Cinéma

Laura Poitras : « Mes films observent des gens qui prennent des risques »

Chercheuse en études visuelles

À l’occasion du festival « Un état du monde » au Forum des images, où elle présente sa trilogie post-11 septembre, la cinéaste Laura Poitras revient sur le cinéma qu’elle n’a cessé de proposer : des films engagés s’adressant au plus grand nombre, prenant la forme de longues enquêtes, visant plus particulièrement les abus de pouvoir des puissances politiques ou économiques.

Invitée du festival « Un état du monde » au Forum des images, la cinéaste Laura Poitras est à Paris pour quelques jours. Elle donne ce samedi 27 janvier une masterclass sur son travail et présente la trilogie qu’elle a réalisée à la suite du 11 septembre 2001, My Country, My Country (2006), The Oath (2010) et Citizenfour (2014), dont les deux premiers films sont inédits en France. Dix ans après le film qui a révélé au monde entier l’affaire Edward Snowden et la surveillance de masse initiée par la National Security Agency, la cinéaste américaine n’en finit pas de dénoncer les dérives de l’impérialisme américain et d’ériger le documentaire en contre-pouvoir. AL

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Vous êtes de passage à Paris dans le cadre du festival « Un état du monde » au Forum des images. Vous y présentez notamment votre trilogie post-11 septembre. Le premier film de cette trilogie, My Country, My Country, tourné entre 2004 et 2005 en Irak et inédit en France, s’attachait au quotidien d’un médecin irakien sous l’occupation américaine. En révélant les contradictions d’une guerre impérialiste menée au nom de la démocratie, votre film était d’une grande lucidité. Comment le regardez-vous à vingt ans de distance ? Et comment la trilogie résonne-t-elle plus généralement avec l’état du monde aujourd’hui ?
J’ai reçu cette invitation avant les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre, mais quand est venu le moment de choisir quels films je voulais montrer, il m’a semblé pertinent de revenir à cette trilogie parce qu’elle traitait des conséquences catastrophiques de la réponse du gouvernement américain aux attaques du 11 septembre 2001. En tant que citoyenne américaine, je suis très critique de la politique impérialiste des États-Unis, dont nous continuons à subir les effets aujourd’hui encore. Souvenez-vous : il y a eu l’invasion et l’occupation d’un pays qui n’avait aucun lien avec les attaques terroristes du 11 septembre, un conflit qui a pris une dimension de guerre de religion, la création de la prison de Guantánamo au mépris de l’état de droit, où des gens parfois totalement innocents ont été détenus et torturés. Personne n’a jamais eu à rendre de comptes pour ces crimes. L’administration Bush a publié des circulaires légalisant l’usage de la torture afin que la CIA puisse y avoir recours. Et lorsque tout cela a été rendu public, il n’y a eu aucune condamnation, ni aucune mise en cause des responsabilités politiques. C’est une tragédie pour un système démocratique tel que celui des États-Unis.
On aurait pu espérer que cela nous serve de leçon, pour que « ça n’arrive plus jamais ». Malheureusement l’histoire a tendance à se répéter. Je suis atterrée de voir les responsables politiques américains soutenir aujourd’hui l’intervention militaire israélienne à Gaza. Je ne crois pas que cette intervention rende le monde plus sûr, bien au contraire. En la critiquant, je n’approuve ni n’excuse les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre 2023. Je condamne ces actes terroristes bien sûr, mais je crois que la réponse d’Israël aura des conséquences terribles. Bref, comme vous le voyez, je ne suis pas très optimiste quant à « l’état du monde ». Et j’éprouve aussi un certain désespoir parce que j’ai l’impression que nous oublions trop vite l’histoire.

La situation actuelle à Gaza donne à votre trilogie une résonance particulière, comme si pendant dix ans vous aviez travaillé à ces questions de démocratie et d’impérialisme, de justice internationale et de lutte anti-terroriste, et de liberté de la presse et de surveillance de masse pour les voir toutes réactivées aujourd’hui dans la guerre d’Israël contre le Hamas et ses conséquences terribles pour les habitants de Gaza.
Parmi toutes les atrocités commises à Gaza aujourd’hui, l’une des plus effrayantes pour moi est l’assassinat de journalistes. Il y a eu depuis le début de la guerre un nombre sans précédent de journalistes palestiniens tués à Gaza. Les journalistes internationaux se voient, eux, privés de tout accès au terrain et à l’information. Je siège au conseil d’administration de la Fondation pour la liberté de la presse et nous avons récemment adressé une lettre à l’administration Biden, condamnant le meurtre des journalistes palestiniens et exigeant que les journalistes internationaux soient réellement en mesure de documenter ce qui se passe à Gaza. Je crois qu’on a jamais vu une chose pareille, un contrôle de l’information à une telle échelle. D’une certaine manière, les mêmes enjeux m’avaient poussée à aller en Irak il y a vingt ans. Je voulais documenter la guerre et l’occupation américaine dans un pays où la presse internationale semblait incapable de faire son travail, comme si elle avait abdiqué son rôle de contre-pouvoir dans le sillage des attentats du 11 septembre. C’est une des pages sombres et honteuses de l’histoire des États-Unis. Au lieu de faire son travail en cherchant les motifs véritables de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, qui n’avaient rien à voir avec une quelconque menace terroriste, au lieu de poser les questions qui fâchent, la presse a en quelque sorte encouragé cette guerre. Il m’a semblé, à l’époque, que la seule manière de documenter les événements était de le faire depuis ma position de cinéaste. Non seulement parce qu’il me semblait important de proposer un autre récit de l’actualité, mais aussi pour conserver une trace de ce moment. Je crois que nous avons l’obligation de nous souvenir, les films participent à la construction de cette mémoire.

Tous vos films sont travaillés par ce rapport entre journalisme et documentaire : ils prennent la forme de longues enquêtes, sont sources de débats sociétaux, et vous ont valu des récompenses aussi prestigieuses que le prix Pulitzer et un Oscar. Faites-vous une distinction entre vos activités de journaliste et celles de cinéaste ? À quel moment savez-vous qu’une enquête va prendre la forme d’un film ?
C’est dans le cas de Citizenfour sans doute que cette distinction entre journalisme et documentaire est la plus subtile, car le film ne documente pas seulement une actualité, il contribue directement à son élaboration. Il était clair que la révélation des programmes de surveillance de masse de la National Security Agency sur le territoire américain et au-delà ferait la une des médias, ça ne pouvait pas être seulement une question de cinéma. Le film devait donc respecter certains standards journalistiques, être le plus véridique possible par exemple. Mais il n’était pas seulement question de rendre compte des faits. En tant que cinéaste, j’essaie de trouver des récits et des enjeux qui puissent avoir une résonance dans le futur et s’adresser à tout le monde. Je cherche à échapper à une temporalité événementielle qui est celle des médias. Ce n’est pas la même chose de réaliser un reportage et un documentaire, en termes de narration, de rythme, de forme. Les exigences sont différentes, bien qu’elles puissent parfois se recouper – je n’invente pas de faits par exemple.
Avant Citizenfour, tous mes films se résumaient d’une certaine manière à la critique du pouvoir et de ses abus. On peut dire que la dénonciation de l’impérialisme américain a été et reste l’une de mes obsessions. J’y reviens sans cesse à travers le destin de personnages qui sont tous plus ou moins confrontés et opposés au pouvoir. Avec Citizenfour, la situation était différente, car je savais que le film contribuait à la révélation d’une affaire au retentissement international. C’était un cas unique et je ne pense pas que la situation se représentera un jour. Quand Edward Snowden m’a contactée pour me transmettre des informations confidentielles, j’ai eu le sentiment que je devais donner la priorité au travail journalistique sur ces révélations et travailler en relation étroite avec des médias. Le film est sorti un an plus tard. Il avait sa propre temporalité, il ne dépendait pas de la même urgence, contrairement au travail journalistique.

De quelles traditions documentaires vous sentez-vous proche ? Vous avez une formation assez improbable pour une documentariste, vous avez d’abord voulu devenir cuisinière avant d’étudier les arts à San Francisco.
Frederick Wiseman vient de réaliser Menus-Plaisirs, un film sur la « nouvelle cuisine » française, précisément celle que j’ai apprise quand j’avais vingt ans et m’imaginais ouvrir plus tard un restaurant. C’est assez drôle qu’il ait tourné ce film qui m’évoque si singulièrement un chemin que je n’ai pas suivi. J’ai choisi le documentaire – ne cherchez pas le rapport avec la cuisine, j’ai changé de voie. Je m’identifie à cette tradition qu’incarne Wiseman, celle du cinéma direct, mais aussi au cinéma vérité. D.A. Pennebaker et Fred Wiseman d’un côté, Jean Rouch de l’autre. Wiseman a l’air de se contenter de suivre les événements en temps réel, de les documenter sans jamais intervenir, mais en faisant cela, il rend perceptible la théâtralité inhérente au réel. À ma manière aussi, j’essaie de faire confiance à la densité du réel, à cette dramaturgie des choses elles-mêmes en tant qu’elles dépassent bien souvent tout ce qu’aurait pu imaginer un metteur en scène. Mes films observent des gens qui prennent des risques, affrontent une situation, et je les suis dans ces épreuves avec beaucoup d’incertitude quant à ce qui peut arriver. Quand je commence un film, je ne sais pas où cette histoire va me mener parce qu’elle n’a pas encore eu lieu. Elle se déroule en temps réel devant ma caméra. Par exemple, je ne sais pas ce qui va arriver quand je me trouve avec Edward Snowden dans cette chambre d’hôtel à Hong Kong et que l’histoire de ses révélations éclate, mais je la documente. C’est pourquoi je me sens proche de ces traditions du cinéma vérité et du cinéma direct qui, si elles ne partagent pas toujours les mêmes méthodes ni la même éthique, cherchent au fond à saisir les choses telles qu’elles sont en temps réel. Ce qui m’intéresse, c’est de documenter l’histoire au présent, au fur et à mesure qu’elle se déroule.

Vous faites seule l’image et le son de vos films ?
Souvent, oui. Pour des raisons de sécurité, d’abord. J’étais seule en Irak quand j’ai tourné My Country, My Country, car il aurait été trop dangereux d’embarquer une équipe. Pour le deuxième volet de la trilogie, The Oath, je suis partie seule au Yémen, mais j’ai travaillé avec la chef opératrice Kirsten Johnson qui, elle, était dans la baie de Guantánamo pour filmer la prison. Nous avons collaboré sur plusieurs projets. Mes films nécessitent de la patience et du temps, et cela s’accorde mieux avec la solitude qu’avec une équipe de tournage. Et puis il y a les risques encourus, que je ne veux pas faire peser sur des collaborateurs.

Est-ce que cette temporalité implique aussi que vous ne fassiez pas de repérages ?
Je filme des situations qui m’intéressent pour des raisons très précises : en général, il s’agit d’une personne qui est sur la brèche, ou bien sur le point de faire quelque chose de décisif. Je ne m’intéresse pas aux gens qui ont des opinions et qui les assènent en restant assis sur leur canapé. Ce sont ceux qui prennent des risques que je veux filmer. Et la situation fait, en général, qu’il se passe peu de temps avant que je ne commence à tourner. Par exemple, le docteur Riyadh, que l’on suit tout au long de My Country, My Country, je l’ai rencontré à la prison d’Abou Ghraib. Il s’y était rendu juste après la publication des photographies des actes de torture ignobles commis sur les détenus par des soldats américains. Le monde entier était sous le choc, on était au cœur d’une des périodes les plus honteuses de l’histoire américaine contemporaine. Je l’ai rencontré alors qu’il sortait d’une visite d’inspection d’Abou Ghraib, et me suis présentée comme documentariste. Il a tout de suite accepté d’être filmé : « Je veux que le monde voie ce que font les forces d’occupation américaines dans ce pays. » Il m’a proposé de venir le voir dans la clinique où il recevait des patients. Et j’y suis allée. C’est une histoire de rencontre et d’évidence : voilà quelqu’un qui était très lucide et critique sur la situation d’occupation. Il n’y avait pas besoin d’autres préalables pour que je le filme.

Tous vos films sont en quelque sorte construits autour d’une rencontre décisive comme celle-ci : un ancien garde du corps de Ben Laden devenu chauffeur de taxi au Yémen dans The Oath, un employé de la NSA qui dénonce l’entreprise de surveillance globale de la population mondiale dans Citizenfour, les fondateurs de WikiLeaks dans Risk, une photographe engagée dans un combat contre une puissante industrie pharmaceutique… Vous sentez-vous une obligation morale à l’égard de ces personnes ? Ont-elles un droit de regard sur le montage de vos films, par exemple ?
La réponse à cette question varie d’un film à l’autre, mais j’estime avoir toujours une responsabilité morale en tant que cinéaste vis-à-vis des personnes que je filme. Pour moi, il est essentiel qu’elles aient la possibilité de consentir de manière significative au portrait qui est fait d’elles. Je refuse que quelqu’un prenne des risques au nom de « l’intérêt supérieur » du film. En général, les personnes que je filme font face à des menaces suffisamment graves pour que je n’ajoute pas des risques supplémentaires à ceux qu’elles encourent déjà. Je montre toujours mon travail aux protagonistes de mes films avant qu’il ne soit rendu public. En partie parce que je pense que c’est la bonne chose à faire d’un point de vue éthique. Mais aussi parce qu’il arrive que je fasse des erreurs, que je comprenne mal quelque chose. Cela étant dit, c’est moi qui signe le montage final du film, je ne négocie pas là-dessus.
Bien souvent, le film que je réalise n’est pas celui que j’avais imaginé. Cela m’est arrivé sur le tournage de The Oath par exemple. Je voulais faire un film sur la prison de Guantánamo. Je suis allée au Yémen parce que je savais qu’un grand nombre de Yéménites avait été détenus à Guantánamo. Je cherchais à raconter l’histoire de quelqu’un qui aurait été libéré de la prison et serait rentré chez lui. Et puis j’ai rencontré Abu Jandal et le film a changé, parce que c’était un personnage fascinant, à la fois très charismatique et peu fiable. J’étais intriguée par les raisons de sa libération. J’avais devant moi un ancien garde du corps de Ben Laden qui était libre d’aller et venir et travaillait maintenant comme chauffeur de taxi au Yémen alors que la prison de Guantánamo était pleine d’innocents, parfois livrés pour une simple prime aux autorités américaines. Comme on l’apprend dans le film, il a été interrogé immédiatement après le 11 septembre. Il n’a pas subi de torture, preuve à mon sens que ces pratiques mises en œuvre par le gouvernement américain ensuite ne sont pas seulement honteuses, elles ne servent à rien. La complexité de ce personnage et de son parcours m’intéressait : vous avez là quelqu’un de très radical dans ses opinions religieuses et politiques, et qui a pourtant rompu son serment envers Ben Laden. C’est cette complexité qui le rend fascinant.

Une séquence le montre regretter des propos qu’il a tenus précédemment et vous demander de les effacer.
C’est vrai, mais il a vu le montage final et n’a émis aucune objection. J’ai gardé cette séquence parce qu’elle me semble révélatrice de sa personnalité : d’une certaine manière, il aime raconter son histoire, mais c’est un narrateur peu fiable qui répondra différemment à la même question en fonction de la personne à qui il s’adresse.

Dans Risk, le montage est plus complexe encore, on perçoit la gêne grandissante que vous ressentez à l’égard de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks.
Risk, c’est une autre histoire. En ce qui concerne Julian Assange, je veux dire d’abord combien je défends et soutiens absolument le journalisme qu’il pratique. Ce qu’il a fait en révélant les opérations du département d’État américain en Irak et en Afghanistan n’a d’équivalent dans aucune enquête menée par aucun autre média. Julian et moi avons eu des désaccords, mais ceux-ci n’ont jamais porté sur son travail. Et les menaces auxquelles il est confronté aujourd’hui de la part des États-Unis constituent à mes yeux l’une des plus graves atteintes à la liberté de la presse et au premier amendement de la Constitution américaine. Je ressens cette injustice d’autant plus personnellement que je pourrais moi-même être inculpée en vertu des lois anti-espionnage. Mais si j’ai choisi d’apporter des modifications importantes au montage de mon film après sa première mondiale, c’est pour d’autres raisons : des allégations de comportement sexuel inapproprié ont été portées à l’encontre d’Assange et d’un autre membre de son équipe après la première mondiale du film en festival, et il m’a semblé impossible de sortir le film sans aborder ces questions. J’ai donc repris mon montage, non sans difficultés. Parce que le film que j’avais imaginé faire ne se concentrait pas sur la personnalité d’Assange mais sur le formidable travail de Wikileaks. Mais il me semblait important de ne pas occulter ces faits.

Vous travaillez toujours avec quelqu’un au montage ?
Oui, même si j’ai commencé ma carrière comme assistante monteuse et que j’aime bien monter moi-même. Mais j’ai besoin d’être en dialogue avec quelqu’un sur mes images.

Vos films prennent pour cible les abus de pouvoir des puissances politiques ou économiques et on peut imaginer les pressions et menaces que vous subissez en retour. Comment parvenez-vous à maintenir votre liberté de travailler ?
Je ne vais pas vous mentir, c’est un lourd tribut. Mes films m’ont valu de devenir une cible du fait de la critique qu’ils portent à l’encontre de la politique impérialiste des États-Unis. Mon nom a été mis sur une liste de surveillance des activités terroristes. J’ai été systématiquement arrêtée et fouillée pendant des années. J’ai subi des interrogatoires. Je ne peux pas dire que je dorme forcément bien. C’est, je pense, la réaction de l’opinion publique internationale qui m’a permis de rester en sécurité. Glenn Greenwald [journaliste américain qui accompagnait Poitras à Hong Kong en 2013] et moi savons que nous avons été l’objet de discussions au sein du gouvernement, qu’on a cherché à nous faire comparaître devant la justice. Mais le retentissement international des révélations de Snowden, le scandale suscité par l’ampleur et la portée de la surveillance de la NSA, nous ont offert une protection qui me permet de continuer à faire mon travail aujourd’hui. Je me suis fait différents ennemis au fil de ma carrière, mais j’ai la chance d’avoir aussi des soutiens infaillibles, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, des personnes qui pensent que la liberté d’informer, la critique et la contradiction, la dénonciation des abus de pouvoir, sont nécessaires au débat démocratique.

De ce point de vue, on peut dire que vos films ne se contentent pas de documenter la réalité, ils la transforment, ils font bouger les lignes. Est-ce que l’action de Nan Goldin et de son association P.A.I.N. aurait rencontré le même écho sans le film que vous lui avez consacré ?
Je crois que les succès que son action avec P.A.I.N. a remportés en affrontant les musées et les lieux où s’affichaient la richesse et le pouvoir des Sackler ne sont pas imputables au film. Ce qui m’importait – et ce qui m’importe dans tous mes films – c’est de montrer qu’un petit groupe de personnes, et parfois même un seul individu, peuvent faire tomber les plus puissantes institutions en exposant leurs méfaits. Chacun peut faire la différence, chaque voix compte. C’est ce que les films nous montrent, et ils le font en s’adressant au plus grand nombre.

Ce n’est pas évident de faire un cinéma engagé qui s’adresse au plus grand nombre…
Je crois que cela revient à la question qu’on évoquait plus tôt, celle de la tradition à laquelle j’appartiens : je fais des films qui observent le monde, et plus particulièrement je m’intéresse à celles et ceux qui s’opposent aux abus de pouvoir. Je crois fermement à la puissance du documentaire en tant qu’il transcende les barrières culturelles, plus encore peut-être que la fiction. My Country, My Country a été projeté dans les écoles militaires américaines. Peut-être parce que le film dévoilait l’envers de la politique américaine en Irak, la façon dont elle était vécue par les Irakiens. Si le film permet de comprendre cela, s’il nous déplace un peu, alors chacun est en mesure de réfléchir à des enjeux dont on nous dit trop souvent qu’ils nous dépassent. Je fais toujours des films pour le public le plus large possible, y compris pour les gens dont je ne partage pas les opinions. Parce que je crois qu’un film peut faire la différence. Citizenfour a donné une autre ampleur à la voix d’Edward Snowden. Je crois qu’il a ouvert les yeux d’un certain nombre de gens qui ne se sentaient pas concernés par les dangers de la surveillance de masse, en n’imaginant pas que ces appareils que nous avons toujours avec nous, pouvaient aussi être utilisés contre nous.

Vous programmez au Forum des images trois films dans le cadre d’une carte blanche, La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, Green Border d’Agnieszka Holland, et Queendom, un portrait documentaire d’une jeune artiste queer en Russie par Agniia Galdanova. Pourquoi avoir choisi ces trois films en particulier ?
Lorsque le festival m’a proposé une carte blanche, j’ai voulu qu’elle reflète cet « état du monde » dans lequel nous sommes. Ces trois films sont très différents, mais tous ont à voir avec la violence du présent : La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer, est un monument, je crois que c’est un film qui regarde l’histoire mais qui nous parle du présent. C’est un film véritablement obsédant pour moi. J’ai vu Green Border d’Agnieszka Holland quand j’étais au jury de la Mostra de Venise en septembre dernier, et l’ai trouvé profondément perturbant. Comme le film de Glazer, celui de Holland a fait l’objet de recherches approfondies sur des événements réels, et bien qu’étant des fictions, l’un et l’autre nous questionnent sur notre relation à ces événements. Queendom est un documentaire, et un extraordinaire portrait d’une artiste queer en Russie qui met en scène son propre corps pour affronter la politique anti-gay et anti-trans du pouvoir, et dénoncer la guerre de Poutine en Ukraine. Je crois qu’il s’agit là encore d’une œuvre de cinéma spectaculaire qui, à elle seule, nous parle de l’état du monde.

Pourriez-vous envisager de tourner une fiction ?
On me demande parfois quels cinéastes m’ont influencée et je réponds souvent en citant des auteurs de fictions, comme Kieślowski ou les Dardenne qui sont si importants pour moi – et qui, d’ailleurs, viennent d’une tradition documentaire. Mais je ne crois pas beaucoup à cette distinction entre documentaire et fiction : cette dernière se nourrit toujours de la réalité, elle s’ancre dans les faits réels et cherche à en reproduire les apparences. On a dit de mes films qu’ils ressemblaient à des films de genre. Je ne crois pas les avoir modelés sur certains genres cinématographiques, mais plutôt qu’ils s’y prêtaient en eux-mêmes. Citizenfour est un thriller d’espionnage parce que la situation était celle d’un thriller avec un véritable espion. The Oath est un mystère psychologique à propos d’un personnage complexe et insaisissable. Si mes films ont l’air d’emprunter des modèles au cinéma de fiction, c’est précisément parce qu’ils sont ancrés dans la réalité.

Depuis Citizenfour, vous assumez une plus grande subjectivité dans la construction et la narration de vos films. Comment cette présence s’est-elle construite au fil des années ?
Ma présence dans les films constitue à la fois un enjeu politique, éthique et esthétique. Quand je tournais My Country, My Country en Irak par exemple, je voulais qu’on se préoccupe des personnes dans le cadre et non de celle qui tenait la caméra. Je ne voulais pas que l’attention soit dirigée vers moi.  Avec The Oath, ma fascination pour la personnalité trouble d’Abu Jandal et la situation de dialogue a fissuré le quatrième mur en désignant ma place derrière la caméra. Mais c’est avec Citizenfour que j’ai décidé d’assumer ma présence, non pas à l’image mais en voix off. Je faisais partie de cette histoire. Je me suis donc laissé entraîner, même si ce n’était certainement pas ma position par défaut. J’ai tendance à préférer être derrière la caméra, mais je crois qu’il est important de savoir où l’on se situe dans un film. Ma position, même quand elle n’est pas explicitée par le montage ou la voix off, est toujours réfléchie. Mes films sont concernés par les rapports de pouvoir à l’échelle des individus, des institutions et des puissances étatiques à travers le monde. Il serait pour le moins naïf de ne pas avoir conscience de la position depuis laquelle je filme. Quand je tourne, je fais attention à disposer du contexte culturel et politique nécessaire à la réalisation du film. Je ne pense pas qu’aucun cinéaste puisse aujourd’hui faire l’économie de ces réflexions.

Le festival « Un état du monde », au Forum des images à Paris, a lieu du 25 au 31 janvier.


Alice Leroy

Chercheuse en études visuelles, Enseignante en histoire et esthétique du film