Cinéma

Radu Jude : « Je crois à la grande force critique de l’exagération »

Critique

La poésie et la vérité pourraient être les deux notions qui importent pour décrire en mille et un récits ce qu’est le système capitaliste décomplexé, au cœur de son dixième long métrage, N’attendez pas trop de la fin du monde. Mais la caricature et les bienfaits de la critique sont aussi partie prenante de cet exercice constant qu’est le cinéma total de Radu Jude. Dans un beau français appris avec les films de la Nouvelle Vague, il revient sur les piliers de son cinéma.

Le prolifique cinéaste roumain multiplie les projets de courts et de longs métrages de toutes formes à une vitesse stupéfiante depuis l’Ours d’or reçu en 2021 pour Bad Luck Banging Or Loony Porn. Dans son dixième long métrage, N’attendez pas trop de la fin du monde, il croise le destin d’Angela, une assistante de production qui parcourt Bucarest, avec des scènes d’un film roumain de 1981 qui met aussi en scène une femme dans la capitale (lire notre Critique ici).

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L’oxymore du titre annonce le mélange des tons entre l’ironie et le désespoir d’une catastrophe attendue. Dans un beau français qu’il a appris à la Cinémathèque en voyant les films de la Nouvelle Vague, le cinéaste nous parle de ce film de collage sur la fabrication des images. R.P.

N’attendez pas trop de la fin du monde cite des séquences d’un film roumain de 1981, Angela merge mai departe de Lucian Bratu, dans lequel une femme conduit son taxi dans Bucarest. Qu’est ce que cette œuvre a d’important dans le cinéma roumain ?
Ce n’est pas un film particulièrement important pour le cinéma roumain. Bratu est un réalisateur qui a eu sa période Nouvelle vague à la fin des années 1960. Il s’est essayé à des films audacieux formellement. Il en a subi les conséquences : comme il n’était pas sur la ligne du Parti, il a été contraint de retourner une fin optimiste à l’un de ses films et de payer personnellement, avec le scénariste, ce nouveau tournage. Ce film est redécouvert aujourd’hui par les jeunes critiques roumains à cause de ce personnage et de ce thème protoféministes. En fait, j’avais deux projets de films sans savoir qu’il s’agissait du même.
Pour gagner ma vie, par le passé, j’ai travaillé dans tous les métiers de la réalisation. J’ai eu des emplois d’assistant de toutes sortes, puis j’ai réalisé des tas de trucs pour gagner ma vie : du télé-shopping, du soap-opera… je connais beaucoup d’histoires dans ces milieux-là. Je voulais raconter l’histoire d’une assistante de production, inspirée d’un cas réel d’une jeune femme surmenée dans son travail qui a trouvé la mort dans un accident. J’ai entendu parler de ces histoires réelles d’accidents dans le monde professionnel il y a presque quinze ans, mais elles me sont toujours restées en tête comme un symbole du travail en Roumanie. Quand j’ai revu le film de Bratu pendant la pandémie, j’ai commencé à prendre des notes pour en faire un jour un remake sans avoir conscience que j’étais déjà en train de le faire avec cet autre projet autour de la production. C’est l’un des seuls films de cette époque dans lequel une femme conduise dans Bucarest. Je voulais initialement incorporer une scène ou deux pour lui rendre hommage mais progressivement, il a pris plus d’importance pour la construction de l’histoire d’Angela. La question de la signification de ces citations est ouverte, elle peut vouloir dire plusieurs choses à la fois. Comme n’importe quelle opération de montage, finalement. On ne doit pas être naïf sur ce que montre le film de Bratu. Le simple fait qu’il ait été tourné sous la dictature de Ceaușescu fait qu’il est évidemment contrôlé. Bratu n’était pas un cinéaste officiel, mais tout film à l’époque passait par les filets de la censure.

Dans le générique de Angela merge mai departe, vous rayez le prénom de l’acteur Vasile Miske pour le corriger par « Lazlo » en rouge par-dessus. Pour quelle raison ?
Cela fait partie de l’attitude subversive de Lucian Bratu. Le comédien est un Hongrois de Transsylvanie : cette origine posait une question ethnique critique pour les nationalistes roumains à l’époque. Une quasi-guerre civile y a éclaté après la révolution. Cette situation tendue a été verrouillée par Ceaușescu. Choisir ce comédien est une résistance contre le nationalisme. La censure s’en est offusquée et a fini par accepter de le mentionner dans le générique à la seule condition de le renommer avec un prénom roumain. Quand le comédien m’a raconté cette histoire, il m’était impossible de conserver à l’image ce nom qui n’est le sien. Peu importe que le public comprenne ou non ma correction sur le carton du générique. En revoyant le film, j’étais étonné plus généralement par plein de gestes de subversion opérés par le cinéaste. Par exemple, son tournage sur le mode ciné-vérité laisse voir des petites choses interdites par la censure.

Ces choses ne sont pas perceptibles pour les spectateurs français. Est-ce que les Roumains détectent ces éléments ?
Non pas vraiment. J’avais douze ans à la Révolution. Ma génération est donc la dernière à avoir grandi avec cette censure et le public plus jeune ne voit pas les choses subversives qui ne pouvaient pas être montrées alors. Par exemple, le personnage boit de l’alcool tout le temps en prétendant verser juste une goutte dans son café. Bratu suggère l’alcoolisme sans pouvoir le dire. On peut comprendre que quelque chose ne marche pas dans ce pays. Je suis sûr que Bratu a tourné ces petits instants qui passent inaperçus pour la censure comme des  petits messages envoyés au spectateur. Dans mon film, je passe au ralenti les extraits de Angela merge mai Departe pour insister sur la pauvreté des passants, les gens qui font la queue pour de la nourriture, le regard désespéré avec lequel ils fixent la caméra. Cela va avec le fait que N’attendez pas trop de la fin du monde est un film sur les images.

Justement, sa structure consiste en un collage qui intègre des types d’images très variés, notamment les vidéos de Bobiță, l’avatar vulgaire et macho qu’Angela, l’assistante de production, s’est inventé pour les réseaux sociaux.
La comédienne Ilinca Manolache a commencé à faire les vidéos de ce personnages Bobiță pendant la pandémie. Elle a reçu des réponses très diverses : dans le monde du théâtre où elle évolue, on l’a beaucoup questionnée sur cette vulgarité. Un an après, quand j’ai écrit le scénario et décidé de travailler avec elle, je lui ai proposé d’entraîner l’avatar dans l’histoire. Qu’est ce qu’une image, qu’est ce qu’un personnage ? Ce sont des questions qui traversent mon film et cet avatar les pose, je trouve, de manière philosophique, en dépit de sa grossièreté. Ilinca joue dans la fiction un personnage qui crée lui-même un personnage. Mais le crée-t-elle vraiment puisqu’elle utilise la plateforme qui a inventé un filtre qui modifie son visage? Je m’intéresse aux limites de la fiction qui sont beaucoup plus floues qu’auparavant. Je vois cet effet sur l’image comme un trucage à la Georges Méliès, mais en très dégradé.
L’autre chose qui m’intéresse chez Bobiță, c’est la question de la caricature qui se situe sur la frontière de ce qu’on peut dire. Ilinca pousse l’exagération jusqu’à l’absurde, le ridicule … Je crois à la grande force critique de l’exagération. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes pensent le contraire et je ne sais pas quoi leur répondre. On m’a suggéré de lisser le scénario en enlevant l’avatar au motif que certains spectateurs pourraient penser que les propos de Bobiță sont le message du film. Je ne crois pas que quelqu’un qui regarde une caricature la prenne pour argent comptant. La caricature est une arme sur la frontière du sens. C’est ce qui la rend intéressante.

La vulgarité de la société roumaine était déjà très présente dans votre précédent film Bad Luck Banging Or Loony Porn.
Lors des premiers débats autour du film en France, j’ai rencontré beaucoup de Roumains dans la salle, très fâchés par cette outrance. Pour une grande partie de la population, pour les intellectuels notamment, les vulgarités dans l’art suscitent une réaction particulièrement violente. Selon eux, les choses vulgaires doivent rester dans la rue. Ce que je dis est peut être réactionnaire, mais il me semble que lorsqu’on montre une œuvre dorénavant, on est forcément suspect. Un roman d’un bon écrivain roumain a récemment déclenché une polémique parce que l’un des personnages tient des propos racistes. On lui a reproché de ne pas avoir écrit un avertissement pour préciser au lecteur que ce n’étaient pas ses opinions. Quand j’ai fait un film sur l’Holocauste perpétré par les Roumains, Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares, des groupes idéologiques m’ont reproché de ne pas aborder des sujets patriotiques.
Avec N’attendez pas trop de la fin du monde, je fais simplement une description sociale et économique de la vie personnelle d’une jeune femme. Je voulais qu’on y trouve des aspérités. J’aime les contradictions.

L’idée de la mort est très présente dans le film. Angela raconte notamment celle du comédien David Hemmings décédé sur un plateau de tournage en Roumanie. La société roumaine a-t-elle pour vous quelque chose de moribond ?
Pour la plupart d’entre nous, l’acteur David Hemmings est lié à un seul film, Blow Up d’Antonioni qui est un grand film sur ce qu’est une image, ce qu’est la réalité. J’évoque aussi le nombre immense de morts sur les routes en Roumanie. La société roumaine est moins moribonde que chaotique en fait. Tout y est déréglementé et pas seulement économiquement. Beaucoup de choses sont de plus en plus anarchiques dans le mauvais sens du terme, ce qui en fait un pays plein d’énergie, mais d’une énergie très négative. Comme pour Angela ou les travailleurs qu’elle rencontre, les lois du travail sont très peu respectées et beaucoup de Roumains travaillent seize heures par jour, les soirs ou les week-ends. Il existe peu de syndicats qui sont de toute façon très corrompus. Il règne dans mon pays une effervescence, une énergie dont on ne sait pas où elle va.

La sonnerie de portable d’Angela est l’Hymne à la joie. Vous êtes l’un des rares cinéastes à vous emparer de cette question qu’est l’Europe économique et politique.
On peut simplement penser qu’Angela aime Beethoven, mais on peut aussi percevoir l’ironie bien sûr. Je pense que l’Europe est une grande chance pour la Roumanie. Pour autant, ceux qui croient à la construction européenne doivent être les premiers à la critiquer. Si on laisse la critique aux extrémistes ou aux fascistes, cela aboutit au Brexit et cela rend impossible de réfléchir à ce qui ne fonctionne pas et d’envisager des changements. Pareil pour le cinéma : les cinéastes, les critiques doivent être les premiers à critiquer le cinéma européen justement parce qu’ils l’aiment et qu’ils veulent qu’il continue à exister. La critique est un bienfait pour la pensée.

Votre fils a dessiné l’un des cartons du générique de fin (celui qui porte votre nom). Cela va bien avec un côté homemade et punk du film.
Oui, cela fait partie des choses qui ne sont pas acceptées dans le monde du cinéma narratif officiel. J’ai de plus en plus envie d’aller vers l’amateurisme ou le punk, comme vous dites. Pour moi, c’est la même chose. Dans les mises en scène que je fais pour le théâtre, je me sens beaucoup plus libre dans la façon de travailler le langage. Je me suis demandé pourquoi de tels interdits persistent au cinéma. J’y vois deux raisons. La première, c’est l’argent. Le cinéma coûte cher, donc il faut donner une impression de contrôle sur ce qu’on fait. La deuxième, c’est qu’il existe des standards techniques dans le cinéma. Pour montrer un film en salle, il faut avoir un fichier DCP dont l’image et le son doivent répondre à certaines normes. J’essaie de remettre cela en questions : pourquoi un générique devrait-il toujours être fait selon les mêmes codes ? Pourquoi ne pourrait-on pas le dessiner aussi ? Quand on envoie le film pour vérification, le laboratoire fait parvenir un compte-rendu technique qui repère que la granulation ou le son par exemple n’est pas dans la norme et il faut que le réalisateur valide que cette sortie des standards techniques est un choix esthétique qu’il assume. J’essaie d’être de plus en plus libre vis à vis de ces éléments.

Vous avez conçu l’affiche, la bande annonce, le dossier de presse (sous le nom de Dr A. Cula). Bobiță publie même des vidéos sur les réseaux sociaux pour commenter les avant-premières françaises.
J’ai toujours conçu les affiches et les trailers moi-même avec Raluca Munteanu. Cela appartient au monde du film. Les distributeurs ou producteurs ne sont pas toujours d’accord avec cette démarche. Pour Peu importe si l’Histoire nous considère comme des barbares, je voulais une affiche totalement vierge qui exprimait cette idée de page blanche de l’histoire roumaine… ça n’est pas passé. Cette idée me vient de Jean-Luc Godard : on peut faire cinéma dans tout ce qu’on fait, même un dossier de presse. Même si je n’ai pas son talent et sa créativité, j’essaie de faire un peu de cinéma avec chaque étape du film. L’affiche, c’est déjà du montage. Je crois que le cinéma est un exercice constant.


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