Art contemporain

Victor Burgin : « Je suis consterné par l’appropriation des institutions par les industries de la mode et du divertissement »

Journaliste

Artiste et théoricien britannique majeur, Victor Burgin fête au Jeu de Paume ses 80 ans avec « Ça », une exposition qui retrace, de l’art conceptuel des débuts aux vidéos 3D récentes, un parcours aussi exigeant qu’intransigeant, une manière d’être au monde toujours très politique, qu’il s’agisse de produire des images-textes ou d’enseigner.

Né à Sheffield, dans le Nord industriel de l’Angleterre pendant la seconde guerre mondiale, Victor Burgin a l’art de se trouver au bon moment au bon endroit. Après une formation initiale classique au Royal College of Art de Londres, il a le flair de poursuivre ses études à Yale auprès de deux monuments de la sculpture minimaliste, Robert Morris et Donald Judd. Il a ensuite le bon goût de débuter sa carrière d’artiste en participant à « Live in your head : When attitudes become forms », la mythique exposition conçue en 1969 par Harald Szeeman à la Kunstalle de Bern… On le retrouve quelques années plus tard, cette fois professeur, sur la côte ouest des États-Unis, plus précisément à l’Université de Californie à Santa Cruz, plus précisément encore au History of Consciousness Department où ses collègues se nomment Angela Davis, Donna Haraway ou Hayden White, un lieu qu’il n’hésite pas à décrire aujourd’hui comme le lieu de naissance de ce que certains croient bon nommer « wokisme ». À 80 ans passés, l’artiste et théoricien Victor Burgin, qui vit désormais entre le Gers et Paris, investit l’une des plus importantes galeries publiques de Paris, le Jeu de Paume, pour y montrer, avec l’aide de la commissaire Pia Viewing, un ensemble conséquent d’œuvres, depuis ses débuts dans l’art conceptuel jusqu’à ses récentes vidéos 3D en passant par ses pièces phototextuelles des années 70 et 80. SB

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Vous entretenez un rapport très étroit à la théorie, comment les relations entre art et théorie ont elles évolué au fil de votre carrière ?
Je suis peintre de formation et j’ai commencé à exposer à la fin des années 1960. À cette époque-là, quelques artistes de ma génération ont décidé qu’il n’y avait pas d’avenir pour la peinture. La peinture apparaissait condamnée à se répéter, proposant des variations autour des réalisations précédentes : il n’y avait plus rien à envisager. Rester peut-être la sculpture. À condition de se poser les questions de ses limites, de se demander ce qui pouvait être considéré comme de la sculpture. C’était aussi l’époque où l’on se mettait à vivement contester la prépondérance de la forme marchandise de l’œuvre d’art. Et ma réponse à cette question à la fois politique et artistique ce fut la sculpture dématérialisée, un objet purement psychologique. J’étais alors étudiant à Yale, et parmi ceux qui venaient donner des séminaires se trouvaient Donald Judd et Robert Morris, deux sculpteurs. Un œuvre typique de Morris à cette époque-là prenait la forme d’un cube placé au milieu d’une pièce. Pas plus importante que les radiateurs ou les moulures au plafond. La seule chose dont on se rendait compte c’est que la forme changeait à mesure qu’on déplaçait, en fonction de la distance et de la lumière, en cela c’était une expérience sculpturale. Morris disait qu’il voulait que son travail ne soit pas plus important que n’importe quel autre chose qui se trouvait dans la pièce où il était donné à voir. Alors je me posais la question : si ce cube n’est pas plus important que le reste alors pourquoi le mettre dans la pièce ? Morris était très intéressé par la phénoménologie, dont il était un grand lecteur, et c’est cette dimension phénoménologique de la sculpture qu’il adressait. De son côté, Donald Judd disait qu’une forme qui ne serait ni organique ni géométrique serait une grande découverte. C’est alors que je me suis dit que cela pourrait être une forme psychologique, une forme psychologique basée sur l’expérience phénoménologique de l’espace. Alors, en 1970 j’ai produit une œuvre pour une galerie publique à Londres, intitulée « Room ». Et les gens qui venaient la voir se plaignaient à l’accueil du fait qu’il n’y avait rien à voir. En fait, sur les murs, tout autour de la pièce, il y avait des phrases qui attiraient l’attention des visiteurs, et faisaient écho à leur propre expérience de la pièce. Voilà ce qui m’intéressait à l’époque et que je partageais avec un petit nombre de collègues artistes. Mais peu à peu tout cet hermétisme me mettait mal à l’aise. En fait quand je rentrais à la maison, je retrouvais des questions moins théoriques, comment j’allais payer le loyer, pourquoi je ne m’entendais pas avec ma copine, il y avait une vie ailleurs en fait ! Alors je me suis tourné vers la photographie comme une manière d’ouvrir une fenêtre sur le monde. Et quand je dis photographie, je veux dire photo et texte, car il y a toujours des mots, une légende, un cartel, le nom de l’artiste, une critique, …. C’est cette photographie-texte qui m’intéressait, l’image qu’elle créé, avant tout une image mentale. Je voulais travailler dans cette direction vers laquelle tout le monde semblait aller. C’est à ce moment-là que je me suis tourné explicitement vers la théorie pour comprendre ce avec quoi je travaillais. Et je dois dire que je me suis trouvé un peu comme Saul de Tarse sur la route de Damas lorsque j’ai découvert Roland Barthes !

Avec La Chambre claire ?
Non c’était bien avant ! J’avais mon premier poste d’enseignant en école d’art et je travaillais en tandem avec un collègue anthropologue, on se servait de l’édition anglaise du livre d’entretiens de Claude Lévi-Strauss avec Georges Charbonnier, et ce collègue m’a dit : si tu aimes ça alors tu vas aimer ça et il m’a tendu les Éléments de sémiologie de Roland Barthes. Ça a changé ma vie. Alors j’ai commencé à chercher d’autres livres de Barthes, mais il n’y en avait à l’époque qu’un seul autre traduit en anglais, Le Degré zéro de l’écriture. Je l’ai lu puis je suis allé à Paris avec un grand sac et j’ai rapporté tous les livres que j’ai pu trouver de Barthes et aussi des auteurs qu’il citait, comme Benveniste par exemple. L’ironie c’est qu’à ce moment-là, en 1970, Barthes publiait S/Z, c’est-à-dire qu’il sortait de sa période structuraliste. Moi je commençais à lire de la linguistique structuraliste, et à enseigner l’analyse structurale des images dans mes cours sur la photo.

Ce ne sont pas des choses que vous aviez apprises dans les années 60 comme étudiant au Royal College of Art de Londres puis à Yale…
Non j’ai reçu un enseignement très académique, appris à dessiner des femmes nues, à sculpter différentes matières, j’ai passé mes examens en peinture, et mes premières expositions aussi. C’était avant ce moment radical, lorsque nous avons décidé qu’il n’y avait plus rien à faire avec tout ça.

L’époque où vous avez participé à la mythique exposition de la Kunsthalle de Berne « When attitudes become form »…
C’est ce moment-là, celui de l’art conceptuel, dont je me suis détourné parce que je n’étais pas à l’aise avec l’hermétisme du langage. Je suis donc allé vers la photographie mais à travers l’analyse structuraliste, la théorie sémiotique. Le déplacement théorique suivant est arrivé alors que mes étudiants trouvaient que cette sémiotique structurale, celle que Barthes mettait en œuvre, était un outil très efficace, surtout avec l’étude des images de la publicité, que j’enseignais beaucoup. L’idée était d’examiner la contribution de ces images à l’idéologie, à la formation et l’entretien des valeurs. Je ne lisais pas que Barthes mais aussi Althusser, j’ai été très influencé par sa théorie de l’idéologie. Je travaillais donc sur la pub puis sur le documentaire, et la sémiotique structurale permettait très bien de montrer non pas ce que ces images voulaient dire, on sait très bien ce qu’elles veulent dire, mais comment elles le font, comment le sens est construit. Mais ce type n’analyse ne pouvait pas du tout prendre en compte la dimension affective, les émotions, elle ne permettait pas de comprendre une image donnée, que nous pouvions tous comprendre sémiotiquement, provoquait des larmes chez certaines personnes et pas d’autres, par exemple. Saussure ne parle pas beaucoup des associations dans sa linguistique générale. Qui en parle ? Qui parle du désir ? Freud bien sûr. Et c’est fut là une nouvelle inflexion théorique pour moi. Je me suis tourné vers la psychanalyse pour essayer de comprendre pourquoi face à une même image des gens différents passaient par des chaines d’associations différentes pour aboutir à des significations et des émotions différentes. Freud anticipe beaucoup de choses qu’on trouve dans la linguistique structuraliste, ce qui fait de lui un psychanalyste moderne là où Jung en reste au symbolisme, aux archétypes etc. Voilà, j’en suis toujours un peu là aujourd’hui, Freud après Barthes. Je n’ai pas mentionné le marxisme mais il a joué aussi un rôle important dans tout cela, du côté d’Althusser. Mon approche aujourd’hui relève toujours de ce que j’appellerais une sémiotique psychanalytique.

Ce qui est frappant c’est qu’alors que vous avez longtemps enseigné aux États-Unis, vous citez beaucoup d’auteurs français ou continentaux. Dans le même temps, ici, en France, on s’est tourné depuis des années maintenant pour penser l’art et l’expérience esthétique vers des philosophes ou des sociologues américains comme John Dewey, Howard Becker ou Erving Goffman, qui avait lui aussi travaillé sur la publicité avec Gender advertisement
Je connaissais Becker en Californie, même si je ne l’avais pas vu depuis longtemps, ce que nous avions le plus en commun c’était notre intérêt pour l’improvisation en jazz. Goffman, je le trouvais d’un empirisme plutôt rétrograde, assez ennuyeux à vrai dire. Mais j’ai longtemps enseigné aux États-Unis oui, dans un département de l’Université de Californie à Santa Cruz qui s’appelle History of Consciousness. Il y avait un département d’art dans cette université mais je ne faisais pas cours à des artistes mais au sein de ce programme transdisciplinaire conçu uniquement pour les doctorants. C’était un lieu très hétérogène. Parmi les profs, il y avait Angela Davis, James Clifford, Donna Haraway, Hayden White, Teresa de Lauretis… Des gens venus de disciplines très différentes. C’est un petit département, très différent de ce qui habituellement se passe à l’université où l’on peut se retrouver très vite en concurrence avec les autres. Là il n’y avait aucune concurrence possible et peu de différences idéologiques entre nous, tout le monde était plus ou moins de gauche. Seul Teresa de Lauretis et moi nous servions de la théorie psychanalytique. En fait, je peux très bien imaginer que ce qu’on appelle le woke aujourd’hui a précisément été inventé là, dans ce département de l’université de Santa Cruz. Il y avait beaucoup d’étudiants issus des minorités, par exemple des femmes noires qui venaient travailler avec Angela Davis… Avec tous ces étudiants qui revendiquaient leur identité ma tâche consistait à utiliser la théorie psychanalytique pour problématiser le concept d’identité, ce concept qui était pour eux une évidence. Bertolt Brecht disait : « Il y a des moments où il faut parler franchement. » Certes, un concept d’identité non problématisé peut être essentiel à l’organisation politique, en tant que « fiction produisant des effets réels », mais ce n’est pas nécessairement le socle intellectuel le plus solide pour une thèse de doctorat. Le chercheur noir Stuart Hall, « père des cultural studies » britanniques, disait de son propre département à l’université de Birmingham : « Nous ne délivrons pas de diplômes d’activisme politique. »

Ce qui n’empêche évidemment pas la politique de se trouver au cœur de pratiques artistiques ou d’enseignement…
Certaines œuvres de l’exposition ici au Jeu de paume sont ouvertement politiques et parfois j’entends des gens dire « j’aimais votre travail quand il était politique », mon travail a toujours été politique. Ce qui a changé c’est la manière dont j’ai saisi les formes politiques spécifiques à l’art. Il y a des formes de pratiques politiques qui sont spécifiques à différents domaines, les féministes ont bien montré qu’il y a une politique de l’espace domestique. Althusser a souligné ces différentes spécificités de la politique. L’enseignement était pour moi une forme de pratique politique. Il y a une politique de l’université, que j’ai pris de plein fouet lorsque je suis rentré en Angleterre dans le contexte de la prise de contrôle des universités par le management néo-libéral, tout ce qui est hélas en train de se passer ici en France maintenant. L’université devient une machine à détruire la possibilité de toute recherche qui ne peut être quantifiée et monétisée. Les français empruntent tout ce qu’il y a de pire chez les Anglais. Y compris la langue.

Il est rare qu’un artiste soit aussi un universitaire, pas seulement un enseignant en école d’art mais un vrai chercheur. Comment avez-vous articulé au fil du temps ces deux dimensions ?
Pour moi ce sont deux approches différentes du même objet. Le catalogue de cette exposition est titré « Ça » et je crois que mon objet c’est juste être là. Comme le Dasein heideggerien. Être au monde et tenter de représenter cette expérience. On peut dire que c’est une confrontation avec le réel. Je me souviens d’un dîner avec des amis, dont l’une critique d’art contemporain et l’autre était directeur d’un musée d’art contemporain, et à un moment de la conversation je n’ai pas pu éviter d’admettre que je ne regarde pas d’art contemporain, ou très rarement, parce que ce qui m’intéresse c’est la manière en tant qu’artiste d’être en relation avec le réel. Et les jeunes artistes aujourd’hui me semblent faire autre chose lorsqu’ils revendiquent de mettre les affaires du monde, la politique dans leurs œuvres. C’est plutôt ce que j’appelle la réalité. Je fais une distinction entre la réalité et le réel. Ces soit disant artistes politiques pensent qu’ils font de l’art politique parce que son contenu est politique, mais ce qu’ils montrent ils ont pris aux médias, au journalisme. Les journalistes d’investigation font très souvent du très bon travail, et parfois en mettant leur vie en danger. Et des artistes aujourd’hui se saisissent de ce contenu et le mettent dans une galerie. Mais pour quoi faire ? C’est devenu presque obligatoire ce narcissisme moral. Quand j’ai commencé à produire des œuvres, très peu d’artistes revendiquaient de faire de l’art politique, aujourd’hui tout le monde le fait. Mais il ne faut pas confondre l’art politique avec l’art dont le contenu est politique. La question est en fait celle de la spécificité politique de l’art. On doit la chercher dans tous les lieux de notre travail, dans une institution comme celle-ci, le Jeu de Paume, dans les universités, dans tous ce que ces institutions culturelles représentent… Je constate en fait un clivage croissant au sein de ces institutions entre une « ancienne » culture universitaire et de réflexion critique et une « nouvelle » culture de la « com ». Le monde de l’art a changé depuis que j’y suis entré. Le changement a été résumé de la manière la plus succincte récemment sur la façade du Musée d’Orsay, où de modestes affiches pour une exposition Degas ont été littéralement repoussées dans les marges par une gigantesque publicité Louis Vuitton. Ici à Paris, on voit Vuitton partout, c’est une véritable OPA de Bernard Arnault sur l’art. Voilà qui nous ramène aux années 80, à la dérégulation des marchés mise en œuvre par Thatcher et Reagan. Les super-riches, qui sont aujourd’hui les hyper-riches, ne savaient plus où mettre leur argent, ils avaient des yachts, des îles, alors ils l’ont mis dans l’art, et l’art a changé, l’art est devenu une branche de l’industrie de la mode et de la publicité, de l’industrie du luxe. Boltanski et Esquerre le montrent remarquablement bien avec leur livre Enrichissement. Je ne suis pas plus “contre” la mode et le divertissement que n’importe qui. Je suis consterné par l’appropriation progressive des institutions publiques et de l’espace public par les industries de la mode et du divertissement – un processus qui semble aussi inéluctable que le réchauffement climatique, encouragé par la détermination d’une succession de gouvernements néolibéraux à soumettre tous les aspects de l’offre publique (qu’il s’agisse d’écoles, d’hôpitaux ou de musées) au principe de rentabilité. Je suis consterné par la réduction progressive de l’hétérogénéité des arts à une monoculture commercialement préformatée.

À propos de la spécificité, j’aimerais que vous précisiez ce que peut être pour vous la spécificité de l’art comme connaissance, notamment en comparaison d’autres modes de connaissance, comme le journalisme, les sciences sociales, la littérature…
Je tiens beaucoup en effet à cette notion de spécificité, que j’ai d’abord rencontrée chez Clement Greenberg, pour qui la peinture a sa spécificité, qui n’a rien à voir avec la représentation du monde mais bien plutôt avec la surface plane, le fait de peindre sur une surface plane. Donc même si ma génération a rejeté le modernisme de Greenberg, j’ai toujours retenu cette idée, qui remonte en fait à Lessing, que chaque art a sa spécificité, sa manière propre de s’adresser le monde. Althusser m’a permis de compléter cette idée en fait en ajoutant une dimension politique. En tant qu’artiste, je considère l’art comme une pratique critique mais ce n’est pas spécifique à l’art, il existe d’autres pratiques critiques. L’art est une pratique esthétique, la dimension affective et émotionnelle est aussi importante pour moi. Ce qui ne veut pas dire que je suis nécessairement en larmes… Mon réalisateur préféré maintenant est Hong Sang Soo, ses films sont merveilleux, j’ai beaucoup d’admiration pour son travail mais je ne crois que je pourrais expliquer théoriquement pourquoi, c’est juste quelque chose que je ressens. Il y a là une vérité, et une dimension affective à cette vérité. Je sens que c’est réel. Je ne ressens pas du tout la même chose face à la plupart des œuvres d’art contemporain, qui me semblent relever du divertissement, du spectacle, de la cascade même. Pas tous, il y a de bons artistes quand même. Je ne suis pas le seul ! (rires)

Quelles conséquences tirez-vous, en tant qu’artiste, de ce qu’est devenu très largement l’art contemporain du fait notamment du marché ? Comment décidez-vous d’exposer ici et pas là, quelle éthique mettez-vous en œuvre ?
Ce n’est pas un hasard si j’ai toujours enseigné en fait. Quand j’étais jeune c’était presque honteux de choisir l’enseignement, c’était comme admettre que vous n’étiez pas un assez bon artiste pour vivre de votre art. Mais pour moi c’était une manière de ne pas devoir produire de l’art pour une galerie, et de conserver mon indépendance. Si la galerie ne pouvait pas vendre mon travail, cela ne m’empêchait pas pour autant de nourrir mes enfants. Et puis l’enseignement a pris aussi une dimension politique, d’autant que je ne croyais pas beaucoup à l’effet politique de l’art. Enseigner est un acte politique important.

Vous avez parlé d’une chose très importante dans votre travail, le fait qu’une image est toujours une image-texte…
Une image mentale oui, l’espace entre le texte et l’image, l’interaction entre les deux et ce que cela produit mentalement.

Ces relations entre image et texte ont elles changées à la faveur de ce qu’on peut appeler la mutation numérique, qui a notamment accru notre exposition à une profusion d’images ?
Lorsque j’étais à Santa Cruz, ce n’était pas évident de parler de réalité psychique, l’imaginaire, le virtuel, aux étudiants que j’avais en face de moi, qui se considéraient comme concernés par la réalité concrète. Aujourd’hui je pense que ce n’est plus un problème car le virtuel est désormais partout, le virtuel est devenu le réel !

D’ailleurs vous vous êtes mis à la 3D pour votre travail artistique…
J’ai quitté l’art conceptuel et son discours très hermétique pour la photographie vers 1970 pour adresser un certain monde de l’image dans lequel nous nous trouvions, je me suis intéressé aux photos dans les journaux, aux photos de famille… Et ce monde de l’image a changé. Ce que les gens appellent l’appareil, celui sur lequel il est écrit Canon ou Nikon, n’est que la face industrielle de l’histoire de l’appareil qui, elle, commence durant l’Antiquité avec la découverte que certaines substances s’assombrissent selon leur exposition à la lumière, et la découverte de la camera obscura, en fait Aristote a découvert le principe en voyant l’image qui se dessine lorsque la lumière passe à travers des feuilles. Il y a eu ensuite la codification de tout cela avec l’invention d’un système de représentation en perspective. Cela existait déjà dans les mondes arabes mais en Occident c’est au quattrocento que cela fut « inventé ». Tous les peintres utilisent alors des dispositifs d’assistance optique. Aujourd’hui des experts analysent les tableaux de Vermeer et y trouvent des effets de flou liés à ces techniques. Puis il y eut la révolution industrielle, et l’automatisation de ce qui était autrefois manuel. Ce fut une évolution exactement comme aujourd’hui on passe de l’appareil photo à la camera 3D. Je continue d’utiliser un appareil mais désormais je l’utilise entièrement dans l’espace de l’ordinateur. J’utilise un Game engine, un programme de modélisation 3D dont se servent les concepteurs de jeux vidéos.

C’est un outil que vous avez utilisé pour la pièce que le Jeu de Paume vous a commandé spécialement pour cette exposition. En fait, semblez apprécier de travailler dans le cadre de commandes…
Oui c’est vrai, depuis assez longtemps maintenant. Souvent lorsque je suis en train de terminer une commande, une autre se fait jour. J’aime bien tenir compte du lieu pour répondre à ces commandes, souvent un espace urbain. C’est le cas d’une œuvre présentée ici aussi et que j’ai réalisée pour Istanbul, capitale européenne de la culture. Mais pour le Jeu de Paume c’était un problème, je ne savais pas trop comment m’y prendre. J’ai lu beaucoup de choses à propos du Jeu de Paume, j’ai regardé les sculptures dans les Jardins des Tuileries, je me suis renseigné sur Rose Valland, la conservatrice devenue résistante pendant la guerre et qui a espionné la Gestapo depuis le Jeu de Paume, c’est admirable mais je me suis dit que ce n’était pas à moi de parler de cela, il aurait été opportuniste et inapproprié de le faire. Il y a toujours une éthique en jeu. Et puis je me suis dit que ce qui comptait cette fois ce n’était pas le lieu mais le moment. L’invitation m’avait été faite quasiment le jour même de mes 80 ans, alors je me suis dit qu’il me fallait peut-être regarder un petit peu en arrière. Et je crois que ce qui m’y a fait penser c’est de tomber sur internet sur une photo du quartier où j’ai grandi à Sheffield, dans le nord industriel de l’Angleterre. Et cette photo m’a fait penser à Solaris, le film de Tarkovski adapté du roman de Stanislaw Lem. Et depuis que je m’intéresse à la psychanalyse, et que j’ai d’ailleurs moi-même fait une analyse, j’ai pris l’habitude de respecter ce qui vient à l’esprit. C’est la première règle de la psychanalyse. Même si ce qui vient à l’esprit parait incompréhensible, improbable. Et cela affecte aussi la façon dont je structure mon travail, je travaille par association, avec des boucles qui prennent pour modèle le fantasme inconscient tel que décrit par la psychanalyse. Et je peux faire cela sans avoir recours à des théories abstraites parce qu’on est tous familier de ces choses en fait. Par exemple, lorsqu’on attend le bus et qu’on commence à rêvasser, on sait qu’on ne va jamais où l’on voudrait arriver, on tourne autour sans jamais y parvenir. Je fais confiance au fait que les expériences de ce type que je fais ressemblent à celles que les autres font. C’est cela qui m’autorise à structurer mon travail comme je le fais. Si une personne me demande pourquoi j’ai associé deux images, c’est une réaction rationnelle, mais j’ai l’impression que cette personne a la même capacité que moi à les faire interagir, non pas pour produire la même chose bien sûr. De ce point de vue mon travail est toujours incomplet, il requiert la participation du regardeur. Même si en anglais on dit que si on peut conduire un cheval à l’abreuvoir, on ne peut pas le faire boire…

« Ça », une exposition de Victor Burgin au Jeu de Paume à Paris du 10 octobre au 28 janvier, accompagnée d’un livre publié avec Manuella éditions.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC