Tim Ingold et Joséphine Michel : « Le monde n’est pas un cinéma, ce n’est pas un espace de rediffusion »
L’anthropologue Tim Ingold aime proposer à ses lecteurs et lectrices des « expériences de pensées » comme s’il les prenait doucement par la main. C’est une nouvelle fois la démarche adoptée pour son nouvel essai, publié en France et co-réalisé par l’artiste photographique Joséphine Michel, fruit d’un travail au long cours avec les oiseaux.
Est-ce le déclin de leurs populations qui génère la parution d’un certain nombre de livres sur le sujet ou bien simplement les images qui se comportent elles-mêmes comme des oiseaux ? Ce sont les indices qu’évoque la photographe qui s’intéresse aux relations entre « réalité visuelle » et expérience auditive, aux correspondances entre image et son, notamment dans la création musicale. Prenant la décision de photographier des oiseaux pour essayer de traduire visuellement leur monde sonore, elle correspond avec le fameux anthropologue britannique qui a mené des recherches sur l’écoute des oiseaux.
Le mot Syrinx, qui donne son titre à leur livre, désigne l’organe de leur chant. Contrairement au larynx des humains, la syrinx des oiseaux leur permet d’émettre deux sons en même temps. L’ouvrage est donc pensé lui-même comme une syrinx et composé « d’une note textuelle et d’une note photographique ». Mais l’observation des oiseaux et l’écoute de leur chant n’est pas seulement au cœur du livre, l’expérience s’épaissit quand le pixel devient une note d’oiseau et que l’on invente un nouvel organe appelé oreille-œil… OR
Vous avez tous les deux travaillé sur et avec les oiseaux depuis longtemps mais comment avez-vous commencé à travailler ensemble ? Pour produire Syrinx, vous avez beaucoup échangé. Peut-on parler de correspondances pour reprendre le titre de l’un des récents ouvrages de Tim Ingold ?
Tim Ingold : L’initiative revient entièrement à Joséphine. J’ai reçu un email de sa part à l’improviste en 2017. Elle m’expliquait qu’elle travaillait sur un projet photographique centré sur la vie des oiseaux, avec une attention particulière pour la compréhension de la relation entre les façons dont ils se présentaient visuellement et dans le son. J’étais intrigué. J’aimais l’idée de me concentrer sur les signes à peine audibles de la vie des oiseaux : pas tant les chants qui captent généralement notre attention que les bruissements qui semblent toujours sur le point de s’échapper – un froissement de plume, un coup de bec, un frémissement dans les feuilles, une ondulation dans l’eau, et même le battement d’ailes en plein vol.
Joséphine Michel : Je connaissais le travail de Tim Ingold depuis Une brève histoire des lignes que j’avais lu en français à sa parution. J’étais fascinée par la beauté et la latitude du livre. Je connaissais aussi son intérêt pour la relation de l’humain à l’animal et ses réflexions sur le son, notamment l’essai Against Soundscape, m’avaient beaucoup stimulées.
Tim Ingold : À l’époque, j’étais frénétiquement engagé dans d’autres projets et très stressé. C’est pour cette raison que notre correspondance par e-mail a démarré assez lentement. Nous nous sommes toutefois mis d’accord sur une méthode qui nous permettrait d’avancer sans nous mettre l’un ou l’autre sous pression. Elle m’enverrait une photo, et je répondrais par quelques lignes d’écriture, auxquelles elle répondrait par une autre photo, et ainsi de suite.
Joséphine Michel : Personnellement, je parlerais d’un « call and response » comme on dit dans le blues. J’avais déjà pris une partie substantielle des photographies, peut-être la moitié, avant de correspondre avec Tim. Elles ont servi de matière première à notre dialogue. Tim a manifesté un intérêt particulier pour certaines images et notamment celles des yeux des oiseaux, ce qui a à la fois décentré et recentré ma pratique photographique au point que les yeux ont occupés une place fondamentale et ont donné matière au livret central de Syrinx. Il a ensuite répondu en écrivant sur la relation du chant aux yeux des oiseaux.
Tim Ingold : La première photo envoyée par Joséphine reste l’une de mes préférées. J’ai décidé d’y répondre en écrivant un poème condensé, presque un haïku, qui capturait selon moi l’essence de l’image. Voici ce que j’ai écrit :
Shadow-strut, leg-loper,
Anglepoise, beak-sticker,
Spiky triple-toes.
Why won’t you fly ?
J’ai décidé d’écrire des poèmes similaires, la plupart de quatre lignes seulement, une pour chaque photo. Tous les matins avant le petit-déjeuner, je fais une promenade d’une demi-heure dans les rues de ma ville, Aberdeen, qui m’emmène jusqu’à un parc de mon voisinage. J’ai pris l’habitude de composer ces poèmes en marchant et de les écrire dès mon retour à la maison. Mais en essayant de convertir chaque photo en lignes écrites – de la fixer, pour ainsi dire, en mots – j’ai aussi perdu de vue ce que Joséphine voulait vraiment. Il ne s’agissait pas de se concentrer aussi spécifiquement sur les photos, mais plutôt de les utiliser comme une sorte de plateforme, à partir de laquelle on serait amené à méditer sur la façon dont la présence visuelle des oiseaux ouvre sur un monde de sons. Je pense que c’est la raison pour laquelle, en fin de compte, l’idée de publier les poèmes et les images côte-à-côte n’a pas fonctionné. Il ne s’agissait pas, après tout, d’une véritable correspondance. J’avais plutôt composé chaque poème comme une énigme à laquelle la photo apportait la réponse. Ou bien était-ce l’inverse ? En réalité, mes poèmes n’ajoutaient rien aux images qui n’y était pas déjà. J’ai donc dû ravaler ma fierté et accepter que si écrire ces poèmes avait été amusant pour moi, il n’y avait aucune raison de penser que mes efforts intéresseraient qui que ce soit d’autre. J’ai renoncé à prétendre être un poète, ce que je ne suis pas, et je suis revenu à une pratique dans laquelle je me sens plus à l’aise, celle de l’essai. Plutôt que d’aborder directement l’une ou l’autre de ces images, je les ai toutes gardées à l’esprit en méditant sur un sujet qui, je pense, les sous-tend toutes, à savoir la relation entre la vision et l’ouïe, en particulier chez les oiseaux.
Beaucoup d’images du livre représentent des yeux d’oiseaux, mais de quels oiseaux s’agit-il ? Où les avez-vous photographiés ?
Joséphine Michel : Il y a des photos d’oiseaux en pleine nature, d’oiseaux libres mais accoutumés à l’être humain, et enfin d’oiseaux en captivité. Au départ, j’ai pris des photos d’oiseaux sauvages au lac Kerkini, une réserve ornithologique splendide située au nord de la Grèce. J’ai été hébergée dans un bed and birding, comme un bed and breakfast mais avec un ornithologue à bord. Dans ce lieu magique et mystique, j’ai rencontré énormément de pélicans en train de se battre alors que j’étais dans un petit bateau de pêcheur en bois. J’ai concentré mon attention sur la violence des prédateurs. Je suis aussi allée dans le delta du Danube, en Roumanie, une expérience assez frustrante car j’entendais des chants splendides, mais je n’ai vu aucun oiseau. Je me suis rendu compte, après des jours passés à ramer, que les photographies étaient juste impossibles à prendre. Mais je pense que ma plus belle expérience a eu lieu dans la région d’Extremadura en Espagne, où j’ai pu rencontrer de nombreux aigles, des vautours, des faucons et une quantité inouïe de moineaux. J’ai réalisé après ces voyages que je ne voulais pas seulement photographier des oiseaux dans un paysage, mais des oiseaux comme paysage. J’ai beaucoup photographiée dans les parcs londoniens, en particulier à Barnes, au London Wetland Centre, un habitat naturel pour de très nombreuses espèces d’oiseaux, notamment des canards, des oies égyptiennes et des hérons. J’ai pu approcher les oiseaux de plus près et photographier d’infimes détails de leurs plumes et de leurs yeux. J’ai aussi réalisé des prises de vue dans des zoos et des volières en Europe. Les oiseaux ne pouvaient pas voler, ne voulaient pas chanter. Dans ces conditions, ils sont en quelque sorte contraints à la visibilité. Ils développent certaines stratégies pour se cacher, en ne montrant que certaines parties de leur corps, ou au contraire en regardant les visiteurs avec férocité.
Quoi qu’il en soit, j’étais plutôt habituée à photographier des objets inertes, des espaces urbains et industriels, et c’est la première fois que j’ai vraiment photographié des sujets vivants. En photographiant des oiseaux, j’avais en tête cette phrase de Chris Marker : « La photo c’est la chasse. C’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges. On traque, on vise, on tire et clac ! Au lieu d’un mort, on fait un éternel. »
L’appareil ou la caméra ont souvent été assimilés à l’œil. Dans Syrinx, vous proposez un nouvel organe : l’oreille-œil. L’appareil photographique est-il toujours le médium de ce nouvel organe ?
Tim Ingold : Joséphine ne sera peut-être pas d’accord, mais je ne crois pas vraiment que l’on puisse comparer l’appareil photo à un œil. L’appareil photo est un dispositif d’enregistrement, et son but est d’enregistrer des images, qu’elles soient fixes ou en mouvement. Ces images peuvent ensuite être montrées ou diffusées. Mais l’œil n’est pas un appareil d’enregistrement, c’est un organe de perception. Il est vrai que les théoriciens de la vision et les historiens de l’art parlent souvent de l’œil comme s’il s’agissait d’un tel appareil. Ils supposent en quelque sorte que tout ce que nous voyons est ce que l’esprit enregistre comme images. Pour eux, pas d’image, pas de vision ! Mais c’est absurde. C’est comme si vos yeux n’étaient jamais ouverts que dans la galerie ou le cinéma, et aveugles à tout ce qui n’est pas exposé. Mais l’œil-oreille dont je parle est tout écoute, tout regard. Il assiste aux choses, sans chercher à les représenter.
La magie des photos de Joséphine est qu’elles capturent précisément ce sentiment d’un être aérien en état d’éveil auditif et visuel. Et c’est là que les choses deviennent beaucoup plus compliquées, et aussi intéressantes. Dans mon essai pour Syrinx, j’ai souligné que si vous regardez dans les yeux d’un autre être vivant, ce que vous voyez est un esprit. Mais on ne peut pas capturer un esprit dans une image. Ce qui semble plutôt se produire, c’est que l’esprit vous capture. C’est un peu comme si l’oiseau s’était emparé de l’appareil photo et qu’il le pointait vers vous. Est-ce alors votre image qui est prise ?
Joséphine, vous êtes diplômée de l’École Nationale Supérieure de Photographie d’Arles mais pendant vos études au Royal College of Arts de Londres, vous avez mené une recherche sur ce que vous avez appelé “ The Sonic Photograph”. Que vouliez-vous dire ?
Joséphine Michel : Quand j’ai commencé la photographie après des études de philosophie, j’étais très envieuse de l’étendue du champ de la théorie musicale. J’ai commencé à lire des livres de musicologie et, même si je n’en comprenais pas la majeure partie, j’y ai nourri mon travail plus qu’avec la théorie de la photographie. Quand j’ai commencé des recherches au Royal College of Arts à Londres, j’ai voulu faire appel à des correspondances, à des méthodes et des influences partagées entre les pratiques photographiques et sonores. Mon désir de faire de la photographie vient des tensions entre l’expérience auditive, la matière de la réalité visuelle et les états d’esprit ou les sensations qu’elles suscitent.
En écrivant sur la photographie en faisant référence à l’art sonore ou à la musique, je voulais trouver des moyens de comprendre et de générer des expériences photographiques. J’ai étudié les expérimentations visuelles des premiers acousticiens, les images cymatiques où les motifs visuels créés par l’eau sont directement générés par des vibrations sonores faites de sons purs et les expériences de visualisation de la musique par des photographes comme Stieglitz et ses équivalents destinés à fonctionner de manière évocatrice, comme la musique. Il y en a d’autres : l’incarnation du son des espaces publics des images de Winogrand où les bruits sociaux semblent émaner des activités humaines qu’il enregistre, qu’il s’agisse d’une danse de bal, d’un match de baseball ou d’une manifestation anti-guerre ou encore les photographies d’Eggleston qui sont imprégnées de musique classique. Je m’intéressais aussi beaucoup au field recording, découvert grâce à l’un de mes directeurs de recherche, Jon Wozencroft et Touch, un label expérimental britannique qu’il a créé et qui a été la maison d’édition de deux de mes livres[1]. Cette pratique partage avec la photographie un véritable art de l’enregistrement, des qualités de texture, du cadrage et de la mise au point.
Tim, vous êtes musicien, violoncelliste et vous avez écrit sur la musique, le silence et la pensée. Est-ce que votre propre expérience de la musique et de la pratique musicale a été transformée par votre travail sur les oiseaux ?
Tim Ingold : Pas vraiment, à une exception près, qui a un rapport direct avec mon essai pour Syrinx. J’y explique comment la capacité de l’oiseau à contrôler séparément les muscles de chaque branche du syrinx lui permet de produire deux sons à la fois. Il y a de nombreuses années, de 2007 à 2009, j’ai mené avec mon collègue Andrew Whitehouse un projet intitulé “Listening to Birds” [Écouter les oiseaux], financé par le UK Arts and Humanities Research Council. Andrew est un ornithologue expérimenté et un anthropologue, et nous étions tous les deux principalement intéressés par la façon dont les gens en viennent à écouter certains sons d’oiseaux et ce que ces sons signifient pour eux. Pour clore le projet, nous avons organisé un atelier à Aberdeen en juin 2009, qui comprenait un concert au cours duquel j’ai interprété pour la première fois une œuvre pour violoncelle solo de la compositrice canadienne Emily Doolittle. La partition était une transcription assez précise du chant d’une grive solitaire, enregistrée dans l’Utah en 1996. Mais l’enregistrement a été ralenti lors de sa lecture, si bien que les notes initialement aiguës sont tombées dans le registre normal du violoncelle. La partition qui en résulte est pleine de trémolos et de glissandos, mais aussi, ce qui est plus remarquable, d’accords, ce qui exige de la part de l’interprète un double jeu techniquement très délicat. J’ai certainement gardé à l’esprit cette expérience lors de l’écriture de l’essai.
Joséphine, avez-vous été tentée d’expérimenter la création sonore ? D’autres artistes intéressés par la nature profonde de l’image et sa matérialité, son bruit, se sont dirigés dans cette voie parfois de manière radicale…
Joséphine Michel : Il y a quelques années, mon compagnon m’a offert un enregistreur. Je l’utilise de temps en temps pour saisir les modulations de ma voix mais ça reste très archaïque. J’ai la chance d’être proche du label Touch grâce auquel j’ai pu découvrir pléthore de musiciens et donc de gestes musicaux. Ce n’est pas tant l’idée de les suivre musicalement que de leur chercher des équivalents photographiques et visuels qui a surgi. Je m’intéresse davantage à une interprétation du son, à la manière dont il peut animer ou infléchir la pratique photographique.
Vous avez travaillé main dans la main avec Mika Vainio, icône finlandaise de la musique noise, aujourd’hui disparu. Qu’est-ce que cette collaboration a apporté à votre travail ?
Joséphine Michel : J’ai fait un livre avec lui, Halfway to White, et un livre pour lui, The Heat Equation. Les deux sont des livres-cd et sont faits de correspondances musicales et photographiques. Pour Halfway to White, je me suis intéressée aux pré-sons ou quasi-sons. J’étais très intéressée par les formes visuelles créées en écho ; par la réduction de l’information induite par les surexpositions. Il s’agissait d’une exploration de la variabilité de la présence. Mika a ensuite composé cinq pièces qui font écho aux photographies. Dans The Heat Equation, j’ai fait des photos qui reflétaient sa musique, le processus est inversé. Le processus de création était très structuré et répétitif : j’écoutais la musique de Mika tous les matins et juste après, je cherchais des lieux que je photographiais qui me paraissaient en correspondance avec sa musique, principalement dans des musées scientifiques ou dans la nature. C’était ma manière de créer une sorte d’élégie photographique pour ce musicien qui avait, je trouve, un imaginaire de la matière si immense.
Depuis, ma façon de photographier est très étroitement liée à cette rencontre. Il m’a fait prendre conscience que je n’avais pas à choisir entre le concret et l’abstrait, que la tension énergétique entre les deux était très fertile. Il a créé des mondes sonores d’une extrême intensité qui exploraient une très grande variété d’atmosphères, de la plus subtile et délicate à une dureté et une violence inouïe. Avec lui, j’ai appris à accueillir et à donner une forme à chacune, quelle que soit sa nature. Pour moi, sa musique était une sculpture d’humeurs, chacune étant un champ de force qu’il fallait explorer et façonner.
L’écrivain Daniel C. Blight a décrit vos images en disant « le pixel est une note de chant d’oiseau »…
Joséphine Michel : Il évoquait mes premières images d’oiseaux. J’aime beaucoup l’idée d’une traduction visuelle du monde sonore. C’est ce que j’essaye constamment d’expérimenter. En ce qui concerne le pixel, je n’utilise pas de procédé photographique analogique car le travail numérique me permet de rendre explicite l’écriture codée des images, de concentrer la tension entre les 0 et les 1 binaires abstraits et la matière concrète du monde. Je suis très attachée à cette polarité.
Les images du livre semblent questionner la matérialité même de l’image et brouiller les pistes. On ne sait pas vraiment de quoi il s’agit : de photographie, de scans, de photogrammes, de photocopies… ? Est-ce de la photographie et finalement, est-ce si important ?
Joséphine Michel : Je pense que oui, il est important qu’il s’agisse de photographie, même si certaines des images sont d’une matière indistincte. Toutes ces images sont des enregistrements de la lumière dans le monde réel, elles sont toutes issues du même processus : écouter, observer, cadrer, ajuster la lumière, qui peut être abordé de différentes manières, en fonction du sujet, de l’humeur ou de la combinaison des deux.
Dans votre essai Tim, vous dites que les oiseaux ont un œil et une oreille qui fonctionne ensemble dans une vision-audition. Je voulais vous interroger tous les deux sur la synesthésie mais j’ai lu dans The Perception of the Environment que vous considériez la synesthésie comme un non-problème. Pourriez-vous nous l’expliquer ?
Tim Ingold : Le « problème » de la synesthésie réside dans la manière dont elle a été théorisée par les approches dominantes en psychologie cognitive. Ces approches partent du principe que la vue et l’ouïe (ainsi que d’autres modalités sensorielles) fonctionnent comme des claviers corporels distincts qui enregistrent les sensations provenant de l’environnement extérieur et les transmettent ensuite à l’esprit-cerveau pour qu’il les transforme en percepts visuels ou auditifs. En conséquence, dans le cas de la synesthésie, les lignes se croisent, pour ainsi dire, de sorte que les signaux auditifs sont transmis au processeur visuel, ou les signaux visuels au processeur auditif. Ou encore, les processeurs visuels et auditifs fusionnent, de sorte que le sujet ne peut plus distinguer ce qu’il voit de ce qu’il entend. Ainsi, une personne sourde peut déclarer « entendre » le vol des oiseaux, puisque l’entrée visuelle est traitée de manière auditive, sous la forme d’un son. Je ne nie pas cette possibilité.
Ce que je nie – et je me fais ici l’écho de la critique de la synesthésie formulée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty – c’est que le fait de voir ou d’entendre ait quoi que ce soit à voir avec le traitement mental des données sensorielles. La perception n’est pas l’opération d’un esprit sur les informations délivrées par les sens, mais l’action d’un être entier, équipé (entre autres) d’yeux et d’oreilles, qui se déplace dans son environnement et l’explore. Nous pourrions dire que toute perception est intrinsèquement synesthésique dans la mesure où ces organes de perception travaillent généralement ensemble pour guider notre attention sur les choses. La synthèse, en bref, n’intervient pas dans le traitement a posteriori des données sensorielles, mais se trouve dans la synergie corporelle des yeux et des oreilles dans leur attention conjointe au monde qui les entoure.
En français, le terme audiovision décrit un processus qui permet à un film d’être accessible à une audience non-voyante ou malvoyante en interposant des moments descriptifs sur les images dans la bande son. C’est le théoricien de l’image et du son et compositeur Michel Chion qui, en français, a développé le terme audio-vision pour le cinéma, en deux mots. D’après lui, « on ne “voit” pas la même chose quand on entend ; on “n’entend” pas la même chose quand on voit. » Peut-on parler d’une certaine forme d’audio-vision dans Syrinx ?
Tim Ingold : Alors, oui et non. En tant que théoricien du film et du son, Chion s’intéresse particulièrement à ce qui se passe au cinéma. Le cinéma est un espace dédié dans lequel des sons et des images préenregistrés sont diffusés, à l’exclusion (dans la mesure du possible) de ce qui peut être vu et entendu dans l’environnement immédiat. Ainsi, la salle est insonorisée et plongée dans l’obscurité pendant toute la durée de la projection. Pendant la rediffusion, il faut recombiner des sons et des images qui ont d’abord dû être séparés lors de l’acte d’enregistrement original. Je ne doute pas que cette recombinaison aboutisse à une perception audiovisuelle dotée d’une intégrité trans-sensorielle propre, plutôt que d’être un simple hybride des deux. Mais je doute que cela ait quoi que ce soit à voir avec la façon dont nous, les êtres humains ou les oiseaux, voyons-entendons dans le monde. Car le monde n’est pas un cinéma. Ce n’est pas un espace de rediffusion. Il n’est pas question, dans le monde, de recomposer ce qui n’a jamais été séparé. Nous ne voyons pas d’images, nous ne captons pas des sons isolés, nous regardons et écoutons simultanément ce qui se passe.
Ces derniers temps, un grand nombre d’ouvrages sur les oiseaux a été publié en France, à la fois dans le champ des sciences humaines (en France, pensons à Habiter en oiseau de Vinciane Despret, Une pluie d’oiseaux de Marielle Macé ou encore la traduction de Dans le sillage des corbeaux de Thom Van Dooren pour n’en citer que quelques-uns) mais il y a aussi eu un certain nombre de livres de photographie. A votre avis, pour quelles raisons ?
Joséphine Michel : J’ai peut-être quelques indices sur la surproduction de livres de photo d’oiseaux. Le premier, le plus évident, est le dialogue entre l’image photographique et la notion de trace et de ruine qui lui est sans cesse associée depuis ses débuts. Alors que de nombreuses espèces d’oiseaux sont aujourd’hui menacées d’extinction, il est facile d’imaginer que l’acte de photographier, qui se rejoue en permanence, est lié au besoin de se souvenir, de garder une trace tangible, de lutter contre l’érosion du temps. Le second indice m’intrigue davantage : et si c’était l’image photographique qui, volant de disques durs en bibliothèques numériques et en réseaux sociaux, se comportait de plus en plus comme un oiseau ? Un magnifique livre, Images-Oiseaux du chercheur allemand Karl Sierek, publié en France il y a une quinzaine d’années, avance cette hypothèse. En envisageant des analogies entre l’atlas Mnémosyne d’Aby Warburg et les nouveaux médias, il décrit les multiples lignes de vol de l’image aujourd’hui. A vrai dire, on ne peut pas les envisager par les seules notions d’instant et d’identité fixe et statique.
Tim Ingold : De mon côté, je ne peux pas vraiment commenter la situation en France. Je me demande plutôt pourquoi relativement peu de livres sur les oiseaux ont récemment fait l’actualité au Royaume-Uni. L’exception est le best-seller M pour Mabel de Helen Macdonald, qui est à la fois son récit de l’élevage d’un faucon et une sorte d’hommage à son père défunt. J’ai lu ce livre et je l’ai détesté ! L’auteure y apparaît comme terriblement égocentrique. De nos jours, dans les cercles littéraires britanniques, il semble qu’il soit impossible d’écrire un livre sur un quelconque aspect de l’histoire naturelle sans qu’il soit essentiellement centré sur son auteur. Les lecteurs, à la recherche de ce que l’on appelle « l’intérêt humain », semblent être beaucoup plus attirés par la vie des écrivains que par celle des créatures sur lesquelles ils écrivent.
Quelles références vous paraissent essentielles ?
Joséphine Michel : En matière d’oiseaux, j’ai trois grandes sources d’inspiration photographique : la rudesse et la spectralité de Ravens de Masahisa Fukase, la subtilité et la délicatesse des images de Pentti Sammallahti et enfin, les pigeons de Stephen Gill qui sont à la fois terre-à-terre et d’un autre monde.
Photographier des oiseaux, c’est aussi se sentir liée à une généalogie humaine très ancienne et étendue qui a pris les oiseaux pour sujet, de la grotte de Lascaux aux gravures japonaises, de la représentation hiéroglyphique à la tapisserie et au vitrail du Moyen-Âge, de La conférence des oiseaux à Edgar Allan Poe. Un extrait d’un poème d’Antonio Machado m’accompagne toujours : « L’œil que tu vois n’est pas œil parce que tu le vois, il est œil parce qu’il te voit. »
Aujourd’hui, j’ai une grande admiration pour le field recordist Chris Watson. Il a enregistré à la fois des chants et des sons d’oiseaux plus insaisissables, comme le bruissement des ailes et des plumes. J’adore l’écouter et je pense qu’il a eu une nette influence sur ma façon de photographier, principalement en termes de cadrage.
Tim, dans votre livre Faire, vous écriviez en 2013 que ce n’est pas parmi les anthropologues que l’on trouvait le plus de praticiens de « l’art de l’enquête » mais parmi les artistes en exercice. Vous vous demandiez si les œuvres d’art pourraient être envisagées comme des formes de l’anthropologie, dans un médium, non verbal. Dix ans plus tard, vous avez collaboré avec un certain nombre d’artistes. Comment avez-vous avancé sur cette question ? Joséphine est-elle une anthropologue dans son genre ?
Tim Ingold : Il y a quelques années, je travaillais avec le sculpteur sur bois David Nash et nous parlions de la façon dont, dans son art, il était devenu un anthropologue des arbres. Cela ne veut pas dire qu’il prétendait que les arbres étaient des humains. Bien au contraire, il s’agissait de s’ouvrir aux arbres en tant qu’êtres vivants à part entière, de reconnaître leur présence, de leur prêter attention et de répondre aux questions qu’ils nous posent. Il s’agit de partager avec eux notre vie et notre temps, d’apprendre à les connaître, en quelque sorte, de l’intérieur. C’est cette façon de connaître, en se liant à d’autres êtres au fur et à mesure que nous avançons ensemble dans le monde, qui est vraiment caractéristique d’une approche anthropologique, et c’est ce qui a fait de Nash un anthropologue, même si ses sujets étaient des arbres plutôt que des humains. Mais c’est aussi, bien sûr, ce qui a fait de lui un artiste. En effet, je crois que c’est autour de cette façon de connaître de l’intérieur que l’art et l’anthropologie convergent.
Tout comme Nash est un anthropologue des arbres, Joséphine est, à mon avis, une anthropologue des oiseaux. La littérature anthropologique regorge de témoignages sur la place des oiseaux dans la vie sociale ou culturelle de tel ou tel groupe de personnes. Certains sont des classiques comme Sound and Sentiment de Steven Feld (1982), basé sur un travail ethnographique sur le terrain parmi les Kaluli de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Mais je ne connais aucun autre travail qui pénètre avec autant de subtilité dans les mondes sensoriels des oiseaux eux-mêmes.
Dans la préface de Faire, vous remerciez votre femme pour son soutien et vous vous décrivez de manière malicieuse comme un universitaire dont la pensée « réussit toujours à n’être pas là où elle devrait être ». Conseillez-vous à vos étudiants de ne pas être là où ils devraient être ?
Tim Ingold : Encore une fois, oui et non. La distraction est à double tranchant. D’une part, si nous n’étions jamais distraits, nous ne verrions jamais rien d’autre que ce qui est déjà prévu, ce qui rendrait la vie extrêmement ennuyeuse et le monde terriblement terne. D’autre part, il y a des personnes et des choses dans la vie qui méritent notre attention, voire qui y ont droit. Et nous devrions les honorer. Après tout, si notre existence même dépend de l’attention que les autres nous accordent, le moins que nous puissions faire est de leur offrir la même chose en retour.
Vous proposez régulièrement à vos lecteurs et lectrices des « expériences de pensée ». Syrinx n’échappe pas à la règle : vous proposez au lecteur de s’imaginer dans les bois à l’aube ou au crépuscule et se rendre compte que la forêt nous regarde alors qu’on l’écoute. Quels sont les effets de cette méthode sur vos lecteurs ?
Tim Ingold : J’essaie d’écrire de manière à accueillir les lecteurs comme des compagnons de route dans le voyage que j’entreprends, presque comme si je les prenais doucement par la main. J’espère leur permettre de se joindre à moi, de sorte de converser avec eux plutôt que de leur parler, au fur et à mesure que nous avançons ensemble. Je n’aime pas le genre d’écrits académiques dans lesquels l’auteur adopte une position autoritaire, omnisciente et parle aux lecteurs comme s’ils étaient soit stupides, soit ignorants, soit les deux à la fois. Mais j’espère aussi qu’il y a une différence entre les expériences de pensée que je propose dans mes écrits et celles que l’on trouve souvent dans les textes philosophiques arides, comme « supposons que vous mettiez votre cerveau dans le corps d’un chat, quelle différence cela ferait-il ? » Parce que les expériences que je propose sont des choses que vous pourriez réellement faire ou que vous pourriez facilement imaginer faire. Les expériences n’ont pas besoin d’être extravagantes pour révéler des vérités profondes.
Avez-vous déjà pensé à concevoir des « expositions de pensée » à l’instar de vos collègues anthropologues ou philosophes comme Jean-François Lyotard ou Bruno Latour ? Est-ce un médium qui vous intéresse ?
Tim Ingold : Pas vraiment. Je pense que je préférerais tout simplement aller marcher. J’aime l’idée de penser dans le monde. Pourquoi se soucier d’expositions alors qu’il y a un monde à explorer ?
Syrinx, Joséphine Michel et Tim Ingold, éditions Fario, octobre 2023
Signature du livre à la librairie Yvon Lambert à Paris le 26 octobre 2023 à 18h