’exemple de la dégradation de la parole vient de haut. Cela semble s’inscrire dans une évolution relativement récente, qui remonte peut-être à certains mots et gestes du président Nicolas Sarkozy et s’est prolongée jusqu’à l’actuel président de la République…
Cela témoigne d’une tendance lourde, de fond. A quand remonte-t-elle ? Le mal vient de plus loin que les réseaux sociaux, c’est certain. Les réseaux sociaux sont un catalyseur et non pas une cause ; ils radicalisent un phénomène déjà existant. Tout pouvoir se met en scène, en représentation, avec un apparat et un décorum. Cela correspond littéralement à une scénographie ; et puis une certaine dignité, c’est ce que ça signifie : le pouvoir est censé « en imposer ». Après, on peut faire tous les carnavals du monde pour le dégrader, le renverser. Il reste que l’ensemble de cette histoire de la dignité, de l’imperium à la romaine, avec tout ce qu’il implique, jusqu’à la société cour de Louis XIV, avec l’espace de représentation, avec l’Assemblée nationale, et en passant par la Révolution – la Révolution comme moment où est montrée la dimension sacrée de la Nation et de l’espace public où la Nation peut s’exprimer – jusqu’aux Républiques, en particulier la troisième. Lors de la IIIe République, la dignité de la représentation est consacrée. C’est un régime parlementaire, pas présidentiel comme la Ve ou la IIe République. Bref, il est possible de faire une histoire de la dignité de la parole publique et de la représentation d’un pouvoir qui doit – c’est d’ailleurs ce que dit Machiavel – dégager une certaine impression de dignité pour être respectable, même s’il ne l’est pas en dessous, car tout pouvoir a ses coulisses et ses bas-fonds… ce qui peut laisser place à toutes les accusations de double discours. Quoi qu’il en soit, il faut au moins donner l’impression que le pouvoir est respectable pour qu’il soit respecté. C’est l’autorité. Or, ce paravent de l’autorité a sauté. Il y a eu dans les années 1930 des attaques d’une extrême violence à l’Assemblée, comme lorsque Xavier Vallat, futur haut-commissaire aux questions juives de Vichy, alors député, un poste d’une grande dignité, insulte Léon Blum en déclarant que « ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif », le président de l’Assemblée lui dit « Attention à ce qu’on est en train de dire ». Il y a eu des attaques de xénophobie, d’antisémitisme, etc. d’une violence inouïe qui, aujourd’hui, nous feraient sans doute pâlir. La violence a toujours pu exister. Mais là, il existait quand même des cadres, des normes, et un certain référentiel. On pouvait donc se rendre compte qu’on y dérogeait. Même si le fait de déroger n’était pas une exception, c’était en tout cas une entorse, une entorse à un certain décorum, à un certain standing.

Tiens, un mot anglais ! Vous connaissez bien le Royaume-Uni : ne trouvez-vous pas que son univers politique résiste mieux à cette dégradation de la parole publique ? Et notamment parce que, contrairement à ce qu’on imagine en France sous prétexte qu’il n’a pas de constitution écrite, ce pays apparaît beaucoup institutionnalisé, rendant l’autorité plus légitime…
C’est une question passionnante et complexe. L’histoire de l’Angleterre, c’est celle de son parlementarisme, j’allais dire « constitutif », même s’il n’est pas constitutionnel, en raison du rapport à la monarchie. Le Parlement est un espace fondamental de l’expression de la citoyenneté, de la souveraineté, avec une forme de ritualisation qui se retrouve dans les clubs anglais, dans les joutes oratoires ; quand j’étais à Cambridge, je me rappelle qu’il y avait une véritable institutionnalisation des concours de rhétorique et de controverses ; on retrouve cette forme de ritualisation dans le sport anglais aussi, notamment avec l’idée de fair play.
C’est profondément ancré, et cela n’empêche pas, bien entendu, les Anglais de parfois se lâcher, avec l’alcool cela peut même devenir très violent, et les digues peuvent sauter. Mais il y a des digues, et on peut savoir quand elles sautent. D’ailleurs, ça provoque des scandales lorsqu’elles ne sont pas respectées. Plus encore, la disposition du Parlement britannique, son aspect scénique, exprime cela : regardez le Parlement britannique, les députés sont face à face, et il y a le speaker avec son fameux « Order ! » pour maintenir l’ordre. On a pu voir que c’était très limite pendant le Brexit, mais il n’empêche que le cadre a tenu. Or, ce cadre rituel est en train de sauter en France. À l’Assemblée, c’est quand même un comble quand on sait ce que la France représente en termes d’histoire républicaine, parlementaire, démocratique. La France est à la fois un vieux pays monarchique qui a coupé la tête de ses rois, qui a porté aux nues ses hommes providentiels et ses présidents pour après les ruiner, mais un pays qui a une tradition du débat et de la confrontation des différences.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe ? Il se passe que, par un étrange effet d’une volonté de plus grande proximité, c’est-à-dire de ramener l’autorité au plus près du spectateur – j’emploie exprès le terme télévisuel et non pas théâtral –, d’être dans l’intimité. On se souvient de Giscard et de son accordéon, etc. qu’on a pu comparer à De Gaulle et, au contraire, l’image de l’imperium gaullien… Et cette volonté de proximité s’est accentuée de plus en plus. Avec Chirac, mais en même temps Chirac disait que ce n’était pas convenable, il avait une certaine idée du statut. Sarkozy a poursuivi, avec une forme de désacralisation de la fonction présidentielle importante dans le type de parole portée, dans le type de gestuelle, de conduite.

De lexique choisi avec le fameux « Casse-toi pauv’con »…
Le « Kärcher » aussi, même s’il était ministre à l’époque et pas Président. Il y a tout de même une volonté de provocation – sans porter un jugement sur son action en tant que Président, je parle de style. Puis il y a eu Hollande et sa volonté d’incarner un « président normal », une volonté de banalisation de la fonction. Aujourd’hui, sans évoquer uniquement les présidents, en prenant aussi en compte l’accélération des réseaux sociaux et la volonté de provoquer un clash permanent, on parvient à une situation où il n’y a plus de temps pour la parole. Or, la parole suppose du temps, elle suppose de l’élaboration, de la préparation. Désormais, l’injonction du « réagissez ! » et de la réaction domine. Dès qu’il s’agit de ces sorties primaires, où il n’y a pas d’élaboration de dimension secondaire de la parole, on bascule évidemment dans de l’instinctif ; c’est une réaction pulsionnelle, sans élaboration de la parole. Il n’y a alors plus de différence entre hurler au comptoir du bar contre son voisin, contre la voiture qui vous a dépassé, et hurler à l’Assemblée : on a perdu le cadre sacré. Je pense que c’est gravissime. Je pense que c’est symptomatique. Et il faut se demander : « qu’est-ce qu’une société sans espace sacré ? » et, en particulier, « qu’est-ce qu’une société sans espace politique ? ». Cet espace sacré politique est justement l’endroit où on peut dépasser la dimension pulsionnelle pour s’élever à la condition de citoyen, l’espace où on peut débattre. De la part de représentants, c’est pire. C’est pire parce que, comme le dit le grand philosophe qu’est l’oncle de Spiderman : « Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités. » En l’occurrence, ici, la responsabilité est accablante.

Dans votre livre, vous partez d’un constat qui peut sembler paradoxal : la dégradation de la parole, et de l’espace public dans lequel elle vient s’inscrire, correspond à une prolifération de la parole, à son augmentation en volume, à tous les sens du terme.
En effet, sans raisonner en termes exclusivement économiques, l’inflation implique une dévalorisation. Lorsque Célimène, dans le Misanthrope, met en circulation trop de billets amoureux, elle perd sa valeur. Si on parle de plus en plus, on se parle de moins en moins. La question de l’adresse de la parole se pose. On vit une prolifération de la parole, entre autres parce que le silence est une condition de la véritable parole : si la parole est saturante et saturée, il n’y a plus d’espace, il n’y a plus de possibilité de distinction, il n’y a plus de hiérarchie, et alors tout se vaut dans la parole, le tri est impossible. On parle de plus en plus, sans forcément – on en revient à cette notion d’élaboration – se demander pourquoi on parle ? Que veut-on dire exactement ? Est-ce vraiment ce qu’on voulait dire ? Quelle est l’intention ? Et surtout : à qui parle-t-on ? Est-ce qu’on s’écoute ? Donc, on parle de plus en plus et on se parle de moins en moins. Je pense que ce constat est évident. Sans écoute, si la parole est juste balancée alors elle n’a pas de sens. On est dans une société d’émission, il s’agit d’émettre. Il s’agit de balancer son tweet, son post, sa punchline : « Bien balancé ! », « Bien envoyé ! ». Dès lors qu’il n’y a pas interaction, de retour, de prise en compte, d’écoute, il n’y a pas de société possible : je pense que la société d’émission, c’est la démission de la société. On en revient à cette question de l’espace commun. Comment faire un espace commun ? Cela suppose d’avoir un espace d’écoute, un espace où on peut écouter c’est un espace où on ne parle pas – notamment sur la parole des autres.

Quand l’Oxford English Dictionary a fait entrer « post-truth » dans son édition, il a indiqué que cet adjectif (car c’est bien un adjectif) s’applique à des espaces publics dans lesquels les émotions et les opinions ont pris davantage d’importance… Comme si désormais la parole publique était cantonnée à ces deux registres, comme s’il n’ y avait plus de place pour la relation des faits.
C’est capital, parce qu’on est a priori sur Terre pour rencontrer les autres. Vivre seul est un peu triste. La question de la langue et de la parole comme espaces communs possibles, comme espaces de rencontres possibles est donc essentielle. Or, cela suppose, même si on ne peut pas être d’accord sur tout, même si, évidemment, on peut se mettre d’accord sur des désaccords, qu’il y ait fond commun, un terrain commun. Ce terrain commun, ce que j’appelle la parole juste, nécessite d’admettre que tout n’est pas relatif et dépendant simplement du jugement. « À chacun sa vérité » : si on applique littéralement ce titre de Pirandello et si chacun détient sa vérité, qu’il n’existe plus de vérité, plus d’objectivité, plus de fait, donc plus de commun, et que chacun se retranche dans sa bulle subjective, il n’y a plus de possibilité de rencontres véritables. Plus encore, il n’y a plus de possibilité de réel. Quand Donald Trump affirme : « je vous dirai toujours ce que je crois », et non pas « je vous dirai toujours la vérité », il signifie par là qu’il y a des faits alternatifs. Bien que ce qu’il croit ne soit pas le réel et que le réel soit en contradiction avec ce qu’il dit, c’est ce qu’il dit qui doit primer. On perd alors la possibilité d’un référentiel commun. Aujourd’hui, c’est ce qu’on observe : où sont les espaces communs, à commencer par la parole, la langue, l’Assemblée ? D’ailleurs, on se trompe quand on pense qu’Internet est un espace commun. Internet est un espace où coexistent des bulles qui fonctionnent dans un renvoi au même, ces bulles génèrent une sorte d’effet miroir narcissique par lequel vous serez constamment renvoyé à ce qui vous ressemble. Et la confrontation à la différence, est faite pour choquer, pour provoquer. Dès lors, l’altérité devient impossible. Puisque cette altérité, soit elle incarne ce que vous rejetez, soit elle n’a pas de droit d’existence : « Tu ne penses pas comme moi, donc tu n’existes pas », ou bien « Tu es une menace pour moi ». C’est pour ça que je considère la crise de la parole comme une crise de civilisation, au sens fort du terme, qui remet en cause jusqu’à la possibilité d’une société. On pense que l’expression générale est une solution à l’expression de soi, à l’existence de soi. Moi, je pose la question du commun et du collectif, la plus vieille question politique : comment, à partir du multiple, on fait de l’un ? Comment, à partir du divers, on fait du commun ? C’est la question de Platon : comment arrive-t-on à créer du commun, du collectif ? C’est précisément ce qui est en crise. Je pense que c’est une conséquence de l’individualisme croissant, ce qui permet de comprendre pourquoi cette tendance est ancienne. L’individualisme a une histoire multiséculaire et, en fonction des prismes, on peut faire remonter l’émergence de l’individu à différents moments de l’histoire. On peut la commencer avec Weber et L’Éthique protestante ; on peut la commencer avant, avec le christianisme. Quoi qu’il en soit, c’est une histoire multiséculaire qui s’est accentuée ces dernières décennies et qui aboutit aujourd’hui à une customisation : une annihilation radicale, accompagnée d’une réalité faite sur mesure pour chacun. Avec le métavers, ce sera encore davantage radical puisqu’on ne vivra plus du tout dans le même espace commun. Chacun aura sa propre réalité. Cela pose des questions abyssales. Il ne s’agit pas d’être contre ou pour le métavers ou même d’oublier que ça pourra permettre des soins. La question est celle du sens de l’outil. Il ne s’agit pas de dénigrer les outils en eux-mêmes, les réseaux sociaux ont permis des révolutions, des émancipations, ils nous ont permis d’être ensemble pendant les périodes de confinement et cela est très heureux. On n’est pas comme pendant la grande peste du Moyen Âge, calfeutrés chez nous pendant des années à devoir se raconter des histoires comme Boccace. Il y a des vertus aux réseaux sociaux, mais la question est : dans quel sens utilise-t-on cet outil ? Le problème, c’est qu’il nous entraîne vers un défoulement pulsionnel. Nous sommes devenus les esclaves de nos outils. En plus, ils sont addictifs, c’est-à-dire qu’on a besoin d’eux.

Cela veut-il dire qu’il convient de réinstituer la parole, et pour ce faire de créer de nouvelles institutions, ou de prendre soin de celles déjà existantes ?
Il faut certainement re-sacraliser la parole, retrouver une forme de dignité de la parole, sans doute en la ritualisant, en la sublimant. L’institution est une des possibilités. En effet, l’institution est une manière de passer sur un nouveau plan qui n’est ni individuel, ni pulsionnel – quoique il existe des institutions totalitaires qui sont des machines à violence et à destruction. Mais il n’empêche que, dans les faits, l’institution est censée dépasser les instincts, même si elle peut ensuite les servir. Il faut sans doute des institutions. Mais je pense qu’il faut surtout une élaboration de la parole, une sublimation de la parole. Si les institutions peuvent aider, très bien, si elles ne sont pas elles-mêmes prises dans cette dégradation de la parole. Heureusement, nous sommes loin d’en être à ce stade-là. Mais pour autant, je pense qu’à l’échelle individuelle, il est nécessaire et possible de faire ce travail de revalorisation et de dépassement de soi. J’aime beaucoup ce propos de Gide qu’il faudrait relire : « Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant ». C’est cette dynamique-là : il ne s’agit pas d’aller contre soi, mais il s’agit d’« aller » au sens d’ « être au niveau de soi-même », comme dirait Nietzsche, d’arriver à aller dans ce sens de dépassement. D’ailleurs, Gide était lui-même influencé par ce versant nietzschéen du dépassement. Une parole qui permette de se dépasser individuellement et collectivement se travaille : c’est ce que j’appelle les arts de la parole, je considère que la parole est un fait humain total, qu’elle a différentes dimensions et qu’un des problèmes contemporains tient à la réduction de la parole à l’éloquence, de l’éloquence à la performance et de la performance à l’impact. Ce qui revient à une conception balistique de la parole.

Il est vrai qu’on assiste depuis quelques années à une prolifération des concours d’éloquence. Comme si on pouvait régler la question de la parole à travers ces compétitions, ces joutes…
C’est au pire des cas une mauvaise réponse, voire une réponse contre-productive, si ce n’est destructrice ou du moins partielle. Que la parole soit considérée comme devant être travaillée, que l’éloquence soit encouragée et qu’on puisse amener des gens qui ne savent pas prendre la parole et qui ont des besoins de porter la voix, très bien. Maintenant, quelle est la prise en compte de l’écoute, par exemple, dans ces concours d’éloquence ? Moi, j’ai été à des jurys de concours d’éloquence il y a quelques années et j’ai été frappé par le fait que lorsqu’on posait des questions aux étudiants, leur réponse était une punchline qui n’était pas forcément en rapport avec la question. Il s’agit d’une sorte de retournement un peu humoristique de la parole. Quel était finalement le véritable degré de prise en compte d’écoute, de dialogue et la part du fond ? Évidemment qu’il y a une grande histoire de l’éloquence, qui va de Démosthène, à Simone Veil en passant par Martin Luther King et Churchill. L’éloquence a littéralement fait l’histoire. Il ne s’agit pas de critiquer l’éloquence en tant que telle, mais l’usage de l’éloquence, la réduction de l’éloquence à la punchline, problème contemporain fondateur d’après moi. La punchline cherche l’impact, à impacter l’autre, ce qui suggère une conception instrumentale, militaire et conquérante de la parole. La question est donc la suivante : pourquoi et à quoi sert l’éloquence ? À qui parle-t-on et comment entre-t-on dans cette relation ? C’est pourquoi je considère qu’il y a, au-delà de l’éloquence, au total, sept arts de la parole.

Quels sont-ils ?
J’ai réuni d’une part trois arts qui sont de l’ordre de la création : le théâtre – la parole incarnée –,  le récit – la parole racontée –, la poésie – la parole qui s’invente, la fabrique de la langue. Ensuite, des arts de la transmission : l’éloquence – la parole convaincante, qui a tout à fait sa dignité –, la conférence, que je distingue d’ailleurs de l’éloquence parce que l’objectif n’est pas le même. Il s’agit pour le coup d’enseigner, de donner à apprendre, et non pas d’être dans un rapport de conviction, sauf à croire que transmettre un savoir c’est pareil que partager une conviction, ce qui est, de mon point de vue, différent. Et puis, le troisième type d’art de la parole, l’interaction :  le dialogue et le débat, la parole échangée et la parole confrontée. Je les distingue car beaucoup ont tendance à les confondre aujourd’hui. Le débat est le combat, et le combat est la destruction de l’autre. Là aussi, effet de réductionnisme où en fait, on s’ampute de la part d’humanité à la fois relationnelle et personnelle. Il s’agit de rétablir, comme nous l’avons dit au début de notre discussion, le dialogue et le débat dans leur qualité essentielle. Qu’est-ce que sont le dialogue et le débat aujourd’hui ?  C’est la foire d’empoigne, c’est du pilonnage croisé. Les espaces de véritable dialogue, d’écoute où on sent bien qu’il y a une certaine qualité et que quelque chose se joue, existent heureusement à la radio ou dans certains médias.

Aux antipodes de ce que dans les rédactions des chaînes d’infos en continu on appelle des « pif-paf »…
Oui, bien pire que le ping pong, cette expression renvoie vraiment à la confrontation, au fait d’en coller une à l’autre et de savoir rebondir ensuite. Ces médias cherchent à prendre deux personnes dont les avis sont incompatibles, opposées, et personne n’aura bougé à la fin. C’est au contraire l’art de la parole, sa dimension inventée, racontée, incarnée, etc, qui est intéressante. Et je pense qu’en développant cet art de la parole, on arrive à être l’auteur, l’acteur de sa langue, et ainsi se grandir. Selon moi, c’est la raison pour laquelle la solution est à portée de main. Face à de nombreux médias qui charrient la haine tous les jours, on pourrait se sentir impuissant d’un point de vue de la parole, comme broyé par un rouleau compresseur. Personnellement, je crois aux gens de bonne volonté et je suis frappé, depuis que j’ai lancé cette démarche, de voir le nombre de gens qui me disent que ce travail de déconstruction est fondamental. On ne se parle pas, on ne s’écoute pas. Ce travail commence avec chacune et chacun.

Vous êtes un homme de théâtre, le théâtre est pour vous l’un des arts de la parole. Cela semble relever de l’évidence. Mais la mise en spectacle de tout, et notamment de la politique ne contribue-t-elle pas aussi à la dégradation de la parole que vous observez ? N’y a t-il pas dès lors une forme de contradiction dans l’idée qu’on va résoudre une crise de la parole par le recours au théâtre ?
Non, parce que la société du spectacle a pour envers la civilisation du théâtre et qu’il ne faudrait pas considérer que le spectaculaire c’est le théâtre, c’est plutôt l’inverse. Qu’est-ce que le théâtre ? Un art de la représentation où une parole s’incarne à partir d’un certain geste, d’un certain sens. Le théâtre rassemble des différences dans le présent. Le spectaculaire est un moyen du théâtre et non sa fin, ce n’est qu’une des dimensions possibles du théâtre. Le théâtre de Claude Régy ou de Jean Vilar est le plateau nu, l’inverse du spectaculaire. Je suis l’héritier de la tradition du TNP, où j’étais dramaturge, dans laquelle vous avez l’acteur, le verbe, le texte, le public – Gérard Philipe qui porte Lorenzaccio devant le public d’Avignon, par exemple. Je suis l’héritier de ce théâtre-là d’un côté et du théâtre shakespearien de l’autre. Le théâtre anglais, le théâtre shakespearien est marqué par le célèbre prologue : « Quand vous verrez 4 lances, imaginez 4 000. » L’imagination fera le reste. Ce théâtre va convoquer non pas le spectaculaire mais l’imaginaire, qui va lui-même convoquer le verbe.
Aujourd’hui, alors que nous sommes saturés d’images imposées et je pense que nous avons tout à gagner à penser qu’à travers un art qui est un art de l’incarnation, de l’interprétation où la parole a du sens, qui est un art de l’adresse, un art de l’autre, de la communauté rassemblée, on va pouvoir démonter une époque où règnent le spectral, l’invective, le solipsisme, l’évidement de la langue… Je pense au contraire que le théâtre est un antidote spectaculaire contemporain et qu’on en a bien besoin. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je fais du théâtre. Il représente la pensée qui s’incarne, la philosophie en acte. Comme le dit Hegel, on n’a jamais vu une idée traverser la pièce. Je crois que le théâtre est en devenir parce que c’est l’art le plus archaïque qui soit. Si tout saute, plus d’énergie, plus de télévision, plus de Netflix, plus de réseaux sociaux ni de médias, vous pouvez vous réunir à trois, à la bougie pour faire du théâtre. Il s’agit d’un des arts premiers, dont nous avons besoin, plus que jamais.

Vous venez de le rappeler, vous êtes dramaturge et metteur en scène mais là vous vous apprêtez à ouvrir un lieu, un espace pour reprendre ce mot que vous avez beaucoup utilisé, dédié à la parole, aux arts de la parole, le Centre des arts de la parole. De quoi s’agit-il exactement ?
Le Centre des arts de la parole (Cap) a pour mission de se parler plutôt que de s’entretuer, de se parler pour se relier. C’est donc la conséquence de tout ce qu’on vient d’évoquer. Le Cap est bel et bien un espace, car au-delà d’un lieu, il est un moment. Il a des points d’ancrage, à Aubervilliers, ce qui a du sens : c’est bien un lieu où on vit avec 108 nationalités, en Seine-Saint-Denis, le département où se trouvent les villes les plus pauvres de France, avec tout ce qu’on peut projeter de problématique sur la banlieue et qui est dans le même temps, c’est ce que d’ailleurs le moment des JO montre, un grand réservoir d’énergies et de transformations. La question est de savoir comment on arrive, à partir de ce constat contemporain d’un éclatement de la parole, à proposer des solutions. Le Cap est une solution artistique à un problème citoyen : comment faire pour vivre ensemble ? Comment faire pour se parler, pour s’écouter ? Il s’agit donc d’un espace au sens multiple du terme. Il y a cet ancrage d’une part, qui est au Fort d’Aubervilliers, et il y a une vocation à rayonner sur les différents territoires. Le Cap est nomade et collabore avec un certain nombre de partenaires comme la Cité internationale de la langue française, le Samu social, le Centre national du livre. On cherche une dynamique de fédération. Comment aider dans cette démarche des arts de la parole, des petites paroles qui permettent de se dépasser, de se relier ? Par un maximum de collectifs et d’organisations. De fait, tout collectif ou toute personne qui considère que la parole aujourd’hui est en souffrance, qui considère qu’on a besoin de se dépasser par la parole, de se grandir par la parole et qu’en pratiquant ces arts de la parole on va pouvoir être un peu plus humain, avoir une parole un peu plus juste, pourra aider. Aider c’est aussi dépasser la violence. Comment ? Par la parole revalorisée. Toute personne ou collectif peut s’engager dans cette démarche. Le Cap démarre donc avec cet ancrage et cette volonté de projection. L’équipe formée, qui construit le Cap quotidiennement, à mes côtés, est entre autres constituée d’un conseil de 21 personnes, que j’ai réunies, qui incarnent chacune les dimensions de la parole et des arts de la parole. De Cynthia Fleury, philosophe, jusqu’à Sofiane Zermani, rappeur, en passant par le dramaturge Hakim Bah ou encore Laurence Engel, présidente de la BNF. Ces personnes, par leur parcours, leurs activités, parfois leurs institutions, incarnent les différentes dimensions et les arts de la parole, au sens large.

On trouve aussi Matthieu Potte-Bonneville, philosophe et directeur du développement culturel du Centre Pompidou, sans doute la seule institution culturelle en France dans laquelle existe depuis son origine un département de la parole…

Ce que je salue. Matthieu Potte-Bonneville, qui a aussi imaginé, lorsqu’il était à l’Institut français, La Nuit des idées, devenu un important moment de débats et de dialogues à travers le monde. C’est exactement ce qu’on souhaite faire et se demander : comment faire se parler des gens qui, parfois, ne se parlent pas ? Et ce conseil a vocation à exprimer et à proposer aussi. À travers des initiatives éditoriales, par exemple : avec Anne-Sylvie Bameule, désormais présidente d’Actes Sud, on va développer un partenariat très fort. On a commencé en publiant le Manifeste des arts de la parole début janvier. Le troisième cercle du Cap est cette fédération que j’évoquais, c’est-à-dire des partenaires avec lesquels on travaille dans une logique d’actions concrètes. Par exemple, avec le Samu social, on a développé un programme qui s’appelle « Voix au chapitre », où pendant un an nous avons organisé un atelier continu avec des sans-abri, dans un centre social, et non pas simplement pour leur tendre un micro et leur demander de raconter leur vie tel un voyeurisme mal placé, mais pour les amener à écrire vraiment, et pas qu’au-delà de leur propre vie, à élaborer leur parole. Ce travail d’écriture, qui a été mené par l’art-thérapeute et philosophe Ismaël Jude, a abouti à des séances d’enregistrements et de lectures de leurs propres textes. Il s’agit de donner la parole, de donner la parole en l’élaborant. C’est vraiment pour ça que nous n’avons pas vocation à être un centre d’expression pur, il en existe et ils sont nécessaires car ils donnent la parole à des gens qui ne l’ont pas eue et c’est très bien. Nous n’avons pas non plus vocation à être un centre de l’entre-soi où se gargariser en faisant du théâtre entre gens qui aiment le théâtre. L’objectif est vraiment les arts de la parole au service de ceux qui veulent la déployer. Nos actions vont à chaque fois viser des publics particuliers, avec trois champs d’action. Le premier champ d’action est la création, sous différentes formes, l’une d’entre elles s’appelle « les odyssées de la parole ». Il s’agit, à partir d’une question – par exemple : « comment répondre à la violence ? » – de proposer un parcours d’une journée où l’on expérimente les sept arts la parole. On commence par un conte pour poser le sujet, s’en suit une conférence qui présente certains angles de réponse, puis un débat avec des positions contradictoires. On arrive logiquement à une aporie, comme chez Platon, on s’en sort alors par un poème. Et puis, l’après-midi, il y a des ateliers d’art oratoire par groupe de douze-quinze pour donner aux participants les outils pour répondre à la question. Ensuite, il y a un spectacle avec deux pièces de théâtre comiques courtes pour le public, pour voir comment, par l’humour, par l’incarnation, il y a un pas de côté possible. Pour finir, il y a un dialogue pour ensemble, avec le public, échanger : « Alors quel art de la parole résonne pour vous. Pourquoi ? » L’objectif est de faire toucher du doigt, de faire expérimenter cet art de la parole. Ce sera créé à la Cité internationale de la langue française, avec laquelle nous sommes partenaires. C’est la première odyssée, dont l’idée centrale est de faire du moment théâtral spectaculaire un moment où l’on va pouvoir s’éveiller, expérimenter. Il s’agit d’un des exemples de création. Un autre exemple, c’est le festival « Pour une écologie de la parole », porté par la comédienne et dramaturge Jana Bourquin, qui va explorer ce que signifie une parole qui n’est pas toxique pendant quatre jours : que veut dire prendre au sérieux le concept d’écologie de la parole ? qu’est-ce que ça veut dire dans l’environnement dans lequel on se déploie ? qu’est-ce que ça suppose ? Avec ateliers, spectacles, débats, ateliers professionnels, etc. Voilà deux exemples parmi d’autres des créations. Il y a un deuxième volet qui est celui des publications. Le manifeste en est le premier exemple en termes de livre. Il y aura aussi une revue, qui va s’appeler Champ de parole, évoquant la recherche sur l’état de la parole et sur les arts de la parole, avec des contributions des différents arts et acteurs. Et puis, une chaîne de podcasts, qu’on va lancer à partir de l’automne prochain, où on reprendra ce principe des sept arts de la parole, et cette fois-ci, avec l’idée de prendre des porte-parole qui puissent s’adresser au plus grand nombre. L’humoriste Haroun, qui, pour moi, a un rapport à l’humour qui n’est pas le sarcasme de l’exclusion mais relève au contraire d’une intelligence inclusive, animera, par exemple, un débat sur l’éloquence. On va également travailler avec le rappeur Oxmo Puccino. Nous allons nous appuyer sur des porte-parole qui vont s’emparer des thématiques. Enfin, le troisième volet, qui est très important pour nous, consiste en des formations et plus globalement, de la transmission. Transmission avec un volet éducation, parce qu’il faut transmettre les arts de la parole. Il faudrait que les arts de la parole soient transmis au collège et au lycée et pas simplement faire l’objet d’un grand oral du bac dans lequel on est parachuté six mois avant et où tout le monde est tétanisé.

Il est vrai que nous vivons dans un pays où l’oralité n’a jamais été tellement mise en valeur, en particulier dans le système éducatif. Et ce grand oral du bac est récemment apparu comme une prise en compte maladroite et tardive de ce problème.
C’est très juste. On est dans une filiation à la fois de la représentation (société de cour, etc.) et de l’écrit dans le système scolaire, si bien que dès qu’on veut interroger quelqu’un au tableau, tout le monde est tétanisé. Les trois quarts des Français souffrent de glossophobie. Les gens ont peur de prendre la parole en public. C’est gigantesque. Trois quarts. C’est quelque chose de très profond, les gens ont peur de se faire ridiculiser. Et je ne parle pas de la prise de parole sur les réseaux sociaux, où pour le coup, c’est désincarné, ce n’est pas dans le face à face. En Angleterre, à l’école primaire, vous apprenez, l’après-midi, à jouer Shakespeare. Cela veut dire qu’à sept ans, vous avez joué Le Roi Lear. Vous avez donc une infusion de la parole vivante qui permet d’aider dès le début. Si vous regardez du côté des Américains, on leur apprend à prendre la parole pour un oui, pour un non. Parfois ils n’ont rien à dire, mais ils le disent très bien parce qu’ils n’ont surtout pas peur de le dire. Alors que nous, Français, nous sommes des maîtres de la dissertation et de l’art de construire la pensée. Esprit cartésien et tout ce que vous voulez, c’est très bien. Mais la question du verbe, de la prise de parole, est plus compliquée. Et elle a désormais tendance à être réduite à sa version efficace, c’est-à-dire le clash et la punchline, qui sont pour moi de l’éloquence de bas étage. C’est triste et finit par produire des bras d’honneur à l’Assemblée.

NDLR – Il faut voir comme on se parle. Manifeste pour les arts de la parole de Gérald Garruti a paru en janvier (Actes Sud).


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC