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Jean-Paul Demoule : « Le livre, c’est un tout petit moment dans l’histoire de l’humanité »

Journaliste

Archéologue, professeur émérite de protohistoire européenne, premier président de l’Institut national de recherches archéologiques préventives qu’il avait participé à fonder, complice d’artistes comme Daniel Spoerri ou Sophie Calle, Jean-Paul Demoule s’est progressivement laissé ensevelir par les livres. Il profiterait de son séjour sur une île déserte pour prendre le temps de découvrir des livres qu’il n’a (encore) jamais lus.

Protohistorien, Jean-Paul Demoule a consacré sa vie de chercheur au Néolithique, c’est-à-dire à la coupure la plus radicale dans l’histoire humaine, la période où s’inventent l’agriculture et l’élevage. Archéologue, grand promoteur de l’archéologie préventive – il fut le premier directeur de l’INRAP –, sa curiosité également l’a conduit à s’intéresser à la création la plus contemporaine, en organisant la fouille trente ans après du fameux dîner enfoui par l’artiste Daniel Spoerri ou en collaborant plus récemment avec Sophie Calle pour une exposition au Musée d’Orsay. Pour AOC, il s’est prêté au jeu de l’île déserte, commentant à la Fondation Pernod Ricard une liste de dix livres résolument littéraire. SB

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Est-ce à travers les livres et par les livres que vous avez éprouvé, un jour, l’idée de devenir archéologue ?
J’ai eu envie d’être archéologue quand j’avais six ou sept ans, comme plein d’enfants, mais seuls les obsessionnels comme moi le deviennent vraiment. Je me souviens qu’à l’université beaucoup de mes collègues passaient leur temps à décourager les étudiants en leur disant qu’il n’y avait pas de travail en archéologie. Quand j’ai commencé, il y avait 600 archéologues professionnels en France, maintenant il y en a plus de 4 000. On peut donc effectivement trouver du travail en archéologie, surtout préventive, maintenant qu’une loi l’organise. Mais comme tout le monde, ce qui me faisait rêver au départ, c’était l’Égypte : Toutânkhamon, Ramsès II, etc., ce qu’il y a de plus spectaculaire. Ensuite, comme mes parents étaient professeurs de lettres, ils m’ont expliqué que la vraie archéologie, c’était Athènes, qu’il fallait faire l’école d’Athènes et que pour cela, il fallait faire l’École normale supérieure. Je l’ai donc fait très sagement. Mais quand j’ai commencé à préparer l’école d’Athènes, c’était un peu un cauchemar intellectuel. C’était la céramique grecque, les statues grecques, etc. J’avais en parallèle commencé à m’intéresser au Néolithique, à la Préhistoire, aux travaux de Gordon Childe – grand archéologue anglo-saxon de l’entre-deux-guerres. J’ai donc arrêté l’école d’Athènes et, par ailleurs, commencé à fouiller en Grèce puis travaillé sur le Néolithique grec, et cela m’a paru beaucoup plus intéressant.

Mais cette découverte de l’Égypte est-elle passée à travers des livres ? Des livres précis dont vous vous souvenez de la lecture enfant ou de la contemplation s’il s’agit de livres d’images.
Je me souviens du médecin de famille, le docteur Arnaud, chez qui on allait avec mes parents à Vanves. Il avait une bibliothèque et il s’intéressait beaucoup à l’archéologie. Je me souviens d’avoir feuilleté ses livres puis d’avoir lu ces récits de découvertes, plus de Ramsès II que de Toutânkhamon d’ailleurs. C’est ce qui fait que beaucoup d’enfants ont envie d’être archéologue. C’est l’idée de la découverte du trésor, un côté Indiana Jones…

Plutôt Tintin à l’époque, j’imagine…
Pas trop non. Mes parents étaient étaient professeurs de lettres, on n’avait pas le droit de lire des bandes dessinées, c’était mal, comme le chewing gum, le Coca-Cola, etc. D’ailleurs, je ne suis pas du tout fanatique de Tintin. On oublie trop souvent le Tintin au pays des Soviets qui est quand même extrêmement réactionnaire. Ou le Tintin antisémite qui a été un peu arrangé, ou encore le Tintin raciste dans Tintin au Congo. Il paraît que Hergé était un brave homme, mais je ne suis pas fanatique de Tintin.

Avec des parents prof de lettres, vous avez dû lire de la littérature assez jeune alors. D’ailleurs votre liste, on va s’en apercevoir vite, est très, très très littéraire.
Oui, la maison était envahie de livres et je m’étais dit qu’ensuite, moi, je n’aurais jamais de livres. Au début, pendant quelques années, j’avais très peu de livres. Finalement, maintenant, j’ai calculé que j’avais entre 150 et 200 mètres linéaires de bibliothèques Billy de Ikea (le meilleur rapport qualité prix sans faire de publicité), et donc les livres m’ont rattrapé et je n’arrive pas à m’en débarrasser. En plus, quand vous êtes à un certain moment de votre carrière, tout le monde vous envoie des livres, ce qui n’arrange rien. Et puis, maintenant, aucune bibliothèque ne prend de livres. Je ne sais pas ce que ces livres deviendront à ma mort, mais peut être que mon laboratoire du CNRS les gardera par gentillesse, mais les bibliothécaires n’aiment pas les livres usagés, elles préfèrent acheter des livres neufs : on scanne juste le code barres et on les enregistre. J’ai conscience d’être né un peu tôt, un peu trop tôt, puisque déjà beaucoup de revues scientifiques sont totalement sur Internet. Je pense que tout ce qui sera scientifique dans 50 ans sera sur Internet. Toutes les études sur les bibliothèques concluent à la disparition des bibliothèques. Le livre et le papier, c’est un tout petit moment dans l’histoire de l’humanité. Il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas d’autres formes beaucoup moins encombrantes.

D’ailleurs, vous êtes un lecteur numérique assidu. Non seulement d’AOC, mais vous êtes aussi des réseaux sociaux, notamment Twitter…
On n’a pas tellement le choix si l’on veut rentrer dans le débat. J’avais aussi un blog, que j’ai un peu mis en suspens parce qu’on ne peut pas être partout à la fois, mais effectivement, je suis sur Twitter. Pour autant je ne participe pas du tout au débat politique. J’y suis essentiellement pour des raisons scientifiques, pour suivre l’actualité scientifique et puis donner de temps en temps un modeste avis. D’ailleurs, je m’aperçois que je n’ai pas parlé de la rencontre de ce soir. Mais comme vous l’avez fait, ça suffit.

On peut commencer alors !  J’ai cru comprendre que le premier titre s’est imposé immédiatement. C’est un choix classique, mais un livre extraordinairement important pour beaucoup d’entre nous : Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire.
Je reconnais que ce n’est pas très original, effectivement, ça pourrait paraître scolaire. Mais c’est un livre qui, de tout temps, est resté dans ma tête et qui, à la mort successive de mes deux parents, m’a permis de gérer ça. Relire des poèmes de Baudelaire m’aide dans les moments un peu difficiles. Je relis Les Fleurs du mal en les ouvrant au hasard, même s’il y a évidemment des poèmes qui sont beaucoup plus connus que d’autres, notamment les six qui avaient été censurés par le sympathique régime de Napoléon III. La forme et le fond sont pour moi tout à fait essentiels et j’espère ne pas être le seul.

Vous vous souvenez la première fois que vous avez rencontré cette œuvre ? C’était sous forme de poème qu’on apprend à l’école ou c’était déjà de la lecture ?
C’était sûrement à l’école, au collège ou au lycée, de manière un peu bizarre. C’est comme pour l’Histoire, je ne sais pas comment c’est maintenant dans les collèges et les lycées, mais on commençait la littérature française au Moyen-Âge quand on était en sixième, cinquième et puis on suivait chronologiquement l’histoire pour se trouver à la littérature du XXe siècle en terminale. Ce que je trouve d’ailleurs un peu étrange car justement la littérature du Moyen Âge est, avec La Chanson de Roland etc., peut-être plus difficile que la littérature du XXe siècle, mais en tout cas c’était comme ça. Donc j’ai dû le rencontrer à ce moment-là, au cours de mes études. J’ai fait toutes mes études au lycée Michelet à Vanves, mais on commençait à la 11e, c’est-à-dire le cours préparatoire, et j’ai fini douze ans plus tard en terminale, avant de passer en classes préparatoires, cette fois dans un autre lycée.

Vous disiez que vous ouvriez au hasard ce recueil de Baudelaire mais si je vous avais demandé les dix poèmes des Fleurs du mal que vous auriez emporté sur une île déserte, vous auriez pu faire la liste?
Pas forcément, parce qu’il y en a quand même beaucoup. Il y en a que l’on peut redécouvrir. Il y a ceux que tout le monde connaît, comme « L’Albatros ». Et ce n’est pas parce qu’ils sont connus qu’il faut les oublier. Mais c’est vrai que j’en redécouvre régulièrement. Cela dit, ce n’est pas quelque chose que je ferais tous les soirs.

Et la poésie. De manière générale, vous en êtes un lecteur régulier?
Oui, plus que les romans. Je lis assez peu de romans contemporains, ou par accident, parce qu’on me les offre. J’ai essayé de lire Houellebecq qu’on m’avait recommandé, mais je n’ai pas vraiment pu. J’ai lu Vernon Subutex, presque jusqu’à la fin et aussi King Kong Theory, mais c’est assez rare. J’ai essayé de lire Annie Ernaux, mais je n’ai pas encore réussi non plus. Quelqu’une m’a fait remarquer qu’il n’y avait aucune femme dans ma liste des 10 livres. J’ai eu dans un premier moment honte, puis, avec mon interlocutrice, on a commencé à chercher quelle femme on aurait pu avoir. J’ai lu des romans de George Sand, par exemple, comme je suis Berrichon de souche, c’est la grande dame de la région. J’ai aussi lu des romans de romancières : il y a La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, Madame de Staël, Simone de Beauvoir, etc. Mais je constate à ma grande honte que ce n’est pas la parité dans ma liste.

Il doit bien y avoir quelques autrices dans le volume suivant que vous avez choisi, parce qu’en fait ce n’est pas un volume mais  22 volumes : c’est l’Encyclopædia Universalis.
Oui, vous avez été très gentil de l’accepter comme un seul volume, d’autant plus que l’édition papier est en partie périmée. Maintenant, tout est sur le web. J’écris d’ailleurs régulièrement des articles en ligne pour eux. Par la formation professionnelle de mes parents, on se posait souvent des question sur les mots et on finissait la plupart du temps dans un dictionnaire. Il n’y avait pas le web. Le web est très pratique, sauf qu’il faut faire le tri soi-même. J’ai toujours l’encyclopédie Larousse en sept volumes du début du XXe siècle, qui était une mine à propos de certaines choses. Dans l’Encyclopædia Universalis, comme son nom l’indique, il y a à peu près tout. Je pense que c’est des volumes que l’on peut ouvrir au hasard. Quand j’étais encore enfant ou étudiant, j’aimais en ouvrir un au hasard, puis aller de renvoi en renvoi pour me promener.
Vous ne m’avez d’ailleurs toujours pas dit où était l’île déserte en question, s’il y avait des rayonnages, comment on pouvait faire.

Il y a peut-être la possibilité de se faire livrer des Billy au kilomètre.
Bon, c’est vous qui savez, parce que moi, je n’arrive pas à savoir où est cette île.

On ne sait toujours pas, après nombre de rencontres mais on va finir par la trouver !  Vous êtes donc un lecteur de dictionnaire ouvert au hasard. C’est intéressant. C’est ce type de pratique qui permet de lutter contre les logiques de spécialisation qu’encouragent la mutation numérique. Comment vous y prenez-vous pour ne pas vous laisser enfermer dans des bulles de centres d’intérêt ?

