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Hugo Vitrani : « Le graffiti peut être envisagé comme un soin »

Journaliste

En multipliant les dialogues entre des œuvres de graffeurs et des œuvres d’artistes plus reconnus par l’institution, l’exposition « La Morsure des termites » propose au Palais de Tokyo une jubilatoire réécriture de l’histoire de l’art, offrant au graffiti une légitimation qui jamais ne prend le risque de le corrompre. Le parcours et l’érudition généreuse de son commissaire, Hugo Vitrani, y sont pour tout.

À force de ne pas vouloir voir les œuvres montrées dehors, ceux qui écrivent l’histoire institutionnelle de l’art ont livré la scène du graffiti à un marché parallèle ou aux mauvaises politiques culturelles, et parfois aux deux bien soudés ainsi que le laissent deviner les très officiels et non moins abominables murs street art du 13e arrondissement. Il serait temps que la Mairie de Paris réalise que non, le graffiti ne se réduit pas plus à ces stars kitsch que la littérature ne s’incarne en Marc Lévy ou autre Guillaume Musso. Peut-être en venant visiter l’audacieuse et passionnante exposition que propose Hugo Vitrani au Palais de Tokyo, « La Morsure des termites ». Il en partage ici le propos, esthétique et politique. SB

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« La Morsure des termites » se propose de réécrire un morceau de l’histoire de l’art au prisme du graffiti. On n’y trouve pourtant aucune œuvre de ceux qui sont aujourd’hui considérés par beaucoup comme les grands noms du domaine, les Banksy, Obey ou Shepard Fairey. Pourquoi ce parti pris ?
C’est vrai, l’exposition prend le temps de revenir aux sources d’une culture et d’un langage qui a multiplié les scènes et les générations. Elle fait le choix de ne pas se focaliser sur les formes les plus commerciales ou les plus célébrées mais de retourner à des figures qui sont restées dans la marge, non pas dans la marge de cette histoire-là – les artistes présents sont au contraire des figures iconiques de l’histoire de ces mouvements – mais dans la marge de l’institutionnalisation ou la marchandisation de ces formes. L’idée consistait donc à retourner chercher toutes ces figures pacifiées, cryptiques ou marginalisées – par choix ou parce qu’on ne les a pas placées sous la lumière –, toutes ces figures termites, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

Et, dans l’exposition, les œuvres de ces figures sont mises en dialogue de manière assez systématique avec celles d’autres artistes qui ne sont pas associés à l’univers du graffiti mais à celui de l’art contemporain. C’est un geste pour inclure le graffiti fans l’histoire plus institutionnelle de l’art ?
Parmi les 70 artistes présents dans l’exposition, la moitié sont issus du graffiti, même si les œuvres présentées ne permettent pas forcément de le déceler. L’autre moitié ne vient pas du graffiti mais entretient des liens avec le graffiti dès lors qu’on ne l’imagine pas comme une simple forme esthétique ou une scène. Le graffiti peut être une pensée, une attitude assez souterraine ou une attitude liée au vandalisme, à l’érosion, un rapport libertaire à la ville, au désordre public… Et ces imaginaires imprègnent et irriguent énormément d’artistes qui travaillent dans l’espace public, notamment depuis les années 70, des artistes dont les œuvres ont été reconnues par les institutions et la critique. En revanche, cette institutionnalisation n’a pas concerné ceux qui travaillaient uniquement dans l’espace public, elle a en quelque sorte laissé dehors ceux qui étaient exclusivement dehors… D’où l’idée d’une exposition qui tente de renouer ces liens brisés, d’écrire autrement l’histoire de l’art en remettant en dialogue des artistes qui, par leurs travaux, se répondent ou se complètent.

