Cinéma

Martin Jauvat : « Le Grand Paris est un au-delà de la métropole, presque un nouveau monde »

Critique

Sublimer l’ennui et le quotidien d’une jeunesse périurbaine en attente de mouvements, voilà le défi que Martin Jauvat, jeune réalisateur français originaire de Chelles, relève avec brio depuis plusieurs années. Après les courts-métrages Le Sang de la veine, Ville éternelle et Mozeb, Martin Jauvat signe un premier long format grand écran pour le Grand Pari(s) d’une carrière prometteuse au cœur d’un renouvellement du cinéma de genre.

Grand Paris ! Le titre claque comme un étendard pour un film qui n’a de « petit » que son échelle de production. Bien qu’assez éloigné des « symphonies d’une grande ville », genre phare du cinéma d’il y a un siècle, ce premier long-métrage de Martin Jauvat se permet, à sa manière buissonnière et potache, de remodeler les formes urbaines de son temps à l’aune de l’imaginaire cinématographique. Cette drolatique épopée picaresque de deux vingtenaires en survêtement fluo, ayant trouvé un mystérieux vestige archéologique sur le chantier du Grand Paris Express, entremêle avec joie la comédie post-adolescente (tendance glande et vannes foireuses), le road-trip à portée de Pass Navigo et la science-fiction bricolée et poétique. L’air de rien, le film saisit un état de la grande couronne parisienne, dans l’attente d’une hypothétique transformation espérée avec l’arrivée de ce nouveau métro. Comment passer d’une urbanité « en chantier » à « enchantée » ? La réponse de Martin Jauvat invite à aller explorer derrière les palissades, à se perdre dans cet entre-deux péri-urbain comme à se raconter des histoires sur les drôles de monuments qui jalonnent cet horizon (la tour TDF de Romainville, la pyramide à degrés du lac de Cergy et les inénarrables sculptures de ronds-points).

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S’il s’agit d’un premier long-métrage, Grand Paris marque aussi l’aboutissement d’une démarche entamée dans des courts-métrages précédents (dont Le Sang de la veine et Ville éternelle de Garance Kim, coécrit et interprété par Martin Jauvat sont visibles en ligne), qui tous entremêlent, sur des registres différents (du fantastique « lynchien » à la comédie romantique), les espoirs et désillusions de la jeunesse avec l’exploration de ce territoire entre banlieue, infrastructures de transports et ruralité. JL

Grand Paris prolonge un précédent court-métrage Grand Paris Express (2021). Comment est venue l’envie d’un long ?
J’ai écrit une première version de Grand Paris en 2019, pour un moyen-métrage. Le temps qu’on le mette en financement, j’ai continué à écrire et c’est devenu une version avec plus d’aventures et de personnages. On a mis un peu de temps à avoir une subvention, mais l’argent était pour un court-métrage. Moi, je voulais tourner un long. Mon producteur, Emmanuel Chaumet m’a dit : « écoute, on va faire le court et le long, et on va donner le court à Arte. Après, on va monter le long et on va voir ce qui se passe derrière. » On a mis un peu de temps au montage, et on a fini par enclencher pile pour la sélection de l’Acid à Cannes 2022. Derrière, on a pu faire un peu de festivals.

Tout a été tourné en même temps ou est-ce qu’il y a eu deux tournages ?
Tout a été tourné en même temps. J’ai écrit et tourné le long, et dedans, j’ai coupé un court. Dans ma tête, j’avais des séquences qui me permettaient de faire le pont entre l’histoire du long et celle du court. Le court-métrage est beaucoup plus abrupt. J’ai senti assez vite que le long allait être court [1 heure 11] et que le court allait être long [32 minutes]. (rires). Ce que j’aime, c’est le mélange des genres et dans le court, on est un peu plus monolithique. Pour moi, la vraie différence, c’est un truc de ton et d’approche. C’est la musique ! Dans le court, elle est hyper premier degré, rap, musique urbaine. Dans le long, on a pris du recul et on est allé chercher des références inattendues, qui donnent une couleur différente et beaucoup de valeur ajoutée au film. C’est surtout ça qui me manque dans le court.

Tu aimes bien l’inattendu, de manière générale ?
À fond. Ce n’est pas seulement une posture pour faire mon intéressant. Je n’aime pas Buffet froid de Bertrand Blier, parce que l’inattendu devient un système, et quand ça devient un système, ce n’est plus inattendu. J’ai une angoisse existentielle devant l’ennui, et je déteste m’ennuyer, et encore plus au cinéma. Le cinéma qui m’intéresse le plus, c’est celui qui me surprend et qui mélange les genres. Les deux films que je préfère de ces dernières années, c’est Once Upon a time… in Hollywood et Nope. Je ne sais pas où je vais. Je crois quelque chose. J’ai l’impression de devancer et finalement non ! C’est ce qui me plait le plus !
Les Bonnes femmes de Claude Chabrol, je m’attendais à un type de film et c’est complètement autre chose. History of Violence, aussi ! Ça, ce sont les films qui me plaisent !

