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Yan Chernyak : « La société russe semble désormais inexistante en tant qu’entité »

Historienne

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Sarah Gruszka a initié « RUS-OP 2022 : les citoyens russes face à la guerre en Ukraine », un vaste projet collectif d’entretiens réalisés par des sociologues et des historiens. En marge de ce programme, elle s’est entretenue avec l’intellectuel Yan Chernyak. Né en URSS en 1973 d’une mère originaire du Donbass et d’un père moscovite, celui-ci a émigré après l’arrivée au pouvoir de Poutine. De son regard acéré, il continue de suivre de près l’actualité géopolitique et entretient encore des liens avec ses ex-compatriotes.

À l’heure où la question de savoir ce que pensent les Russes de l’invasion de l’Ukraine reste une énigme, voici un regard à la fois distancié et de l’intérieur : celui d’un intellectuel, qui a passé trente ans à Moscou avant d’émigrer en France pour raisons politiques et de renoncer à sa citoyenneté russe. Dès l’été 2022, en marge d’un projet de collecte d’entretiens que nous menons pour comprendre la perception de la guerre et de la montée de l’autoritarisme en Russie – « RUS-OP 2022 : les citoyens russes face à la guerre en Ukraine » –, Yan Chernyak nous a livré son analyse de ce qui se passe non pas au niveau étatique et diplomatique, mais à un niveau infra, au sein même de la société russe, au-delà des stéréotypes et des spéculations qui continuent d’être véhiculés, à défaut d’enquêtes actualisées et approfondies. En partant de sa propre expérience et des bouleversements identitaires induits par l’invasion de l’Ukraine, il donne des éléments de réponse aux grandes questions que l’on se pose sur le vécu du régime poutinien et de la guerre par les Russes ordinaires : dans quelle mesure soutiennent-ils la politique de leur gouvernement ? À quel point sont-ils réceptifs à la propagande ? Est-il pertinent de parler de retour aux pratiques soviétiques ? Quelles perspectives se dessinent pour la Russie et l’attitude de la population ? Yan Chernyak nous donne son point de vue pour décrypter les mécanismes de pensée qui traversent une société que l’on peine encore à cerner.

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Yan Chernyak est un intellectuel né en URSS en 1973, d’une mère originaire du Donbass et d’un père moscovite. L’arrivée au pouvoir de Poutine et la ferme volonté de ne pas élever ses deux enfants dans le climat de violence généralisée qu’il ressent lui font passer le cap de l’émigration : sa famille quitte la Russie en 2004 pour s’installer à Paris. Tout en restant attaché à la culture russe, il s’efforce de s’intégrer dans son pays d’accueil et finit par obtenir la nationalité française. L’annexion de la Crimée en 2014 agit comme le déclic final : toute la famille Chernyak décide de renoncer à sa citoyenneté russe, ce qui sera acté quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. De son regard acéré, il continue de suivre de près l’actualité géopolitique, toujours prompt à éviter les interprétations faciles et simplificatrices au profit d’analyses nuancées. SG

En tant qu’ex-Russe, comment avez-vous vécu l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?
Ma première réaction, passées l’incrédulité et l’incompréhension, a été de me dire que la seule pensée qui me consolait, c’est qu’au moins, cela ne se faisait plus en mon nom. Le fait est qu’il y a quelques mois, j’ai cessé d’être citoyen de la Fédération de Russie, ce que je souhaite (depuis longtemps) à tous ceux qui ont la possibilité de le faire. Lorsque ce régime fasciste (on peut déjà le dire en toute confiance) tombera d’une manière ou d’une autre, je suis sûr que j’aurai toujours la possibilité de devenir citoyen d’une Russie (ou quel que soit le nom du nouvel ordre ou du(des) nouveau(x) État(s) qui en sortiront après l’ère poutinienne) nouvelle et libre. Mais en attendant, je ne veux rien avoir affaire avec cet État-là.

Comment en êtes-vous arrivé à renoncer à votre citoyenneté russe ?

Le fait est que les premières années consécutives à l’effondrement de l’URSS, qui ont été très difficiles (au point que l’on parle parfois d’ « années de faim »), notre génération a été soutenue par un espoir : certes, l’État soviétique avait duré plus de 70 ans, certes, des dizaines de millions de personnes étaient mortes au cours de ces sept décennies – et en règle générale, ce sont celles qui étaient au-dessus du lot – et certes, selon la Bible, pour éradiquer l’esclavage du peuple, il a fallu que Moïse conduise les Juifs pendant quarante ans dans le désert – autrement dit, il aurait fallu laisser passer au moins deux générations pour que la liberté devienne un mode de vie naturel. Mais nous espérions trouver un raccourci, contrecarrer d’une manière ou d’une autre les lois historiques et sociales inexorables et sauter directement dans un avenir normal, libre et démocratique.

Malheureusement, au cours de ces premières années, une suite d’événements et d’attitudes a clairement démontré qu’on ne peut tromper l’histoire : le manque de volonté, – et de compréhension – de la nécessité de la lustration (c’est-à-dire le renouvellement total du personnel dans l’appareil étatique et judiciaire), puis la nomination d’un ancien officier du KGB à la présidence suivi d’une régression très rapide (dont le retour extrêmement symbolique à l’air de l’ancien hymne soviétique dès la première année du mandat de Poutine, alors qu’on pensait être dans un processus de rupture avec notre passé), ainsi que la réaction extrêmement frivole, pragmatique et dédaigneuse de la plupart des gens de mon entourage au regard de l’importance de ces événements et vis-à-vis de la politique (pour résumer : ils ne voyaient pas de problème dans ce qui était en train de se passer, y compris dans les prémices des atteintes à la liberté de la presse). En clair, la situation commençait à se dégrader et il n’y avait guère de perspectives d’amélioration ni de résistance populaire. On avait manqué le coche des années 1990 pour sortir de notre « esclavage ». Il fallait donc miser sur ces fameux quarante ans – pour le moins. Je ne voyais aucune raison valable d’attendre. Non seulement pour moi, mais surtout pour mes enfants, dont l’aîné avait neuf ans, car je ne voulais surtout pas les laisser plus longtemps baigner dans la violence ambiante – y compris verbale – qui régit les rapports sociaux en Russie (comme en URSS), et en particulier à l’école. J’ai donc commencé les préparatifs de départ, je me suis arrangé pour pouvoir continuer mon travail en Russie à distance et, en fin de compte, je suis parti quatre ans plus tard pour venir m’installer ici, en France, où, avec ma famille, j’ai commencé pas à pas à bâtir une nouvelle vie. Jusqu’à renoncer à ma citoyenneté russe – une décision qui fut collective au sein de ma famille.

Avez-vous conservé des liens avec la Russie depuis votre émigration ?
Au début, je revenais régulièrement en Russie, notamment pour que mes enfants puissent voir la famille qui était restée là-bas (mon père, ma grand-mère, ma sœur…) ; mais à partir du moment où mon fils a eu 18 ans, et qu’il était donc soumis au service militaire russe pour les dix années à venir, il était hors de question qu’il y retourne, même s’il avait la nationalité française. Bref, j’ai complètement cessé d’aller en Russie – je n’en avais plus ni l’envie ni le besoin, d’autant qu’entretemps, presque tous mes proches ont émigré, même si je maintiens certains contacts là-bas. Bien sûr, si le régime venait à changer, j’y retournerais volontiers, surtout qu’à partir du moment où vous n’avez plus la citoyenneté russe, vous êtes paradoxalement beaucoup plus en sécurité.

Prenez-vous part à des activités d’aide aux victimes de la guerre ?
J’essaie d’aider activement les gens des deux côtés : à la fois les civils ukrainiens fuyant les hostilités et des dissidents russes, ou encore de simples Russes qui, comme moi autrefois, cherchent à reconstruire leur vie et leur identité dans des pays dont ils partagent les valeurs et où leur vie et leurs activités peuvent leur apporter de la joie et profiter à tous. Je considère cela comme une priorité pour moi, principalement parce que, de par mon expérience et un certain savoir accumulé, c’est comme cela que je peux être utile, plutôt que dans d’autres activités caritatives. A vrai dire, les activités que je développe à cet égard ne sont pas tout à fait publiques, donc permettez-moi de ne pas en dire plus pour le moment.

Vous venez de parler d’« identité ». Dans quelle mesure la guerre en Ukraine menée par la Russie a-t-elle bouleversé votre façon de vous identifier en tant que Russe ? Beaucoup évoquent un sentiment de responsabilité – qu’elle soit individuelle ou collective…

La question de l’auto-identification et de la responsabilité personnelle est évidemment délicate pour moi. D’un côté, elle se pose certainement en des termes plus simples que pour beaucoup d’autres : mon auto-identification exotique en tant que juif ethnique, de confession chrétienne orthodoxe, de culture et de langue russes, vivant en France et citoyen français, semble laisser peu d’espace pour se sentir directement responsable. Et ce d’autant plus que, à l’époque, ayant décelé les tendances autoritaires du pays bien plus tôt que la plupart de mes concitoyens, je les ai combattues activement, avant de partir, en raison même de l’échec de cette lutte qui n’a pas su mobiliser suffisamment ces mêmes personnes qui, par la suite – disons, au cours des quinze dernières années –, prendront peu à peu conscience de ce qui était en train de se passer et fuiront la Russie par centaines de milliers.
Cependant, ayant été un citoyen russe et ayant vécu une partie de ma vie en Russie, dont quelques années sous le gouvernement de Poutine, de facto je porte une part de responsabilité dans ce qui se passe maintenant (sans aller jusqu’à parler de culpabilité). C’est indiscutable. Même le président de l’ONG Memorial (Jan Ratchinski), que l’on ne peut accuser de la moindre compromission, qui a passé des décennies à se battre pour faire entendre la vérité historique sur les répressions staliniennes et qui a reçu le prix Nobel de la paix en décembre 2022, a déclaré qu’il se considérait personnellement responsable. Tous les Russes devront répondre de ce qui se passe. J’aurais certainement pu agir, faire quelque chose, faire plus, ou bien émigrer plus tôt. Et ce d’autant plus que comme j’ai travaillé avec succès avec de grandes entreprises et médias russes qui, au fil des ans, se sont progressivement transformés en piliers financiers et idéologiques du régime, je ne peux m’empêcher de penser qu’il aurait sans doute fallu mettre un terme à cette coopération plus tôt que je ne l’ai fait, me retirer de tout support technique de leurs activités. Ma part de responsabilité dans ce qui se passe se joue aussi dans les bénéfices qu’ont apportés cette coopération ; c’est d’ailleurs sans doute pour partie le raisonnement qui a animé d’autres entrepreneurs et corporations européens ou américains au moment où ils ont choisi d’imposer des sanctions – à eux-mêmes, en fait.
Ainsi, pour revenir à la question de l’identité, même si je me sens plus « cosmopolite » (pour reprendre la terminologie soviétique qu’on employait comme une accusation) que Russe, c’est malgré tout en tant que Russe, étonnamment et malheureusement, que je perçois et ressens la guerre en Ukraine.

Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la façon dont les citoyens russes réagissent à la guerre et à la propagande. Les sondages parus au début de la guerre, selon lesquels 77 % de la population soutenaient Poutine, ont fait couler beaucoup d’encre. Dans quelle mesure peut-on y prêter foi ?
A vrai dire, nous n’avons aucun moyen de connaître avec certitude le degré de soutien ou d’opposition à la guerre. Les sondages ne peuvent être fiables : mener des enquêtes sociologiques dans un pays autoritaire, qui plus est en guerre, est une chose éminemment problématique, tant du point de vue politique que méthodologique. Méthodologiquement, lors de la réalisation d’enquêtes d’opinion publique, les répondants sont sélectionnés au hasard, mais de manière à garantir la représentativité d’un petit échantillon pour l’opinion du pays sur une question particulière. Or, au moment où ces sondages ont été menés, au tout début de la guerre, seule une minorité avait déjà adopté un point de vue sur telle ou telle question. La plupart des personnes interrogées avaient une opinion ou une impression vagues, sans qu’elles ne l’aient verbalisée avant d’être directement interrogées ; elles ne savaient pas du tout ce qui se passait, mais ont jugé nécessaire de formuler une réponse juste parce qu’on le leur demandait. Toutes les fluctuations d’opinion sont alors réduites à un ou plusieurs chiffres, censés refléter l’opinion du pays. Par ailleurs, en temps de guerre, tant les individus que l’ensemble du discours public sont sous l’influence d’émotions fortes, de sorte que beaucoup répondent aux questions d’une manière différente qu’ils ne l’auraient fait dans des circonstances normales. Ceux qui n’ont pas d’opinion tranchée sont obligés de prendre position et d’approuver ou de désapprouver fermement des mesures très drastiques. Mais dans les pays autoritaires, les gens peuvent chercher à cacher leurs opinions et donner des réponses socialement acceptables par peur de subir des représailles ou de s’écarter du consensus. Ils peuvent même tout simplement refuser de répondre aux questions des sondeurs soit par peur, soit parce qu’ils perçoivent les sondages comme un outil gouvernemental. De ce fait, dans les échantillons des enquêtes sociologiques, la proportion de personnes qui approuvent la politique gouvernementale est beaucoup plus élevée que dans la réalité. Cela est d’autant plus vrai maintenant que le simple fait d’appeler ce qui se passe une guerre et pas l’opération spéciale entraîne des sanctions allant d’une amende à quinze ans de prison. Les autocrates eux-mêmes tirent profit, politiquement, de tels résultats gonflés et sont bien contents de diffuser des données démontrant un large soutien aux actions du régime afin de discipliner les élites, de démoraliser les opposants et d’influencer davantage les opinions des citoyens ordinaires en leur faveur.

Comment donc, dans ces circonstances, avoir une idée de l’opinion des Russes ?

Les chercheurs sérieux arrêtent de faire des enquêtes quantitatives et se tournent vers le qualitatif, comme vous le faites avec votre projet de collecte d’entretiens. Ils utilisent des grilles spécialement adaptées, en essayant de comprendre exactement comment pensent les gens qui sont étiquetés comme partisans de la guerre, qui ils sont, ce qu’ils soutiennent exactement, quels mécanismes sous-tendent leurs pensées, quel rôle jouent les informations et stimuli médiatiques ; puis ils tentent d’en tirer des enseignements généraux et de classer les résultats. Il y a des découvertes vraiment intéressantes dans leurs recherches émergentes qui confirment largement ce que je pensais de la façon dont le psychisme des gens est traumatisé.
Cette investigation a beaucoup plus de sens que de tenter d’estimer le pourcentage de la population qui « soutient » ou « s’oppose ». Car cette donnée n’entraîne aucune conséquence : dans une autocratie qui glisse de plus en plus vers le totalitarisme et, partant, dans une situation où les gens terrorisés et passifs ont le sentiment d’avoir perdu toute possibilité d’influer sur quoi que ce soit, aucun effet immédiat ne découle de ce « soutien » ou de son absence. À court (et même moyen) terme, cela ne change en rien l’intention du régime usurpateur de continuer sa guerre de la manière autoritaire qui est la sienne, sans accorder la moindre attention à l’état d’esprit et aux opinions de la population. Ainsi, même si l’on prête foi aux résultats quantitatifs des sondages obtenus d’une manière ou d’une autre, en définitive, la question importe peu de savoir combien – 77, 57 ou même 37% – adhèrent à la politique de Poutine (quels que soient les termes dans lesquels ce soutien est formulée) ou une autre.

Dans les échanges que je mène avec des Russes sur leur perception de la guerre, un certain nombre déclarent ne pas se sentir concernés. Comment expliquez-vous qu’une partie de la population se distancie à ce point d’un conflit armé mené par leur propre pays ?
L’homme, en Russie, en est arrivé… peut-être pas à devenir un loup, mais disons, à un point très éloigné de nos conceptions habituelles. Il n’y a aucune notion de solidarité dans la société. De même, celle de compassion a disparu. L’homme est focalisé sur sa propre survie, surtout en dehors des capitales. Tant que sa survie individuelle n’est pas menacée, il a beaucoup de choses à penser : que va-t-il manger le lendemain, comment va-t-il se vêtir, etc. C’est pourquoi une guerre qui a lieu quelque part n’occupe pas une place prioritaire sur la liste de ses préoccupations. Mais la mobilisation partielle décrétée en septembre 2022 a quand même changé la donne.

Quand on veut essayer de comprendre ce que pensent les Russes de la guerre en Ukraine ou de leur propre gouvernement, on entend souvent des explications assez simplistes qui rappellent les premières déductions énoncées par ce qu’on appelait alors les « soviétologues » : une propagande toute-puissante, une population lobotomisée, crédule, embrigadée. Au-delà de ces poncifs, dans quelle mesure le discours poutinien de justification de l’invasion de l’Ukraine résonne-t-il avec les préoccupations de la population russe ? Je pense, par exemple, aux arguments sur un pays qui se serait senti menacé par la pression qu’aurait exercée l’OTAN dans le voisinage de la Russie et sur un Poutine qui, acculé, n’aurait fait que se défendre face à ce qui est présenté comme une provocation. Ce discours assez classique reprenant le motif de la « forteresse assiégée » par les puissances hostiles rencontre-t-il un écho favorable au sein de la population ?

Il me semble que tout cet aspect géopolitique complexe a très peu à voir avec la vraie vie, les vrais soucis et les vrais problèmes des gens ordinaires vivant en Russie. Depuis l’effondrement de l’URSS, la population s’est toujours retrouvée aux niveaux inférieurs de la pyramide de Maslow, s’adaptant très difficilement à une nouvelle vie radicalement différente – l’économie de marché, la nouvelle structure démocratique de l’État. Le processus d’ascension vers un niveau de vie européen était inconstant, jalonné de crises et nécessitait une concentration maximale de toutes les forces. Pendant tout ce temps, l’Occident était perçu comme un partenaire, un investisseur, un guide et un modèle (parfois de façon irréfléchie, à la manière du fameux « culte du cargo », c’est-à-dire cette tendance à imiter des pratiques dans l’espoir d’obtenir les mêmes résultats). Bien sûr, il y avait aussi un sentiment d’envie, teinté de jalousie post-impériale. Pour autant, avant que la propagande ne commence à bombarder la population de ressentiment 24 heures sur 24, tout cela restait plutôt un prétexte à des blagues inoffensives, bien que de mauvais goût et politiquement incorrectes, à la manière du film Brat-2 (2000).

Parallèlement, en ce qui concerne la politique internationale, la Fédération de Russie s’est d’abord efforcée de participer pleinement et sur un pied d’égalité aux processus mondiaux : elle était (et est toujours) membre du Conseil de sécurité de l’ONU, faisait partie du G8 et a même envisagé de rejoindre l’alliance défensive de l’OTAN, de sa propre initiative, au début des années 2000 (donc sous Poutine et même après la première « expansion vers l’Est » notoire de l’OTAN !). Évidemment, aucune menace de l’OTAN ne se faisait alors sentir – il était alors perçu comme une institution “dormante”, peu pertinente, existant par inertie ; en devenir membre était alors considéré comme une façon de le raviver pour en faire la base d’un nouveau système de sécurité globale.
Mais par la suite, le contexte a évolué : le pouvoir autoritaire de Poutine s’est renforcé, sa paranoïa personnelle n’a fait que croître, entrant dans une phase particulièrement sérieuse après les événements en Ukraine en 2014 (la révolution de Maïdan) qu’il a considérés, dans sa folie, comme une attaque extérieure directe contre les intérêts (la fameuse zone d’influence) de la Russie. Dès lors, l’État russe s’est engagé dans la voie d’un rejet total du partenariat avec l’Occident. C’est à ce moment-là que toutes ses phobies ont revêtu les caractéristiques d’une « prophétie auto-réalisatrice », avec la chaîne de conséquences suivante : plus la Russie se comportait de manière inacceptable sur la scène internationale, plus des mensonges sans vergogne étaient exprimés par son chef et ses hommes de main, plus la rhétorique invoquait la protection de la population russe et russophone des pays voisins que la Russie appelait ses zones d’influence, plus ces voisins voulaient être protégés et cherchaient la possibilité d’entrer dans des alliances militaires et politiques, principalement l’OTAN et l’Union européenne. Autrement dit, le résultat a été exactement ce que le régime de Poutine craignait et essayait d’empêcher, ce qui, à son tour, a accru la paranoïa du régime russe (“Cela confirme que cela a toujours été leur objectif !”, prétend-il), conduisant à des actions de plus en plus graves – y compris militaires. Nous pouvons observer un exemple typique aujourd’hui même : l’une des raisons de l’invasion de l’Ukraine est officiellement que l’OTAN chercherait à incorporer l’Ukraine afin de se rapprocher des frontières russes ; or, en conséquence, cette frontière s’est déjà approchée encore plus, notamment par le fait que la Suède et la Finlande ont eu tellement peur qu’elles ont voulu rejoindre l’OTAN en urgence.
Venons-en à votre question initiale, celle de savoir si la société russe est réceptive à cette rhétorique. Elle se pose d’autant plus que celle-ci est martelée par une propagande télévisée d’une intensité sans précédent, contre laquelle la population post-soviétique, malheureusement, n’a pas encore développé d’immunité. Mais, comme je l’évoquais d’emblée, il est capital de comprendre que toutes ces idées et valeurs diffusées avec succès sont, en fait, complètement sans importance pour elle : pour la grande majorité de la population russe, le problème principal est la survie la plus élémentaire, dans le contexte d’un pouvoir autoritaire, corrompu et complètement incontrôlable, qui la prive de son présent et de son avenir et, sous forme de distraction et d’opium analgésique, lui glisse des récits sur son grand passé et propage la haine et la violence.

La mobilisation volontaire que l’on observe dans les premiers mois de la guerre aurait donc peu à voir avec le signe d’une adhésion au discours officiel ?
Après le déclenchement de la guerre, le régime a mis en œuvre un plan véritablement diabolique : en privant la population d’opportunités de développement, d’ascenseurs sociaux en dehors des organes d’État, et de toute perspective économique, il a créé une situation dans les provinces pauvres telle que les gens ont l’impression que le seul moyen de sortir du cercle vicieux de la pauvreté et du désespoir de l’existence, c’est de signer volontairement un contrat et de partir en guerre : avec l’énorme somme d’argent qui leur est promise, s’ils reviennent, ils pourront rembourser leurs dettes et peut-être même acheter un logement modeste pour eux-mêmes et leurs familles, ce qui leur serait impensable autrement ; et s’ils meurent, bon, qu’importe, le prix de cette vie misérable est faible. Tout cela pour dire que la population ne s’intéresse d’aucune manière aux problèmes de l’élargissement de l’OTAN et aux intérêts géopolitiques de l’État, sauf si elle se retrouve dans une situation où, pour une raison ou pour une autre, il est nécessaire de répondre à une question directement (et alors elle se contente de reproduire simplement ce qui est dit à la télévision pour ne pas trop penser au côté moral de son choix).
En fait, le succès de ce plan explique en partie pourquoi la mobilisation n’a pas été annoncée dans les sept premiers mois de la guerre : dans une situation où le niveau de vie est de plus en plus bas dans les régions les plus pauvres, de plus en plus de personnes, par un désespoir croissant, vont prendre volontairement ce risque. La malveillance délibérée de ce plan est particulièrement claire dans la loi adoptée au début de la guerre abolissant les limites d’âge maximale pour les signataires de contrat : selon des enquêtes indépendantes qui commencent à être publiées, parmi les plus de 40 ans, un grand nombre de personnes qui ont signé un contrat sont endettées, surtout gravement. Autrement dit, c’est leur dernière chance de changer de vie, de sortir de cette spirale de pauvreté. Le deuxième point à souligner est que les habitants des grandes villes (surtout des capitales) ne voient pas autour d’eux de personnes dont de la famille ou des amis sont morts ; c’est une différence importante par rapport à la campagne afghane de l’URSS dans les années 1980, où les pertes étaient réparties beaucoup plus équitablement sur le territoire – d’où l’impopularité énorme et uniforme de cette guerre-là, alors que les pertes étaient (déjà) moindres bien que sur une plus longue période.
À mon avis, ce sont des points importants pour comprendre ce qui se passe actuellement en Russie, bien plus que les considérations géopolitiques de la partie de plus en plus paranoïaque du régime usurpateur ; sa chute entraînera du même coup celle de ces constructions intellectuelles artificielles, conçues seulement pour fournir une couverture idéologique à son ressentiment franchement impérial et à sa soif de laisser sa marque (bien que sanglante) sur l’histoire du monde.

À plusieurs reprises, vous avez fait référence à l’époque soviétique pour tenter d’éclairer le présent. Ces derniers temps et tout particulièrement depuis l’invasion de l’Ukraine, les échos et les héritages de cette période sont souvent convoqués pour décrypter aussi bien le pouvoir actuel que la société russe. Certains parlent d’un retour aux pratiques autoritaires (répressives, propagandistes) de l’époque, d’autres les jugent pire encore, comme si le régime poutinien redorait le blason de l’époque soviétique, y compris chez les plus fervents détracteurs de celle-ci. Des similitudes semblent aussi se dessiner dans les attitudes qui traversent la population russe (peur, dénonciations, exil, foi…). Vous qui avez grandi et vécu une vingtaine d’années en URSS, les parallèles entre les pratiques actuelles et celles qui avaient cours alors vous semblent-ils opérants ? Dans quelle mesure peut-on parler de continuité, de retour, ou bien a-t-on affaire à quelque chose de sensiblement différent ?
En ce qui me concerne, j’ai vécu dans la dernière période de l’existence de l’URSS, une époque qui, plus tard, au début de la perestroïka, sera qualifiée de zastoi, la stagnation. Le régime répressif était dans une situation, disons, de fatigue ; certes, les pratiques répressives en soi restaient les mêmes, mais, à l’exception des cas que le régime considérait comme directement et existentiellement dangereux (Sakharov, Marchenko, etc.), elles étaient menées sans zèle, sans initiative particulière, comme par inertie. L’état d’esprit dominant de l’époque n’était pas la peur, mais le désespoir et l’absence d’avenir, le sentiment que cette misère serait pour toujours. Moi et tous ceux que je connaissais détestions ce régime, et cette haine a largement déterminé les opinions et même les trajectoires de vie de ma génération. En même temps, en cette fin d’URSS, l’Etat (ainsi qu’une petite partie de la population) avait des valeurs et des idéaux communistes, bien qu’un peu poussiéreux ; il y avait – certes par inertie – une idéologie ; il y avait une certaine cohérence dans les approches et les méthodes ; il y avait une propagande (sur les avantages du système soviétique) qui cachait des faits gênants plutôt que de proférer des mensonges directs. De ce fait, il y avait malgré tout de quoi faire appel dans des situations d’injustice évidente, de corruption. Du point de vue de sa structure interne, l’URSS n’était pas un État complètement défaillant (bien qu’il s’agît d’une économie défaillante), ce n’était pas un État de corruption institutionnalisée. L’URSS de la dernière période n’a pas trouvé de plaisir sadique dans la terreur totale, elle a juste lentement mais sûrement étouffé les gens, génération après génération.
Le régime actuel, lui, est jeune, actif et agressif. Il est dans une phase ascendante plutôt que descendante. L’absence d’une idéologie constructive et tournée vers l’avenir, sa focalisation sur le passé, l’archaïsme et le ressentiment, l’arbitraire et la non-totalité de l’usage de la violence (du moins pour le moment), tout cela est compensé, avec l’énergie d’un néophyte, par des pratiques presque staliniennes à l’égard de ceux qui ne sont pas d’accord (par exemple, les empoisonnements extrajudiciaires ou les nombreuses années d’emprisonnement prononcées par des tribunaux express absurdes, pas loin des infâmes troïkas). La propagande elle aussi a fondamentalement changé : l’accent idéologiquement motivé mis sur les aspects « positifs » et la mise en sourdine des aspects négatifs se sont transformés en mensonges directs, en un ensemble de méthodes cherchant à semer la confusion et en un nihilisme total, du type « tout le monde ment, et nous ne connaîtrons jamais la vérité. »
Ainsi, si on devait comparer le régime actuel à l’époque soviétique, il me semblerait plus correct de faire un parallèle non pas avec l’URSS que j’ai connue, mais avec son apogée répressive, même s’il a encore du chemin à faire. En même temps, pour résumer mon propos, l’absence d’idéologie moderniste et de valeurs constructives, ainsi que l’état général des institutions d’État et l’atomisation croissante de ce qui reste de la société russe, constituent des différences fondamentales par rapport au projet soviétique et, je crois, donne des raisons d’espérer qu’il ne durera pas aussi longtemps.

Un autre point de discussion a porté sur l’efficacité des sanctions décrétées par de nombreux pays à l’encontre de la Russie. Si leur légitimité ne fait pas débat, on s’interroge sur un possible double effet contre-productif : d’une part, parce qu’elles seraient plus susceptibles de nuire à la population, y compris aux plus vulnérables ; d’autre part, parce qu’elles risqueraient de renforcer la détestation de l’Occident en Russie, plutôt que celle de leur propre Président, et d’alimenter la rhétorique de la « russophobie ». Vous qui connaissez le système économique de l’intérieur pour avoir travaillé étroitement avec la Russie pendant des décennies, qu’en pensez-vous ?
Il me semble important, pour commencer, de comprendre que les sanctions ne sont pas quelque chose de monolithique qu’un Occident unifié imposerait à la Fédération de Russie afin d’atteindre un ensemble unique d’objectifs fixés. Si vous regardez attentivement, vous pouvez distinguer différentes catégories de sanctions imposées par différentes entités, et les objectifs et leur efficacité varient considérablement.
Premièrement, il y a les sanctions étatiques habituelles, qui peuvent être subdivisées en deux : d’une part, les sanctions militaires, qui visent à réduire la capacité de combat de l’armée russe (et accompagnées d’une aide à l’armée ukrainienne pour augmenter la sienne) ; d’autre part, les sanctions économiques, qui visent à réduire précisément la capacité à poursuivre la guerre – de manière directe (complexe militaro-industriel) et indirecte (en premier lieu, l’industrie financière et bancaire, y compris le blocage des réserves de la Banque centrale, le défaut artificiel sur les obligations d’État, l’interdiction de la livraison des euros et dollars en billets).
Deuxièmement – et c’est unique -, une part énorme et très efficace de la pression des sanctions provient de sanctions privées. Il s’agit d’un flux incontrôlé et non coordonné d’entreprises et d’organisations privées qui ont pris un certain nombre de décisions : la fin de leurs affaires en Russie, la clôture de la coopération avec ce pays, la fin de l’octroi de licences sur leurs produits pour les utilisateurs russes, le refus de vendre des produits russes, voire ce que certains cercles appellent l’annulation de la culture russe, qui passe par le refus d’inviter des artistes russes, de coopérer avec des auteurs russes, de participer aux côtés d’athlètes russes, etc. Elles sont animées par un ensemble complexe de motivations, à la fois pragmatiques et qui tiennent à leur réputation. D’un côté de la balance, on a de gros investissements sur le long terme (parfois sur plusieurs décennies) sur le marché russe, une part significative des revenus et, plus important encore, leur croissance, surpassant de nombreux autres marchés ; de l’autre, on a les séquelles d’une réputation entachée et l’incrédulité d’une reprise rapide de l’économie après les sanctions étatiques dévastatrices qui ont entraîné une complication radicale de la logistique et l’impossibilité d’organiser des flux financiers efficaces. La grande majorité des entreprises ont pesé le pour et le contre susmentionnés et ont fait le choix de quitter progressivement le marché russe, malgré les énormes pertes que cela impliquait. Autrement dit, il ne s’agit pas de motivations qui seraient soit morales, soit pragmatiques, mais une sorte de mélange entre les deux.
Or, il s’agit d’un changement fondamental par rapport aux sanctions adoptées depuis l’occupation de la Crimée. Auparavant, le but de ces sanctions était de signaler le caractère inadmissible de tels agissements et d’essayer d’inciter de manière relativement délicate le régime russe à changer sa façon de faire, sans pour autant rompre (en général) les relations commerciales et diplomatiques. On supposait implicitement que les bénéfices de la coopération modifieraient progressivement la situation au sein de la société russe et, idéalement, conduiraient à un changement de régime politique. Or, maintenant, cette stratégie est reconnue comme un échec et une transition radicale s’est opérée vers une rupture totale et l’annulation de toute coopération avec l’État russe et sa clientèle sous quelque forme que ce soit. La société russe est considérée comme défaillante, et toute la Russie comme une tumeur cancéreuse de laquelle il faut isoler d’urgence le monde civilisé ; donc, pour répondre à votre question sur l’argument que le peuple est aussi victime de ces sanctions, comme dans le cas d’une chimiothérapie, si les cellules vivantes (surtout) saines en souffrent indistinctement, on est dans une situation de dommage collatéral accepté pour sauver la vie de tout l’organisme mondial. Bien entendu, j’aurais été heureux que le traitement soit plus sélectif, plus ciblé, mais je suis conscient que, malheureusement, on ne pouvait pas compter dessus.
Ainsi, désormais, il importe peu que les sanctions aient un effet contreproductif dans la société russe, c’est-à-dire qu’elles renforcent la détestation de l’Occident au lieu de la retourner contre son propre gouvernement. Et ce, d’autant plus que cette société russe semble désormais inexistante en tant qu’entité.

Vous avez évoqué « l’annulation de la culture russe ». De fait, dans les mois qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine, il y a eu un certain nombre de débats autour de la nécessité d’éviter les manifestations culturelles (et sportives) impliquant des Russes. Certains allaient jusqu’à prôner le bannissement, dans l’actualité culturelle, des œuvres et auteurs de la culture russe. Quelle attitude vous semble la plus pertinente à cet égard, en ces temps de guerre ?
Cette question en apparence simple est en fait assez complexe et requiert d’en expliciter les termes mêmes. Pour commencer, il faut interroger la notion même de russe en ces temps historiques, dont l’ambiguïté est d’autant plus forte qu’en Russie (comme en URSS), on distingue la nationalité (qui peut être tatare, russe, ukrainienne, juive…) de la citoyenneté (qui est russe, rossiyan, mais la terminologie diffère du « Russe ethnique », rousski). Donc, quand on emploie le terme « russe », s’agit-il du groupe ethnique russe ? De la multitude des groupes ethniques les plus divers habitant le territoire de la Fédération de Russie ? Des soi-disant rossiyane, y compris en diaspora ? Est-ce qu’on inclut également les personnes vivant à l’étranger et n’ayant plus la citoyenneté russe, mais continuant de s’identifier comme russes ? En fonction de la réponse, le sujet même de la discussion change considérablement.
Par ailleurs, il me semble nécessaire de séparer ce que nous appelons la culture de ce que nous appelons l’art. La culture russe traditionnelle (et puis la culture soviétique aussi, bien que de manière très différente), qui est un mode de vie, une manière d’organiser l’existence, les valeurs, les normes et les coutumes, cette culture, donc, au niveau micro, est le fait du collectif, au sens où elle s’élabore à un niveau horizontal, un peu comme une tribu ; mais au niveau macro, elle est historiquement orientale, avec une grosse composante d’autoritarisme (parfois de totalitarisme), d’impérialisme, de violence dans toutes ses manifestations (verticale, horizontale ;  verbale, directe), de subordination institutionnelle et d’esclavage pas complètement éradiqué. À l’époque soviétique, une vaste expérience (la seconde de ce type, après les réformes de Pierre le Grand deux siècles auparavant) a été menée pour insuffler la modernité occidentale dans cette culture, et ce sur la durée, avec une ampleur et une ambition totalitaires qui furent inouïes de terreur. Cela a déraciné (littéralement, avec les membres de la famille) toute individualité (surtout celles qui sortaient du lot) et a finalement implanté dans la culture du peuple russe (plus précisément soviétique et post-soviétique) la soi-disant « impuissance apprise ». Cette notion désigne le désir d’être en communauté à tout prix, le fait de ne pas prendre ses responsabilités, de ne pas valoriser sa propre vie ou celle de quelqu’un d’autre (tout cela s’est traduit dans des proverbes et des dictons, profondément ancrés dans la langue russe même), qui coexiste avec le fait de se considérer comme une victime et donc avec la certitude d’avoir le droit moral de tout faire pour compenser son humiliation aux dépens de ceux qui sont plus faibles à ce moment-là. Or, malgré le passage des générations, cette mentalité reste imprimée, à l’image du fameux théorème du singe.
C’est cette culture abusive que nous avons vue à l’œuvre dans la région de Kyiv, et c’est cette culture qui n’a pas et ne devrait pas avoir sa place dans la civilisation occidentale.
L’art russe, quant à lui, a toujours existé en interaction dialectique avec d’autres cultures – d’abord byzantine, puis occidentale. Presque tous les artistes des XIXe et XXe siècles – écrivains, musiciens, penseurs -, qui font la gloire de l’art russe, se considéraient aussi comme faisant partie de la civilisation européenne. De ce fait, ils étaient en conflit – plus ou moins sérieusement – avec les autorités réactionnaires russes (ce qui leur valait l’emprisonnement, comme Dostoïevski, l’exil en province et l’interdiction de voyager, comme Pouchkine, et une censure sévère) et ils percevaient tragiquement le contraste entre la vie en Russie et en Europe. L’humanisme qui imprègne l’art et la philosophie russes a été dans une large mesure formé par l’observation directe de la structure étatique, des coutumes et des traditions du peuple auquel ils appartenaient – bref, de sa culture. L’émotion qui dominait chez ces écrivains et artistes était la sympathie profonde pour le sort difficile du peuple, sort qui expliquait l’arriération et la sauvagerie du moujik.
Parallèlement, bien sûr, il existait – et existe toujours – un art « officiel », direct ou à travers certaines incitations à la loyauté institutionnelle ou via le parrainage (ou la sponsorisation) de l’art par l’État dans le but de mener à bien son agenda idéologique – académisme classique, réalisme socialiste, etc. Ainsi, dans la Russie pré-révolutionnaire, l’accent était mis sur le contenu nationaliste, parfois même impérial ; à l’époque soviétique – sur les avantages du système socialiste. Il y avait un espace très étroit entre l’application des consignes officielles dans l’art et ce qui était censuré : il s’agissait alors de trouver des thèmes neutres. Mais tôt ou tard, à mesure que la vis se resserrait, les artistes étaient quand même obligés de prendre position.
Ces préliminaires posés, revenons à la question initiale – en tenant compte de la différence entre la culture et l’art. Il me semble que la question ne se pose pas dans le cas de l’art officiel. Avec lui, les défauts de la culture russe précédemment évoqués n’en sont plus : ils deviennent la norme. Dans le contexte actuel, elle prend essentiellement (et parfois explicitement) une position de propagande et, ce faisant, elle participe – volontairement ou non – à la guerre en cours, même si elle a été créée antérieurement, par exemple au XIXe siècle. Malgré les qualités esthétiques incontestables de certaines de ces œuvres et artistes (si l’on parle, par exemple, de musique et de théâtre), elle devrait désormais être considérée inappropriée sur le plan éthique – du moins jusqu’à la fin des hostilités et surtout des tueries. Il me semble que cela devrait être envisagé comme une période de mise en retrait, de retenue volontaire – comme on ferait le deuil d’un défunt ou comme si on jeûnait pendant le Grand Carême, si vous voulez. D’autant que nous sommes encore dans une phase de choc, et le choc admet peu de nuances, en règle générale. Le moment viendra où il sera possible de réinterpréter soigneusement ces pages problématiques de l’art russe de ce type, en pleine connaissance des contextes historiques et en tenant compte des réalités changées.
Quant à l’art russe humaniste, il n’est en aucun cas responsable de ce qui s’est passé – tout comme il n’était pas responsable de ce qui s’est passé en 1917, 1937 et d’autres années. D’autant que cet art traitait – et traite – directement des problèmes maudits de la culture russe, aussi bien dans le passé traumatique que dans le présent retraumatique, pour mettre en garde contre ce qui peut se produire dans l’avenir. C’est pourquoi cet art non seulement ne doit pas être annulé, mais au contraire, il peut et doit être une explication de ce qui se passe et, en même temps, un avertissement à toute l’humanité que cela peut arriver à n’importe qui, n’importe où et n’importe quand.
Enfin, je n’ai pas mentionné le cas des artistes russes qui ont adopté explicitement une position de soutien à Poutine, voire à la guerre, car il me semble que la question ne fait pas débat : leur venue est totalement inappropriée. A cet égard, j’ai tenté de faire annuler le concert d’une pianiste russe (Valentina Lisitsa) au théâtre des Champs-Elysées qui s’est tenu seulement trois mois après l’invasion de l’Ukraine : elle avait déclaré approuver l’ingérence de la Russie en Ukraine dès 2014, puis la guerre après février 2022. D’ailleurs, pour faire écho à notre échange précédent, voilà un cas intéressant de mélange identitaire : cette pianiste est d’origine ukrainienne, elle a la nationalité russe, américaine, ainsi que celle de la soi-disant “République populaire de Donetsk”… J’ai eu tout un échange avec les responsables du théâtre pour leur expliquer la situation et j’ai même organisé une manifestation de protestation le jour du concert. En vain, bien sûr. Notons au passage que la page française “wikipédia” de Mme Lisitsa passe curieusement sous silence ses engagements peu glorieux (contrairement au wikipédia anglais…).

Vous avez dit, tout à l’heure, que la mobilisation partielle décrétée le 21 septembre avait changé la façon dont les Russes perçoivent la guerre. Pourriez-vous en dire plus ?

Parmi les personnes que je connais directement, il y en a extrêmement peu qui ont été affectées personnellement par la mobilisation, et pour cause : en règle générale, elles ont quitté la Russie depuis longtemps. Mais si l’on étudie attentivement les analyses des sociologues, les informations publiées dans la presse libre et les commentaires sur Internet des témoins en qui j’ai confiance, il est possible d’avoir une idée de l’impact de l’annonce de la mobilisation. Il semblerait qu’elle ait radicalement changé les consciences de la population russe : si auparavant la soi-disant « opération militaire spéciale » était une chose que des militaires professionnels faisaient quelque part au loin, désormais, une grande partie des hommes – et, bien sûr, les femmes de manière indirecte – font face sans équivoque à la perspective de se retrouver dans une vraie guerre. Il est devenu assez clair que, quelle que soit son opinion sur ce qui se passe, la grande majorité ne considère pas cette guerre comme la leur et ne veut en aucun cas y prendre part personnellement.

Ainsi, la vague de départs provoquée par la mobilisation a été plus importante qu’en février. Il est important de noter qu’elle a été aussi sensiblement différente, beaucoup moins homogène : en février, l’exil concernait majoritairement des personnes qui éprouvaient un rejet moral de ce qu’il était advenu de leur pays natal (et continuera d’advenir à une vitesse imprévisible) et qui ne voulaient pas être associées à un agresseur qui tue des gens sur un territoire étranger ; dans cette deuxième vague prévalent celles qui, avant tout, ne veulent pas mourir dans cette guerre, quelle que soit leur opinion sur celle-ci. C’est ainsi qu’à Istanbul, à titre d’exemple, deux hommes ont déclaré à l’un des enquêteurs qu’ils soutenaient la guerre, mais qu’ils n’approuvaient pas la façon dont elle était menée : il faudrait plutôt bombarder l’ennemi, peut-être même avec des armes nucléaires, mais ne pas y envoyer des gens comme eux.

Parmi les personnes restées en Russie, qui n’avaient pas la moindre intention de prendre part à la guerre et qui, jusqu’au bout, soit n’ont pas cru à la mobilisation, soit n’y pensaient tout simplement pas, l’état de confusion et de dépression dominent depuis cette annonce. Ces sentiments sont renforcés par le fait que la mobilisation est extrêmement mal organisée – les convocations arrivent chez des personnes âgées, des invalides et même à des femmes. Il n’y a qu’une seule et même réponse à toutes les questions : « Venez au bureau de conscription, ils résoudront tout là-bas ». Malgré les nombreuses mises en garde des militants des droits de l’homme qui répètent qu’il ne faut en aucun cas s’y rendre, beaucoup y sont allés – et ils ont alors compris, à leurs dépens, que personne n’allait rien résoudre : ils ont été immédiatement conscrits, certains envoyés au front sur-le-champ, et une partie d’entre eux sont même déjà morts, pendant que leurs proches s’efforçaient de prouver leur non-aptitude au service. Alors, les uns cherchent fiévreusement des raisons de ne pas être mobilisables, les autres s’isolent dans des forêts ou dans d’autres villes pour éviter qu’on les retrouve ; mais certains vont au front consciencieusement, croyant que rien ne peut être entrepris contre cela, ou même par solidarité avec des amis aussi mobilisés. Le système de conscription n’étant absolument pas préparé à une mobilisation d’une telle ampleur et ne pouvant pas fournir de vêtements, de transport ou de logement dans les centres de formation, c’est aux mobilisés d’acheter leurs propres sous-vêtements thermiques, leur nécessaire de soins de premiers secours et leurs provisions,

Tout cela ne peut pas être sans conséquences sur le moral de la population. Il me semble que les gens ne reconsidèrent pas encore leur rapport à la guerre de façon radicale, ils sont en train de subir un nouveau choc, qui n’est pas encore compensé, même pour ceux qui soutiennent la guerre avec la double conviction qu’elle est nécessaire et souhaitable. Les gens regardent le futur avec effroi, leurs perceptions de l’avenir sont extrêmement noires. La guerre a fini par arriver pour tous.

Quelles perspectives percevez-vous pour la Russie et les Russes ? Quels événements ou tendances notables avez-vous relevés ces derniers temps et quels sujets faut-il suivre de près ?
Les perspectives sont sombres. Tant que ce régime sera en place, rien de positif ne pourra advenir. J’ai beaucoup de compassion pour ceux qui sont restés en Russie, car la situation va empirer. La vie va s’appauvrir, devenir de plus en plus dangereuse, vaine, sans perspectives. Je ne peux que conseiller à tout le monde de partir.
Quant aux tendances majeures qui ont été particulièrement prononcées ces dernières semaines, il y en a au moins trois : premièrement, le durcissement des peines d’emprisonnement – aux relents déjà staliniens – pour les gens qui s’expriment contre la guerre : de plus en plus de personnes sont accusées de trahison et condamnées à des peines de plusieurs dizaines d’années de prison (soit plus longues que pour un meurtre…) ; deuxièmement, l’introduction d’un nouveau système pour notifier quelqu’un de sa mobilisation : on est désormais considéré comme conscrit non pas au moment où l’on signe son avis de convocation, comme avant, mais simplement après un certain délai suite à l’enregistrement de l’information dans un registre électronique, au-delà duquel, si on ne se présente pas au bureau de recrutement, on est déchu de ses droits civiques fondamentaux ; troisièmement, pour la première fois dans l’histoire, un journaliste occidental a été arrêté sous l’accusation d’espionnage, ce qui, dans les faits, ferme la Russie aux derniers médias indépendants.
Pour conclure sur la dégradation rapide de la situation intérieure en Russie et sur les difficultés auxquelles sera de plus en plus confrontée la population, j’aimerais dire que ces observations sont évidemment douloureuses, mais me paraissent nécessaires pour comprendre la réalité, ainsi qu’à titre d’avertissement à valeur universelle – y compris pour nous, Français – sur ce qui peut arriver subrepticement si on ne défend pas les libertés et les droits.


Sarah Gruszka

Historienne, Spécialiste de la période stalinienne et de la Seconde Guerre mondiale en URSS, chercheuse associée à l'UMR Eur'orbem (Sorbonne Université, CNRS) et au CERCEC (EHESS, CNRS)

Mots-clés

Guerre en Ukraine