L’un des enjeux de l’exposition consiste alors à saisir la tension entre des mondes et des lieux de l’art, les frontières topographiques entre, d’un côté, les musées et les galeries et, de l’autre, l’espace public ne recoupant pas exactement les frontières symboliques entre l’art institutionnalisé et le graffiti…
Cette question de la frontière, du dedans et du dehors, c’est aussi un peu un retour spirituel à Lascaux, à l’origine de l’art… Bataille évoquait la naissance du miracle de l’art, il y a 40 000 ans, dans des conditions d’obscurité, en ayant peur de se trouver face à un ours, et la marque, l’empreinte, la signature laissée par l’aérographie… Ce n’est pas sans résonner avec le fait d’aller dans des souterrains, avec des bombes de peinture aérosol et la peur de tomber sur un maître-chien… D’une certaine manière, il s’agit avec cette expo de montrer que Lascaux ce n’est pas fini, qu’avec le graffiti Lascaux perdure, et aussi combien finalement l’écriture de l’histoire de l’art institutionnel s’avère microscopique au regard de l’histoire de l’art tout court. Il ne faudrait en effet pas oublier que l’histoire de l’art est née dehors, que le musée n’est arrivé que bien plus tardivement, même s’il est parvenu à imposer des codes qui sont devenus très exclusifs. L’un des enjeux de « La morsure des termites » c’est donc de venir tempérer l’aspect sacralisé qu’on a parfois conféré à des écritures institutionnelles de formes qui ne s’adressent pas directement à ces institutions ou que ces institutions ont longtemps mises de côté. Ce qu’on voit dans l’exposition, c’est que le graffiti commence avec un travail d’atelier, des dessins sur des feuilles dans des chambres… Dès le début des années 70, certains pionniers, qui faisaient des graffitis sur les métros, produisaient aussi des dessins ou des tableaux, créaient des performances, produisaient de la musique, bref créaient des formes qui peuplaient classiquement l’histoire de l’art traditionnelle. Pourtant, le monde de l’art n’a pas voulu regarder ces formes, quand bien même de nombreux artistes y portaient une grande attention. Le dialogue, que l’exposition documente, entre COCO et SNAKE, d’un côté, et Gordon Matta-Clark, de l’autre, en offre un bon exemple. On se rend ainsi compte que COCO et SNAKE faisaient un travail d’atelier, alors qu’ils étaient des pionniers des graffitis sur le métro new yorkais et que Matta-Clark, à ses débuts, était fasciné par le potentiel plastique et politique des écritures de leur génération, révélées dans la situation de crise de l’architecture et de l’urbanisme des années 70. Les artistes entre eux se regardent, s’influencent. Mais ceux qui écrivent leur histoire ne regardent pas forcément jusqu’au bout les personnes qu’ils exposent…

D’ailleurs, la pièce de Matta-Clark exposée est une œuvre de jeunesse, et ce n’est sans doute pas un hasard : les relations entre ces deux univers apparaissent plus fortes quand les artistes d’un côté (l’art contemporain) et de l’autre (le graffiti) sont plus jeunes. Cela intervient avant la reconnaissance institutionnelle des premiers, ils fréquentent les mêmes squats, les mêmes lieux. Ce n’est qu’ensuite que les trajectoires se mettent souvent à diverger.
A travers nombre d’œuvres anciennes des années 70, 80 et 90, on peut constater dans l’exposition que beaucoup d’artistes qui sont désormais des artistes importants sur la scène contemporaine, qu’ils soient ou non reconnus par l’institution, se sont croisés ou auraient pu se croiser dans leur jeunesse, fréquentant les mêmes soirées ou en travaillant dans les mêmes squats. C’est le cas, par exemple, de Thomas Hirschhorn avec SKKI, Jay Ramier et Anthony Clark. Anthony Clark est l’un des pionniers de la scène américaine, il faisait partie de la bande de Basquiat et vient en 1990 travailler à Paris dans le squatt de l’Hôpital éphémère où travaillent aussi Jay et SKKI, qui ont participé à l’émergence du Hip Hop en France sur le terrain de Stalingrad mais aussi Thomas Hirschhorn. On se rend compte, lorsqu’on regarde leurs travaux, que leurs obsessions sont assez similaires, leurs modes de travail aussi, peut-être se sont-ils parlés, peut-être pas, en tout cas ils étaient sur le même territoire à un moment donné. Et pourtant, 30 ans plus tard, il n’y avait toujours pas eu d’expo qui les réunissait… On peut donc se demander pourquoi l’institution n’avait jamais avant fait dialoguer ces imaginaires.

S’agissant de dialogue entre des mondes de l’art, l’exposition s’ouvre par un geste qui prend l’allure d’un manifeste : un face à face entre l’une des artistes les plus célébrées de la scène artistique contemporaine, y compris récemment au Palais de Tokyo, Hito Steyerl et un artiste de graffiti, dont un graff sur un rideau métallique fait face à une vidéo de Steyerl.
J’aime bien me dire que « La morsure des termites » est une exposition de graffiti sans graffitis. Comme une manière de se sortir des écueils, du piège même que le mot graffiti peut signifier dans l’imaginaire collectif. Le seul vrai graffiti présenté dans l’expo est précisément celui-ci, à l’entrée, c’est l’œuvre d’un des plus grands artistes contemporains de cette scène, qui peint dans l’illégalité depuis plus de 30 ans dans le métro parisien, TRANE. Il est très recherché et se fiche totalement de travailler pour l’institution. J’ai décidé d’ouvrir l’exposition en le mettant en dialogue avec l’une des plus grandes artistes contemporaines institutionnelles, Hito Steyerl, et en particulier l’une de ses œuvres qui pose la question des « vitres brisées », cette théorie à l’origine de toutes les campagnes de tolérance zéro aux États-Unis, cette théorie du « carreau cassé » qui veut que si un désordre survient dans l’espace public, que ce soit une vitre brisée ou un graffiti, il faudrait tout de suite le réparer puisqu’il serait susceptible de générer un sentiment anxiogène pour un public qui se dit que si cela a pu se produire alors il pourrait y avoir pire… Ce n’est pas anodin si le graffiti a tout le temps été pris en exemple par les tenants de théorie de la vitre brisée. Or Hito Steyerl est fascinée par la déconstruction de ces théories, par l’esthétique politique de cette théorie. Or TRANE vit cette théorie au jour le jour. L’institution ne fait jamais dialoguer un artiste qui vit la vie qui est théorisée par une autre artiste. Je suis pourtant persuadé que si ces deux artistes se rencontraient ils pourraient se parler des heures.

Loin de cette théorie de la vitre brisée qui regarde le graffiti comme une incivilité, ce qui ressort de beaucoup d’œuvres présentées dans l’exposition c’est qu’on peut, au contraire, considérer le vandalisme comme une forme de soin pour la société ou l’espace public…
Avec « La morsure des termites », j’essaye aussi d’aller chercher ce qui pourrait constituer une vision cryptique du graffiti. Et l’idée du vandalisme comme soin en fait partie. Il faut sortir de l’image politique et médiatique généralement associée au graffiti, qui a été criminalisé pendant des années. On peut ainsi rappeler que le graffiti, c’est un dommage léger, c’est de la peinture, ça s’efface ! Et d’ailleurs, c’est parfois l’effacement qui créé le vrai dommage, comme l’ont montré les sociologues Jérôme Denis et David Pontille, qui sont venus faire une conférence au Palais de Tokyo. Le graffiti peut être envisagé comme un soin, qui vient redonner vie, apporter une nouvelle lumière, une nouvelle aura à des choses décrépies, liées à des choses mortes, des choses abîmées à des contreformes. De nombreux d’artistes de l’exposition qui s’intéressent à ces questions-là : John Divola, avec sa série des années 70 « Vandalisme », qui allait peindre et photographier in situ des sortes de tableaux photographiques dans les ruines d’habitations complètement abandonnées, mortes et qui venait leur redonner une nouvelle lumière ; mais aussi Matta-Clark, lorsqu’il photographie les prémices du graffiti new yorkais des années 70 et qui, par un travail de colorisation de peinture vient redonner à la main leurs couleurs à ces formes, prendre soin de ces couleurs et de ces formes par son travail ; on le voit aussi avec SKKI, qui présente un portrait de ses parents à travers une manche d’un pull ayant appartenu à son père et reprisée année après année par sa mère, questionnant ainsi les formes qui naissent de la dégradation de la matière et venant en prendre soin. Nombre d’artistes s’intéressent ainsi au surgissement d’une nouvelle forme de vie qui passe par la maintenance après la dégradation.

Cette œuvre de SKKI est d’ailleurs présentée dans une vitrine qui a préalablement servi à l’exposition d’un autre artiste au Palais de Tokyo…
Oui, c’est une vitrine très muséale, et décider de l’utiliser permet aussi de souligner l’ambition de l’exposition, d’affirmer, comme un pied de nez, que si on fait une exposition de graffiti au Palais de Tokyo, on va la traiter comme aurait pu, ou plutôt aurait dû, le faire le Centre Pompidou… Il s’agissait de rejeter le placage d’une esthétique nécessairement punk ou adolescente alors que le graffiti est un mouvement ancien. On dit souvent que graffiti est l’un des plus grands mouvements artistiques du XXIᵉ siècle ; je pense au contraire, que c’est l’un des derniers grands mouvements du XXᵉ siècle. Ce qui change un peu la vision qu’on en a. Pour revenir à cette histoire de vitrine très muséale, nous avions récemment invité pour une exposition au Palais un artiste très réputé dans le milieu de l’art contemporain, un artiste qui s’appelle Cyprien Gaillard et qui a aussi un passif dans le graffiti, qui s’est beaucoup inspiré de nombre d’artistes de cette scène pour son travail d’atelier. Il se trouve que, pour son exposition, il avait utilisé une vitrine pour présenter un tableau de Chirico, une vitrine extrêmement chère qui permet de conserver l’hygrométrie et de protéger cette œuvre muséale. Et, pour « La morsure des termites », je me suis efforcé de récupérer cette vitrine hors de prix pour l’offrir en terrain de jeu à SKKI qui est un artiste extrêmement important mais totalement oublié et invisibilisé par l’histoire institutionnelle du monde de l’art et qui, de sa vie, n’aura jamais le soin et les moyens que l’institution a donné à Cyprien Gaillard. L’idée était donc de détourner la puissance qu’on a pu offrir à un artiste qui était déjà très puissant pour la donner à un artiste qui ne l’aura jamais, et s’en fiche bien. SKKI a joué le jeu et accepté d’utiliser cette vitrine mais plutôt que d’y mettre une œuvre importante de l’histoire de l’art, il a mis le portrait de ses parents, c’est-à-dire la manche du pull de son père reprisée par sa mère. Des parents qui ne sont, à mon sens, pas pour rien dans les raisons de son invisibilisation au sein du monde de l’art : SKKI est issu d’un milieu très modeste, de l’immigration polonaise en France. Ce sont ces raisons sociales qui permettent de comprendre en grande partie pourquoi certains artistes n’ont pas été regardés par un monde de l’art qui fonctionne en réseau et en vase clos.

Tous les artistes reconnus ne se montrent pas nécessairement aussi ingrats que Cyprien Gaillard avec le graffiti qui a pu les influencer… L’exposition permet aussi de découvrir qu’une grande artiste récemment célébrée par le Palais de Tokyo, Miriam Cahn, graffait dans les années 70 les piliers du tunnel de l’Alma…
En effet, l’exposition a nécessité tout un travail de recherche pour aller trouver des formes d’écriture dans la ville et se rendre compte que le graffiti n’appartient pas uniquement à la scène du graffiti, et que d’autres artistes ont traversé ces mêmes lieux, et parfois de manière pionnière. C’est dans cet esprit que des dialogues d’œuvres sont présentés entre Brassaï, Miriam Cahn, Sophie Calle et Zlotykamien, qui ont tous fait du graffiti à d’autres époques, avec d’autres outils, d’autres moyens et qui, effectivement, appartiennent à cette histoire augmentée du graffiti, une histoire débarrassée des clichés. Ce fut donc un long travail, assez complexe, pour aller trouver ces œuvres que j’appelle « œuvres termites », c’est-à-dire des œuvres parfois oubliées ou qui sont comme un pas de côté pour certains artistes, des œuvres davantage dans l’ombre, qui ne correspondent pas forcément à l’idée du chef d’œuvre ou à une envie de séduction. C’est aussi pour cela que l’exposition s’appelle « La morsure des termites ». C’est à la fois une référence au livre de Calvino Les Villes invisibles, qui est un hommage poétique à des villes en crise, qui paraît en 1972, au moment même où le graffiti surgit aux États-Unis comme une forme de réponse politique à une certaine crise urbaine. Et aussi une référence à l’essai du début des années 1960 de Manny Farber qui opposait l’art termite aux éléphants blancs, pour mieux penser comment certaines formes ne souhaitent pas s’inscrire dans la séduction ou dans un rapport autoritaire à l’espace intérieur ou extérieur mais évoluent plutôt de manière rhizomatique, organique, comme des champignons, des parasites, et viennent transformer l’environnement autant que l’environnement les transforme, dans l’ombre.