Si je cherche quelque chose rapidement, c’est vrai que je préfère utiliser Wikipédia. L’Encyclopædia Universalis, comme je suis contributeur, j’ai un accès gratuit – je ne vous donnerai pas mon code – mais ça prend un tout petit peu plus de temps et les articles sont un peu vieux. L’intérêt de Wikipédia, c’est qu’effectivement on a accès à l’information tout de suite, et on peut faire l’historique et voir ce qui a été changé au fil du temps sur le site. J’ai de plus un intérêt personnel pour ce site car ma notice Wikipédia et celle du livre que j’ai écrit sur les Indo-Européens qui va avec a été attaquée régulièrement par l’extrême droite. Donc j’ai même été obligé de demander une médiation à Wikipédia pour qu’on change un certain nombre de choses sur ma notice et sur ma biographie Wikipédia. Symétriquement, je me promène des fois sur Wikipédia et je rectifie parfois certaines informations que je trouve. Actuellement, dans le domaine de l’archéologie, ce qui est très à la mode, c’est la génétique. Et comme j’ai travaillé sur cette question des Indo-européens (« Pourquoi toutes les langues de l’Europe appartiennent à la même famille ? D’où viennent-ils ? Sont ou non des envahisseurs ?) j’interviens, et je le fais sous mon vrai nom. Mais comme sur Twitter, quasiment tous les contributeurs sont sous pseudonyme. Il y a notamment un contributeur d’extrême droite qui s’appelle « Thontep » qui cherche à tout expliquer et à tout résoudre par de la génétique. Certes la génétique est très utile, elle apporte beaucoup d’informations, mais si on réduit la culture à la biologie, on retombe dans la craniométrie du XIXe siècle, où les formes de crâne étaient utilisées pour expliquer l’Histoire. Donc effectivement, je suis de fait relativement impliqué. Je ne fais pas la chasse sur Wikipédia, mais si je consulte quelque chose et que ce quelque chose est faux, ça m’agace un peu. Régulièrement les gens reviennent pour recorriger ce que j’ai corrigé. Mais bon, tant pis, ce n’est pas mon métier. Comme je l’ai dit, ce qui est intéressant dans Wikipédia, c’est que vous avez un historique qui précise qui a changé quoi et à quelle heure. Donc par exemple, ce « Tom Tepes » qui fait 20 ou 30 contributions tous les jours, je sais à quelle heure il prend son déjeuner, à quelle heure il se couche, etc. 

Il y a un autre dictionnaire dans votre liste, c’est le Dictionnaire de la montagne.
Oui, je fais beaucoup d’alpinisme. Ça m’a toujours passionné comme sport, mais aussi comme discipline de vie, vous ne pouvez pas grimper n’importe comment. Être assuré, savoir ce que vous faites, etc. Ce sport peut être dangereux, mais pas complètement. C’est évidemment difficile. Quand on était enfant, on était une fratrie de trois. Mes parents allaient dans un village des Hautes-Alpes qui s’appelait La Grave et en face, une montagne qui s’appelle la Meije. À quasiment 4 000 mètres, c’est le dernier sommet alpin qui a été « conquis » – dans le vocabulaire militaire de la montagne, puisque la montagne était plutôt de droite jusque dans les années 70 et après ça a changé.

Sylvain Tesson est revenu mettre un peu et même beaucoup de droite là-dedans…
C’est ça, mais cela dit, c’est plus un randonneur qu’un alpiniste.

Donc la Meije m’a fasciné. Et quand j’ai fait la première ascension avec un guide qui est resté un ami, et mon fils aîné en 1989, si je me souviens bien, ça a été un des plus beaux jours de ma vie. On a bivouaqué, dormi au sommet. Ensuite mes deux autres enfants l’ont fait aussi, ça fait partie de leur initiation à la vie de faire la Meije. Cette fascination pour la montagne m’amène donc à me plonger régulièrement, au hasard, dans ce Dictionnaire de la montagne de Sylvain Jouty, un érudit de la montagne, sur les grandes premières ascensions etc. Le seul problème, c’est que, en 50 ans, j’ai vu les glaciers fondre et reculer de centaines de mètres et la montagne devenir de plus en plus dangereuse parce que tout fond de partout. La fonte des neiges laisse apparaître les cailloux, le dégel réduit les chances de faire de la montagne à l’avenir.

Avez-vous lu, par ailleurs, de la littérature de montagne, des récits d’alpinisme ?
Oui, bien sûr. Par exemple, le récit de l’ascension de l’Everest par Hillary et son sherpa, Tensing (NDLR : Edmund Hillary, Au sommet de l’Everest, 1955). Ce sont des histoires qui m’intéressent beaucoup. Il y a un manga japonais, (NDLR : Jirô Taniguchi, Baku Yumemakura, Le Sommet des Dieux, 2010), qui traite du sujet. Ce manga s’inspire d’une légende autour de l’Everest et d’un anglais, George Mallory, qui l’aurait peut-être atteint. En 1979, on a retrouvé son corps et un appareil photo près de la montagne, mais on ne sait pas s’il est monté là-haut. Il y a eu aussi Herzog que j’ai lu, et encore des nouvelles autour de la montagne, des récits tout à fait intéressants, commeVariantes d’Étienne Bruhl, qui réunit toute sortes de nouvelles de montagnes, que j’ai souvent lues et relues. Mais comme je n’avais le droit qu’à dix livres, je n’ai pas pu tous les mettre.

Vous disiez avoir renoncé à l’école d’Athènes alors que vous y étiez d’une certaine façon destiné. Néanmoins, vous avez fait une petite place sur la liste à Homère…
Oui, tel qu’on était formé pour préparer l’École normale supérieure à l’époque, la seule option qu’on avait, c’était soit grec, soit deuxième langue vivante. Alors que maintenant il y a des tas d’options en géographie, en sociologie, etc. Donc on était très formé au latin et au grec. Quand j’étais adolescent, pendant les vacances, j’écrivais en latin à mon père, qui était professeur de lettres, ce que je serais tout à fait incapable de faire maintenant. Dans les épreuves, il y avait une épreuve de grec lors de laquelle on avait une demi-heure pour préparer un texte. Dans mon cas, c’était un texte d’Eschyle, si je me souviens bien, il y avait Oreste en tout cas comme personnage. Et puis on avait une deuxième épreuve : on vous mettait un texte d’Homère sous le nez et il fallait le traduire directement, ce que j’aimais beaucoup faire. Pendant plusieurs années, j’ai donc relu Homère. Petit à petit, je m’en suis pourtant éloigné. J’ai ensuite repris quelques années, mais cette fois en trichant avec la traduction à côté. Mais c’est un grec assez facile, c’était fait pour être répété oralement, même si c’est un vocabulaire malgré tout très spécialisé : la guerre, la vie quotidienne, etc. Et en dépit de cet éloignement, j’essaie dès que je le peux de lire Homère. C’est le plus ancien texte européen connu et miraculeusement conservé. Donc quand je peux, j’en lis des bouts. J’aimerais retrouver mon niveau de grec, mais je pense que c’est un peu tard. J’aime beaucoup ce texte. Je préfère d’ailleurs l’Iliade à l’Odyssée.

Pourquoi ?
Ulysse passe son temps à tromper sa femme pendant dix ans. Il part dix ans pour faire la guerre, il se promène tout autour de la Méditerranée, puis il revient chez lui fâché parce qu’il y a des types qui font la cour à sa femme et il les tue. C’est quand même un peu étrange comme comportement. Donc pour moi, ce n’est pas un personnage sympathique. D’ailleurs, il y a un moment dans l’Iliade où il y a une espèce de rébellion populaire, il y a un personnage, Thersite, qui est fâché et refuse cette guerre et c’est Ulysse qui dit : « quoi, espèce de gueux » et qui lui tape dessus. Donc je n’aime pas trop Ulysse. Alors que dans l’Iliade, il y a beaucoup de passages guerriers mais aussi des passages assez émouvants comme celui d’Hector et Andromaque avec leur fils. J’ai toujours été pour les Troyens, donc je ne vais pas être pour Ulysse.

Il y a une traduction que vous préférez ?
Non, je prends une traduction très classique, l’édition Budé aux Belles Lettres, qui est relativement stricte avec ce qu’on appelle l’appareil critique, c’est-à-dire les multiples notes de bas de page très érudites qui servent à justifier les choix opérés dans la traduction entre divers manuscrits ou éditions anciennes. Mais ce n’est pas la traduction qui m’intéresse, la traduction c’est juste pour m’aider à pouvoir relire correctement le texte grec. Et malgré mon abandon de l’école d’Athènes, j’ai quand même fouillé en Grèce, donc j’ai appris le grec moderne qui ressemble un peu au grec ancien, mais sans la grammaire, en gros, sans les sons, ni les déclinaisons. Le grec actuel se parle aussi sans les mots turcs qui étaient rentrés petit à petit dans le grec moderne. Finalement la Grèce est un peu ma deuxième patrie. J’étais d’ailleurs très choqué par la manière dont on a traité la Grèce au moment de ses problèmes financiers. J’ai trouvé ça complètement honteux.

C’est un pays spécial pour un archéologue.
Forcément. C’est censé être le lieu des origines des fouilles archéologiques. Avec un rapport très ambigu aujourd’hui car les Grecs n’aiment pas les archéologues, à cause du traumatisme de Sir Elgin qui avait emporté les marbres du Parthénon à Londres sur une permission des Turcs, parce qu’à l’époque, c’était l’État turc qui gérait le site. Donc il l’a fait légalement. Depuis, les Grecs sont extrêmement nationalistes, ils ont tendance à embêter les archéologues – puisqu’ils ne peuvent pas violer les traités européens ou jeter les bases américaines à la mer ou empêcher les Chinois d’acheter le Pirée. Donc des fois, ils se vengent un peu sur les archéologues : on n’est jamais sûr, d’une année sur l’autre, de pouvoir étudier ce qu’on a fouillé et qui est dans un musée. Mais sinon, c’est des gens que j’aime beaucoup. La langue, la culture, la cuisine, l’état d’esprit. Plutôt le Nord, qui est en dehors des zones touristiques, parce que la zone touristique, c’est une toute petite zone, l’Attique et le Nord du Péloponnèse. Quand on va dans le Nord, on rencontre des gens plus authentiques. Et c’est un pays que j’aime beaucoup, effectivement.

Vous êtes professeur de protohistoire de l’Europe. L’Europe, c’est votre territoire.
Je me suis intéressé au Néolithique comme principal sujet d’étude. J’ai donc commencé à faire des fouilles dans le bassin parisien, dans la vallée de l’Aisne, avec le professeur tchèque qui m’a formé, et qui est parti après l’invasion russe en Tchécoslovaquie – j’étais d’ailleurs en Tchécoslovaquie le jour où l’Armée rouge est entrée. Avec lui, on a monté un programme dans la vallée de l’Aisne en étudiant les sites néolithiques, mais qui étaient en train d’être détruits par les carrières de gravier, comme toutes les grandes vallées du bassin parisien, parce qu’il faut fabriquer du béton. J’ai été sensibilisé très tôt au problème de l’archéologie préventive. La France, c’est là où le Néolithique ne va pas plus loin, puisque le Néolithique dans nos régions est inventé au Proche-Orient, où il crée un boom démographique et le surplus de population part dans différentes directions : l’Afrique du Nord, le Caucase, l’Asie centrale et l’Europe. Quand ils arrivent en France, ils ne peuvent pas aller plus loin – jusqu’à Christophe Colomb.
J’ai donc travaillé avec mes collègues, mon équipe de recherche CNRS, pendant plusieurs années. Ensuite, je me suis dit qu’il serait intéressant de voir le début. Avec ma collègue de Paris 1, Marion Lichardus-Itten, on voulait aller dans les Balkans ; en Grèce, comme je vous le disais, c’était trop compliqué. On s’est installés en Bulgarie parce que les Bulgares savent qu’ils viennent d’ailleurs, les Slaves et ce qu’on appelle les Bulgares proprement dits. Donc là-bas, on rencontrait moins de problèmes. Il fallait traiter à l’époque avec le comité central, le ministre, etc. Mais on pouvait fouiller comme on le voulait. C’est pour ça que, pendant 25 ans, j’ai fouillé essentiellement en Bulgarie, pour reconstituer l’évolution des choses. J’ai fait des missions dans différents pays. Je me suis beaucoup intéressé au Japon, qui est un pays où les gens n’ont pas inventé l’agriculture pendant très longtemps, ils continuaient à être chasseurs-cueilleurs et étaient très contents. Je me suis penché sur différents pays, mais il faut bien être spécialiste de quelque chose. Vous disiez que j’écrivais aussi bien des choses accessibles que des choses compliquées : j’ai écrit des articles très pointus sur le néolithique balkanique, et nous sommes à peu près dix à nous comprendre, dont cinq ne sont pas d’accord. Il faut aussi faire de la recherche fondamentale, comme dans n’importe quelle science, et en même temps essayer de diffuser… Ce qui n’est pas évident en France, parce que si on cherche un mot, c’est « vulgariser », et « vulgariser », c’est vulgaire. Donc pendant longtemps, c’était mal vu. D’ailleurs, au CNRS, à l’Université, on n’avait pas tellement d’autres mots… « diffuser », « populariser »…

« Valoriser », on dit aujourd’hui. La valorisation de la recherche.
Oui, c’est ça. Avec le contexte financier, effectivement.

À propos de contexte financier, un monument de la philosophie et de la politique sur votre liste : Le Capital de Karl Marx. Pourquoi vous l’avez mis sur la liste?
Parce que je n’ai jamais eu le temps de le lire. Alors je me suis dit que, comme je n’aurais rien à faire sur cette île, autant le lire une bonne fois pour toutes. J’ai lu tout le reste : j’ai même, avec une amie, fait une des traductions du Manifeste du Parti communiste de 1848. C’est assez drôle d’ailleurs, parce que quand on le relit, on se rend compte que tout a été réalisé par le patronat au fil du temps. Ils demandaient des choses impossibles : la journée de seulement dix heures, un jour de repos… Et à l’époque, on disait qu’on allait mettre le pays à l’agonie si on appliquait tout ça. Puis ça s’est fait tranquillement. Le capitalisme est un système qui sait quand même très bien s’adapter. J’ai été membre des étudiants communistes à l’époque où il y avait à peu près toutes les gammes possibles. Je n’ai jamais été gauchiste. Je suis justement resté une sorte de social-démocrate de gauche. Je n’ai jamais vraiment changé de ligne politique, contrairement à beaucoup de mes camarades de l’École normale supérieure qui, à l’époque, étaient des maoïstes purs et durs. Le marxisme me semble un horizon en grande partie indépassable, même si, à la lettre, ce qu’il avait prévu ne s’est pas passé. On a essayé d’appliquer le communisme dans des pays sous développés pour les développer, comme en Russie ou en Chine. Ça a débouché sur des dictatures. L’Angleterre, au contraire, et les pays occidentaux ont été capables de se développer. Donc, comme je n’ai jamais eu le temps de lire Le Capital, et plutôt en français qu’en allemand, je me suis dit que ces vacances que vous m’offriez auraient été l’occasion de le lire pour de vrai.

Comme il n’y a pas, à part Marx, d’autres titres sur votre liste de livres de sciences humaines et sociales, je me suis demandé quel lecteur vous étiez des autres disciplines des SHS.
Je ne lis pratiquement que des sciences humaines. Je vous disais que j’ai lu très peu – ou quasiment par accident – de romans contemporains. Je lis essentiellement des sciences humaines, beaucoup d’histoire, effectivement, beaucoup d’anthropologie, d’ethnologie, de sociologie, d’économie. Enfin, j’essaie de rester à peu près au courant de l’état des choses, parce qu’une des grandes questions que l’on se pose en archéologie, c’est justement celle de la naissance de l’État… pourquoi les inégalités, etc. Et ça, ça ne peut se comprendre qu’au croisement de nombreuses disciplines. C’est donc l’essentiel de mes lectures. Mais une fois que j’ai lu un de ces livres, je le mets en fiches, et donc je n’ai pas besoin de l’emporter sur une île déserte. C’est pour ça qu’il y a peu de sciences humaines dans ma liste, parce que c’est déjà plus ou moins intégré. Je ne sais pas si on a le droit d’emporter ses fiches et son ordinateur…

Tout peut se négocier… Retournons donc à la littérature avec plusieurs volumes classiques – là aussi, d’ailleurs, c’est un peu de la triche – : À la recherche du temps perdu…
Pour ce livre, c’est pareil : je l’avais commencé quand j’avais 20 ans avec une espèce d’enthousiasme, je me souviens encore des premières pages, de la recherche, de la description de Combray. J’étais allé jusqu’à Guermantes. Et je ne suis jamais allé au-delà. Régulièrement, tous les cinq ou dix ans, je me dis qu’il faut quand même que je recommence. À l’époque, mes parents l’avaient en Gallimard, en quinze volumes. Je crois maintenant qu’il y a trois volumes. La collection Bouquins, c’est trop souple, ce n’est pas du tout ergonomique. Donc régulièrement, je m’y remets. J’ai plein d’amis qui m’ont expliqué que c’était indépassable. Je suis sur l’île déserte pour je ne sais pas combien de temps, il faudrait vraiment que je m’y mette. Il faut être sérieux. Il faudrait vraiment lire La recherche. Mais c’est vrai que je n’ai jamais réussi à aller plus loin, pour l’instant. C’est comme l’Ulysse de Joyce qui est censé être le truc indépassable. Régulièrement, je lis les premières pages, et puis ça me tombe des mains. Sans parler de Finnegans Wake. Donc La recherche, il faudrait vraiment que je la lise en entier, mais je n’ai pas tellement de temps parce que j’ai un programme de travail qui, malgré la retraite, hélas, est trop chargé. Si j’étais déchargé de toute obligation, j’essaierais de le lire jusqu’au bout, au moins une fois.

Ça vous arrive aussi – j’imagine – de laisser en plan des livres qui ne sont pas des livres de littérature, des livres de sciences humaines. Ou vous avez une autre manière de lire qui fait que, en fait ce qui compte, ce n’est pas tellement la lecture linéaire du début à la fin, mais plutôt une espèce de vue d’ensemble… Le fait de passer deux heures avec un livre, ou deux jours ou deux semaines.
Il m’arrive effectivement de parcourir dans un premier temps très vite un livre pour savoir à peu près ce qu’il y a dedans. Mais ensuite, je suis assez tâcheron, donc je lis, je prends des notes sur un ordinateur. Pour les polars, en revanche, j’ai lu beaucoup d’Agatha Christie quand j’étais jeune. Surtout que Agatha Christie, en deuxième noces, quand elle a quitté M. Christie et épousé un jeune archéologue, Max Malowan, aurait dit : « Épousez un archéologue, plus vous vieillirez, plus il vous aimera. »… J’aimais bien, mais à chaque fois, j’avais l’impression de perdre mon temps. Maintenant, quand je tombe par hasard sur un polar, je sais que si je commence à le lire, comme les Le Carré, qui sont quand même de très haut niveau, je sais que je vais passer la nuit à le lire. Donc si je tombe sur un polar, je lis tout de suite les dix dernières pages, comme ça je sais comment ça finit et ça m’épargne le temps de sa lecture. Donc pour les livres de sciences humaines, je fais un peu différemment. Il y en a beaucoup pour lesquels je vois à peu près ce qu’il y a… Mais quand c’est vraiment important, je prends des notes.

Vous êtes un relecteur aussi ?
En sciences humaines, si j’en ai besoin oui, si j’ai besoin de reconsulter. Là, je n’ai pas mis de livres de préhistoire, par exemple. Pour moi, le livre de préhistoire le plus important, c’est celui d’André Leroi-Gourhan qui s’appelle Le geste et la parole (1964). Je pense qu’en tant que vision globale de l’humanité, ça n’a pas vraiment été dépassé, même si l’information préhistorique a beaucoup changé depuis son époque. Mais sinon, effectivement, je n’en ai pas mis parce que c’est plus des outils d’aide au travail que des livres nécessaires.

Sur votre liste, on trouve d’autres monuments littéraires, d’autres domaines, y compris des choses, peut-être moins bien considérées, comme pouvait l’être la bande dessinée dans votre milieu, puisque j’y vois Le Seigneur des anneaux de Tolkien.
Oui, j’ai mis du temps à rentrer dedans, parce que dans ma génération, quand ça a été découvert dans les années 1970, il y avait des gens fanatiques. Moi, j’ai attendu un peu. Mais il faut dépasser les cent premières pages. Après, je suis parti dedans. Tolkien était un collègue, un professeur d’université. C’est donc très érudit et je le préfère à George Martin, qu’on appelle le « Tolkien américain », qui a donné lieu à la série Game of Thrones. Je trouve Tolkien beaucoup plus intéressant, même s’il n’y a pas de sexe comme c’en est plein dans Game of Thrones. D’ailleurs, j’ai écrit un article sur Game of Thrones dans un livre collectif, Le Trône de fer et les sciences, auquel ont collaboré un paléontologue, un climatologue, un linguiste, et moi – j’ai fait la partie archéologique et historique de Game of Thrones. Mais je ne suis pas du tout un fanatique de Game of Thrones. Le peu que j’ai regardé de la série, c’était par intérêt ethnographique sur la société contemporaine, mais ça ne m’a pas beaucoup intéressé. Je trouve Tolkien beaucoup plus riche. Et puis il y a un aspect un peu thérapeutique dans Le Seigneur des anneaux. À un moment, il y a une grande bataille qui s’appelle la « bataille du gouffre de Helm ». Et dans les premiers temps de l’Inrap, alors que l’Inrap avait été à peine construit, il a été remis en cause parce qu’il y a eu un changement de majorité parlementaire en juin 2002 et pendant plusieurs mois, il a été question de supprimer l’Inrap, de revenir sur la loi, etc. J’étais confronté à cette situation, je passais devant des commissions parlementaires où je me faisais insulter et traiter d’irresponsable. Lorsque vous êtes président d’un grand établissement public de 2 000 personnes, si on vous insulte, vous ne pouvez pas répondre, vous êtes tenu au devoir de réserve. Ce sont les élus de la République qui vous insultent. J’ai passé quelques mois vraiment horribles. Alors de manière pédagogique, le soir, je relisais la bataille du gouffre de Helm, où, à la fin, les méchants sont battus. Ça dure 30 ou 40 pages et c’était ma manière à moi, plutôt que de prendre des antidépresseurs, de voir ça. Et je trouve que les films sont pas mal faits, même s’ils ont zappé pas mal de choses. Comme c’était un grand érudit, c’est assez riche. Il y a longtemps que je ne l’ai pas relu mais, mais je trouve que c’est une épopée… La montagne a un côté épique, de même que mon musicien préféré, Wagner – Beethoven mis à part. Pour mes 75 ans, j’ai eu en cadeau d’aller voir Le Ring à Bayreuth, en vrai. Mais de temps en temps, Wagner, faut le prendre au second degré. J’ai un rapport à l’épopée comme ça… dans l’existence en général. Et donc ce côté de Tolkien m’allait bien.

Vous avez choisi Tolkien, vous parliez de vos lectures de polar, quel rapport vous avez avec l’idée qu’il y a une haute littérature et une littérature plus populaire ? Est-ce que ça a du sens pour vous ou pas du tout ?
Non, pas tellement. Ça dépend de ce qu’on appelle « littérature populaire ». Ce sont quand même des choses extrêmement variées et qui peuvent changer. Des choses qui sont populaires au début deviennent de la grande littérature ensuite. Tolkien a dû être considéré comme une littérature mineure, donc il n’y a pas forcément de différence. Après, il faut voir au cas par cas.

Vous êtes mis à lire de la bande dessinée, en dépit de l’interdit initial ?
Oui, à la fin. Par contre, je n’ai jamais été dans le coca-cola et le chewing gum, qui sont restés deux interdits que je respecte mais que je n’ai pas pu toujours respecter parce que, quand on travaillait dans les pays de l’Est et qu’on était conducteur d’une voiture, le taux d’alcool c’était 0,0. Les gens qui savaient que je conduisais, pour me faire plaisir, m’offraient du coca-cola, qui était la chose la plus belle qu’on pouvait offrir à un étranger. Et là, j’ai beaucoup souffert.

On revient à la littérature plus classique et au XIXᵉ siècle avec deux auteurs coup sur coup. Allez, on commence par Stendhal, Le Rouge et Noir.
J’ai dévoré Le Rouge et le Noir quand je devais être en seconde ou en première. J’ai dû le lire avec une lampe électrique sous les draps pour ne pas me faire repérer par mes parents. J’ai dû passer la nuit à le lire. Parmi mes titres universitaires, j’ai passé une thèse de préhistoire en Allemagne, à l’université de Sarrebruck, à la fin des années 70 ; et, dans le système allemand, il y a un mémoire, il y a la thèse, mais il y a aussi deux examens complémentaires que vous choisissez : pour moi, l’un était l’archéologie orientale et l’autre, c’était la littérature française. J’avais choisi Stendhal. J’aimais plus Le Rouge et le Noir que La Chartreuse de Parme. Quand on est adolescent, on est forcément un peu un héros stendhalien. Il y a un passage de Stendhal qui me revenait régulièrement. Lorsque la nuit tombe, Madame de Rênal se tient à côté de lui et il se dit « Quand 10 h vont sonner au clocher, je tiendrai la main de Madame de Rênal dans ma main. » Des fois, dans mes aventures amoureuses du temps jadis, il m’arrivait de penser à ce passage et de compter à rebours pour mieux profiter du moment où on ne va pas encore se déclarer. Quitte à se prendre une gifle d’ailleurs, ou un râteau, comme on dit, mais de goûter ce temps immobile où l’’on va basculer dans autre chose, dans une relation avec quelqu’un. Sauf que, dans Le Rouge et le Noir, ça finit mal puisque Madame de Rênal dénonce son immoralité passée au père de Mathilde de La Mole quand il veut épouser cette dernière… Il lui tire dessus, il ne la blesse pas mais à l’époque c’était mal vu, donc il est guillotiné, etc. D’ailleurs, je ne suis pas sûr de l’avoir jamais relu depuis mes seize ou quinze ans… Si, j’ai dû le relire justement pour cet examen allemand dans les années 70. Mais je ne l’ai pas relu depuis en tout cas.

Donc plus Stendhal que Flaubert ou Balzac ?
Balzac, j’ai lu, mais comme ça, plus comme témoignage sur l’époque… Lucien de Rubempré, « À nous deux, Paris »… J’ai bien aimé, effectivement. Flaubert, aussi. Cette affreuse histoire d’adultère qui finit mal… Madame Bovary. D’autant plus que Flaubert disait « Madame Bovary, c’est moi ». J’aime bien Faubert, mais bon, ça finit mal. Balzac, souvent aussi. Cela dit, Stendhal, ça finit mal aussi, La Chartreuse de Parme, pareil, puisqu’il finit enfermé dans un couvent. Mais il y a quelque chose de plus juvénile et héroïque que chez Flaubert, où quand même, il s’agit d’écrire le quotidien sinistre.

Un autre monument du XIXᵉ : Victor Hugo. Et vous avez choisi Les Châtiments, pourquoi ?
Oui, parce que je trouve que c’est un des plus beaux pamphlets politiques que je connaisse. Je n’aime pas du tout Napoléon III et encore moins Napoléon Ier. J’ai trouvé scandaleux que des gens disent « Oui, oui, il faut commémorer Napoléon, mais il ne faut pas commémorer la Commune » ; « Oui mais quand même, Napoléon, c’est le code civil ». Mais le code civil, la Révolution l’aurait fait sans lui. Il y aurait de toute façon eu un code civil. Le rétablissement de l’esclavage, c’est lui ; les centaines de milliers de morts, c’est lui. Et justement, le châtiment de Napoléon Ier, c’est Napoléon III qui est une espèce de réplique ridicule puisque, comme le dit Marx : quand l’histoire se répète, c’est une farce la deuxième fois. C’est bien vu, ces temps-ci, de réhabiliter Napoléon III qui voulait moderniser, etc. Mais, enfin, il commence quand même par un coup d’État. Les Châtiments font la description de Napoléon III : « Un mois après, cet homme allait à Notre-Dame. », « L’archevêque était là, de gloire rayonnant ; / Sa chape avait été taillée en un suaire ; / Sur une croix dressée au fond du sanctuaire / Jésus avait été cloué là pour qu’il restât. », et « Cieux qui vîtes Néron, soleil qui vis Séjan, / Vents qui jadis meniez Tibère vers Caprée, / Et poussiez sur les flots sa galère dorée, / Ô souffles de l’aurore et du septentrion, / Dites si l’assassin dépasse l’histrion ! », c’est extrêmement fort. Là je le relis pour me faire plaisir. Tout Victor Hugo, aussi bien les romans, La Légende des siècles, etc. Mais Les Châtiments qu’il a écrit peu de temps après le coup d’État de Napoléon, je trouve que ça reste tout à fait actuel.

Ça se lit en parallèle du 18 brumaire aussi, pour revenir à Marx.
Oui, bien sûr. Tout à la fin, on apprend que c’est la punition du 18 Brumaire et c’est quelque chose qui peut rester actuel pour tous les coups de force institutionnels qu’on peut trouver de nos jours.

Dernier titre sur la liste – mais après, très rapidement, je vous demanderai quand même de commenter le banc des remplaçants, puisque vous en avez mis deux sur le banc des remplaçants qu’on va faire entrer, en faisant un peu de coaching, comme on dit maintenant du football. Ce dernier titre, qui est officiellement sur la liste, c’est Belle du Seigneur.
C’est un très beau roman d’amour qui finit mal, comme tous les romans d’amour, du moins dans la littérature. J’aime beaucoup ce roman épais et extrêmement varié. La scène où Solal séduit l’héroïne, alors qu’elle n’en veut pas du tout au début de la description. Albert Cohen travaillait à la défunte Société des Nations. J’aime beaucoup ce texte. Il m’arrive de l’offrir. C’est effectivement un des plus beaux romans d’amour. Je ne sais pas s’il a vieilli, je n’ai pas d’avis. Je n’en ai pas parlé récemment.

Autre livre qui, sur le même sujet mais dans un registre, et dans un genre totalement différent : André Breton, L’amour fou.
J’aimais beaucoup, on a beaucoup partagé ça avec mon premier amour. Et là, je le relis par plaisir. Je l’avais mis au début dans la liste, mais il fallait faire des choix. C’est le livre qu’on peut prendre par n’importe quel morceau et qui est toujours aussi fort. C’est difficile de dire quelque chose d’intelligent là-dessus, par rapport à Breton, qui était par ailleurs un grand collectionneur d’objets variés, anciens ou récents.

Et puis on termine Jean-Paul Demoule avec, j’imagine, une lecture d’adolescence aussi : Le Grand Meaulnes.
Oui, c’est aussi parce que je suis Berrichon de souche, enfin, du moins dans la lignée paternelle. Et Le Grand Meaulnes se passe dans le Berry, dans la région d’origine de ma famille paternelle. C’est un très beau roman qui fait rêver. Alain-Fournier est tué dans les premiers jours de la guerre, cette guerre décime une grande partie de l’intelligentsia. Les intellectuels, c’étaient les officiers qui marchaient, revolver au poing, à la tête de leurs troupes, avec des jolis pantalons rouges pour se faire décimer à la mitrailleuse. On a retrouvé en 1991 la fosse commune où il était et il y eut un débat auquel j’ai participé pour savoir s’il fallait faire une vraie fouille archéologique pour éclairer les conditions de sa mort, ou s’il fallait juste appeler le service des inhumations militaires, ce qui m’est déjà arrivé de faire sur des fouilles. Une fois, on n’avait trouvé un soldat anglais en bon état et on avait appelé le service des inhumations militaires anglais, dans les années 70. Il y avait deux officiers anglais dont c’était la seule fonction. L’un est arrivé avec deux sacs poubelle et il a mis les os d’un côté, le métal de l’autre. Il a dit « Nous finirons tous ainsi » et il est reparti. Donc j’ai trouvé que ce n’était pas très scientifique, parce qu’on avait pas très bien fouillé le soldat anglais. Pour Alain-Fournier, on a fait une vraie fouille parce qu’il y avait des rapports allemands qui déclaraient que les soldats enterrés là avaient attaqué une antenne de soins, un hôpital de campagne, et qu’ils avaient été fusillés pour crimes de guerre. Et pas du tout. Les soldats qui étaient enterrés-là avaient été tués dans tous les sens. Ça correspondait aux combats complètement désordonnés des débuts de la guerre qu’on a dû au génie du commandement militaire français et à cause duquel l’armée allemande était aux portes de Paris en quelques semaines. Donc Le Grand Meaulnes, c’est un roman à la fois initiatique, qui fait rêver, et qui rend compte aussi de ces forêts du Berry. Dans notre île, il est un peu en passager clandestin, mais je l’avais mis au début.

On s’aperçoit avec vous que l’archéologie, ça ne concerne pas nécessairement le néolithique ou la Grèce ancienne. Ça peut concerner la Première Guerre mondiale ou un repas à Jouy-en-Josas, à la Fondation Cartier avec Daniel Spoerri. Mais ça pourrait aussi concerner, puisque vous êtes spécialiste des déchets, les tas de poubelles qui sont dans les rues de Paris en ce moment ?
Oui, c’est tout à fait intéressant ces poubelles puisque, comme on le disait tout à l’heure, il y a une archéologie des poubelles. Un archéologue américain, Bill Rathje, a fait pendant un an un inventaire avec ses élèves des poubelles de la ville de Tucson, en Arizona. Évidemment, pas toutes les poubelles de cette ville d’un million d’habitants, mais en prélevant des échantillons et avec des vrais résultats : il a montré que 20 % de la nourriture était jetée intacte dans son emballage d’origine, que c’étaient les classes moyennes qui gaspillaient le plus, etc. Et tout ça en contradiction avec des enquêtes sociologiques auprès des mêmes personnes, parce qu’on a tendance à sous-estimer ses propres comportements de gaspillage. Ça a été tout à fait éclairant. En France, il y a deux paparazzis Rostain et Mouron qui ont fait ça avec des poubelles de stars ou d’hommes politiques, mais en triant quand même, en ne gardant que ce qui était présentable. Il y a effectivement une archéologie du monde contemporain. Mais quand j’ai fait la fouille du Déjeuner sous l’herbe de Daniel Spoerri, on nous a refusé – j’avais demandé, comme un archéologue sérieux, une autorisation de fouille, c’est la dernière que j’ai demandée. On me l’a refusée. Sur la base que c’était pas de l’archéologie. Mais il n’y a rien qui définit l’archéologie : l’archéologie, c’est l’étude d’une société à travers ses traces matérielles. Ce banquet-là, c’était la trace de ce que pouvaient être 100 personnes du gratin de l’art branché parisien, des happy few des années 80, auxquelles on dit que ça va être enterré, auxquelles on demande d’apporter leur couvert et des objets personnels, et on s’aperçoit qu’ils sont très radins parce qu’ils apportent des assiettes Arcopal, des verres Duralex et des couverts de pique-nique. Et comme objets personnels, ils laissent une vieille brosse à dents, des pièces de cinq centimes, etc. Donc, ces micro histoires, ça a permis aussi de comparer les différences entre les souvenirs des gens et ce qu’on trouvait et c’était déjà pas la même chose au bout d’à peine 30 ans. Mais c’est aussi de l’archéologie, et l’archéologie, c’est les vestiges matériels de n’importe quelle société.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC