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Claire Denis : « C’est ma paresse qui m’a souvent conduite vers la lecture »

Journaliste

Qu’ils soient africains, antillais ou américains, les auteurs des livres que la réalisatrice Claire Denis a choisi d’emporter sur notre île déserte sont très majoritairement noirs, à divers titres. Sans doute est-ce l’enfance et le goût des lectures alors défendues qui façonne, encore longtemps après, une liste composée sans hésitations ni remords.

C’était au début de l’été, au moment où venait de sortir sur les écrans Stars at noon, son nouveau film – adaptation du premier livre du génial Denis Johnson – que Claire Denis s’est prêtée pour AOC au jeu de l’île déserte – manière d’entrer dans sa bibliothèque resserrée. L’occasion aussi d’évoquer plus généralement ses liens à la littérature, à l’écriture, depuis son film d’études adapté de Philip K. Dick à son travail actuel sur Koltès en passant par ses collaborations avec Marie NDiaye, Emmanuelle Bernheim ou Christine Angot. SB

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Ton nouveau film, Stars at noon, est l’adaptation du premier livre d’un immense écrivain américain désormais disparu, Denis Johnson. C’est un peu une exception : dans ta filmographie, on trouve peu d’adaptations de livres. Par contre, tu as souvent co-écrit tes scénarios avec des écrivaines, récemment Christine Angot, et avant Marie Ndiaye ou Emmanuelle Bernheim, dont tu as adapté un roman, Vendredi soir.
Denis Johnson est un immense écrivain pour moi aussi, très particulier, on ne peut le confondre avec personne. Il n’est pas encore suffisamment lu en France. Je ne l’ai pas mis dans la liste de mes dix livres pour une île déserte parce qu’il est encore avec moi, je n’ai pas besoin d’avoir les livres sous la main. J’ai eu la chance de le rencontrer, ce fut formidable. Il m’avait autorisé à adapter ce livre mais ce n’est qu’après sa mort que j’ai osé. C’est très impressionnant les adaptations. On a toujours peur de blesser ou de décevoir l’auteur d’un livre ou d’un poème qu’on chérit, un auteur qu’on respecte.
La première fois que j’ai travaillé avec Emmanuèle Bernheim, c’était par hasard. Nous nous connaissions et un producteur nous avait proposé d’adapter ensemble le dernier scénario de Jean Renoir, une histoire qui se passe dans la jeunesse du père de Jean Renoir, l’histoire d’une femme qui travaille dans un bordel riche, d’un bordel bourgeois. En fait, Renoir l’avait écrit en pensant à Jeanne Moreau. C’est en me lançant dans ce projet que j’ai compris que, pour que le sentiment fonctionne au cinéma, il fallait éprouver des sentiments proches. Or ce qui bouleversait probablement Renoir quand il a écrit ce scénario, c’était les visites de son père dans les bordels et leurs femmes. Mais moi, je n’avais pas ce rapport à ces femmes-là et je trouvais la fin trop horrible. Un jour, Emmanuèle m’a demandé si j’aimais ce projet, et je lui ai répondu que pas du tout. Elle m’a alors demandé ce que je voulais faire, et je lui ai dit que je souhaitais quelque chose de très simple : sans costumes, sans calèches et sans chevaux. Un homme et une femme dans une voiture, et basta. Elle m’a demandé si je plaisantais, et je lui ai répondu que c’est cela que j’avais envie de faire avec elle, et que je n’avais envie de rien d’autre. Elle me dit alors qu’elle est en train de finir le manuscrit d’un livre, Vendredi soir, et que c’était précisément de cela qu’il s’agissait. On a décidé de tout garder – le travail avec Emmanuèle n’était en fin de compte pas une adaptation.

Ces expériences d’écriture à deux avec des écrivaines ont-elles été différentes de l’écriture des autres scénarios ?
Avec Marie NDiaye, j’ai fait White Material. C’est quelqu’un que j’admirais depuis longtemps et que je lisais avec ferveur. Je lui envoyais même des lettres de groupie, je ne peux pas dire autrement, auxquelles elle répondait toujours. Quand j’ai eu ce projet en Afrique avec Isabelle Huppert, Isabelle me disait toujours que l’on n’avait qu’à adapter The Grass Is Singing (L’herbe chante) de Doris Lessing. Et je lui disais que je connaissais trop ce livre, qu’on allait faire autrement. J’ai travaillé avec Marie, et nous avons décidé de partir sur ce ce qui se passait en Côte d’Ivoire à cette époque pour les planteurs de café et de cacao français. Marie ne connaissait pas l’Afrique et l’on est parties ensemble au Ghana et en Côte d’Ivoire. Moi j’étais la blanche et elle, elle était chez elle, c’était hilarant, mais c’était bien.

Et avec Christine Angot, vous avez fait deux longs métrages…
Le premier film avec Christine, c’est Un beau soleil intérieur. J’aime beaucoup Christine et donc je suis allée à Avignon écouter des lectures, et je sors d’une lecture, la nuit tombe et je lui dis : c’est marrant Christine, tu dis toujours que le cinéma c’est difficile, mais la dernière lecture-là, si tu me dis demain de faire un film, je le fais tout de suite ! Tu écris d’une telle façon que c’est là. A ce moment-là, j’étais au Fresnoy, je passais l’année avec les étudiants du Fresnoy. Et l’idée c’est que lorsqu’on part, on est obligé de laisser un travail qu’on a produit dans cette école. Alors j’ai eu envie de réaliser la dernière lecture qu’avait proposé Christine à Avignon. C’est l’histoire d’un couple, interprétée par une actrice et un acteur, un couple qui se déchire sur quinze ans. Pour sa lecture, Christine avait procédé à un montage, et au Fresnoy, dans une seule pièce, j’ai filmé les quinze morceaux avec pour seul décor une fenêtre, une porte, et un divan. En fait quand on entend une lecture – et Christine est une personne qui fait des lectures exceptionnelles – si l’on est accordés sur la même note, l’étape à franchir pour aller vers le film n’est pas énorme, c’est comme un appel même. En ce moment, je suis au contraire en train de finir un scénario adapté d’un texte de Koltès, et sincèrement je pleure des larmes de sang tous les jours, car Koltès est mort en 1989 et ce qui nous reliait à l’époque, je dois le réveiller tous les jours. Il est parti, et puis c’était une mort douloureuse, alors j’ai du mal.

Si tu as souvent travaillé avec des écrivaines, tu as peu adapté donc mais quand même ton premier film, un film d’études était une adaptation de Philip K. Dick…
Pendant mon adolescence, je vivais dans différents pays d’Afrique. Toute petite, j’ai vécu dans la brousse, puis ensuite dans des villes mais je n’avais pas accès à beaucoup de livres. Alors je piquais en douce ceux de mère, les Chester Himes de la Série noire – que j’ai tous lus – et ceux d’un voisin, qui ne lisait que de la science-fiction. C’était les bases de mes lectures… Kurt Vonnegut et tous ces écrivains américains. J’avais l’impression que mes parents n’auraient peut-être pas aimé que je lise ces livres et, du coup, cela me libérait complètement de ce qui aurait dû être bon de lire.

Te souviens-tu de ce qui fut la première lecture de ce type, la première lecture d’un livre dont tu avais le sentiment qu’il n’était pas pour toi à cet âge-là ?
La Série noire m’était interdite, les Hadley Chase et autres auteurs de ce type, mais je les ai tous lus à partir de dix ans, même s’il y avait des choses que je ne comprenais pas. Hadley Chase et Carter Brown, c’est assez chaud. Chester Himes, qui était d’ailleurs traduit par Duhamel lui-même dans la Série noire, c’était très bien écrit et très drôle et j’avais l’impression que c’était beaucoup plus pour moi que pour quiconque d’autre, au point que, lorsque j’étais étudiante, j’ai écrit à Gallimard et j’ai été invitée chez Duhamel, près de Cannes, où il m’a présenté à Chester Himes, qui était déjà un vieux monsieur et qui venait de passer une semaine chez lui. Entre-temps, j’avais tout lu, dont son roman autobiographique, et je savais à quel point sa vie avait été difficile et comment le choix de Duhamel l’avait sauvé. Plus tard, lorsque je disais fièrement aux États-Unis que le lisais Chester Himes, personne ne le connaissait, et je ne comprenais pas comment on pouvait ignorer un écrivain pareil.

Et quel rapport à la littérature as-tu connu dans le cadre scolaire ?
Quand on est à l’école, on croit toujours qu’on lit avec un but. Or ce qui me plaisait, quand je piquais les livres de ma mère et de mon voisin, c’est que je savais que la Série noire ce n’était pas bien, donc c’était attirant. Ma mère, elle, ne lisait que ça, et peut-être un peu Julien Green. Elle lisait beaucoup, mais toujours seule et en fumant des cigarettes, c’était un monde interdit. La science-fiction par contre, j’avais l’avais le sentiment que je ne pourrais jamais apprendre des choses pareilles à l’école. J’aimais ce que l’on nous y faisait lire, mais j’avais le sentiment que c’était lié à l’idée d’avoir une bonne note. Mais moi, c’est ma paresse qui m’a souvent conduite vers la lecture, parce que c’était aussi une façon de s’isoler, et ce n’est que beaucoup plus tard que les lectures obligatoires m’ont intéressées.

Au point de faire des études de lettres…
Je les ai surtout faites parce que je ne voulais pas faire d’études du tout ! Par lâcheté donc j’ai triché un peu sur toute la ligne. J’ai même fait un truc un peu grave : je me suis mariée tôt pour échapper aux études, car je savais que comme ça je pourrais faire des trucs qui me plaisaient vraiment, comme m’inscrire au concours d’entrée à l’IDHEC. Ça ne veut pas dire que l’homme que j’ai épousé ne me plaisait pas, mais j’étais quand même beaucoup trop jeune et c’était une fuite.

On commence le jeu de l’île déserte ? Ta liste s’ouvre avec un livre de poésie, un long poème de Fernando Pessoa, dans l’édition française de la Différence : L’ode maritime.
Oui, c’est une édition que j’ai choisie il y a longtemps, une édition en français et en portugais. Le portugais est une langue très belle, et lire un poème écrit par Pessoa en français, c’est-à-dire sans entendre les sonorités portugaises, c’est impossible. J’ai découvert L’ode maritime grâce à Claude Régy, qui, un été à Avignon, l’a mis en scène avec un seul acteur sur scène, Jean-Quentin Châtelain. Il avait déjà adopté le même dispositif de l’acteur seul en scène avec Isabelle Huppert pour 4.48 de Sarah Kane. A Avignon, Jean-Quentin a récité ce poème exceptionnel et je suis sortie de là hypnotisée, par la beauté du texte et mais aussi par la folie de Claude Régy de confier un texte pareil à une personne seule en scène. Les spectacles de Claude Régy étaient d’une audace dingue, car il avait une confiance totale dans ses acteurs. L’ode maritime est devenu le livre que j’emmène partout, parce que je crois – et j’ai un peu honte de le dire ­– que j’ai entendu un jour quelqu’un dire que c’est bien de connaître un livre par cœur. Car si jamais on doit faire naufrage, alors il y a toujours un texte, que l’on connaît par cœur. C’est ce que je fais avec l’Ode maritime. Et il est toujours avec moi, parce que je l’oublie à mesure que je vis, et que donc je le réapprends. Mais c’est vrai que ce texte a quelque chose de particulier, et je comprends ce que Claude Régy y a trouvé de magnifique. J’ai surtout compris que c’était un peu une expérience de science-fiction, parce que c’est un texte qui parle du temps. Ça commence avec un homme qui arrive, à l’aube, sur le quai du port de Lisbonne et qui voit, au loin, un petit point, net et précis : un paquebot qui entre dans le port. En même temps, le soleil monte doucement dans le ciel et les bruits du port se réveillent. Pendant tout le texte, sa pensée et ses rêveries accompagnent le trajet du paquebot et, à la fin du poème, il est à quai. Cette expérience du temps, on la fait aussi bien en lisant L’Ode maritime qu’en l’écoutant au théâtre. Mais ce livre, c’est aussi l’histoire du Portugal, car ce quai de Bélem, à Lisbonne, où le bateau accoste, c’est le quai d’où les explorateurs portugais du XVe siècle partaient découvrir le monde. Bref, sa lecture est une expérience formidable.

Cela t’est souvent arrivé de découvrir des livres ou des auteurs par l’intermédiaire d’un spectacle ou d’un film ?
C’est aussi le cas de Sarah Kane, justement. Je ne la connaissais pas, mais je travaillais avec Tindersticks, qui avait fait une chanson sur 4.48. Je les entendais compter 37, 38, 42, mais je ne savais pas que c’était Sarah Kane. Ce n’est que quand j’ai vu la pièce de Claude Régy que j’ai fait le lien. J’ai lu le texte après, et j’ai vu que ce n’était pas un poème, mais que c’était une aventure théâtrale, un seul en scène également. Avec Isabelle Huppert, cette fois. Et quand on est un spectateur ou une spectatrice, voir Isabelle Huppert au théâtre, c’est exceptionnel : on a toujours l’impression qu’elle nous offre les risques qu’elle prend, et qu’au lieu d’être sur un fauteuil de théâtre en velours et de subir, plus ou moins, un jeu même parfait, elle nous permet d’entendre un texte, avec son interprétation à elle, ses doutes et ses craintes. Une telle interprétation, cela vous marque à jamais.

Le deuxième titre sur ta liste, tu l’as déjà mentionné, c’est The Grass Is Singing, un livre de Doris Lessing qui se passe en Afrique.
Et si j’ai choisi de mettre le titre en anglais, c’est parce que je l’ai lu en anglais. J’ai grandi en Afrique, mais comme je savais que l’Afrique du Sud était une partie de l’Afrique qui était interdite, qui n’était pas accessible, je m’étais mis dans la tête que je n’irai jamais, mais que j’avais par contre accès à certains écrivains, Nadine Gordimer par exemple. Mais l’écrivaine qui a représenté pour moi l’âme et le miroir de mon enfance, c’est Doris Lessing. D’abord parce que c’est une écrivaine immense, mais aussi qui parle d’emblée : c’est une militante. The Grass Is Singing, c’est l’histoire de son enfance et de sa jeunesse. Ce que j’ai compris, et on le comprend tout de suite, c’est que cette herbe qui chante, c’est l’herbe qu’elle voit depuis la ferme, et où son frère, lui, va rester, puisqu’elle va aller en ville, rentrer au Parti communiste, puis partir en Angleterre. Si le paysage de cette brousse la marque à jamais, il y a aussi chez elle la nécessité de s’engager. Plus tard, quand je suis allée en Afrique du Sud, j’étais heureuse d’avoir lu ses livres et de pouvoir voir ces paysages, spécifiques mais aussi souvent cruels.

Tu dis que tu as mis l’édition originale parce que tu l’as lu d’abord en anglais. Est-ce que tu lis souvent les livres directement en anglais, et est-ce qu’il y a d’autres langues dans lesquelles tu peux lire également ?
Je parle un anglais moyen, mais je me force à lire en anglais depuis que j’ai une vingtaine d’années. Car je pense que le secret de la langue se trouve un peu dans la littérature : on peut parler anglais quand on voyage, pour prendre un café, mais c’est dans les livres que la langue se déploie. Il faut évidemment avoir recours à un petit dictionnaire de poche quand on voyage avec un livre, et il y a des mots dans l’anglais que je connais, pour les avoir rencontrés dans des livres et cherchés dix fois dans le dictionnaire, que je n’utilise jamais, mais que je suis heureuse de connaître. Je connais aussi un peu l’espagnol, mais je crois que j’ai lu moins en espagnol qu’en anglais.

Il n’y a pas de traduction de l’espagnol non plus dans la liste.
Non, les livres espagnols que j’ai lus, je les ai lu plus tard. Lorsque j’ai donné cette liste, c’était la liste du matin même, comme sortie du four. Je me suis dit qu’il ne fallait pas que je commence à trop réfléchir, et que j’allais la faire selon ce qui me venait à l’esprit. Parce que comment se dire que l’on ne va pas mettre Cervantès par exemple ? Que je n’ai pas lu en espagnol, même si j’ai une version bilingue.

Un autre livre lu en anglais, si j’en crois le choix du titre original, The Waves, de Virginia Woolf.
Oui, et j’adore cette collection Penguin. J’avais déjà lu The Waves dans sa traduction française, mais je sentais qu’il fallait que le lise en langue originale. Il a donc fallu que j’aille rue de Rivoli chercher le livre en anglais. The Waves c’est une forme de poème, mais aussi d’évocation de sa vie, et de la marche vers la mort. Avec Virginia Woolf, on sait qu’il y aura la mort, parce que quand on est dans sa chambre à soi et qu’on veut écrire ou penser, on sait que tout ça va quand même un peu s’arrêter un jour, volontairement – comme elle –, ou de vieillesse ou d’accident. Mais Woolf laisse des traces incroyables. J’ai dû voir l’Orlando de Bob Wilson, avec Isabelle Huppert seule en scène, dix fois.

Tu aurais donc pu choisir un autre livre de Virginia Woolf, une autrice qu’on retrouve très souvent dans les listes établies pour cette série « Dans la bibliothèque de… »
L’autre matin, quand j’ai fait cette liste, j’ai pensé à Une pièce à soi, peut-être parce je me suis souvenue de certains moments où je ressentais ce que l’on ressent dans sa chambre à soi. Car ce livre-là est vraiment le produit de la chambre à soi. C’est peut-être aussi parce que, et c’est un peu stupide de le dire, quand j’avais vingt ans, je suis allée chez Shakespeare and Co acheter un livre américain d’occasion, et que la personne à la caisse m’a dit que je ressemblais un peu à Virginia Woolf. J’étais en extase, mais la ressemblance s’arrête là.

Le prochain titre sur la liste est l’œuvre d’un auteur américain lu d’abord en français, mais peut-être en anglais après : Lumière d’août, de William Faulkner.
William Faulkner, il m’est venu de la Série noire aussi. J’avais lu, en douce donc, Hadley Chase, qui a copié Faulkner, qui a refait deux Faulkner, notamment avec Pas d’orchidées pour miss Blandish. Et, au dos de l’édition de la Série noire, il était indiqué que Faulkner était une inspiration. J’étais alors au lycée, et j’ai commencé à lire Faulkner en français puis en anglais. Il y a des livres comme Lumière d’août et Absalon, Absalon, que j’ai lu d’abord en français et que j’aurais été incapable de lire en anglais en premier. Il y a tellement de méandres dans l’écriture de Faulkner, mais aussi de richesse d’impressions sensibles, et de cultures et de modes de vie, du Sud notamment. Je ne les connaissais pas, n’ayant alors jamais été aux États-Unis. J’aime tous les livres de William Faulkner, mais il y a quelque chose de spécial dans Lumière d’août : vous voyez des personnes qui marchent vers un destin, dont on sait qu’il qui va être douloureux. Les personnages de Faulkner ont toujours une vie rude. J’ai toujours pensé que Lumière d’août est peut-être son livre qui m’a le plus donné envie de le relire et de le relire : on y rencontre des personnages qui vivent dans une même ville, mais qui n’ont rien à voir. Je crois qu’il y a un personnage, Christmas, qui est un peu comme dans Intruder in the Dust, l’une de ses courtes nouvelles. C’est un noir, qui n’est pas perçu comme un noir par les blancs, mais qui sait qu’il est noir, et qui va mourir de cela. Cela fait penser à La Tâche de Philip Roth, mais cette fois-ci avec un style ironique. Dans Lumière d’août, c’est le déchirement qui prévaut avec la condamnation à mort de Christmas.

Comment as-tu appréhendé cette question du racisme aux États-Unis, notamment dans le Sud, compte tenu de ton enfance en Afrique ? Tu parlais tout à l’heure de l’Afrique du Sud comme pays interdit, de l’Apartheid, et de la trajectoire militante de Lessing, ce sont des questions qu’on retrouve dans beaucoup de tes lectures.
Je me suis rendue de cela après avoir envoyé la liste et je me suis dit que, décidément, j’étais marquée : c’est venu spontanément, et c’est la preuve que l’enfance vous marque beaucoup
Puisque j’ai commencé par Fernando Pessoa, j’ouvre une petite parenthèse : la première fois que je suis allée en Afrique du Sud, en 1994 – quand Mandela s’est installé à la tête du gouvernement – , je savais que Fernando Pessoa était né à Durban. Or, il n’était pas question que j’y aille. On m’avait invité pour montrer deux films, mais je suis partie à Durban. Je crois que les gens ne comprenaient pas pourquoi il fallait que j’y aille à tout prix, ils me prenaient pour une dingue qui voulait voir les danses zouloues, l’artisanat, ou je ne sais quoi… Lorsque je suis arrivée là-bas, j’ai trouvé la maison où Pessoa est né : petite et en briques rouges, dans le vieux quartier. Et si je voulais tant voir la maison de naissance de Pessoa, c’est parce que je me disais que si je l’aime tant, et que si, dans Ode maritime, qui parle de ses voyages, on va vers d’autres continents, c’est parce qu’il est né à Durban. Les Portugais sont très tournés vers l’Océan, mais lui encore plus.

On retourne en Afrique avec un auteur pour lequel tu as choisi deux livres : Sony Labou Tansi, un auteur qui est mort jeune et dont on commence un peu, avec le temps, à prendre la mesure de l’importance de l’œuvre en France.
Sony, il est mort du sida, donc il y a un moment. Je l’ai connu, et j’ai voulu adapter Les Yeux du Volcan. Les romans de Sony sont, peut-être, les plus cruels et les plus drôles, mais aussi les plus aigus sur ce que ressentaient les gens du Congo-Brazzaville par rapport à la colonisation, à la décolonisation, et aux traces de la colonisation dans les gouvernements. Je vous raconte une anecdote : j’écoutais un jour une émission de France Culture ou France Inter, où l’on interviewait le prix Nobel Wole Soyinka qui disait que les écrivains francophones : c’est la négritude, c’est la plainte toujours, et que seuls les écrivains anglophones d’Afrique savent. Il rajoutait que les anglophones, lui compris, sont pour la tigritude. Alors j’envoie un mail à France Culture ou France Inter, pour dire qu’ils devraient lire Sony Labou Tansi !
Quelques temps après, j’ai rencontré le deuxième prix Nobel africain, Abdulrazak Gurnah, qui vient d’Afrique de l’Est et qui a écrit Zanzibar. J’ai lu ses livres, et je peux dire que, si l’on voit bien qu’il a étudié à Oxford, l’expérience de petits garçons noirs à Zanzibar, elle, n’est pas dans le livre, ce qui est assez troublant. Alors je dis que Sony Labou Tansi et les autres écrivains francophones d’Afrique, comme Cheikh Hamidou Kane, c’est grandiose. Je leur avais d’ailleurs aussi recommandé de relire Amadou Hampâté Bâ : je ne l’ai pas mis dans ma liste, mais avec lui on atteint le sommet. Grand écrivain malien, enfermé dans sa chambre à soi, et qui a écrit un très beau texte sur un religieux, Tierno Bokar, que Peter Brook a mis en scène. C’est l’histoire d’un saint. Il a également écrit un livre magnifique, cruel et drôle, sur l’histoire d’un interprète dans la colonie française.

Pourquoi ces deux titres-là en particulier, de Sony Labou Tansi, La Vie et demie et L’œil du volcan ?
Parce que personne ne parle de Sony Labou Tansi, et cela m’énerve de savoir que personne ne le connaît, alors qu’il n’est pas mort il y a si longtemps. C’était pendant le sida, il y a trente ans. Il était édité au Seuil, à l’époque. Et je leur ait écrit aussi pour leur demander pourquoi ils ne nous inondaient pas de ses livres, alors que c’est exceptionnel comme lecture, et joyeux aussi.

Prochain titre sur la liste, un texte écrit à quatre mains, L’Intraitable beauté du monde, un livre d’intervention, cosigné par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau…
C’est aussi un livre que j’emmène en voyage. Souvent, lorsque l’on fait des films, le mot beauté est une espèce de guignol et il faut s’en méfier. Est-ce que c’est beau ? Est-ce que l’image, la lumière, les couleurs sont belles ? Dans ce livre, on regarde ailleurs : on peut penser à ce que c’est que la beauté du monde sans se dire oh, c’est beau ! Car, sur un tournage, il faut essayer d’éviter la tentation du coucher de soleil : pour que ça dise quelque chose, un coucher de soleil, il faut avoir lu ce livre. Lorsque l’on regarde les couchers de soleil d’un peintre impressionniste, on est amené à réfléchir au-delà. A contrario, dans l’image, l’attraction du « beau » est gênante. Ce que j’aime beaucoup chez Édouard Glissant, c’est qu’à l’époque où Toni Morrison avait dit que Faulkner était un sale type du Sud, il lui avait répondu qu’elle avait mal lu Faulkner. Pour moi, Faulkner moi est le seul écrivain américain qui parle vraiment de la coexistence des Noirs et des Blancs.

Édouard Glissant, qui était prof en Louisiane et connaissait le Sud des Etats-Unis à défaut d’avoir été accueilli par des universités françaises…
Le petit livre qu’il a écrit sur Faulkner, comme pour le racheter, aux yeux de Toni Morrison et de tous, est extraordinaire et donne envie de relire Faulkner instantanément.

Chester Himes, comme Sony Labou Tansi, a droit à deux titres sur la liste : S’il braille, lâche-le et La fin d’un primitif.
J’ai mis les deux parce que j’avais l’impression que quand on découvre Chester Himes dans la Série noire, avec les deux détectives qu’il a inventé, on est plongé dans les incroyables histoires rocambolesques qu’il nous fait vivre, dans les ghettos noirs des villes américaines. Mais La fin d’un primitif, c’est l’autre côté de Chester Himes. C’est l’histoire d’un jeune écrivain noir qui n’a pas un rond pour vivre, et qu’une une riche femme blanche soutient – un peu comme les deux personnages de Breakfast at Tiffany’s –, et qu’il tue dans un réflexe étrange, comme s’il était  incapable de supporter l’amour de cette femme et son soutien. Chester Himes avait donc vraiment deux facettes, et je pensais qu’il fallait mettre les deux. J’ai appris par que, pour survivre et devenir écrivain, il était garçon d’ascenseur dans un grand magasin, et, qu’à 16 ou 17 ans, et que quelqu’un l’a poussé dans la cage d’un ascenseur de service pour les employés, où il n’y avait pas de barrière de sécurité et que, toute sa vie, il a porté un corset pour pouvoir tenir.

Tu parlais de la Série noire et de l’importance qu’elle avait eue pour toi dans la découverte de la lecture de livres d’adultes. Là encore, on est renvoyé à des questions de noir et de blanc et d’apartheid littéraire.
Je ne veux pas dire, comme Tarantino, que c’est Pulp Fiction qui gagne, mais quand même, quand on est enfant, l’idée qu’un livre est un peu interdit et qu’il est dans un bagage un peu pauvre… Encore que la Série noire était très belle,  cartonnée au début, ça se voyait dans une bibliothèque la Série noire. Et je me disais : voilà, ça c’est le vrai monde, celui où les gens vivent. Je me souviens bien d’un livre de Chester Himes, inachevé, il est mort avant de le finir, Plan B, où les noirs aux États-Unis en ont marre et se réunissent en un petit syndicat pour réfléchir. Ils se disent qu’ils sont assez et que si tous avaient une mitraillette, ils viendraient facilement à bout des blancs et prendre le pays. Comment faire pour que chaque famille noire ait une mitraillette ? Il se dit que comme tous les noirs aiment les tripes, ils vont créer une marque de tripes en boîtes qui marche bien. C’est ce qui se passe et ils commencent à livrer, dans de grands cartons de fleuristes, aux familles noires. C’est parfois la mère de famille qui, pensant trouver des fleurs, ouvre le carton et a peur. C’est un livre extraordinaire. Inachevé, peut-être est-ce mieux…

Ces auteurs hard boiled sont très différents les uns des autres, mais ils partagent quand même malgré tout peut-être une certaine économie du récit. Certains sont vraiment à l’os comme Petit César de Burnett par exemple, et je ne peux pas m’empêcher de voir le lien avec le cinéma et l’écriture pour le cinéma.
Oui, c’est peut-être cela qui amène au cinéma. Que ce soit Bertolucci ou Wim Wenders, ils ont voulu tellement adapter Sang maudit de Hammett, The Dain Curse, en anglais, qui raconte l’histoire de la décadence d’une famille française, riche, et d’un détective, qui est Hammett en fait, et qui, envoyé par son agence à Bay City, qui est la ville du péché, en fait San Francisco, revu et corrigé par Dashiell Hammett. Et je me souviens presque de la première phrase du livre : en arrivant à Bay City, au premier carrefour, je vis deux flics, mal rasés et qui clopaient. Ça commençait mal. Je la cite de mémoire. En la lisant je me souviens m’être dit que c’était vraiment le début d’un film : des flics avachis, pas rasés et qui clopent, c’est que ça va mal et que ça ne va pas être facile pour le détective. Je trouvais cette phrase magnifique et je pense que cette littérature-là, celle qui a pris en compte la Grande Dépression, la dureté de la vie, ça vous transperce.

Un autre auteur sur la liste que tu as adapté, et dont on n’a pas parlé pourtant lorsqu’on évoquait les adaptations, peut-être parce que ce n’est pas un auteur de fiction mais un philosophe : Jean-Luc Nancy pour La Pensée dérobée…
Je n’ai pas étudié la philosophie mais le hasard fait qu’il y a une librairie dans Paris, qui s’appelle Tschann, boulevard du Montparnasse, et qui organisait des lectures dans une arrière-cours. Je me débrouillais toujours, lorsqu’elles m’intéressaient, pour m’y rendre. J’y ai écouté deux lectures de Jean-Luc Nancy : l’une dite par lui, l’autre par Jeanne Balibar. Un jour, dans une autre lecture, à Nantes ou Montpellier, j’ai entendu Derrida, qui était d’ailleurs un orateur exceptionnel, dire à Jean-Luc Nancy qu’il devrait écrire sur la transplantation cardiaque. Par ailleurs en 1996, il y a les sans-papiers, l’Église Saint-Bernard. Et Derrida avait publié un texte pour la Cimade, cette association protestante qui s’occupe des sans-papiers, qui s’appelait Les lois de l’hospitalité.
C’était donc un texte sur les lois de l’hospitalité, dans lequel il y avait un envoi à Jean-Luc Nancy, où il lui disait d’en faire autant. Jean-Luc a pris la balle au bond, et il a écrit un très court texte : l’Intrus. Il y parle de lui-même, car il sait très bien ce que c’est que les lois de l’hospitalité, puisqu’il a dû changer de cœur et accepter le cœur qu’on lui a proposé. Il se rappelait que chez le cardiologue, à l’hôpital de Strasbourg où il a été opéré, deux autres hommes attendaient des cœurs, et l’un d’entre eux a dit : alors, moi, je préfère crever que de recevoir un cœur de femme ou de noir, et encore moins un cœur de noire. Et Jean-Luc dit, je crois au début de L’Intrus, qu’il a le cœur d’une femme noire qui bat dans la poitrine, et que c’est cela qui lui a sauvé la vie. L’Intrus raconte l’expérience de cette intrusion, et Jean-Luc explique ce que c’est qu’une transplantation, une greffe, qui suppose une intrusion forcément douloureuse, car on ne peut pas accueillir l’étranger sans que cela soit brutal. Comme le corps a des défenses immunitaires, il va le rejeter à l’étranger. C’est pour cela que l’on donne un médicament dans les greffes : je crois qu’il parle de ciclosporine dans le livre, qui est donnée au greffé durant quatre ou cinq ans, pour que leur défense immunitaire accepte l’intrusion. Je ne savais rien de la greffe cardiaque, et j’ai été estomaquée par son livre, donc je lui ai écrit, et je lui ai dit que je voulais adapter L’Intrus. Au passage, je lui ai signalé que Faulkner avait également écrit un livre qui s’appelle L’intrus. Il m’a demandé quand je voulais le filmer, et je lui ai répondu que c’était pour un film de fiction, ce qui était dingue pour lui. Quand il a lu le scénario, il m’a dit qu’il n’était jamais allé en Corée, et je lui ai dit que ça c’était Stevenson. Plus tard, je l’ai invité à l’avant-première du film, et il a dit : elle n’a pas adapté, elle a adopté. Ensuite on est resté très liés : il travaillait souvent à Montpellier, avec une chorégraphe que j’aime beaucoup, Mathilde Monnier. La Pensée dérobée est l’un de ses livres que j’aime le plus, et qui me fait comprendre ce que c’est que de penser. Parce que je m’aperçois que je me trompe toujours, par exemple quand je suis en train de travailler sur un scénario, comme en ce moment, je me dis qu’il faut que je mette le réveil à 4h30 ou 5h, parce qu’il faut que je pense un peu avant le travail, mais en fait je ne pense pas : je rêvasse.

Avant dernier titre sur la liste : Rudy Waltz de Kurt Vonnegut.
Oui, c’est l’un de ses derniers livres, un livre qui m’a marquée, parce que c’était sa prédiction d’un monde qui tournait mal et finissait. Bref, qu’on avait le droit d’être inquiet. Pourtant, moi, quand je l’ai lu, je n’étais pas inquiète, et je pensais qu’on était dans un monde qui s’améliorait. Je crois que ces écrivains de science-fiction américains avaient une vision du monde très lucide, qu’à l’époque je n’avais pas.

Le contexte de guerre froide pesait lourd à cette époque, l’œuvre de l’écrivain anglais Martin Amis, disparu il y a peu, en témoigne, il était un grand lecteur de Kurt Vonnegut ou de Saul Bellow.
Martin Amis, c’est un immense écrivain, mort jeune. Lorsqu’on lit ces auteurs à l’adolescence comme ce fut son cas, on ne s’en remet pas tout de suite. Aujourd’hui encore, je pense que le monde peut vraiment se référer à tous ces écrivains. De mon côté, j’étais un peu naïve de penser que c’était moi qui allait mal, que le monde allait bien, et il m’a fallu ces lectures pour comprendre qu’il y avaient peut-être des choses qui n’allaient pas si bien dans le monde. Lire ces auteurs aide à vivre, cela donne une possibilité non pas de souffrir moins, mais de regarder les choses différemment, et aussi de penser l’époque dans laquelle l’on vit. Le week-end dernier, Vonnegut aurait pu l’écrire, ou Homère de la même manière..

Sur ta liste, on aurait donc pu aussi trouver le nom de Jim Ballard.
Oui, j’ai même apporté Terminal Beach, bien qu’il figure pas dans la liste, parce que c’est une même génération et un même rapport au monde qui va mal.

On a commencé avec la poésie, on termine avec la poésie : Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses…
Oui parce que je trouve que la négritude a du tigre dans le moteur. Ils sont très fort les textes d’Aimé Césaire. C’était sans doute plus difficile pour lui à la fin, lorsqu’il était maire de Fort-de-France et qu’il était fatigué mais comme écrivain, il a tellement fait vivre ce qu’on appelle la Caraïbe maintenant. Alors même que je grandissais en Afrique, je ne savais pas que ça existait, et je l’ai découverte grâce à Senghor, puis à Césaire. Lire les anglophones ou les francophones des Caraïbes, c’est très important. Depestre aussi. C’est Césaire qui m’a d’abord emmenée là, aux Antilles, en Caraïbe. Il y a deux ans, je voulais tourner au Nicaragua, mais c’était impossible à cause de la situation politique et de la pandémie. Alors j’ai tourné au Panama où, comme au Nicaragua, il y a deux côtes, la côte Pacifique et la côte Atlantique. Côté Pacifique, il y a des îles assez belles et des surfeurs, mais sur la côte atlantique, c’est les Caraïbes ! D’un coup, on quitte Panama City et ses buildings, on arrive à Colón et on est en Caraïbe. Et on retrouve  quelque chose de particulier, qu’on trouve chez Césaire, chez Chamoiseau et Glissant dont nous avons parlé, on retrouve la créolisation du monde.

 Merci Claire Denis. On sait désormais que l’île déserte se situe dans la Caraïbe.
Je crois qu’absolument oui.

 


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC