Cinéma

Sébastien Lifshitz : « Montrer des individus de la vie courante comme des héros et des héroïnes »

Journaliste

Passé depuis plusieurs longs métrages au cinéma documentaire, Sébastien Lifshitz pratique le genre de manière singulière, sans considérer que la réalité serait déjà-là, prête à filmer. Avec Madame Hofmann, il s’est une nouvelle fois donné des moyens plus proches du cinéma de fiction pour construire l’histoire d’une infirmière marseillaise proche de la retraite, après 40 ans d’hôpital public.

Le nouveau film de Sébastien Lifshitz accompagne une phase importante de l’existence de celle qui lui donne son nom. Cadre infirmière dans un hôpital marseillais, Sylvie Hofmann soufre des conséquences d’une charge de travail toujours excessive, y compris après le pic de la crise du Covid. Elle s’apprête à prendre une retraite « bien méritée », comme on dit, mais dont elle n’est pas sure d’avoir si envie que cela, alors qu’elle sait qu’elle en a besoin. Au travail ou avec ses proches, le cinéma selon le réalisateur d’Adolescentes[1] et de Petite Fille[2] ouvre un accès sensible aux ressorts qui meuvent une femme ayant dédié sa vie aux autres, à son intelligence des situations, à son énergie et aux émotions parfois contradictoires qu’elle éprouve. Grâce aussi aux interactions avec ses collègues et avec ses proches, c’est l’histoire d’une femme et un état du monde qui éclaire le grand écran. JMF 

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En regardant Madame Hofmann, on a plus souvent l’impression d’être dans un film de fiction que devant un documentaire.
Très souvent les spectateurs de mes documentaires m’ont dit avoir cru être face à un film de fiction, puis avoir éprouvé un moment d’interrogation quand, dans le cours de la projection, ils s’aperçoivent, ou même se souviennent qu’il s’agit d’un documentaire. Ce qui me convient très bien. Il faut se souvenir qu’un documentaire mobilise toujours, au moins en partie, une écriture de fiction. Dès lors qu’on installe une caméra dans un endroit, on modifie le cours de ce qui se passe. Pour moi le cinéma, c’est avant tout l’affirmation d’un point de vue face à une situation et à des personnes. Face à elles mais aussi avec ces personnes. À cet égard, il n’y a pas de fossé entre documentaire et fiction.

Mais vos documentaires vont beaucoup plus loin que la plupart des réalisations documentaires.
En effet, j’intensifie cette approche par rapport à ce qui se fait généralement, au moins de deux façons. D’une part je refuse de prétendre avoir un point de vue objectif, dans tous mes films je prends partie à travers ma manière de filmer. Je cherche en permanence à être au plus près de celles et ceux que je filme, jusqu’à donner le sentiment d’être dans leur subjectivité, leurs émotions. Par la mise en scène, j’essaie de révéler leur vie intérieure.

Sur un plan technique et stylistique, vous mobilisez des outils cinématographiques qui sont d’ordinaire associés à la fiction.
Oui, le format scope, qui pose pas mal de problème à utiliser en situation documentaire, exemplairement dans les espaces exigus d’un service hospitalier, est un signe évident de cette approche. Mais c’est aussi vrai du travail sur la lumière, de l’usage de la musique, du montage sur un rythme et dans une grammaire de fiction. J’aime jouer de ce mélange des genres, qui me permet de montrer des individus de la vie courante comme des héros et des héroïnes, ce qui est la façon dont je les considère en effet. L’idée est de faire ressentir aux spectateurs la singularité de ces vies a priori qualifiées d’ordinaire, grâce à une forme cinématographique.

Tous les documentaires sont, consciemment ou pas, le résultat d’une mise en scène qu’on peut assimiler à un geste de fiction. Mais la quasi-totalité d’entre eux se partagent entre ceux qui s’assument explicitement comme documentaire, rendant visibles les conditions de tournage, la place du réalisateur, et ceux qui la cachent au nom d’une pseudo neutralité, d’un point de vue qui se donne comme fortuit, « pris sur le vif » – éventuellement avec en plus une voix off qui nous explique ce qu’on doit voir et comprendre. Vos films n’appartiennent à aucune de ces deux catégories. Il y a, notamment dans Madame Hofmann, mais c’était déjà le cas en particulier dans Adolescentes, la revendication très perceptible d’une situation de filmage.
Je crois impossible d’approcher la réalité comme un déjà-là. À mes yeux, tout documentaire qui prétend rendre compte d’une situation objective est un leurre. Le cinéma a toujours signifié pour moi prendre parti. Quand je filme Sasha dans Petite Fille, je suis avec Sasha, je suis avec sa famille. Je revendique absolument cette subjectivité, et j’essaie de la renforcer par tous les moyens dont je dispose, les cadrages, les axes de caméras, les valeurs de plan. Et bien sûr au montage. C’est particulièrement clair dans ce film, qui concerne une situation conflictuelle, le combat de Sasha et de sa famille pour qu’elle puisse vivre en accord avec le genre qu’elle vit comme le sien, mais cela vaut pour tous mes documentaires.

N’y a-t-il pas alors le risque d’une perte du réel ?
Absolument pas. Au contraire. L’élément-clé ici est la durée, la durée du temps passé avec les personnes filmées, et la durée du temps passé à regarder le film. Je suis convaincu que chaque spectateur et spectatrice, grâce au trouble entre situation documentaire et vocabulaire de fiction, est en situation de mieux approcher tout ce qu’il y a de réel dans ce que je montre.

Cette démarche suppose d’accéder à une proximité, à une intimité, qui dépend non seulement d’un consentement de principe, ni même d’une acceptation sur un temps long, de plusieurs mois voire plusieurs années, mais une forme de désir des personnes filmées, d’engagement de leur part en ce sens.
Mon but n’est pas de produire de l’information, mais que des situations s’incarnent, à travers le corps et la pensée de celles et ceux que je filme. Il ne s’agit pas de collecter des faits, et que le film devienne une sorte de dossier, que je viendrais ensuite exposer. Les gens que je filme ne sont pas des « sujets », au sens sujet d’un article de presse ou sujet d’une recherche universitaire, ce sont des personnes avec lesquelles je fais corps. Avant chaque tournage, je dis toujours à celui ou celle que je voudrais filmer que je ne suis pas là pour filmer une fonction. Emma et Anaïs ne sont pas « les adolescentes » en général, ou même en les associant à une ou deux caractéristiques sociologiques, ce sont d’abord et in fine des personnes.

Cela a été également été le cas avec Madame Hofmann, à qui est consacré le nouveau film ?
Je n’ai jamais conçu le projet de filmer Sylvie Hofmann en tant qu’infirmière au travail. J’ai besoin de la raconter dans son parcours de vie de manière bien plus large, donc aussi dans son intimité. La question plus générale pourrait être : qu’est-ce que ça fait de soi de travailler pendant plus de 40 ans à l’hôpital public ? Il était nécessaire d’entrer dans sa vie privée, ce qu’elle a très bien compris. J’avais été très clair dès le début, lorsque je lui proposé de faire le film ensemble. L’idée lui a plu, mais elle m’a dit : « il n’y a pas une histoire dans ma vie. Tu vas filmer des bouts, des moments, mais qui s’additionnent sans faire une histoire ». J’étais bien certain du contraire, et je lui ai répondu que l’histoire, je m’en chargeais, si elle acceptait de me donner accès aux composants de son quotidien. À quoi elle a juste répondu que si, en filmant, je ne l’empêchais pas de travailler, ça lui convenait.

Comment cela se passe-t-il concrètement ?
On a commencé comme ça, en se disant que si la situation ne convenait pas à elle ou à moi on arrêtait. En fait, avec elle, et avec les autres soignantes, ça s’est très bien passé. Et aussi avec sa mère, qui est une des figures importantes du film. Le tournage a été dans un premier temps plus compliqué avec son compagnon et avec sa fille, des personnes plus réservées. Là, c’est vraiment la durée, la construction de relations de confiance au long cours, la certitude d’une bienveillance partagée qui permettent de s’approcher peu à peu. Ensuite, il y a dans le film beaucoup de gros plans, où on est dans une proximité physique, dans le regard de Sylvie, pour créer cette proximité psychologique et affective avec elle. Le film est là. J’ai tourné des scènes avec d’autres personnes, qui étaient très belles – les scènes, et les personnes. J’aimais beaucoup ces séquences qui permettaient de montrer l’hôpital de manière plus ample, plus collective mais elles ne sont pas dans le film. Un film impose son organisation interne, celui-là exigeait de rester avec Sylvie.

Une caractéristique de vos films tient à ce que vous n’êtes pas seul à filmer, il y a une équipe, même réduite. Donc la relation d’intimité n’est pas à construire seulement avec vous comme individu, comme peuvent aujourd’hui le faire des documentaristes qui travaillent seul(e)s.
Nous sommes quatre, le chef opérateur, l’ingénieur du son, un assistant[3] et moi. Pour le cinéma de fiction c’est très peu, mais c’est bien en effet une équipe. Je demande toujours à ces trois personnes avec qui je travaille de créer leurs propres liens avec les personnes que nous filmons, que tout ne passe pas par moi. Nous passons, collectivement, beaucoup de temps ensemble sans filmer, avec les gens qu’on filme, à manger, à discuter, à se raconter des choses qui n’ont rien à voir avec ce qu’on verra à l’écran, etc. Cette relation en dehors des temps de tournage proprement dits, et à plusieurs, est très importante pour construire la rencontre dont le film a besoin. Mais, au-delà de nous quatre comme individus, c’est aussi grâce à cette petite équipe de tournage « le cinéma » qui est là, et avec qui les personnes filmées interagissent.

Alors qu’auparavant vous aviez alterné documentaires et fictions, depuis 2010 vous n’avez plus réalisé de ce qui est défini comme un film de fiction. Le choix du documentaire l’a définitivement emporté ?
Ce qui s’est passé avec Plein Sud, mon film sorti en 2009[4], m’a laissé un goût amer, pour des raisons dont je me sens entièrement responsable. Je savais que le scénario avait des défauts, que j’ai cru d’abord pouvoir surmonter grâce à des scènes improvisées, puis au montage. Cela n’a pas été le cas, je n’ai pas été capable d’échapper aux problèmes qui venaient de l’écriture. Je me suis trouvé dans un état de frustration qui a, à ce moment-là, cassé mon désir de cinéma. La façon de le réparer a été d’aller du côté du documentaire, et j’ai réalisé Les Invisibles[5]. Là je n’étais plus le seul auteur, l’apport incroyable des personnes que j’ai filmées, leurs histoires, ce qu’elles avaient vécu, la manière dont elles m’y donnaient accès me sauvaient littéralement du blocage face à l’obligation d’avoir à tout créer. J’ai adoré ne plus être le seul maître à bord, mais interagir avec celles et ceux que je filmais, au lieu d’avoir à assumer seul tous les choix, ce qui est le statut d’un auteur de fiction. Je crois que le documentaire a toujours été mon territoire, et que sans en être conscient je le cherchais y compris en faisant de la fiction, par exemple en faisant appel à des non acteurs pour interpréter la plupart des rôles. Ce qui m’avait manqué sur Plein Sud.

Pour le nouveau film, Madame Hofmann, on se trouve au point de rencontre entre un projet lié à une situation, l’immédiat après-Covid, projet qui vient de vous, et une personne précise, cadre infirmière à l’Hôpital Nord de Marseille, Sylvie Hofmann, et la réalité de son existence.
En fait, le film est issu d’un événement lié à Adolescentes. Tandis que je terminais le film, l’une des deux jeunes filles, Anaïs, a fait un stage en hôpital en tant qu’aide soignante. À ce moment, je la sens heureuse de découvrir ce monde, et je vois les infirmières heureuses de transmettre leur savoir. Je suis témoin de quelque chose de très beau et de très prometteur. Dès lors, j’ai envie d’imaginer Anaïs vingt plus tard, infirmière d’hôpital accomplie dans son travail tout en connaissant les difficultés qui y sont liées. Je fais donc ce qu’on doit faire dans le documentaire pour trouver des financements, j’écris un texte qui raconte l’histoire d’une infirmière de 40 ans, divorcée, avec deux enfants, rencontrant des problèmes matériels et affectifs mais aimant son métier. J’ai soumis ce texte aux chaînes de télévision et autres organismes susceptibles de financer le film, tout le monde en a voulu. À ce moment, je dis à ma productrice, Muriel Meynard : « mais ils ont compris que c’est imaginé ? que je ne connais pas cette personne ? ». Vérification faite, personne ne l’avait compris.

Sur cette base, vous auriez pu partir vers une fiction ?
Non. Je ne le souhaitais pas, et mes interlocuteurs voulaient un documentaire, mais ils pensaient que je connaissais la personne que j’allais filmer. C’était le projet, tel qu’il faut le fantasmer pour financer un documentaire auprès des chaînes de télévision et des commissions d’aide, mais cette personne n’existait pas. Donc, je l’ai cherchée, ce qui a été une erreur. Le personnage était tellement construit que personne n’y correspondait. Je n’étais plus libre pour recevoir ce que la réalité pouvait m’apporter.

Mais la réalité s’est frayée un chemin…
C’est ça. J’avais mis sur l’affaire une directrice de casting, Cendrine Lapuyade, pour chercher « mon infirmière » dans les hôpitaux marseillais, et elle est entrée en contact avec Sylvie Kaufmann, infirmière responsable dans un service d’oncologie thoracique, qui voulait lui proposer des infirmières travaillant avec elle. Sylvie ne correspondait pas à la personne que je cherchais : elle est plus âgée, elle s’apprête à partir à la retraite, elle a fait un AVC au sortir de la crise intense liée à la prise en charge du Covid dans sa première phase. Mais dès que je l’ai rencontrée, je me suis débarrassé de tous mes présupposés tellement c’était évident. Et tous les échanges avec elle ont conforté cette intuition immédiate, du fait de sa manière d’être, de son comportement avec les autres, et aussi des relations qui se sont tissées avec son entourage personnel et professionnel.

Comment avez-vous fait ?
On a décidé ensemble de faire un essai, un tournage test dans le service hospitalier. Et ça a été fou. Elle était absolument synchrone de la caméra, sans que j’aie besoin de rien lui dire. C’est très rare, y compris avec des acteurs professionnels. Elle ne jouait pas, au sens superficiel du mot, elle ne se comportait pas pour la caméra, mais dès qu’elle était là, le plan était une évidence. On s’est regardés avec mon chef opérateur, on était saisis.

Vous avez une explication ?
Plus tard, j’ai compris qu’en fait ce qu’elle fait en permanence, dans son service, c’est de la mise en scène. Elle organise le temps et l’espace, les déplacements, les rythmes, elle construit la juste place de son autorité, elle arbitre des problèmes à tous moments, elle gère des ressources matérielles et humaines. En fait, elle fait quelque chose de très comparable à ce que devrait faire un cinéaste, même si évidemment elle ne songerait jamais à le formuler en ces termes. C’est quelqu’un qui s’est façonnée pendant 40 ans pour arriver à une place juste dans un collectif, et dans des conditions très souvent dramatiques : on est dans un service où il y a énormément de situations douloureuses. Le talent, si c’est le bon mot, de Sylvie se traduit aussi dans le collectif qu’elle a créé autour d’elle, et qui a fait que les autres soignantes sont dans cette relation à la fois vivante, investie et fluide, qui se sent quand on les filme.

Cela se retrouve aussi hors de l’hôpital.
C’est sûr qu’il y a autour de Sylvie Hofmann des personnalités impressionnantes, à commencer par sa mère, qui est un personnage extraordinaire. On sent aussi une ambiance liée à Marseille, une ville que je connais bien, où j’ai déjà tourné, et où je savais que les présences seraient d’emblée plus intenses, où je savais que les gens s’exprimeraient plus directement qu’ailleurs, avec cette langue étonnamment riche. C’est incroyable le nombre de tirades ou de punchlines qui surgissent dans le film, grâce à cette culture méridionale, mais plus spécifiquement marseillaise de la répartie, de la formule qui fait mouche.

Comment a réagi madame Hofmann lorsqu’elle s’est vue dans le film ?
Elle était inquiète de l’image d’elle qui apparaitrait. Toute sa vie professionnelle, elle a choisi de travailler dans des services hospitaliers où elle était confrontée à des situations très douloureuses et violentes. Et chez elle aussi, avec ses proches, elle a été amenée à prendre en charge beaucoup de souffrance. Elle avait peur que ces expériences, dont elle paie le prix avec sa propre santé, la fasse apparaitre comme quelqu’un de dur, qui s’était construit une carapace. Ce n’était évidemment pas du tout ce que je voyais, au contraire. Et bien sûr ce n’est pas ce qu’on voit dans le film. Lorsqu’elle est sortie de la projection elle m’a dit : « j’ai découvert que mon existence raconte une histoire, je ne le savais pas. » C’était la plus belle validation que je pouvais espérer.

De manière plus générale, il y a en ce moment d’importants débats autour des regards genrés et de leurs effets. Ces débats entrent en résonance directe avec vos films, dont beaucoup ont un rapport explicite aux questions de genre…
Il est très important que les réflexions qui se sont dans un premier temps formulées autour du male gaze se développent. Elles ont permis, notamment à propos du cinéma américain, de mettre en évidence le formatage masculin dans les manières de filmer, les histoires racontées, l’adresse aux spectateurs. Ces manières de filmer construisent des types de masculinité, et aussi des types de féminité, des modèles d’identification qu’il importe de remettre en question.

Lorsque par exemple vous filmiez Bambi[6], consacré à une personne trans, aviez-vous conscience de mobiliser un regard différent, qui échapperait au moins en partie à la division hétéronormée entre masculin et féminin ?
Je pense que mon homosexualité m’a construit d’une certaine façon, qui fait que quand je rencontre Bambi, nous avons une part commune. L’homosexualité et la transidentité sont très différentes, mais il y a un endroit commun : on grandit, enfant, adolescent, avec un secret, avec le sentiment qu’on est différent. Il y a beaucoup de choses dans ce que me racontait Bambi que je comprends tellement bien ! Ensuite les parcours de vie divergent, les questions qui lui sont posées ne sont pas les miennes. Mais ma sensibilité résonne en elle, et réciproquement. Et cela se traduit dans le film, dans ma manière de la filmer, mais aussi dans sa manière d’être devant ma caméra. Cela me rappelle ce qui a été un leitmotiv des luttes des années 1970, en particulier des luttes féministes, la question : « d’où tu parles ? ». C’est une question essentielle, qui se décline très naturellement en « d’où tu filmes ? ». Et cela est vrai aussi pour les critiques, Serge Daney est à cet égard exemplaire, on savait toujours qu’il était présent dans ce qu’il écrivait, qu’il parlait des films depuis sa propre histoire. Mais il ne faut surtout pas que ces interrogations se traduisent par des interdits, des codes de bonne conduite, ce serait terrible.

Outre votre pratique de cinéaste, vous avez une autre activité publique, qui concerne les photos, essentiellement des photos d’amateurs, que vous collectionnez, exposez, que vous avez édité dans le cadre de plusieurs ouvrages[7]. Dans quelle mesure cette activité interfère-t-elle avec celle de cinéaste ?
Elle interfère en permanence. J’ai une obsession de la photographie, plus exactement de la trace photographique, depuis mon adolescence je récupère partout où je peux les photos amateur, les photos de famille. Au début, je l’ai fait par amour des images, pour les sauver de l’obscurité et de la destruction. À force de les accumuler, j’ai réalisé que je faisais en effet une collection, et j’ai commencé à les classer, et à les analyser. Le point commun, c’est un refus de l’effacement des vies. Réactiver ces images, au présent, c’est pour moi faire que celles et ceux qui les ont faites et celles et ceux qui y figurent n’ont pas entièrement disparu. À l’intérieur de cet ensemble, il y a des thématiques qui m’importent, une d’entre elle est la mémoire queer. Il s’agit d’une mémoire qui a été tellement invisibilisée, le plus souvent détruite par la communauté elle-même, qui avait peur de ces photos parce qu’elles ont été longtemps dangereuses. Je l’ai aussi évoquée notamment avec mon précédent film, Casa Susana[8]. Il est pour moi très important de montrer ce qu’ont été les vies et les combats des précurseurs de toutes ces manières de vivre, et de le montrer de manière intime, personnelle. À partir de là, on peut raconter une société entière, grâce à des récits d’une puissance romanesque et d’une puissance politique impressionnantes. Soit, au fond, la même approche que celle que j’ai quand je réalise un documentaire situé dans un autre contexte comme Madame Hofmann. Dans tous les cas il s’agit d’entrer dans les vies d’anonymes, et d’en montrer la richesse, la complexité et, oui, la beauté.

Madame Hofmann un documentaire réalisé par Sébastien Lifshitz, sortie en salles prévue le 10 avril 2024.


[1] Adolescentes (2019) suit pendant cinq ans l’existence d’Emma et Anaïs, du lycée où elles sont amies bien qu’issues de classes sociales très différentes à leurs débuts dans la vie professionnelle pour l’une, universitaire pour l’autre, ainsi que les relations avec leurs proches, leur vie sentimentale, etc.

[2] Petite Fille (2020) accompagne Sasha, 10 ans, qui se vit comme une petite fille bien que née physiologiquement comme garçon, et sa famille, engagées ensemble dans la construction des possibilités de vie selon le désir intime d’une personne.

[3] Dans le cas de Madame Hofmann, Elio Balezeaux, François Abdelnour, Etienne Crepin.

[4] Avec Léa Seydoux, Yannick Rennier, Théo Frilet, Pierre Perrier, Nicole Garcia, Plein Sud est un road movie dans le midi de la France et en Espagne confrontant quatre jeunes gens en empruntant aux codes du thriller et du western.

[5] Sorti en 2012, Les Invisibles propose de rencontrer onze personnes très différentes entre elles mais toutes âgées de plus de 70 ans et ayant vécu au grand jour leur homosexualité dans une société française répressive et rétrograde.

[6] Bambi raconte l’existence, les combats et les choix de vie de Marie-Pierre Pruvot, venue au monde en Algérie en 1935 avec le prénom de Jean-Pierre, qui a choisi son genre et son sexe. Des cabarets du Paris des années 1950 sous le nom de Bambi à l’Éducation nationale, elle est une figure de l’affirmation transgenre. Le film sorti en 2013 a ensuite été montré à nouveau dans la forme voulue par Sébastien Lifshitz en 2021 sous le titre Bambi : une femme nouvelle.

[7] En 2016, Sébastien Lifshitz a été le commissaire de l’exposition « Mauvais Genre », composée de photos amateurs consacrées au travestissement et présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles, puis dans plusieurs galeries dans le monde, et qui a donné lieu à un livre (Éditions Textuel). La même année paraît aux éditions Steidl un coffret de quatre livres sous le titre Amateur, entièrement réalisé à partir des photos de sa collection. En 2019 paraît chez Xavier Barral L’Inventaire infini, composition de photos amateurs conçue par le cinéaste en lien avec l’exposition et la rétrospective du même titre que lui consacre le Centre Pompidou.

[8] Casa Susana (2022) raconte l’histoire de cette maison dans une campagne reculée aux États-Unis qui a accueilli des personnes transgenres dans les années 1950, à une époque où elles étaient traquées, et où se sont inventés des modes de vie alternatifs très originaux.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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SantéCinéma

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Adolescentes (2019) suit pendant cinq ans l’existence d’Emma et Anaïs, du lycée où elles sont amies bien qu’issues de classes sociales très différentes à leurs débuts dans la vie professionnelle pour l’une, universitaire pour l’autre, ainsi que les relations avec leurs proches, leur vie sentimentale, etc.

[2] Petite Fille (2020) accompagne Sasha, 10 ans, qui se vit comme une petite fille bien que née physiologiquement comme garçon, et sa famille, engagées ensemble dans la construction des possibilités de vie selon le désir intime d’une personne.

[3] Dans le cas de Madame Hofmann, Elio Balezeaux, François Abdelnour, Etienne Crepin.

[4] Avec Léa Seydoux, Yannick Rennier, Théo Frilet, Pierre Perrier, Nicole Garcia, Plein Sud est un road movie dans le midi de la France et en Espagne confrontant quatre jeunes gens en empruntant aux codes du thriller et du western.

[5] Sorti en 2012, Les Invisibles propose de rencontrer onze personnes très différentes entre elles mais toutes âgées de plus de 70 ans et ayant vécu au grand jour leur homosexualité dans une société française répressive et rétrograde.

[6] Bambi raconte l’existence, les combats et les choix de vie de Marie-Pierre Pruvot, venue au monde en Algérie en 1935 avec le prénom de Jean-Pierre, qui a choisi son genre et son sexe. Des cabarets du Paris des années 1950 sous le nom de Bambi à l’Éducation nationale, elle est une figure de l’affirmation transgenre. Le film sorti en 2013 a ensuite été montré à nouveau dans la forme voulue par Sébastien Lifshitz en 2021 sous le titre Bambi : une femme nouvelle.

[7] En 2016, Sébastien Lifshitz a été le commissaire de l’exposition « Mauvais Genre », composée de photos amateurs consacrées au travestissement et présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles, puis dans plusieurs galeries dans le monde, et qui a donné lieu à un livre (Éditions Textuel). La même année paraît aux éditions Steidl un coffret de quatre livres sous le titre Amateur, entièrement réalisé à partir des photos de sa collection. En 2019 paraît chez Xavier Barral L’Inventaire infini, composition de photos amateurs conçue par le cinéaste en lien avec l’exposition et la rétrospective du même titre que lui consacre le Centre Pompidou.

[8] Casa Susana (2022) raconte l’histoire de cette maison dans une campagne reculée aux États-Unis qui a accueilli des personnes transgenres dans les années 1950, à une époque où elles étaient traquées, et où se sont inventés des modes de vie alternatifs très originaux.