Art contemporain

Mohamed Bourouissa : « Il y a quelque chose de l’exorcisation d’un traumatisme »

Critique

Dans « Signal », actuellement présentée au Palais de Tokyo, où de nouvelles productions cohabitent avec des installations composées de travaux antérieurs, Mohamed Bourouissa prend le parti de laisser l’ancien informer le nouveau et le nouveau contaminer la perception de l’ancien. Les va-et-vient entre intériorités et monde extérieur sont autant de « signaux » à décrypter. L’artiste revient sur la conception, telle un jardin, de son exposition, et des artistes qu’il y a invités.

Sous les verrières du Palais de Tokyo, c’est dans la couleur jaune intense d’un jardin bordé de mimosa que « Signal », l’exposition de Mohamed Bourouissa, curatée par Hugo Vitrani, accueille son public. En passant entre ses nouvelles productions et ses installations composées de travaux plus anciens, l’artiste rend régulièrement visite aux plantes, en guettant leurs signes de fatigue ou leurs bourgeonnements. « Les mimosas, m’explique-t-il en me montrant le voisinage des différents spécimens, ne supportent pas la solitude ». RV

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La première chose que l’on voit lorsqu’on entre dans l’exposition, ce sont ces hautes plantes, jaunes, vertes, et beaucoup de nuances de couleur. Comment avez-vous constitué cette sélection de plantes ?
J’avais vraiment envie qu’il y ait un jardin ici. On commence à voir les fleurs. Le jardin est constitué d’un mélange de plantes, principalement méditerranéennes, inspiré à la fois de ce qu’on avait fait à Liverpool et de l’herbier de référence que j’avais constitué à Alger. La moquette jaune provient du premier projet que j’ai fait à Sidney, où le public arrivait dans un espace au sol jaune. J’avais récupéré cette moquette jaune pour raconter l’histoire du mimosa. C’est sur un sol similaire que j’ai présenté le film Le Murmure des fantômes, devenu ici l’installation Oiseaux du paradis, et aussi la pièce Brutal Family Roots. Alors pour l’exposition « Signal », je les ai rassemblés dans un seul et même ensemble, un parcours dans ce jardin qu’on vient visiter.

Le jardin, la charpente en bois blanche qui le structure, les photographies de Horse Day (2015) de cowboys noirs américains à Philadelphie, imprimées et fragmentées sur des carcasses de voitures érigées en monuments… Il y a un geste rétrospectif dans cette exposition de votre travail au Palais de Tokyo. Mais au-delà de la rétrospective, il semble que ces formes plus ou moins récentes forment autour de nous une concaténation, en s’engrangeant les unes aux autres. Est-ce que vous vivez le travail d’exposition comme ce moteur qui favorise pour vous la découverte de nouvelles voies de recherche ?
Je n’arrive pas à voir l’exposition comme un catalogue artistique. C’est plutôt un ensemble d’environnements : l’écho de Temps mort dans l’installation Oiseaux du paradis, par exemple, est comme une contamination. Il y a une contamination permanente des formes, des couleurs, des pièces les unes sur les autres. C’est ça qui fait une exposition, pour moi, c’est cette contamination qui m’a fait comprendre ce que c’était. Parce qu’avant, vraiment, je n’aimais pas faire des expositions qui me donnaient l’impression d’une sortie du travail : un état des lieux. Je n’arrive pas à croire que l’œuvre s’arrête là. Elle s’arrête parfois dans le sens où je présente un objet, une forme… Mais on pourrait aussi considérer toute l’installation, toute l’exposition comme une œuvre, même si elle présente des films que j’ai faits il y a 15 ans. Les différentes strates se contaminent les unes les autres. C’est ce qui les rassemble, et constitue une même recherche, une réflexion – presque comme un seul objet.

Ça ressemble à ce que vous disiez du mimosa, dont certaines feuilles portent les marques des stress traversés par la plante, juste à côté d’autres feuilles qui montrent que ça va déjà mieux.
Parce que c’est vivant : je ne peux pas juste lui dire de bien se tenir, je dois me demander comment faire pour qu’elle se sente bien effectivement, puisque je l’invite dans l’espace exposition. C’est toujours un risque, de mettre des plantes en intérieur. Il faut qu’elles puissent se mouvoir, et qu’elles y soient bien. Elles sont là pour habiter l’exposition, c’est-à-dire pour vivre. Ça veut dire que comme les œuvres, les plantes vont contaminer l’espace. On m’a prévenu : « mais si les plantes abîment les œuvres, attirent des insectes sur les aquarelles, les écrans, les sculptures ? », je dis : « laisse-les contaminer ». Tant pis si l’écran marche moins bien. Il y a contamination, porosité, interpénétration et je n’essaie pas de l’empêcher, de la contrôler. C’est plutôt quelque chose qui me permet de rebondir, de m’intéresser à d’autres choses : lorsque tel insecte apparaît, je me rends compte que c’est tout un autre monde, qui me renvoie aussi à cette mygale que j’ai rencontrée et photographiée à un moment donné.

C’est aussi une imprévisibilité majeure dans un espace d’exposition ; on dit parfois que les expos tournent, ça a quelque chose de ronflant, on dit aussi que c’est « accroché ». Mais un jardin, ça ne dort pas, alors comment ça se veille ?
Il faut trouver le bon équilibre. Les mimosas ont par exemple besoin d’être bien enracinés, donc pour les faire venir dans cet espace de contraintes, il a fallu choisir une terre particulière. Des gens viennent les soigner quotidiennement, et on a indiqué au public de ne pas les toucher. Les œuvres peuvent être contaminées par les plantes, mais les plantes aussi peuvent être intoxiquées par les substances qu’on porte sur la peau. Cette interdépendance entre les plantes, nous, les animaux, m’intéresse beaucoup à la fois parce qu’elle est constante et parce qu’on l’a déconsidérée en hiérarchisant les êtres.

Le texte de présentation de l’exposition évoque des « récits collectifs puisés aux racines de l’amertume (seum, en arabe) ». Le seum, c’est ce goût amer dans la bouche, mais c’est aussi le venin. Le thème du « poison » est récurrent dans l’exposition, mais il déjoue certaines attentes, vis-à-vis des plantes jaune vif, des feuilles inconnues des herbiers, ou encore de cette mygale photographiée posée sur votre cou ; ni venimeuses, ni offensives ?
Pas du tout venimeuses ! La mygale est d’une douceur hallucinante. Elle peut parfois lancer des poils urticants, ou mordre si elle se sent vraiment agressée. C’est un animal très beau. Il faut voir une mygale avancer ; c’est un être d’une grande délicatesse, élégante. On en a une peur inconsciente, et des araignées en général. Évidemment certaines sont plus rapides ou plus agressives que d’autres, mais c’est leur spécificité et notre peur est surtout liée à ce qu’elles symbolisent pour nous, d’horreur ou de dégoût. Pour moi, rencontrer la mygale c’était aussi rencontrer cette peur, la faire cohabiter avec mon cou. La photographie montre un moment de l’ordre du performatif, mais au-delà c’était pour moi une façon d’entrer en dialogue avec quelque chose d’ancestral, à travers la peur, presque à la limite du métaphysique. Quand elle est dans ma main, je communique avec quelque chose de lointain dans mon inconscient : elle en est la clef vivante.

Non pas un apprentissage, mais un réapprentissage, comme si ce geste permettait de rectifier la perception des ancêtres. De récentes recherches en neurologie montrent que notre perception de la douleur, qu’on croit façonnée par les « mauvaises » expériences et les traumas de l’enfance, est en réalité dépendante d’une forme de mémoire ou d’une capacité d’alerte façonnée par des siècles d’évolution, comme si on ressentait dans la résonance d’un corps infini et partagé derrière nous, par notre espèce. Est-ce qu’il s’agit de régler nos comptes avec ce bagage émotionnel, à la fois génétique et culturel ?
Oui, cette question des traumas est très importante. On parle de bagage culturel, symbolique, mais le bagage traumatique est une hyper présence. La mygale fonctionne aussi comme une sorte de symbole traumatique ; au même titre que le cri, par exemple. Dans le film Oiseaux du paradis, on entend à un moment donné une fille faire le youyou, ce cri très spécifique au Maghreb et au Moyen-Orient en général. Je me suis posé beaucoup de questions sur ce cri. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Pourquoi est-ce utilisé dans les fêtes, les célébrations, pour les mariages ? Avant même de l’étudier vraiment dans sa signification, je sais qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’exorcisation d’un traumatisme. Le cri vient forcément de quelque part, il a une symbolique, c’est un signe fort, comme la langue qui se tient dans la bouche pour représenter le seum quand on est énervé en Algérie, ce geste de pincer la langue. Ces signes indiquent quelque chose d’ancestral, qui nous dépasse : on le fait parce qu’on le récupère d’une histoire plus ancienne, qui revient et qui se perpétue.
Je vois tout ça comme des formes cycliques : des cycles qu’on reproduirait en fait éternellement si on ne s’en posait pas la question. Comment on arrête un cycle ? C’est par exemple dans cette rencontre avec l’araignée.

Dans l’exposition où vos recherches se sédimentent en laissant l’ancien informer le nouveau, et le nouveau contaminer la perception de l’ancien, les affects vis-à-vis des récits traumatiques sont variés. La structure blanche au début du parcours et du jardin permet le repos, avec ses bancs, sa blancheur lumineuse et sobre ; vous l’avez apprise de Bourlem Mohamed, un patient que vous avez rencontré en 2008 à l’hôpital psychiatrique de Blida, et les installations successives que vous en avez présenté, comme dans le Resilience Garden à Liverpool en 2018, raconte aussi l’histoire de résilience et de soin de Bourlem, et les façons de la partager. Si on compare les traumatismes et les peurs à des cadavres qui continuent de pourrir et diffuser leur venin en nous, cette ossature serait presque comme une trace laissée, avec quelque chose de l’ossement : les restes neutralisés de traumatismes anciens et traités. Au contraire, le film Généalogie de la violence traite de traumas et de peurs hyper contemporains, mis en scène dans le récit du contrôle par la police d’un adolescent en rendez-vous avec sa copine. Si l’exposition traite du règlement des traumas, il semble que certains soient déjà à peu près neutralisés, d’autres toujours brûlants, chargés de poison, de seum ?
Je n’essaie pas de régler définitivement ces questions. J’essaie au contraire de les déplier dans l’exposition, où certaines choses relèvent du soin présent, immédiat, comme les plantes qu’il faut soigner mais dont il faut aussi soigner la contamination. Même s’il m’a appris des choses, Bourlem Mohamed est une personne fragile, traumatisée par le monde dans lequel elle a été. Dans le monde dans lequel il vit, ses souffrances peuvent toujours ressurgir, même s’il a aujourd’hui un certain âge. C’est un autre soin qui demande une attention permanente, parce que toutes ces choses ont des rythmes cycliques qui nous prennent toujours dans leur tourbillon. Je pense qu’Hugo Vitrani l’a très bien expliqué. Il parlait de cette alternance entre des moments d’apaisement et des moments de violence ou d’éclatement en termes d’humeur ; il parlait de lune, de lunatisme. Il l’avait pressenti très tôt. À l’époque je pensais que non, pas vraiment, mais il avait en fait capté cette sensation de variation d’humeurs.
Le curateur est un peu dans ce jeu d’équilibriste, entre laisser l’artiste faire ce qu’il a envie de faire, et le guider pour révéler des choses que lui-même n’avait pas complètement comprises. Cette relation-là m’a été utile. Je crois que le rapport d’amitié crée des affects et des sensations qui habitent aussi l’exposition. Tous ces changements-là sont au cœur de « Signal » : ce sont les rapports entre des moments de tranquillité, et d’autres moments où on est pris en tension, agressé même. Comme par exemple par ce cri de « hara » qui surgit à un moment donné dans l’exposition : on se demande ce que c’est, ça met en alerte. Je sais que quand les gens crient ça m’agresse toujours profondément, et ça peut aussi rendre agressif. Ce sont des stimuli : dans Généalogie de la violence c’est le geste de palper le corps du jeune homme qui fait réagir d’un coup des intériorités, qui s’expriment dans le monde extérieur. Ces va-et-vient permanents sont omniprésents dans l’exposition. Entre la structure qui est là pour définir un espace, et les plantes qui s’y déplacent par exemple. J’ai insisté pour que le palmier nain soit placé dans un léger décalage de façon à sortir de la structure, pour que les plantes puissent dépasser du cadre, dépasser l’espace même du jardin. Je joue sur ces moments de tension, de la même manière que les vidéos vont sortir des cadres de l’installation, parce que chaque film est fractionné sur tous les différents écrans, que certains s’éteignent et que leurs couleurs et leurs lumières participent à ces changements permanents de flux, d’affects, de signes.

Vous parlez de signes pour désigner ces affects parfois intrusifs des différentes formes de l’exposition. Il y a effectivement une lourde matière signifiante, mais au-delà des symboles dont nous avons un peu parlé, l’exposition s’appelle « Signal » et ce mot renvoie à une forme moins lisible, moins explicite et plus physiologique du signe. On « réagit » à un signal, parfois malgré soi, comme un capteur. C’est une réception ambiguë, parce que le signal est aussi un geste d’alerte, d’urgence, un langage codé qui permet la discrétion, comme l’application de messagerie du même nom.
On a mis du temps à arrêter le choix du titre de l’exposition. Il y a effectivement cette notion de signal d’urgence, parce qu’il y a vraiment une alerte : on est aussi dans une période d’urgence, dure, dans laquelle on est alerté par plein de signaux de tous les côtés. Le signal pour moi c’est aussi ce qui nous permet d’avoir un dialogue avec l’autre. Ça permet d’avoir une information et de savoir, mais il a aussi cette dimension cryptique d’un signal qui peut ne pas être entendu. Certains animaux produisent des sons que l’humain n’est pas capable d’entendre et qu’on ne peut capter que par des machines. Aujourd’hui on comprend que certaines plantes communiquent et qu’elles poussent des cris elles aussi. Je me pose les questions de ces signaux-là : est-ce que les plantes de l’exposition crient ? Si elles produisent des sons est-ce qu’on est apte à les calculer ?
Avec Brutal Family Roots, j’essaie de capter les activités électriques de la plante, ce qui lui rend une forme de subjectivité. Dans leur souffle, les plantes ne fonctionnent pas du tout de la même manière que nous. C’est pour ça j’ai cherché à traduire leurs rythmes dans une sonorité très humaine, en posant des kicks et des charleys sur la pulsion électrique des plantes. Ça donne une rythmique complètement déstructurée, asymétrique : de l’asymétrie du rythme à celle des plantes, du poème, des structures en bois, un environnement se crée.
Mais ne serait-ce que par la manière dont elle se courbe, une plante est déjà en train de nous signaler son état. Ces signaux-là, à quel point est-on apte à les entendre ?

Il y a aussi une éducation au signal, c’est-à-dire les façons de se familiariser avec les signaux et la manière de les envoyer. Je voudrais revenir sur la question du cryptique, que vous avez évoquée et qui travaille à mon sens largement l’exposition. Les œuvres fonctionnent un peu comme des poèmes, si l’on part du principe que le poème est la forme de langage la plus cryptée – celle où l’on peut donc cacher des choses, une envie de dire mais en retenant le secret avec soi. Est-ce qu’il y a aussi ce rapport à la dissimulation dans votre travail ?
Oui, vraiment : l’œuvre Brutal Family Roots, par exemple, est particulièrement cryptée. Elle est montrée aux gens mais elle est en réalité très personnelle. C’est probablement l’œuvre la plus personnelle que j’ai faite, que seules des personnes qui me connaissent vraiment peuvent peut-être lire. Pourtant je parle de l’histoire du mimosa, de la manière dont il est arrivé en Angleterre, puis ensuite en France, la manière dont on l’a nommé et renommé. Même si toute cette histoire n’est pas toujours connue, ce n’est pas un secret, mais des choses très personnelles sont cryptées dans son texte.
Cette exposition est en réalité très autobiographique, mais elle est cryptée dans le sens où on ne peut pas toujours bien percevoir d’où je parle, ce que je raconte vraiment, car tout cela est vraiment très intime. Concrètement je parle en réalité beaucoup d’histoire personnelle et familiale. Temps mort et Hara, avec ce motif du cri, sont aussi des œuvres cryptées. On ne peut pas savoir exactement d’où moi je les tire, ces cris, pourquoi ils sont si importants pour moi et pourquoi je fais une œuvre avec des cris. Quand on entend les cris de Hara, on peut penser que ce sont plutôt les cris de personnes malades, même si j’explique que ça vient de Marseille, que ce sont les cris des mecs des quartiers qui font les guetteurs. Mais par leur reconstitution dans cet espace-là de l’exposition, ces cris deviennent complètement autre chose. Près du jardin, des structures blanches, on peut entendre les hôpitaux psychiatriques. J’ai eu beaucoup de proches qui y ont passé du temps, que ce soit en hôpital psychiatrique ou en prison. Je recrée effectivement des interférences de ce genre entre les œuvres et les contextes.

L’exposition favorise un parcours, un passage : elle laisse aussi la possibilité de passer à côté de certaines choses. C’est peut-être un aspect du seum, la frustration du signal manqué. Alors qu’on parle de signal, de signifiant, le mot « seum » fait un drôle d’écho avec le « sème » ; ou encore la possibilité de semer des graines pour mieux semer les gens. Ce sont bien les feuilles qui sont à l’origine du camouflage. Est-ce qu’on peut comprendre le fait de cacher comme un souci de protection, s’agissant de communautés opprimées ou de voix de personnes fragiles ?
On peut effectivement manquer des choses. Ça me vient notamment des projets que j’ai faits à Philadelphie. Je ne parlais pas spécialement bien anglais, je comprenais peut-être 25-30 % de ce que disaient les gens. Dans ces conditions, je peux sentir que des choses m’échappent et je me repose plus sur les intuitions ; les signaux, tout ce qui est corporel prend le relais. Ma compréhension du contexte était très fragmentée, jamais globale. En restant longtemps, j’ai fini par comprendre des choses dans mon incapacité à saisir complètement leur réalité : eux-mêmes veulent cacher des secrets. Ils ont le droit à la discrétion, le droit de ne pas céder à cette idée de vouloir en permanence tout livrer, le droit de protéger leur expérience et leur connaissance. Alors je n’ai même pas envie de décrypter les gens de Philadelphie, car je respecte ce secret. C’est après que j’ai produit les capots de voiture où les photographies sont imprimées. J’ai commencé à découper les images, à fragmenter la réalité, parce que j’avais l’impression de ne pas savoir ce que ça signifiait vraiment d’être un cowboy noir américain aux États-Unis. Je suis loin de comprendre leur situation, comment ils la vivent dans leur chair.
Je n’essaie pas de faire que le public comprenne exactement ce que j’ai voulu dire. Je sais ce que j’ai dit, comment je l’ai dit, mais ce qui importe c’est qu’il le ressente à un moment donné. J’ai longtemps tenté d’intellectualiser ma pratique, sans doute pour lui donner des formes de justifications permanentes. Puis je me suis demandé pourquoi j’avais besoin de redire ce que mon travail voulait dire. En tant qu’enfant d’immigrés venu d’Algérie, on le fait pour paraître mieux, pour s’expliquer constamment, parce qu’on a l’impression qu’on doit se justifier et justifier sa démarche. Mais cet argumentaire permanent va en fait à l’encontre même de ce qu’on essaie de faire, en tout cas de ce que moi j’essaie de faire. Je sais pourquoi je fais ces choses et la sensation est pour moi aussi importante que la manière d’intellectualiser et de rationaliser un propos artistique de façon permanente. Je crée des constellations de pensée où les problématiques rentrent en collision.
Je prends Brutal Family Roots, je prends le jardin de Blida, et je les mets d’un coup en relation avec les cris : on est alors en train de tirer quelque chose qui va au-delà de la question de l’hôpital psychiatrique, au-delà même de mon histoire personnelle et familiale, quelque chose qui est de l’ordre de l’essence. Le cri, c’est l’un des premiers signes : quand un enfant naît, on demande qu’il crie pour savoir qu’il est vivant. C’est l’histoire du premier souffle, de l’ordre de la survie. Le cri c’est une pulsion de vie pure et dure, autant qu’une puissance intense de destruction, un cri de guerre. Or c’est souvent considéré comme un geste irrationnel. Il est présent dans l’exposition comme un cœur, en train de battre et de respirer. Et bizarrement, en japonais, le « hara » est aussi lié au souffle, au ventre, à la force vitale. Cette notion se retrouve d’un coup d’une culture à l’autre.
Une chose s’exprime toujours dans un contexte, et même dans une constellation particulière qui lui appartient. Chacun de nous se meut dans sa propre constellation, on grandit à l’intérieur de son environnement, on la reconstruit, on essaie de la comprendre : on essaie de la décrypter, comme une carte. Je ne peux pas me dégager de l’histoire et du contexte colonial, ni même de mon histoire en France et de la culture française. Je fais partie de cet agglomérat de récits et de cultures dans lequel la pensée est toujours en mouvement et en interaction.

Cette pensée mouvante et sensible prend souvent la forme de flux de sons et de vidéos ; certaines sont d’ailleurs diffusées selon une tracklist qui tourne en boucle dans l’exposition. Dans Généalogie de la violence, le flux s’incarne aussi dans la fluidité des mouvements de caméra, filmés par un drone, et du morphing avec l’animation 3D. Le film met en scène un moment de dissociation lors d’un contrôle de police : les technologies qui sont celles de la surveillance, du contrôle et de l’extraction d’information favorisent d’un coup le bercement du rêve, de la même façon que les couleurs néon d’une atmosphère romantique et nocturne sont analogues à celles des gyrophares. Quel rapport entretenez-vous avec ces formes qui appartiennent bien plus au contrôle et au décryptage des données du corps, qu’au secret, au privé, et à l’intime ?
Le film montre une scène de palpation comme un moment de dépossession d’un corps, dont on cherche à tirer tous les secrets. Je parle de la sensation interne à la personne contrôlée, ce qui se passe à l’intérieur d’elle de rêves et de pensées, dans un moment de dissociation entre son corps et son esprit. On parle souvent de dissociation pour les schizophrènes, mais également pour les victimes de viol. Ce sont aussi des logiques de survie qui permettent de tempérer et de différer l’expérience traumatique. Mais de manière plus générale, ces technologies me permettent de parler de la violence même de ce désir de scanner, de cadrer, et au-delà, de vouloir savoir et connaître. La violence de penser que cette personne peut être contenue, entièrement possédée par l’immobilisation de son corps, alors que tout ce qui vit et rêve en elle déborde complètement ce corps. Ce n’est pas une scène violente parce que les policiers sont déviants, je voulais aller au contraire au bout de la forme protocolaire, normale, pour explorer la violence qui se place dans le respect même du protocole. C’était important pour moi de médiatiser le rapport viril et masculin associé à ce type de confrontation par le regard de la fille, qui est témoin de la scène, dans la voiture.
Parmi les personnes que j’ai invitées dans l’exposition, il y a Abdelmajid Mehdi. Il a un vrai génie pour faire la description des rapports qui se font entre son monde intérieur et le monde extérieur ; de ce qui se passe à l’intérieur de lui, des mondes terrestres et célestes, dans une très belle description allégorique des émotions et des sensations, méthodiquement, presque à la manière d’une grille. Il m’a beaucoup inspiré pour faire ce film-là. Une arrestation de police c’est très méthodique : le corps est passé au scanner, vérifié. Il devient un objet, et il est mis dans une grille. Il devient une grille : les différentes zones de palpation, torse, bras, jambes, cou, genoux… Les policiers sont là pour cibler chaque élément potentiellement dangereux de la façon la plus efficace et la plus balisée possible. Le corps est donc ce territoire, analogue à celui que je montre dans le film : qu’on peut scanner, mapper, cartographier. J’ai conçu le film en montrant cela dans un parallèle avec ce qui se joue d’invisible et d’insaisissable à l’intérieur du corps au moment-même où celui-ci est immobilisé. Ce que, comme les plantes, on ne peut pas capter directement.
La question de la grille m’intéresse, parce que je me demande aussi ce qui peut passer au travers, s’échapper. Jean-Luc Moulène avait toujours sur lui ce papier avec une phrase d’Antonin Artaud : « la grille est un moment terrible pour la sensibilité, la matière ». Cette phrase m’a obsédé, elle continue à être présente. Elle me parle de cette volonté de comprendre le monde à travers une grille, de le raisonner.

Vous avez parlé d’Abdelmajid Medhi : vous avez revêtu aussi la casquette d’un curateur en invitant différentes subjectivités à s’exprimer dans « Signal ». Outre les personnes qui apparaissent ou transparaissent dans votre travail, et les artistes invité·es à présenter des œuvres au sein des espaces, un musée entier s’installe également dans l’exposition. Pouvez-vous expliquer ce qu’est le Sahab Museum, et la forme que prend ce musée dans le musée ?
En tant que collectif, notre projet est de donner de la visibilité aux artistes palestiniens et particulièrement aux artistes de Gaza, pour les aider à sortir de cette isolation. Ça fait bientôt trois ans que ce projet existe, et le contexte actuel le rend encore plus essentiel, pour continuer de montrer et faire vivre le travail de ces artistes-là. On s’est posé la question de la forme que devait prendre ce musée : ils n’ont pas de structure de centre d’art comme le Palais de Tokyo. Avant la guerre, on devait travailler dans un espace situé sur le site archéologique de Saint-Hilarion. Aujourd’hui, alors que deux membres du collectif, Sondos Al-Nakhala et Mohamed Abusal, sont à Rafah, il a fallu trouver une autre forme. Le film d’animation, écrit par David Pickering et Salman Al-Nawati, et dessiné par Khaled Jarada, est issu de cette réflexion. Qu’est-ce qu’il reste, quand tout est bouleversé ? Le premier geste, l’essentiel : une feuille et un crayon.

En parallèle de l’ouverture de l’exposition au Palais de Tokyo, vous lancez avec le musée du Louvre un cycle de courtes vidéos, en forme de haïkus, diffusées chaque jeudi sur leur Instagram, pendant un an. Un dernier mot sur ce nouveau projet ?
En réalité je n’ai pas trop à en dire pour l’instant, parce que je commence tout juste. J’ai le luxe de pouvoir sentir petit à petit les choses, les capter au fur et à mesure. C’est un moment d’expérimentation, où je serai seul, pour revenir à des gestes à ma propre taille ; revenir à l’essentiel, comme la feuille et le crayon, et en autonomie.

« Signal », une exposition de Mohamed Bourouissa, à voir au Palais de Tokyo jusqu’au 30 juin 2024.

« Jardin public », création sur Instagram, Le Louvre, à partir du 16 février 2024. Mohamed Bourouissa est aussi l’invité des Journées Internationales du Film sur l’Art 2024, à l’occasion d’un week-end carte blanche du 5 au 7 avril 2024 à l’Auditorium Michel Laclotte du musée du Louvre.

 


Rose Vidal

Critique, Artiste

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