Cinéma

Trois chants sur Angela – sur N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude

Critique

Dixième long métrage de Radu Jude, N’attendez pas trop de la fin du monde s’attaque de front, avec cynisme et humour, à la servitude que crée l’économie de marché. Dans une Roumanie où s’invective un peuple de morts vivants, le réalisateur de Bad Luck Banging Or Loony Porn saisit le récit de broyé(e)s par le système capitaliste décomplexé.

Au festival de Locarno au mois d’août dernier où N’attendez pas trop de la fin du monde a reçu le Prix du Jury, ce n’est pas un film que présentait le prolixe Radu Jude, mais deux.

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En plus de ce long métrage tourné à toute allure, il accompagnait aussi Find A Film !, œuvre collective qu’il a supervisée artistiquement. Conçu à partir d’archives de la chaîne de télévision suisse RSI, le projet permettait à chacun des onze jeunes cinéastes d’interroger la permanence des images du passé. Procédé dont le cinéaste roumain a usé dans nombre de ses films qui interrogent le rapport à l’histoire. Le contemporain et l’historique se côtoient toujours chez Radu Jude qui, après son Ours d’or à Berlin en 2021 pour Bad Luck Banging Or Loony Porn, a multiplié les projets à une allure stupéfiante, enchaînant depuis pas moins de cinq courts métrages. Les formes s’y entrechoquent aussi dans un collage beau comme la rencontre fortuite sur une table de nuit, d’un tube de lubrifiant et de À la Recherche du Temps perdu de Proust.

Une simple image

Dans une chambre de jeune femme, N’attendez pas trop de la fin du monde s’ouvre sur un réveil qui sonne à l’aube le début d’une journée sans fin : Angela, assistante de production pour une boite roumaine doit parcourir Bucarest à la recherche du témoin idéal pour figurer dans un clip de prévention sur les accidents du travail commandité par une multinationale allemande. Ce petit film de communication interne prendra la forme d’une interview face caméra vantant les mérites du respect des règles de sécurité.

En 1934, Dziga Vertov tournait Trois chants sur Lénine, film de commande pour la commémoration des dix ans de la mort du leader soviétique. À la fin de cette œuvre de montage d’archives, fleuron du style russe, une voix de femme se fait entendre sur une image floue. À mesure que le point se fait, le visage modeste et souriant d’une travailleuse apparaît. Face à la caméra, elle raconte qu’au bout d’une journée harassante de travail à fabriquer du ciment pour le barrage sur le Dniepr, un faux mouvement l’a faite basculer dans le goudron liquide. Une fois lavée et séchée par les contremaîtres, elle a repris son poste de travail jusqu’à la fin de sa journée. Avec ce plan d’une femme devant un imposant micro, Vertov immortalise la première interview en son direct de l’histoire du cinéma, témoignage à la gloire du stakhanovisme, de l’œuvre collective, du dévouement au travail.

Presque cent ans plus tard, Radu Jude fait à la fois le remake de cette séquence de Vertov et son making of. En arrivant à un résultat identique, un témoignage face caméra en plan séquence, le cinéaste en passe par le récit de sa fabrication, depuis le casting jusqu’à l’autopsie de la production d’une simple image. Jude reprend la rigueur documentaire de ce que faisait le cinéaste allemand Harun Farocki dans son court métrage Une image qui scrutait la fabrication d’une photo de mode en 1983. Jude ajoute de l’humour et de l’ironie au procédé d’observation. Il le troue d’anecdotes personnelles, de références artistiques et de blagues de mauvais goût dans un pot-pourri fidèle au mélange du noble et du tout godardien.

Une journée, à Bucarest, pour tourner un unique plan : l’apparente allégeance aux trois unités théâtrales du synopsis de ce dixième long métrage de Jude a tout du faux semblant et ne sert que de droit fil à Angela pour se permettre des échappées multiples. Cette course effrénée sert surtout à faire des rencontres et ouvrir sa trajectoire à l’imprévu. La recherche du casting d’abord l’amène à ouvrir la porte de foyers roumains sur des récits intimes d’accidentés du travail qui s’épanchent sur leurs difficultés à vivre. L’environnement professionnel de la jeune femme ensuite nous plonge aussi dans les coulisses du cinéma. De passage dans un studio, elle s’entretient rapidement avec Uwe Boll, réalisateur allemand qui pour enchaîner ses productions à bas coûts, adaptation de jeux vidéos pour la plupart, profite des tarifs imbattables des structures et du personnel roumain.

Dans le cinéma comme dans l’industrie, Bucarest fait feu de tout bois en en bradant ses services à des coûts inhumains à qui veut bien les acheter. Ainsi, la trajectoire d’Angela rejoint celle des travailleurs qu’elle rencontre : fabriquer dans une manufacture ou dans un studio de cinéma, c’est se soumettre à la même exploitation. Le montage heurté projette la jeune femme de ses trajets en voiture à des moments trop courts chez les aspirants figurants. De fait, pour le spectateur aussi, les saccades de la journée de l’assistante de production deviennent éreintantes et constamment inconfortable, ne serait-ce que par son noir et blanc charbonneux du 16mm qui accentue l’apparence sinistre des cités de la capitale roumaine.

À tombeau ouvert

De Bucarest, on voit finalement peu, la caméra postée dans l’habitacle du SUV de la production demeurant fixée sur le visage d’Angela. Ce qu’on entend, c’est son chaos de vulgarité : les insultes sexistes pleuvent sur la conductrice qui répond sur le même ton. On en perçoit aussi les dangers : Angela le raconte à Doris Goethe, la commanditaire allemande qu’elle est passée prendre à l’aéroport (autre attribution à ajouter à la liste interminable des taches de sa fiche de poste) : l’une des routes qui dessert la capitale s’avère particulièrement périlleuse parce que les automobilistes, en dépit du fait qu’elle n’est faite que de deux voies, s’y comportent comme si elle en contenait quatre. Ce déni stupide amène les autos à s’y encastrer avec une tragique régularité au point que les carcasses de tôle et de chair laissent place à des couronnes de fleurs commémoratives.

Dans sa course folle, le récit fait halte plusieurs minutes et de façon inattendue pour se transformer en collage silencieux de ces stèles improvisées dans les fossés. C’est que la virée d’Angela a tout d’un enterrement mené au pas de course, comme dans Entr’acte de René Clair où l’allure excessive du corbillard devient comique en contraignant le public endeuillé à le suivre à grandes foulées. Jude affectionne ce mélange absurde et surréaliste d’un propos funèbre raconté de manière grotesque, comme en témoigne son titre en forme d’oxymore, qui déplore dans une  formule désespérément drôle une apocalypse annoncée. La Roumanie de Radu Jude est un cimetière à ciel ouvert où s’invective un peuple de morts vivants.

Bonne à tout faire de la production, Angela n’en a pas moins une culture livresque extravagante. À quasiment chaque rencontre, elle raconte la mort cocasse ou édifiante d’une célébrité des arts et lettres (comme celle de l’acteur David Hemmings mort durant un tournage en Roumanie), accentuant encore l’effet de collage mortuaire, reprenant le goût surréaliste pour la collision entre gravité et cocasserie lourdingue. Ce que l’accumulation de ces petites histoires nous conte, c’est aussi qu’être artiste, c’est se frotter à l’idée de la mort, à son risque même. Le réalisateur n’a-t-il pas écopé de ce tournage parce que celui qui devait s’en charger est décédé inopinément (épisode qu’a réellement vécu Radu Jude au début de sa carrière) ?

Ce qui est mortifère, c’est surtout la façon dont le pays s’engouffre tête la première dans la servitude à l’économie de marché. Angela affectionne les blagues vulgaires, et à son corps défendant, le cinéaste lui fait faire un jeu de mot : lors de la réunion en visioconférence avec la firme internationale, elle prononce mal le mot warehouse (entrepôt) qu’elle transforme en « whorehouse » (soit « entrepute » pour la traduction française). Lapsus qui suffit à dire le mépris pour un commerce international esclavagiste et inculte qui ne respecte plus ni la vie, ni la mort, ni la pensée et qui fait de tous ceux qui ne détiennent pas le capital ses laquais. Jude lui-même ne s’exclue pas de ce constat, à travers un drolatique caméo où il apparaît en livreur UberEats. Une multinationale a annexé le cimetière où est enterré le père d’Angela et Doris Goethe avoue n’avoir lu de son aïeul écrivain que Faust qu’elle a trouvé passablement ennuyeux. Lorsqu’Angela la questionne sur Dichtung und Wahrheit, Doris n’a pas honte de laisser transparaître qu’elle n’a même pas connaissance de l’existence de ce merveilleux essai écrit par son ancêtre Johann Wolfgang en 1831.

Poésie et Vérité

La poésie et la vérité pourraient justement être les deux notions qui importent le plus à Radu Jude, conteur en mille et un récits de ce broyeur qu’est le système capitaliste décomplexé. En piochant dans son grand chaudron de références, Angela devient une Shéhérazade qui nous oblige à garder les yeux grands ouverts (tandis qu’elle redoute de s’endormir au volant) sur la brutalité de notre présent. Chacune de ses anecdotes est une porte ouverte sur une idée, sur d’autres lieux et d’autres temps que le siège passager de son SUV. N’attendez pas trop de la fin du monde est d’une certaine façon l’envers  de Toni Erdmann – ou plutôt son revers au sens où Jude renvoie avec force la balle lancée par Maren Ade en 2016 avec ce film dans lequel Sandra Hüller, consultante allemande, débarquait en Roumanie pour dégraisser du personnel à Bucarest. Le geste de Jude est aussi celui du copiste qui réalise le quasi-remake d’un film de Lucian Bratu de 1981. L’Angela d’aujourd’hui reproduit un trajet similaire à son homonyme du film passé qui, dans Angela Merge Mai Departe, parcourait Bucarest au volant de son taxi. Les rues de la capitale aujourd’hui, soustraites à notre regard dans les virées en 4X4, nous sont offertes au passé et en couleur, par le surgissement de plans de ce film réalisé sous la censure de la dictature de Nicolae Ceaușescu.

Dans un montage parallèle qui devient alterné, les deux Angela suivent des trajectoires similaires, rencontrent des hommes, des clients, s’arrêtent pour déjeuner… jusqu’à ce que les deux héroïnes homonymes se rencontrent quand la jeune choisit le fils paraplégique de son aînée pour figurer dans la vidéo de propagande institutionnelle. À cette chimère à deux corps qu’est l’héroïne, il faut ajouter une troisième occurrence, celle de Bobitsa, avatar numérique créé pour TikTok à partir d’un filtre grossier. Dans ses moments de pause, Angela décompresse de son stress quotidien en devenant ce petit chauve masculiniste éructant qui se vante grassement d’un sex appeal débordant tout en citant Kantorowicz ou Faulkner. Radu Jude a intégré ce personnage créé par l’interprète du premier rôle, Ilinca Manolache pour les réseaux sociaux qui trouent encore la fiction et ajoutent une nouvelle forme d’image.

L’aspect DIY de ces vidéos mal fagotées immédiatement publiées et consommées par des dizaines de milliers de followers fait sourire ou choque autour d’elle. Sa force subversive résonne avec un célèbre clip de Bob Dylan qui, devant la multiplication des aléas de tournage, va servir de modèle pour tourner la vidéo sur les risques au travail. Dans le clip mythique de Subterrean Homesick Blues, le chanteur américain tient à la main les paroles de sa chanson sur des cartons qu’il dévoile au fur et à mesure qu’il chante. Le flow de sa protest song est si preste que ses mains ont du mal à suivre le rythme. L’équipe de tournage du film de commande n’aura pas ce problème puisque les mots écrits au feutre sont remplacés par un carton vert sur lequel la production pourra écrire ce que bon lui semble. Radu Jude, en grand récupérateur de formes, reprend lui aussi à son compte la démarche de troubadour contestataire propre à Dylan. Il va jusqu’à mettre en scène la dimension artisanale et homemade de son film par un clin d’œil narquois en faisant écrire par son fils les cartons du générique de fin.

N’attendez pas trop de la fin du monde, un film réalisé par Radu Jude, en salle le 27 septembre 2023.


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