Les héros de tes films sont des personnages qui s’ennuient, mais qui trouvent toujours des moyens de le tromper par la poésie ou l’humour.
Dans tous mes films, il y a ça !

Est-ce que l’ennui n’est pas quand même un passage obligé pour parvenir à l’inattendu ?
C’est un espace où tu es forcé, où tu te retrouves face à toi-même. En ce moment, j’ai un peu de mal à bosser. Mon producteur et ma copine m’ont dit que c’était peut-être parce que je m’ennuyais moins : « Tu n’habites plus à Chelles. Tu n’es plus en train de galérer, et donc tu n’as plus besoin d’écrire vraiment parce que tu as autre chose à faire. » C’est intéressant parce que ça dit pourquoi j’écris. Mes personnages cherchent un truc, que moi-même, je cherche aussi.
Les Vacances à Chelles, mon deuxième court-métrage [2019] c’est une mise en abyme. L’été où je le tourne, je suis vraiment chez moi, à rien foutre, dans le jardin, dans la piscine, à galérer et je fais aussi le film pour tromper l’ennui.

Les villes nouvelles ont été beaucoup filmées dans les années 1970, comme lieu de l’absurde, dans Buffet froid ou Série noire d’Alain Corneau. Tu as tourné à Cergy, que Rohmer a filmé dans L’amie de mon amie (1987) sous l’angle de la vie quotidienne. Le cinéma ne s’est plus intéressé à ces lieux pendant des années, jusqu’à récemment avec Guillaume Brac (L’île au trésor en 2018) ou Céline Sciamma (Petite Maman en 2021), mais avec un tout autre regard, plus poétique.
Guillaume Brac, on m’en parle souvent mais je n’ai pas vu ses films. Quand j’ai débarqué à Cergy, je n’avais pas vu non plus les films de Rohmer, mais j’ai halluciné. Je ne savais pas que ça existait. Pour moi, cet imaginaire-là et ces paysages-là existent aujourd’hui dans les clips de rap, pas dans le cinéma. Ces endroits-là, je les ai vus parce que des rappeurs connus, ou pas, sont partis tourner dans des décors un peu bizarres. Où est-ce qu’ils ont tourné ça ? En banlieue parisienne ! C’est dingue ! Pour moi, c’est plus le rap que le cinéma qui met en valeur ces endroits de l’Île-de-France aujourd’hui. J’habite à côté des espaces d’Abraxas à Noisy-le-Grand qui est un endroit dingue. Je le connaissais par le cinéma, mais je ne savais même pas que c’était à dix minutes porte à porte de chez moi. Il y a plein d’endroits que j’ai découverts en travaillant sur le scénario de Grand Paris. À partir du moment où j’ai décidé d’aller tutoyer le film d’aventure, ça m’a ouvert plein d’espaces. On a commencé à faire de l’urbex pour préparer le film. On a vécu des vraies aventures pendant la préparation.

Mais je n’avais jamais vu ces paysages au cinéma. Maintenant, quand on me dit que c’est la cinquième fois que Cergy est filmé cette année, je me sens un peu bête. En même temps, ça collait totalement avec cette quête-là, surtout pour les pyramides. Quand j’ai vu la pyramide dans la base de loisirs, j’étais comme un dingue. Rohmer ne la filme pas tellement. Il filme l’axe majeur et surtout le lac. La pyramide sur le lac de Cergy, c’est comme le dit Aurélien Bellanger dans son texte pour le dossier de presse, une « nouvelle archéologie ». J’ai adoré son texte. Quand je l’ai lu, j’étais « oh » ! Je l’ai relu direct ! Je l’ai lu à voix haute à ma copine. J’étais comme un fou. Je suis fan absolu. J’ai aussi lu son roman Le Grand Paris avant de faire mon film. Je ne sais pas si ça m’a inspiré, peut-être un petit peu quand même. Et je l’ai rencontré aussi ! C’est quelqu’un d’incroyable !

Les approches sont très différentes. Le roman est très documenté et a une ambition balzacienne d’un roman sur la société de son temps, et sur le sarkozysme. Mais les œuvres se répondent très bien. Qu’est-ce que vous avez trouvé à vous dire ?
Mon approche reste super simple. J’aime le cinéma de genre. J’aime bien dessiner un état des lieux de la société, mais l’air de rien. Lui, c’est vraiment sa préoccupation profonde. Son geste est très ambitieux. De mon côté, j’aime la simplicité. Je ne me sentirais pas trop à l’aise de raconter une histoire qui n’est pas la mienne. Je n’arrive pas trop à me projeter. Comme comédien, je ne me vois pas trop jouer des rôles. J’aime bien être juste moi-même. Je suis aussi turlupiné par toutes les questions de « aujourd’hui, qui prend la parole, qui raconte quoi. » Je suis d’une génération qui se pose plein de questions. Je suis sensible à la question de l’appropriation culturelle, savoir qui parle, avec quelle légitimité. En toute simplicité, je me suis dit que raconter mon histoire déjà, c’était pas mal. Je raconte simplement mes galères aux arrêts de bus avec mes potes. On ne sait pas quoi faire. On ne sait pas où aller. On n’a pas de meuf. On boit des coups. On se bourre la gueule et puis on rentre se coucher. Et on s’ennuie à mort. Parfois, il y en a un qui déprime un peu sur la route. Des trucs que j’ai vécus et que je continue de vivre, parce que le Covid-19, ça nous a remis un coup dans la gueule. Moi encore, je commence à être un vieux, maintenant. Je bosse dans des lycées, et je vois que les jeunes générations traversent exactement les mêmes problèmes, mais se les mangent encore plus durement dans la gueule. C’est pour ça que mes films sont un peu d’actualité !

Dans ton premier court-métrage Mozeb, le rapport à l’absurde était très volontariste. Au fur et à mesure de tes films, il est de plus en plus naturel, avec de belles envolées fantastiques, à tel point que l’on se demande si ce n’est pas le monde qui est devenu totalement absurde.
Au début, je plaque l’absurde sur le monde. Maintenant, il surgit du quotidien. Je fais ressortir l’absurde du monde réel, et ça devient du comique de situation. Quand j’écris Mozeb, j’ai 19 ans et j’adore Twin Peaks ou Inherent Vice. C’est très adolescent ma façon de faire. En discutant avec mon cousin, il me dit : « tu as des super personnages, un super décor, des super situations, arrête de te cacher derrière l’absurde, arrête de te cacher derrière le fantastique. Tu n’en as pas besoin. Tout ce que tu as fonctionne. Fais-leur juste confiance ! » Pour le film que je suis en train d’écrire, je fais encore moins recours au fantastique. La question, c’est encore plus comment s’en sortir, se débattre dans le monde dans lequel on vit. Essayer de trouver des solutions dans notre vie de tous les jours nous met déjà dans tellement de situations absurdes. Une journée normale est déjà tellement absurde que je n’ai pas besoin d’inventer des extra-terrestres. Après, je n’ai eu aucune formation de scénariste. Je suis assez cinéphile, mais je ne suis pas non plus une encyclopédie. Ça s’affine au fil de mes expériences et de mes lectures. Plus je pratique, plus je vois ce qui fonctionne et ce qui fonctionne moins. J’ai l’impression de progresser à chaque film, parce que ma seule formation, c’est l’expérience.

Ton film est très influencé par le cinéma de genre, aussi bien le teen-movie que la science-fiction. En France, il y a un discours un peu tarte à la crème sur le « cinéma de genre », qu’on opposerait forcément au « cinéma d’auteur ». Or, Grand Paris montre que cette dichotomie n’a pas lieu d’être. On peut reprendre les codes du genre, s’en amuser tout en restant très proche de ses expériences personnelles.
Pour moi, les deux approches sont intrinsèquement liées. Moi-même, la façon dont je vois le monde est influencée par les films que j’ai vus et les histoires que je me raconte. Je ne pourrais pas raconter ma vie sans passer par le film de genre. Je ne me suis pas du tout posé la question en termes de débat, mais je suis content que tu remarques qu’il n’y a pas de frontière.  Sans tirer sur les collègues, je ne suis pas un grand fan de la façon dont on pense le cinéma de genre en France. Les grands exemples récents, comme Grave de Julia Ducournau, que tout le monde adore, moi, ce n’est pas un film qui me touche. Je trouve l’image grise et terne. Pourtant, j’aime la démarche. J’aime l’idée de faire ça. En fait, je me méfie peut-être de mes goûts. Je l’ai vu, à sa sortie, à un moment où moi-même j’aspirais à devenir cinéaste. Quand quelque chose est un peu trop proche de moi, j’ai tendance soit à l’adorer, soit à le rejeter en bloc. C’est pareil avec Quentin Dupieux. On me parle souvent de lui. Je réponds que je ne suis pas trop fan, mais peut-être parce que je suis dans une filiation que je n’assume pas totalement. Peut-être qu’il faudrait que je revoie Grave. Tout le monde me dit que c’est bien, en plus ! Pour moi, le grand film de genre récent, c’est Nope, mais tout le monde n’est pas d’accord !

Le film est aussi un répertoire des lieux du périurbain : la petite gare de RER, la ville nouvelle, les piliers qui soutiennent les voies TGV, les échangeurs. Est-ce que tu pars des lieux ? Ou tu imagines une situation et tu vas ensuite chercher les lieux qui correspondent ?
Ça va dans les deux sens. Ma chance, c’est que je n’ai pas le permis ! J’ai donc passé énormément de temps dans les transports en commun depuis mes 17 ans, depuis que j’ai commencé mes études en dehors de Chelles. J’ai passé tellement de temps à m’ennuyer, que sans le savoir, je commençais déjà à faire des repérages, même si je ne pensais pas encore à faire des films. Je n’avais même pas le désir de devenir réalisateur à ce moment-là, mais je prenais des photos et des vidéos des endroits qui me semblaient beaux en Île-de-France, par pur goût esthétique. Au bout d’un moment, ça a donné des envies de scènes et de cinéma.  À l’inverse, quand je me suis mis à écrire, j’ai aussi fait la démarche de chercher des décors qui pourraient apporter quelque chose en plus. Par exemple, je ne connaissais pas les tunnels où les héros s’égarent dans la deuxième moitié du film. À la base, je pensais à un lieu pas très loin de chez moi, mais qui a été rasé avant le tournage : les plages de Gournay. Une discothèque un peu connue où Claude François a donné des concerts en bord de Marne. C’était devenu un endroit abandonné un peu flippant, avec une piscine vide. Finalement, ça a été rasé et ils ont construit un lotissement dégueulasse à la place. Je me suis pris moi-même au jeu de découvrir des nouveaux endroits, qui pourraient nourrir l’écriture. En même temps, l’écriture me mettait dans une recherche. Ce sont des vases communicants.

Je suis toujours gêné quand un film se passe en banlieue, sans qu’on ne sache dans quelle ville ou quel quartier. C’est juste un concept de banlieue anonyme. Pour moi, à l’inverse, c’était très important de revenir donner une identité, une personnalité à des villes qui sont juste considérées comme un décor de cinéma. En tant que banlieusard, je suis très fier de la ville d’où je viens, de mon quartier. Quand je rencontre des mecs du 7-8, ils sont très fiers de leur ville, de leur département. Il y a vraiment une revendication. Encore une fois, c’est ce que font les rappeurs. Ils mettent très en avant leur quartier, et même leurs bâtiments. Je ressens la même chose, mais je l’exprime dans un genre différent, dans le cinéma. Dans une autre vie, j’aurais peut-être voulu être rappeur. Mais comme je viens d’un quartier très pavillonnaire, je ne me serais peut-être pas senti à ma place.  En arrivant à Paris, je me suis vraiment senti comme un villageois, un « débilos », et puis je me suis rendu compte que ma ville était super pour plein de trucs. Il y avait plein d’endroits beaux. On s’y sentait bien. Les bords de Marne, c’était sympa. Plein de Parisiens venaient l’été. J’avais le droit d’être fier de venir de là. C’est pour cela que très tôt, j’ai décidé de la mettre en avant comme territoire et comme décor avec une personnalité forte. Et aussi de la transfigurer. À partir du moment où tu la filmes, tu as le droit de transformer un peu la réalité et de la mettre en valeur comme tu l’entends. Quand je la filme, j’applique un filtre qui est plutôt positif. Ça, je l’ai décidé dès mes premiers courts-métrages. À la fin, on trouve que c’est sympa les vacances à Chelles. J’essaye de me convaincre que ce n’est pas si honteux ou négatif de venir de cette ville-là. C’est ma démarche depuis 2017. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est un peu à la mode la banlieue parisienne.

Souvent, les films de banlieue ne sortent pas d’un périmètre donné. Les Misérables montre très bien les forces en présence dans les cités de Montfermeil, par exemple. De ton côté, tu pars de ton ancrage local, mais le territoire de Grand Paris est très étendu.
Rien que le titre est programmatique ! Quand on me demande pourquoi ça s’appelle Grand Paris, je réponds que je voulais montrer toute l’Île-de-France. Le terme « Grand Paris », ça me fait penser à un au-delà de la métropole, presque un nouveau monde. Il faut prendre ce territoire-là pour en faire un espace de film d’aventure. La banlieue, c’est une pluralité incroyable d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre et ça m’a paru souvent mal retranscrit par le cinéma. Avec la forme du road-trip et du film d’aventure, j’avais envie de brasser et de montrer toute cette richesse-là, et de sortir du cliché du film très territorialisé, souvent autour d’une barre d’immeuble. Je voulais montrer que le Grand Paris, c’était aussi des quartiers pavillonnaires, aussi des champs, aussi des monuments d’une nouvelle Antiquité rétro-futuriste. Après, j’aurais pu aller encore plus loin. J’étais aussi très limité par les moyens et le temps. On n’a eu que 18 jours de tournage dans 52 décors, et j’avais 24 ans quand je l’ai fait. Je trouve qu’on s’est bien débrouillé au montage. J’aime encore beaucoup le film aujourd’hui alors qu’on l’a tourné il y a trois ans. Ce n’est pas évident de continuer. Il bénéficie beaucoup de sa fraîcheur, de sa façon de tourner en cinéma-guérilla sans autorisation. Si on avait pu bloquer les rues et faire un truc un peu plus spielberguien, finalement, ça l’aurait desservi. Peut-être que j’ai aussi un petit syndrome de Stockholm et que je répète ce que dit mon producteur pour que je continue à faire des films qui coûtent que dalle. Mais j’ai l’impression que ça me convient bien, ce truc-là.

La difficulté avec le Grand Paris, c’est de se représenter sa forme et ses limites.
Je pense en termes de terminus. Tant qu’il y a le métro, c’est encore Paris. Montreuil, c’est encore Paris. À la fin du RER, on est à la fin de la Grande Couronne. Et à la fin du Transilien, on est à la fin du Grand Paris. Mais je ne suis pas du tout un urbaniste. Ma ville, c’est le terminus du RER E, qui est la dernière ligne du RER. C’est aussi le premier arrêt du Transilien. C’est à la fois le terminus et le premier arrêt. J’ai aussi cette espèce de bizarrerie d’avoir passé toute ma vie dans un sas, le sas vers le périurbain. Dans ma ville, on est dans le 77 mais en face, c’est le 93. Quand j’étais à Clermont-Ferrand [pour le festival de court-métrage], j’ai failli me battre avec un mec qui me reprochait de ne pas être un vrai mec du 7-7. « Dans tes interviews, tu dis que tu représentes le 7-7 alors que non. » Il n’avait vu aucun de mes films ! Et il était là à me dire : « Moi, je viens de Montereau, ça c’est le vrai 7-7, tu n’y connais rien ! » Si à l’inverse, je vais voir un mec de Saint-Denis en lui disant que je viens du 9-3, il va me répondre : « tu te fous de ma gueule, il y a des champs chez toi ! ». J’ai toujours eu le cul entre deux chaises. C’est aussi ça qui m’a donné la volonté d’aller chercher au-delà du cliché, pour savoir aussi qui je suis. Est-ce que je suis un banlieusard ? Est-ce que je suis un bobo ? Est-ce que je suis de la classe moyenne ? Est-ce que je suis de la classe populaire ? Je n’en sais rien. Il y a un autre élément autobiographique dans le film. Mon père est né en Algérie. Jusqu’à mes 15 ans, je me demandais si j’étais Algérien. Je ne comprenais rien à ce truc de l’Algérie française.

Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on doit tout de suite savoir dans quel groupe social on est, qu’est-ce qu’on revendique, qu’est-ce qu’on est, qu’est-ce qu’on n’est pas. Moi, j’ai toujours eu du mal. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à me débarquer, mais ça me donne une espèce d’ouverture, un truc un peu flex. Je suis un peu souple. J’adore me balader pour aller chercher des choses. Je n’ai toujours pas le permis. Encore aujourd’hui, je passe encore beaucoup de temps dans les transports en commun. Je suis très marqué par le fait que mon père ait passé, toute sa vie, 3 heures et demie par jour dans le RER. Je suis fasciné par cette idée qu’on sacrifie je ne sais combien de pourcentage de notre existence dans des RER blindés, où on est totalement dépendant des horaires de la RATP ou des annulations de trains. Ça marque tellement notre rapport au monde et au temps. Quand j’écris, je suis toujours fasciné par cette idée, qui est presque pascalienne : comment tu remplis ton existence, comment tu occupes le temps d’une journée et comment tu combats l’ennui et l’idée que tout est vain. Bon, après moi, je veux faire des comédies. Mais mon prochain film parle encore beaucoup de ça, la difficulté à se déplacer dans le Grand Paris, dans la métropole en mouvement, et des individus qui se retrouvent perdus dans un truc immense qui les dépasse et qu’ils n’arrivent pas à conceptualiser, et qui s’en fout d’eux, en fait.

Mais j’ai envie de raconter des histoires différentes et aussi de faire référence à des genres de cinéma différents. J’ai des grosses envies de films policiers, de films d’action. Mes envies de film correspondent aussi à mes goûts de cinéma et à ce qui m’a bercé. Encore une fois, quand on était petit, on regardait Indiana Jones – c’est mon film préféré – Rush Hour, les films de Spielberg. Mon père avait plein de DVD qu’il achetait chez Cdiscount à 20 centimes, et on se mettait en bas de la maison pour regarder des films d’action et c’est ça ma cinéphilie. Ça ne m’a pas empêché plus tard de voir et d’adorer les films de Weerasethakul. Ou les films de Bruno Dumont, dont je suis assez fan pour son rapport au territoire. Le premier que j’ai vu de lui, c’est P’tit Quinquin. Ensuite, j’ai vu ses films plus sérieux, comme Hors Satan, ce qui crée encore un décalage. Le film qui a tout changé dans ma vie, c’est Fight Club que j’ai découvert à 15 ans. Le monde a explosé, comme quand j’ai découvert Kubrick avec Orange Mécanique. Ce sont des cinéastes très control freak alors que je suis dans le lâcher prise et de simplicité.
Si dans ma vie, j’arrive à faire des films qui rendent les gens heureux et qui changent la vision de la banlieue parisienne, qui en donne une image moins clivante, j’aurais fait un truc de fou, à ma modeste place de clown. Ma démarche, c’est de filmer la banlieue parisienne comme une bande dessinée. Je reste avec cette boussole-là. Ça se ressent dans la direction artistique, mais aussi dans la bienveillance de tous mes personnages. Dans mon film, il n’y pas de méchants, des gens peut-être bizarres mais attachants et affectueux. J’adore des films comme Taste of Tea de Katsuhito Ishii ou Moonrise Kingdom de Wes Anderson, des films que j’ai toujours envie de revoir, qui sont à la fois des madeleines et des utopies. Je suis un peu utopiste, moi ! J’essaye de ne pas être cynique, ce que je peux reprocher aux films de Dupieux. Si tu fais la démarche de te battre pour financer et donner au monde une œuvre d’art, j’essaye de faire passer plus de trucs positifs que négatifs. On en a besoin dans la société.

En remontant plus loin, on peut rattacher le film à un genre littéraire de la dérive urbaine. Baudelaire dans Le Spleen de Paris évoquait aussi les chantiers d’Haussmann et la transformation de la ville.
Baudelaire, à fond ! J’ai pas mal bossé dessus. Cette poésie du chantier, de l’inachevé, ça me plait. Quand j’étais en licence de cinéma, des études très théoriques, mon cours préféré était un cours de littérature. J’ai redécouvert Baudelaire à ce moment-là, quand j’étais obsédé par PNL. Je voyais une filiation entre PNL et Baudelaire. Il y avait ce truc de contempler la métropole, d’en être exclu, avec un rapport très matérialiste à la ville. Je me suis beaucoup identifié à ce personnage qui traverse la métropole en chantier. Lui parle des faubourgs, parce que la banlieue c’est encore vague à cette époque-là. Cette façon de faire de la sociologie sous la forme d’un conte, ça me parlait énormément aussi !
Le concept du spleen me fascinait et d’ailleurs, la mélancolie arrive à la fin de mon film, ce qu’on me reproche parfois. Pour lui, la ville est aussi l’absolue de la beauté, ce que je ressens aussi. Il n’y a rien de plus beau qu’un bâtiment un peu bizarre, comme un résidu de l’utilitarisme. Il y a des reliquats qui traînent et qui créent une poésie totalement inattendue, qui n’a rien à foutre là, mais qui existe quand même. Pour une interview d’Arte, je les ai emmenés dans un quartier pavillonnaire pas loin de chez moi. Il y a une petite arche au bord d’un lotissement. Cette arche, c’est le cœur de mon rapport à la vie. Pourquoi est-elle là, alors qu’elle n’a aucune utilité ? C’est ça qui me fascine.

Le moteur du film, c’est de chercher le merveilleux là où il ne devrait pas être. Il y a toujours une grande présence de la nature. Dans la scène où les héros découvrent l’artefact sur le chantier, ils remarquent avant tout les nénuphars, comme chez les impressionnistes.
À Chelles, tu es coincé entre la cité-BFM TV et la nature qui s’ouvre, les bords de Seine, les grands champs. On peut s’évader en deux minutes mais il y a toujours quelque chose qui te retient dans ton quartier.

Le projet du Grand Paris est avant tout un projet de transports.
Mes films tournent autour de l’impossibilité de se déplacer et la solution que tu trouves comme pulsion de vie, qui dépasse le bon vouloir de la RATP. Le Grand Paris Express nous promet un mouvement illimité, mais je suis assez sceptique. Je ne suis pas sûr que ça résolve tous les problèmes et les limites. Dans dix ans, s’il fonctionne bien, à quoi ça va me servir ? Si je peux faire des films, ok. Mais tous mes potes qui habitent à Chelles, qui font leur formation à Chelles, qui taffent à Chelles, qui achètent un appartement à crédit à Chelles. Est-ce que le Grand Paris Express va changer leur vie ? Je ne pense pas.
J’ai passé 26 ans dans la même maison. Mes parents n’ont jamais déménagé. J’aurais pu partir, faire autre chose, mais je n’y arrive pas. C’est vraiment une prison qui est aussi mentale. Le Grand Paris Express, on me vend un rêve. J’ai l’impression de voir une pub pour aller aux Seychelles. Finalement, ça va transfigurer quoi ? Seulement les lieux que je connais déjà. Ça ne va pas changer grand-chose pour moi. J’aime bien le fait qu’un nouveau monde va advenir, même si moi, au fond, je n’y crois pas du tout. J’aime bien cette promesse-là.

La scène de la découverte de l’artefact est renforcée par le vacarme de l’arrivée d’un TGV au-dessus d’eux. Est-ce que c’est capté au tournage ?
Je l’avais écrit. Mon idée, c’était qu’Indiana Jones soit dérangé par un Oui-Go. C’est vraiment le décalage que je voulais travailler. Et c’est vrai que c’est très graphique : les lignes du pont, les couleurs qui se reflètent. Mais à cause des délais de tournage, nous sommes revenus plus tard pour tourner les plans de coupe sur le train, et on a attendu longtemps.

Il y a une enfilade de cercles rouges sur les piles du pont. On se demande si c’est une intervention d’artiste, alors que c’est un endroit où personne ne peut regarder.
Le lieu est interdit d’accès. J’étais plus gêné par les tags, trop connotés, alors que les cercles rouges, c’est très mystérieux. Mais je ne pense pas que ce soit artistique. Si j’ai bien compris, ça sert pour des mesures : je ne sais plus si c’est pour le poids des ponts ou les vitesses des trains. J’ai mis du temps à trouver ce décor. Il me fallait la dimension aquatique. Quand il plonge sa main au fond de l’eau, pour récupérer l’artefact, le plan est une reprise de celui de l’anneau dans Le Seigneur des Anneaux. On l’a tourné après, parce qu’on a senti qu’il manquait un truc. On a mis deux jours à le tourner, dans un aquarium. Quand on n’a pas beaucoup de moyens, il faut repartir son argent et ses efforts sur quelques moments clefs qui accrochent la croyance du spectateur. Ce plan et ce décor, c’était vraiment ça. En plaisantant, je dis que je voulais faire « Indiana Jones et les aventuriers du RER perdu ». Peut-être pour racheter ma vie ennuyeuse.

Est-ce que tu aimes bien jouer avec l’image ? Il y a parfois un côté Instagram dans les prises de vues. Est-ce qu’il n’y a pas un peu de second degré ?
C’est très saturé avec des couleurs vives qui ressortent. Je ne veux pas du tout une image réaliste. Mon idée, c’est d’être transporté dans une bande dessinée plutôt que de faussement séduire les spectateurs. Je travaille avec un étalonneur, Yannig Willmann, qui m’a beaucoup apporté. Il avait travaillé sur Diamond Island, la première fiction de Davy Chou. Son idée, c’était de filmer les rêves et les illusions de ses personnages. Ils arrivent pour travailler dans cette nouvelle ville, vivent dans des conditions assez miséreuses, mais ils voient les nouveaux bâtiments et quartiers de Phnom Penh comme Disneyland. J’avais envie de faire pareil. Mes personnages sont dans un délire tellement enfantin, tellement positif, tellement ouvert sur le monde qu’ils voient la banlieue qui les entoure comme Disneyland. Ces filtres, c’était cette idée-là. Il y a pas mal de second degré dans mes films, mais je ne suis pas cynique dans ma façon de filmer la banlieue. J’ai vraiment envie de la réenchanter.

Est-ce que ce n’est pas une façon de montrer comment les images des réseaux sociaux retravaillent notre vision du monde ? Le sang de la veine, ton précédent court-métrage montrait aussi l’écart entre un date Tinder et une vraie rencontre sentimentale.
Ça, je ne l’ai pas conscientisé, mais c’est sûr que les réseaux sociaux marquent ma façon de voir le monde. Il y a un côté documentaire sur la façon dont parle la jeunesse en grande couronne, comment les différents niveaux de langage s’entremêlent. J’ai retranscrit la façon dont je parle avec mes potes de Chelles. J’ai laissé à Mahamadou [Sangaré] la liberté de parler comme il parle avec ses potes de Bobigny, qui est déjà différente. J’ai laissé ces différentes strates de langage, même si le film risque de mal vieillir. Je n’aime pas quand des scénaristes chevronnés obligent des acteurs amateurs à parler de telle façon. J’aime bien que dans un cinéma un peu décalé, les personnages parlent de façon réaliste et même triviale, même dans des dialogues qui vont souvent vers l’absurde ou la surprise. Ils utilisent des expressions très argotiques pour parler de Toutankhamon, par exemple.

Comme le film évoque l’urbanisme sous l’angle du fantastique, voire de l’ésotérisme, il arrive même à évoquer le complotisme, lors d’une grande scène comique avec Sébastien Chassagne. Il y avait vraiment une volonté d’aborder ce sujet ?
Carrément ! En plus, je l’avais écrite avant le Covid-19. C’est ambigu, parce que tout ce que dit le personnage sur la gentrification, et le Grand Paris comme suite de l’annexion d’Haussmann, je suis d’accord avec lui. Toute cette scène est au second degré et tourne en dérision ce qu’il dit, mais, attention, je sors la fameuse phrase interdite : « il ne dit pas que des conneries », même s’il le dit de façon paranoïaque, extravagante. Finalement, il fait un peu la même chose que mes personnages. Il se raconte des histoires pour tromper son quotidien, mais son rapport aux autres est plus dans le conflit. Je n’avais pas envie de faire un brûlot politique pour me foutre de la gueule des complotistes. Même si évidemment, quand ils sont d’extrême-droite ou de QAnon, je ne peux pas cautionner. Le film est un état des lieux et c’est quelque chose de très contemporain. Quand on commence à parler de rétro-archéologie ou de théorie sur les civilisations disparues, je ne pouvais pas occulter ça.

Depuis ton premier court-métrage, il y a un motif récurrent dans tes films (et également dans Ville éternelle) : les personnages paraissent, à un moment, englobés dans la nature, dans une forme d’extase. Ce sont soit des plans au drone, où ils sont allongés, comme sur une plage, ou alors des plans très larges, où ils ressemblent à des figurines perdues dans l’immensité.
Mon lycée était en bord de champs avec des lignes à haute tension. C’est vraiment le motif de paysage qui m’a le plus marqué. Il y a de la poésie dans l’urbain qui se mélange à la nature. Ça me fait aussi pas mal penser au cinéma américain, comme Stand by me, même si je ne sais pas s’il y a des lignes à haute tension dans ce film. Combien de fois en rentrant de soirée, au petit matin, un peu enivré, j’ai regardé une ligne à haute tension en me disant : « mais c’est extraordinaire ce paysage ! Qu’est-ce que je vais en faire ? Il faut que je raconte une histoire qui se passe là ». Le geste artistique, il vient de là ! Combien de fois je me suis senti perdu dans une immensité qui me dépasse. À l’entrée de la Grande Couronne, les échelles ne sont plus les mêmes. Chelles, c’est immense : 60 000 habitants mais à pied, tu mets deux heures à aller d’un bout à l’autre de la ville. C’est une sensation, presque de sublime, qui est au cœur de mon adolescence. Le trivial, le banal, le quotidien, peuvent être tout d’un coup, totalement dynamités par les possibilités de la nature, qui nous attendent au coin de la rue. Moi, au bout de ma rue, il y a la Marne. Il y a plein de paysages magnifiques, mais regarder des paysages magnifiques, ça ne remplit pas ta journée. Je fais du cinéma, pour retrouver cette sensation fugace de sublime. Je l’ai retrouvé quand on m’a montré les maquettes des premiers effets spéciaux. Balancer des types en survêt’ devant une pyramide aztèque, mais ouais, c’est pour ça que je fais des films ! Je réalise mes fantasmes !

Grand Paris, de Martin Jauvat, en salles le 29 mars 2023.


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