L’exposition procède par une sorte d’exploration de souterrains qui relient les artistes les uns aux autres et cette méthode me rappelle celle de Greil Marcus pour son Lipstck Traces, permettant d’écrire une autre histoire de l’art, qui met en évidence des relations qui, d’habitude, échappent au regard. Est-ce aussi cela qui fait du trou l’une des figures centrales de l’exposition ? J’aime bien imaginer cette expo comme un espace de friction où se produisent des rencontres parfois un peu spéculatives ou même légèrement malhonnêtes, et me dire que cette friction naît du trou. Penser cette exposition comme une succession de trous, on va d’œuvre en œuvre, de trou en trou, en creusant, en construisant des galeries qui viennent se relier les unes aux autres. C’est l’idée de la termitière, du réseau souterrain du métro de Paris, des catacombes. C’est l’idée de la grotte de Lascaux. Il s’agit de comprendre ce qui se joue mentalement, dans la psychologie, dans l’imaginaire, lorsqu’on se trouve dans ces situations souterraines. Il y a l’envie d’écrire non pas forcément une contre histoire mais une histoire par le trou.

Lascaux ou plutôt LASCO, c’est aussi le nom d’un long projet souterrain dont cette exposition se présente comme une forme d’aboutissement.
« La morsure des termites » est en effet le volet final d’une longue expérimentation menée depuis 2012 et nommée LASCO PROJECT, un projet né en complicité avec Jean de Loisy, alors directeur du Palais de Tokyo. Avec une centaine d’artistes internationaux, nous avons pas à pas, année après année, organisé une invasion des espaces interstitiels ou délaissés du Palais de Tokyo. Il s’agissait d’investir de manière officielle ou de manière totalement clandestine des espaces très divers, depuis les lieux d’exposition jusqu’aux toilettes, en passant par les bureaux, les espaces de stockage et de sécurité. Nous avons peu à peu grignoté le bâtiment. C’est un projet invisible, confidentiel, qui fonctionnait à travers l’idée de la frustration et par la rumeur. Le graffiti ne devait pas se donner à voir de manière un peu putassière, il fallait en quelque sorte rester dans la légende urbaine. Et l’idée était de faire en fait de ce programme qui paraissait fragile et souterrain l’un des plus gros projets de carte blanche du Palais de Tokyo puisqu’en dix ans nous avons envahi tous les espaces possibles du bâtiment… C’était un projet sur le long terme qui refusait l’idée du one shot, on n’était pas là pour faire de la billetterie, on n’était pas là pour jouer, comme ont pu parfois le faire d’autres institutions lorsqu’elles ont voulu s’intéresser au graffiti… Il s’agissait au contraire de construire une relation, de vivre avec le graffiti, de voir ce que cette présence un peu insolente, ce grain de sable pouvait provoquer dans la programmation et dans l’esprit général du Palais de Tokyo. En offrant enfin la lumière à des artistes « La morsure des termites » vient clôturer ce cycle, pour en ouvrir finalement d’autres.

Et, pour reprendre cette figure omniprésente dans l’exposition, on pourrait dire que ces dix ans à l’intérieur d’une institution dans laquelle tu es arrivé un peu en contrebande furent aussi une manière de « faire ton trou » dans le monde de l’art avec un projet politique : faire accepter la possibilité de montrer des œuvres qui jusque-là n’aveint pas forcément droit de cité, en tout cas pas de la même manière que celles estampillées « art contemporain »…
Au fond c’est vrai qu’il m’a fallu dix ans pour apprendre comment faire cette expo dont je rêvais depuis le début et que je n’aurais peut-être pas su faire plus tôt. Ces dix ans m’ont ont permis de mener d’autres projets non liés au graffiti, de construire d’autres récits, de déjouer beaucoup de règles, de bâtir d’autres méthodologies de travail, même si je me suis toujours inspiré de l’expérience du graffiti. Cela m’a permis aussi de comprendre comment construire le récit de cette exposition, comment opérer des rapprochements pour parvenir à rendre audible ce projet qui, pour le grand public, est un projet généreux et précis, et pour l’institution une petite provocation ou une petite piqûre de rappel.

Dix ans c’est long et pourtant relativement court au regard de la durée de ta relation au graffiti. Tu te souviens du premier graffiti que tu as vu ?
Je devais avoir neuf ans et je faisais du skateboard, ce qui était déjà une manière de vivre la ville autrement. C’est l’artiste Raphaël Zarka qui parle beaucoup dans ses livres du vertige de la ville, du désordre de la ville, du détournement d’une ville conçue pour être utile et qu’on s’amuse à déjouer… avec de la vitesse, du bruit, du déséquilibre et des chutes. Et c’était déjà un rapport graphique à la ville aussi, du fait de l’érosion créée par le skate, les logos, souvent très inspirés du graffiti… En traînant alors beaucoup dans la rue, j’ai naturellement vu des graffitis qui m’ont interpellé, et puis dans les revues de skateboard et dans Radikal, le magazine de hip hop, il y avait des pages dédiées au graffiti, ce qui m’a permis de comprendre que ce que je voyais dans la rue était en fait planétaire. A l’époque, je n’allais pas au Palais de Tokyo, j’allais au dôme du Palais de Tokyo pour faire du skate, et après je passais à la boutique d’André pour voir les publications et les fanzines du graffiti. C’est la relation que j’ai construite dès l’enfance avec le Palais de Tokyo.

Et tu te souviens du premier graffiti que tu as fait ?
J’avais onze ans. Et c’est là qu’est né mon intérêt pour cette scène, le fait de l’avoir pratiqué de manière assez intense, mais sans marquer son histoire. Et de comprendre pourquoi, même en étant doué, en captant bien et en ayant beaucoup de facilités, ce n’était pas juste un travail esthétique, qu’il fallait amener autre chose qui vienne bouleverser les codes et les récits de cette scène. C’est en pratiquant que j’ai pu comprendre les limites d’un simple travail plastique et forger un réseau, connaître des gens, des histoires, avoir accès à des fanzines qu’on ne trouve pas si l’on vient pas de cette scène. Car si peu de gens ont écrit sur le graffiti c’est aussi parce que c’est une scène cryptique, que la plupart des bons artistes ne sont pas faciles à approcher, ou ne l’ont pas été pendant des années. Ce qui explique aussi pourquoi l’accès est resté souvent difficile pour des institutions. Mais moi je n’ai pas eu ce problème.

Parce que ton éducation est celle d’un autodidacte praticien. Et puis, de toute façon, tu n’aurais pas pu apprendre tout ça dans une école…
Non, et je n’ai pas fait d’histoire de l’art notamment parce qu’au moment où j’aurais pu m’intéresser à l’idée de faire un mémoire, personne ne m’aurait pris sur ce sujet-là. Je ne voyais même pas de dialogue possible avec ces lieux-là. Ce qui est en train de changer puisque maintenant je corrige des mémoires d’étudiants qui font l’école du Louvre.

Signe de l’institutionnalisation donc, notamment et depuis des années déjà de certaines des formes les plus commerciales du graffiti… Heureusement, lorsqu’on regarde les œuvres qui composent « La morsure des termites », on se dit que ça n’a pas grand-chose de commun avec le street art qu’on voit sur les murs du 13ᵉ arrondissement de Paris…
C’est le moins qu’on puisse dire. L’exposition est même l’occasion d’une petite mise au point, elle affirme, comme un manifeste ou essai, que le graffiti et ses formes artistiques ne sont pas enfermés dans une logique commerciale qui vise à produire de la mauvaise décoration, du mauvais pop art et qui se soucie très peu du contexte, de l’environnement dans lequel ces interventions surgissent. Depuis une dizaine d’années, une mode s’est saisie de toutes les grandes villes européennes qui veulent toutes devenir des capitales du street art… Cette instrumentalisation très politique aboutit généralement à des formes visuelles assez mauvaises, qui sont le fait d’artistes pas forcément respectés par les gens qui pratiquent le graffiti, et qui viennent participer de la gentrification des quartiers. Tout ça permet de faire des belles photos Instagram mais ne se soucie pas du tout des gens qui vivent dans ces quartiers, et de la manière dont on intervient dans une ville, dans l’espace public. C’est une logique publicitaire dans sa plus mauvaise forme : il s’agit souvent d’images destinées à être prises en photo par un drone, sauf qu’en général, les passants qui marchent dans la rue ne sont pas dans le ciel…

L’exposition « La Morsure des termites » est présentée au Palais de Tokyo, à Paris, jusqu’au 10 septembre puis de nouveau de la mi-octobre au mois de janvier.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC