Cinéma

Nicolas Peduzzi : « En cinéma comme en psychiatrie, la seule chose qui permet d’expérimenter c’est d’être un peu déviant »

Critique

Film d’immersion, le nouveau documentaire de Nicolas Peduzzi, État limite, est essentiellement tissé de paroles, d’échanges entre Jamal Abdel Kader, psychiatre de l’hôpital de Beaujon, et ses patients, dans un contexte post-Covid d’attention pour les soignants mais surtout de manque drastique de moyens de l’hôpital public. Le réalisateur revient sur l’affinité inattendue qui lie les méthodes particulières du jeune médecin et sa pratique documentaire.

À l’occasion de la diffusion prochaine de son troisième long-métrage documentaire, État limite, le mercredi 28 février sur Arte, Nicolas Peduzzi raconte son immersion de plusieurs mois dans l’hôpital Beaujon, à Clichy où il rencontre l’étonnant psychiatre de l’établissement, le docteur Jamal Abdel Kader. Dans le contexte de manque de moyens drastique de l’hôpital public, le documentaire raconte l’affinité inattendue qui lie les méthodes particulières du jeune médecin et la pratique documentaire du réalisateur. D’un côté de la caméra comme de l’autre, il se partage un même souci de la parole, de l’attention à l’autre, comme de la nécessité imprévisible de faire « à l’arrache », en situation d’urgence.
Présenté dans la sélection de l’ACID 2023 à Cannes, État limite sortira en salle le 1er mai 2024. RV

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Votre film précédent, Ghost Song, est un documentaire tourné à Houston, en extérieur. On suit quelques personnes dans ces espaces ouverts que sont la rue, des bars, des intérieurs privés, on se concentre sur des parcours de vie singuliers, on parle de quartiers, de ghetto, de jeunesse, de violence, de musique, d’argent, de relations familiales, et de la difficulté à s’inscrire dans la société. Comment passe-t-on de cet univers informel et aéré aux couloirs et aux protocoles de l’hôpital Beaujon, l’institution publique où vous avez tourné votre dernier documentaire État limite ?
Tout commence par une curiosité personnelle : je connaissais l’hôpital Beaujon. Mon père avait été soigné là-bas pour une transplantation du foie vers la moitié des années 90. À l’époque il avait 30 % de chance de s’en sortir, mais l’hôpital général Beaujon est vraiment à la pointe pour tout ce qui est lié au foie et aux maladies rares de l’estomac. Je connaissais bien les lieux parce que j’y ai quasiment vécu avec ma mère pendant que mon père était là-bas. On a passé Noël là-bas. Les médecins, le chef de service, les infirmiers, tout le monde se connaissait par son prénom, il y a vraiment quelque chose de familial. C’est le docteur Jacques Belghiti qui a soigné mon père – quelqu’un d’incroyable, qu’on a voulu acheter partout aux Etats-Unis mais qui avait la vocation de rester dans le public. Il est devenu un ami de la famille, et même s’il ne travaille plus à Beaujon il a facilité mon retour dans l’hôpital, non plus en tant que patient ou famille, mais cette fois avec ma petite caméra, pour faire des repérages.
Dans nos discussions avec ma productrice, on envisageait plutôt un film sur les soignants. C’était la période de fin du premier confinement, et je pense rétrospectivement que le Covid a aidé, parce qu’on parlait alors beaucoup de l’engagement du personnel soignant, du manque de moyens et de la difficulté de leurs métiers. Avant le Covid il y eu un moment fort de protestations et de revendications sur le sujet, que la crise a complètement étouffé en saturant la communication. Mais de la part des soignants il y demeurait une grande envie de partager, de mettre en lumière leur travail et leurs souffrances. C’était pour moi une forme de repérages, qui répondait à mon besoin de sortir du confinement, et de continuer à faire mon métier.

Au-delà de l’hôpital, votre film se concentre plus particulièrement sur la pratique d’un médecin-psychiatre, le docteur Jamal Abdel Kader. Qu’est-ce qui vous a amené à faire un documentaire sur lui ?
Je vais à Beaujon en pensant naïvement retrouver l’atmosphère familiale que j’avais connue à 25 ans, et je passe d’abord du temps en service hépatologie. Je rencontre là-bas des docteurs et des internes formidables, notamment une jeune docteure, Sophie Pellerin, qui faisait un travail incroyable en réanimation. Mais c’était vraiment un service de grande souffrance, avec des personnes entre la vie et la mort : je ne pouvais pas filmer les patients et je ne me sentais pas rajouter le regard d’une caméra. Au bout de quelques mois de repérages, je descends aux urgences. C’est là que je fais la rencontre déterminante avec le docteur Abdel Kader. Au début je ne comprends pas que c’est un psychiatre, je vois simplement un jeune mec un peu fou avec des baskets requins aux pieds, et je crois presque que c’est un patient qui a enfilé une blouse. Il a une façon un peu différente de faire, quelque chose d’allumé dans le regard.
Jusqu’à maintenant je n’ai fait que trois films, mais chaque fois ça s’est fait par des rencontres, comme des coups de foudre. Je sens qu’il y a un truc, une espèce de charisme, quelqu’un qui sort un peu du lot. Tout de suite il commence par m’embrouiller, parce qu’il croit au début que je suis journaliste et que je fais un reportage. Je me rends compte qu’il est psychiatre, le seul psychiatre de l’hôpital à plein temps, le seul chef de service.
Comme Beaujon est un hôpital très à la pointe pour les polytraumatismes, c’est souvent là que vont les gens qui ont fait des tentatives de suicide graves, en se jetant par exemple par la fenêtre, et qui ont le foie, le cœur, les bras, et cetera, atteints. Le docteur Abdel Kader a une triple casquette : en plus de former des internes, il s’occupe des urgences, et il est ce qu’on appelle un psychiatre de liaison, c’est-à-dire qu’il suit les patients des différents services. Il est là dans toute une palette de situations différentes, toutes les situations qu’on peut imaginer dans un hôpital comme celui-ci.
Il est aux urgences psychiatriques, mais aussi au chevet des patients qui ont des maladies graves et passent beaucoup de temps à l’hôpital. Il s’occupe aussi des gens qui sont en fin de vie, et pour ceux qui sont en réanimation parce qu’ils ont fait une tentative de suicide, il est là quand la personne se réveille et quand elle peut parler pour faire le suivi. En tant que psychiatre de liaison il est tout le temps mobile dans l’hôpital.

La rencontre avec le docteur Jamal Abdel Kader a déterminé votre sujet. Comment les conditions particulières de l’hôpital ont-elles également modelé votre méthode documentaire ?
Ça a beaucoup réduit les moyens : c’est un documentaire que j’ai dû faire sur le vif, comme ça. Je ne suis pas chef opérateur ; sur Ghost Song je filmais de temps en temps mais c’était le plus souvent ma cousine qui prenait l’image. J’avais réussi à mobiliser une équipe. Pour État limite, ma productrice m’aidait sur l’organisation et la logistique, et pour le reste j’étais vraiment tout seul. Mais c’était aussi une envie, un challenge que je me donnais : de filmer moi-même avec des outils légers. Une petite caméra, plus légère que certains des outils de cinéma qu’on avait pour Ghost Song, et avec lesquels je n’aurais de toute façon pas pu filmer certains moments d’intimité et d’échange dans les chambres des patients. Plus de deux personnes, la caméra et le son, je pense que ça aurait effrayé les patients. Le fait de réduire à une toute petite caméra permet d’être le plus discret possible, c’était finalement plutôt un avantage.

Est-ce que la relation des patient·es et de leur famille à la caméra a été compliquée ?
Pas du tout, c’était si ouvert que j’en étais même étonné. Bien sûr, certains patients ou soignants refusaient d’être filmés dès qu’ils apercevaient la caméra, mais c’était toujours immédiat et catégorique : soit oui soit non, c’était très binaire. Parfois la caméra était posée et des gens venaient vers nous qui avaient envie de partager quelque chose. Que Jamal soit psychiatre, un professionnel de l’esprit, ça m’a vraiment décomplexé : il nous introduisait et puis il était garant de notre geste. Il sait à quel moment on peut filmer, et quand il ne faut pas. À certains moments quand un patient me paraissait délirant, il me disait parfois que non, qu’il savait en fait très bien ce qu’elle fait donc, et parfois c’était l’inverse, une personne ne me paraissait pas du tout délirante mais était en fait intoxiquée ; et il me disait qu’il ne valait mieux pas que je sois là. C’était beaucoup d’échanges avant de filmer, ou après quand on ne pouvait pas échanger tout de suite. Comme j’ai filmé en commençant rapidement à monter avant de retourner filmer, j’avais aussi cette possibilité de communiquer avec les personnes, de leur expliquer, d’être très clair avec elles.

Dans ce genre de situation, on craint légitimement la caméra voyeuriste, qui dévoile des choses trop intimes ou des personnes en situation de vulnérabilité. C’est une chose, mais dans ce cadre de ce qui s’échange lors d’un suivi psychiatrique, est-ce qu’il n’y a pas aussi le risque de fausser la parole lorsqu’on place une caméra dans un moment de relation patient-soignant, au moment où précisément la parole apporte des informations, permet un diagnostic, une évaluation de l’état de la personne ? Comment gérer cela ?
Je me suis posé cette question-là aussi. Jamal m’a raconté qu’une jeune femme était déjà venu réaliser un court métrage pour son école de documentaire. L’un de ses jeunes patients les plus introvertis s’est ouvert d’un coup face à la caméra, alors que ça faisait un an qu’il essayait de parler avec lui, seul à seul. C’est le fait qu’on s’intéresse à lui et qu’on le filme qui a facilité la parole. Je pense que Jamal a vu la caméra comme un moyen presque thérapeutique ; de la même manière que les ateliers de théâtre qu’il organise. Ce sont aussi des outils de consolidation du tissu relationnel, pour ces jeunes gens très isolés par la période de Covid, et pour les plus jeunes qui passent d’un coup de l’hôpital pour enfants, très accompagnés et avec plein d’autres enfants, à un énorme hôpital pour adultes comme l’est Beaujon. On ne s’en rend pas bien compte dans le film mais c’est gigantesque.
Jamal avait aussi toujours l’intelligence de s’adapter aux situations, selon le patient. Ce patient-là était orphelin ; pas de famille, très peu d’amis, introverti… Le fait qu’on pose un regard sur lui l’a aidé à parler. La caméra lui a rendu la parole.

Le patient dont vous parlez, c’est Wendy, qui est aujourd’hui décédé. État limite est dédié à sa mémoire, il y tient une place importante. Est-ce que vous voulez m’en parler un peu plus ?
Wendy, est décédé pendant le film. On a filmé pendant une longue période, puis je suis parti. Quand je suis revenu pour les derniers moments de tournage, avant que Jamal ne quitte Beaujon, il m’a annoncé que Wendy était décédé. Il était très malade depuis toujours, il avait une maladie génétique, et il prenait des antidouleurs pour se soigner. Il le cachait, mais il était addict à ces antidouleurs et Jamal l’a découvert tard. Wendy a fait une overdose, et avec sa maladie il n’a pas survécu.

Ce sujet-là de l’addiction, des médicaments et notamment des antidouleurs fait aussi un lien avec vos films précédents. Souvent lorsqu’on parle de psychiatrie on pense peut-être trop directement aux médicaments, pour la gestion des humeurs, du mal-être ; or c’est aussi essentiellement une affaire de parole, comme ce qu’a dit Wendy et ce qu’il n’a pas dit. État limite est essentiellement un film de paroles, d’échanges entre Jamal et ses patients : quelle place tiennent toutes ces relations de paroles, singulières, collectives, et les situation de compréhension et d’écoute dans votre travail ?
Ça m’a beaucoup appris personnellement : j’ai connu vraiment la psychiatrie comme patient, à l’adolescence, un peu comme certaines des personnes qu’on voit dans le film. J’aurais pu être l’une d’elles, mais j’ai eu la chance d’être peut-être encadré par une famille, et de rencontrer en psychiatrie les bonnes personnes pour me sortir de là.
Toute ma vie j’ai été sensible à ce que sont les souffrances de santé mentale, les souffrances psychiques, mais jusqu’à ce que je rencontre Jamal tout cela restait quand même très abstrait pour moi.
Je me posais toujours plein de questions sur ça, d’un point de vue philosophique ; qu’est-ce que c’est que cette souffrance psychique, pourquoi on en souffre ? Il y a quelque chose d’universel, c’est comme une épidémie autour de moi : des gens que je connais souffrent, des proches et des amis, et certains s’automédicamentent.
Il y a tellement de souffrance dans notre société, mais on est encore très en arrière, et c’est encore tabou. La parole n’est pas libérée. Jamal est tout jeune, il doit avoir 33 ans quand je le filme. Il met alors des mots très clairs sur ces choses. Ça a été comme un déclic, pour moi qui avais rencontré beaucoup de psychiatres qui ne parlaient pas et qui me laissaient dans l’abstraction la plus totale : lui n’a pas peur de mettre des mots. Il parle aux gens, parfois il leur dit même des choses un peu dures ; en tout cas il responsabilise cette parole. Ça a vraiment été une grosse thérapie de voir ça. On peut se reconnaître dans la souffrance mentale, que ce soit dans le cas d’une schizophrénie très grave ou de quelqu’un qui souffre de dépression. il y a quelque chose d’universel dans cette parole et ces énoncés clairs de la part de Jamal. Parfois il parle trop, il peut être trop bavard, parce qu’il est humain.

La psychiatrie et les médicaments sont des sujets récurrents dans vos films, dans Ghost Song autant que votre film précédent, Southern Belle, qui parle aussi d’addiction.
On m’avait filé des médocs très jeune, un peu comme Elionor, que l’on voit dans État limite. On lui a prescrit des médicaments pour la calmer très tôt, parce qu’on ne savait pas comment la traiter. Ça l’a mise dans une grande souffrance psychique, et elle a commencé après la puberté à faire des tentatives de suicides à répétition. On voit la souffrance mais on est démuni, alors on l’étouffe avec des médicaments. J’ai vécu ça aussi. Ensuite ça crée des addictions, c’est vraiment un cercle vicieux. Mais dès le départ, ces choses sont difficilement compréhensibles pour la famille.

Dans État limite, on voit aussi que la parole du psychiatre va faire aussi un lien entre la famille et le ou la patiente. Les maladies d’ordre psychiatrique ont souvent à faire avec la question du lien social, à la fois parce qu’elles l’affectent mais aussi parce qu’elles ont en sont aussi parfois les conséquences, et parce que le mal-être c’est aussi celui d’être hors clou, d’avoir l’impression de devenir outsider, qu’on n’arrive pas à s’intégrer en société. Reconstruire cette parole permet de répondre à ces douleurs-là en les communiquant ; il semble qu’à partir du moment où c’est énoncé et partagé ça permet à plusieurs personnes de les prendre en charge.
Après avoir rencontré Jamal, j’ai poussé mes recherches sur sa façon de faire, qui vient aussi d’une certaine école de pensée, héritée de la psychothérapie institutionnelle. Il a commencé par s’intéresser à François Tosquelles, qui en est l’un des inventeurs, et à d’autres ; et puis lui aussi a poursuivi son cheminement. En revoyant le film, il me disait qu’il y voyait des choses qu’il ferait différemment aujourd’hui. Il est très jeune, il continue d’évoluer ; mais ça a été important pour lui de trouver des façons de s’émanciper de ce modèle où vous avez le psychiatre d’un côté et de l’autre le patient qu’il surplombe. Vers la fin du tournage, il y a eu un moment où les patients de Jamal portaient des blouses blanches et il leur faisait prendre le rôle de soignants. C’était super, et je regrette de n’avoir pas pu le mettre dans le film.
Ce genre de moments de renversement des codes et du protocole l’intéressait mais c’était malheureusement impossible vis-à-vis de sa hiérarchie à Beaujon, aussi parce que ce n’est pas un hôpital psychiatrique mais généraliste. Il faisait des choses de manière presque illégale, et c’est précisément ce que j’ai trouvé génial, mais je ne pense pas que c’était l’endroit où il pouvait se retrouver dans sa façon d’envisager les choses.

État limite, c’est aussi le portrait incroyable de quelqu’un dont les convictions dépassent complètement la réalité des possibles de l’institution, ses protocoles, ses règlements ; on sent qu’il y a une tension entre les méthodes qu’il croit les bonnes pour ses patients et la frilosité institutionnelle vis-à-vis de ce qui est considéré comme des pratiques déviantes. Quand on voit le film, on trouve ses méthodes remarquables, admirables même, parce qu’elles fonctionnent et qu’on mesure les effets de la parole comme le soin apporté aux patient·es ; on sent par conséquent la frustration qui est peut-être aussi la sienne, de ne pouvoir apporter pleinement ce soin comme il l’entend. En creux, État limite fait aussi le portrait d’une institution qui n’est pas capable d’assumer ces méthodes alternatives. Est-ce que vous aviez d’emblée cette volonté de montrer les « limites » institutionnelles, dans l’état actuel de nos institutions publiques de soin, et notamment de soin mental ?
C’était pour moi un parcours assez naïf : j’ai reconnu dans ce docteur des convictions et des valeurs que je trouve rares et que j’admire, avant même de connaître la psychothérapie institutionnelle. C’est peu à peu que je comprends comment il se confronte à un système, celui de nos dirigeants, de notre société, qui n’a aucun intérêt à voir des gens pratiquer la psychiatrie de cette façon. Aujourd’hui la médecine c’est le parent pauvre de notre de notre système, alors ne parlons même pas de la psychiatrie… La méthode de Jamal est complètement hors des intérêts du système dans lequel on est, parce qu’il faudrait beaucoup plus de moyens pour l’appliquer, il faudrait être dans des logiques de long terme dont on ne voit pas immédiatement les résultats.
Le film de Nicolas Philibert Sur l’Adamant, montre comment les choses pourraient se passer lorsqu’on prend ce temps-là. Il y a quelques petits endroits en France où ça se fait, où la relation entre les patients et les psychiatres est différente, où il n’y a plus de hiérarchie mais une vie ensemble, comme à la clinique de La Borde [fondée en 1953 par Jean Oury]. Mais voilà ce sont des exemples d’endroits minuscules et peu nombreux par rapport à ce vers quoi se dirige la psychiatrie aujourd’hui. Depuis 30 ans, on met en œuvre une destruction systématique de la psychiatrie et de toutes ces avancées alternatives.
La rencontre avec Jamal, et les échanges avec un autre ami psychiatre d’une autre génération que la mienne et issu de cette école de la psychothérapie institutionnelle, m’ont amené par la suite à creuser ces questions, à rentrer dans la lecture de Tosquelles, Guattari, le film de Philibert… pour voir qu’il existait des façons différentes de soigner, un monde de possibilités, qui se réduisent de plus en plus de nos jours.

Il y a une forme d’affinité entre les méthodes un peu subversives de Jamal, et les vôtres en tant que réalisateur. On pourrait s’étonner par exemple d’entendre beaucoup de musique extradiégétiques dans votre documentaire, des musiques que vous ajoutez au montage et qui donnent parfois des allures épiques à l’activité du psychiatre toujours au galop dans les couloirs de l’hôpital comme si on regardait une de ces séries télévisées de type Dr House. Quelle importance cela joue pour vous ?
Quand j’ai commencé le montage, j’ai eu le retour de personnes que la musique dérangeait, y compris de gens qui travaillent dans le documentaire et que j’estime beaucoup : « non mais tu ne peux pas mettre de la musique sur un hôpital, ça ne se fait pas. C’est comme si tu le tournais en spectacle ». Je me suis dit tout à fait le contraire : j’ai croisé Jamal à un concert de Casual Gabberz, c’est ce qui a donné le premier morceau d’État Limite. Romain, l’un des soignants, est aussi un teufer. On voit ses tatouages dans le film. Tous les jeunes qui étaient là, ils écoutaient de la musique tout le temps ! Le choix de la musique permet de sortir un peu de l’atmosphère austère de l’hôpital et faire aussi honneur à leur façon d’être, à ce qu’ils aiment, ce qu’ils écoutent. Wendy était tout le temps avec de la musique dans son casque.
Pourquoi pas mettre de la musique dans un hôpital ? Ce n’est pas une église, d’ailleurs même une dans une église on met de la musique, même aux enterrements on met de la musique ! En cinéma comme en psychiatrie, la seule chose qui permet d’expérimenter c’est d’être un peu déviant. Pour Jamal c’est forcément un peu compliqué dans un endroit comme Beaujon. Certains l’admiraient beaucoup mais ceux qui l’observaient de l’extérieur se demandaient ce qu’il faisait à faire sortir les patients, fumer une clope avec eux. Ce genre de choses toutes simples mais qui sortaient des cases, ce n’était pas évident pour un endroit comme Beaujon. On sentait qu’il pouvait y avoir une certaine méfiance vis-à-vis de sa façon de faire. L’atelier théâtre c’était un atelier clandestin : il avait occupé l’endroit entre une crise de Covid et une autre parce qu’il s’était dit que les patients allaient être autrement trop isolés par les confinements. Le théâtre est presque un prétexte pour reconstituer un groupe, créer du lien, se retrouver et rigoler. Ce genre de petite initiative fait une grosse différence dans le quotidien des patients.

Vous m’avez dit que Jamal avait quitté l’hôpital. Qu’est-ce qu’il devient aujourd’hui ?
Il fait des missions, du service public, notamment en prison, quelques consultations privées… Mais je pense qu’il prend aussi son temps depuis quelques mois, comme il est très jeune, qu’il a pratiqué directement après être sorti de ses études de médecine. Je pense qu’il prend ce temps pour comprendre ce qu’il a envie de faire. Parce qu’il aime l’hôpital, malgré toute la difficulté, c’est vraiment là où il se sent vivant. Alors il réfléchit probablement à trouver un endroit pour construire un entre-deux.

Et pour vous, qu’est-ce que cette expérience a changé ? Qu’est-ce qui va suivre ?
L’après ? Ce dont j’ai vraiment envie, c’est de prendre mon temps moi aussi. Jusque-là j’ai été poussé par cette envie de faire des films, par l’impatience autant que le manque de moyens. Mes premiers films se sont faits en financement participatif, avant d’obtenir des aides, et pour l’instant tous mes tournages se sont fait à l’arrache. Ce dernier film m’a donné envie de prendre le temps d’écrire, d’avoir un peu plus de moyens au début du film. Pour le prochain je voudrais faire une fiction, toujours avec cet esprit documentaire, une petite équipe de quelques personnes. Quelque chose de proche de Ghost Song, mais en passant plus de temps en amont sur l’écriture.

Quand on voit un documentaire en tant que public, cette part d’écriture est toujours difficile à appréhender.
C’est très bizarre même en tant que réalisateur, parce que vous devez faire des dossiers où vous racontez comment votre film va se passer, alors que tout se découvre en le faisant ! C’est d’ailleurs ce que j’aime avec le documentaire : vous êtes en immersion dans des mondes comme la médecine, l’hôpital, que vous ne connaissez pas et que vous n’auriez peut-être pas fréquentés autrement. Vous commencez à en faire partie en vous plongeant dedans. Mon métier m’intéresse à ce qui est extérieur à mon monde et qui me dépasse. On a quand même la chance d’avoir encore des systèmes de financement du cinéma en France, qui sont assez géniaux même s’ils peuvent être au début difficiles à obtenir. Comme pour la santé, ce sont des systèmes qu’il faut garder et protéger.

État limite, de Nicolas Peduzzi, sera diffusé le 28 février sur Arte et en salle le 1er mai.


Rose Vidal

Critique, Artiste

Mots-clés

Psychiatrie