Culture

Ila Bêka et Louise Lemoine : « L’architecture peut guérir »

Architecte, curatrice

Depuis leur rencontre, Ila Bêka et Louise Lemoine enchaînent les projets – documentaires, livres, installations artistiques – avec un intérêt commun pour le rapport des sociétés à l’espace. Le duo œuvre à essayer de comprendre à quel point l’architecture est capable de créer des conditions qui peuvent interagir avec notre état de santé et d’âme, filmant avec générosité et spontanéité.

Depuis plus de quinze ans, les cinéastes Ila Bêka et Louise Lemoine réalisent des films documentaires qui s’intéressent à l’architecture. Non pas aux bâtiments comme objets, à leur esthétique ou à leur forme, mais à celles et ceux qui y vivent, en font usage, les entretiennent et y travaillent. Des personnages qui sont donc les sujets des espaces dans lesquels ils et elles évoluent au quotidien et dont le duo enregistre, avec spontanéité et humour, la relation particulière. À la fois réalisateurs, producteurs, monteurs, diffuseurs, éditeurs et distributeurs, le duo ne produit pas de « films d’architecture » mais bien au-delà développe en toute indépendance un travail sur la question universelle de l’espace et du rapport des corps à l’espace, un sujet complexe, difficile à représenter, abordé au fil de leurs production intense, vingt-deux films à ce jour. OR 

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Dans votre premier film sorti en 2008, Koolhaas Houselife, vous vous êtes intéressés à la maison à Bordeaux, un projet phare de l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, à travers le travail de Guadalupe Acedo, femme de ménage, gouvernante de la maison. À l’époque cette approche était totalement inédite alors qu’aujourd’hui en architecture, on parle beaucoup de réparation et « du soin des choses » pour reprendre le titre d’un livre récent de Jérôme Denis et David Pontille. Ces sociologues se sont intéressés à la maintenance en soulignant sa portée politique par les gestes d’attention qu’elle implique. Il me semble que depuis vos débuts et dans tous vos travaux, vous avez voulu rendre visibles les usages de bâtiments et d’architectures qui n’étaient jamais représentés. Aviez-vous conscience, à vos débuts, de la portée politique de votre travail ?
Louise Lemoine : Quand on a sorti ce premier film, il a fait l’effet d’un choc. Le film a été reçu à la fois de façon très positive et a en même temps suscité des critiques très négatives. Il a été reçu, surtout en France, comme un coup de poing ultra-critique, très noir, acerbe et très iconoclaste, comme si on avait fait un incroyable geste de descente du mythe de l’architecture. Notre geste était conscient mais on a joué sur l’humour pour que la critique ne soit justement pas dévastatrice. L’idée de ce travail était d’ouvrir au dialogue et pas de couper les ponts. Le personnage de Guadalupe ouvrait tout simplement, avec rondeur, humour et simplicité les portes de l’humain dans l’architecture et la manière dont cette question indispensable et centrale avait été reléguée au second plan. On a utilisé le soin, l’entretien et le ménage qui semblaient totalement secondaires, comme moyens pour réorienter la représentation en architecture et donc plus globalement, le discours sur l’architecture qui était à cette époque complètement obnubilé par la star-architecture. Chaque ville souhaitait avoir son icône et cette génération d’architectes faisait un peu la pluie et le beau temps. Tous nos premiers films, il y en a sept, sont regroupés dans une série qu’on a appelée Living Architectures. On a fait un film au Guggenheim de Bilbao (de Frank Gehry), toute une série sur différents bâtiments de Renzo Piano, un sur une Église de Richard Meier de la périphérie de Rome, etc. À chaque fois, le point de vue et les personnages qu’on souhaitait mettre en avant étaient ceux qu’on appelait les invisibles, c’est-à-dire des personnes qui sont dans la maintenance, dans l’entretien. Ils représentent la partie invisible de ces architectures monumentales, absolument indispensables au bon fonctionnement de bâtiments qui sont souvent aux limites de l’absurde et dont les architectes se préoccupent peu, parce qu’évidemment, on leur demande plutôt d’être dans le geste et la monumentalité que dans les questions pratiques et fonctionnelles. À travers le soin et l’entretien, on a voulu révéler une partie de cette immense fracture dans la façon de penser l’architecture qui considérait les questions humaines mais aussi les questions de pérennité et de durabilité comme des choses secondaires.

Ila Bêka : On travaille beaucoup sur le rapport à l’espace en architecture. Tout ce qu’on apprend dans les écoles ou tout ce qu’on lit dans les journaux représente une forme de distance à l’espace. Dans les écoles d’architecture, on nous apprend à créer des espaces, à les admirer mais jamais à la manière d’être à l’intérieur, à s’y accorder, à s’y positionner, comme si ce n’était pas nécessaire. Pourtant, on a besoin de références pour comprendre quels espaces et quelles architectures sont importantes, comment reconnaître une bonne architecture et, pour les architectes, comment les concevoir. On ne nous apprend pas non plus à occuper un espace. L’occupation instinctive de l’espace par les personnes qui doivent s’en occuper nous intéressait donc beaucoup. On enregistre un espace à travers son cœur, pas à travers sa raison ni son intellect. Être dans un espace convoque les sens. Les espaces sont créés pour les corps. Qui mieux que les personnes qui entretiennent un espace peuvent le comprendre ? Beaucoup de choses dites par Guadalupe était des réflexions sur l’espace, des réflexions liées à son corps dans cet espace qu’un architecte, un critique d’architecture ou le propriétaire ne dirait jamais. C’était une provocation pour dire que très étonnamment, le corps et le rapport à l’espace restaient des sujets oubliés dans l’architecture.

Vous venez de publier The Emotional Power of Space [Le pouvoir émotionnel de l’espace], un livre d’entretiens avec douze grand·es architectes du monde entier. En le lisant, je me demandais si votre travail ne commençait pas à opérer une sorte de passage de la question du « point de vue » au « point de vie » qu’évoque le philosophe Emanuele Coccia, et qui engage un nouveau rapport au monde. Est-ce que votre manière de travailler a changé depuis cette expérience ?
LL : On ne fait pas vraiment de différence entre le fait de faire un livre et un film, c’est juste un autre outil. On travaille à une échelle extrêmement subjective. On utilise les films comme on ferait un journal, en fait. On ne fait pas des films en premier lieu pour un public, on les fait d’abord pour soi, pour avancer, pour comprendre. Le film a d’abord été le principal médium par lequel on s’est posé ces questions-là, le livre a suivi. Ce qu’on cherche à mettre en valeur dans ce livre, c’est la manière dont on peut être plus conscients de l’impact global de notre environnement spatial et urbain sur nos vies. C’est en premier lieu notre point de vie qu’on questionne : comment développer une perception plus fine, une écoute à notre espace, à notre environnement, à la manière dont les villes sont construites et que l’on subit ou qui nous invitent vivre d’une certaine manière. C’est un cheminement. Moi, je n’ai pas fait d’études d’architecture donc je n’ai pas eu ces outils en les étudiant à l’école mais ce sont des choses qu’on comprend par l’observation. Les films permettent d’abord d’aiguiser ses outils d’observation.

Vous dites que vous n’avez pas fait d’études d’architecture mais vous avez tout de même étudié avec Nicole Brenez, une grande spécialiste du cinéma d’avant-garde. Comment cette figure vous a-t-elle influencée ?
LL : Ila et moi on s’est rencontrés quand je finissais mes recherches avec Nicole Brenez. Elle m’a ouvert à un certain type de cinéma et à beaucoup d’autres choses. J’ai fait un travail de recherche sur la question du fragment, sur les formes fragmentées, c’est quelque chose qui est resté. Dans nos récits de cinéma, on ne travaille aujourd’hui quasiment que sur des formes brèves et fragmentées. On fait des films mais c’est une discipline que ni l’un ni l’autre n’avons étudiés dans une école. On n’apprenait pas à faire des films avec Nicole Brenez. Ila a étudié l’architecture, moi j’ai fait de l’histoire de l’art, et après on a fait des films en cuisinant avec tous ces ingrédients.

Finalement, votre livre parle beaucoup d’architecture et pas beaucoup de cinéma. Est-ce que vous faites de la critique d’architecture finalement ?
IB : Je sais pas si la critique d’architecture nous intéresse. On s’intéresse à des choses assez simples qu’on essaye d’étudier sous différentes formes. On a commencé par le cinéma mais on se rend aujourd’hui compte que le cinéma n’est pas forcément le plus important pour nous. On essaye de comprendre la société dans laquelle on vit. Dans notre culture, parler d’espace est quelque chose de très conceptuel, on ne sait jamais bien de quoi on parle. Quand on dit aux gens qu’on s’intéresse au « rapport à l’espace », beaucoup nous demandent ce que ça veut dire. Il y a un problème de définition. On essaye d’utiliser des moyens qui parlent à tout le monde et pas seulement aux experts en architecture parce que la question de l’espace n’est pas un sujet d’architecture. C’est un sujet…

LL : Universel.

IB : L’architecture est une toute petite partie du rapport à l’espace. Les architectes s’occupent de cela toute la journée, quand ce sont de bons architectes, mais on vit tous dans un rapport à l’espace. On naît et on meurt dans un rapport à l’espace dont on n’est pas conscients ce qui fait qu’on subit énormément de rapports négatifs à l’espace, que l’on accepte car on n’en a pas de culture ni d’éducation spécifique qui permettrait de s’y opposer. Je prends toujours un exemple très facile à comprendre : aujourd’hui, à l’aéroport, notre rapport à l’espace est violentissime. On accepte d’être traités comme des poulets en batterie et placés dans de petites salles pour attendre un avion qui n’est même pas encore arrivé. On reste debout à attendre une demi-heure, trois-quarts d’heure juste parce qu’il faut faire très vite car l’avion doit faire plusieurs rotations pour gagner beaucoup d’argent. Je n’ai jamais vu quelqu’un se plaindre alors que juste à côté, les restaurants ont quatre fois plus de place pour vendre très cher des saucisse-chips ce qu’on accepte aussi. Je pense que si on avait reçu un apprentissage à l’espace et qu’on savait depuis l’enfance, ce que signifie être dans un espace et s’y positionner, il serait plus compliqué de nous mettre dans des boîtes sans réagir. Le rapport à l’espace, c’est aussi aller dans un hôpital pour se faire soigner et en sortir déprimé, peut-être avec un bras en voie de guérison, mais avec un coup au moral qui pourrait demeurer toute la vie en étant resté une semaine dans un endroit affreux. On a fait un film sur un hôpital, Rehab (from rehab). On ne fait pas de films pour dénoncer ce que tout le monde sait déjà mais on a montré ce que pourrait être l’hôpital à partir d’un hôpital d’excellence. C’est évidemment dans un pays très riche (la Suisse) mais qui investit de l’argent dans les hôpitaux. On voulait montrer que c’était possible, que l’architecture peut être intelligente et créer des espaces qui ne dépriment pas. La plupart des espaces dans lesquels on passe nos journées nous dépriment sans qu’on s’en rende compte parce qu’on ne sait pas les décrypter. Tout le monde sait qu’il est plus agréable de vivre dans une grande maison avec une belle vue plutôt que dans un trou noir : on arrive à comprendre les extrêmes, mais peut-être un peu moins ce qui se trouve entre les deux. Dans le livre, on est allés chercher des éclairages auprès d’experts de l’espace pour retrouver l’envie de vivre dans des espaces plus confortables, plus acceptables…

LL : Plus humains.

L’historienne Samia Henni dit que l’architecture est une discipline qui permet et empêche. Pensez-vous que vos films font aussi évoluer la pratique des architectes eux-mêmes ?
LL : On aimerait bien !

IB : En tant qu’architecte, je ne crois pas trop à la capacité de faire évoluer les architectes parce qu’ils peinent énormément à trouver des projets, à se faire payer, etc., mais je crois beaucoup aux études d’architecture. S’il y a quelque chose à faire, c’est chez les étudiants, mais encore plus chez les enfants.

LL : On intervient beaucoup dans les écoles d’architecture. On a choisi d’être assez impliqués dans l’enseignement ces dernières années. On a enseigné dans plusieurs endroits mais on s’est particulièrement investis à la AA (Architectural Association) à Londres. On avait un studio de master qui s’appelait Laboratory for sensitive observers où on faisait des films comme l’équivalent d’un projet d’architecture, en changeant complètement de médium. On s’est dit que l’école d’architecture était le lieu où déplacer l’obsession de l’objet vers des qualités d’observation et revenir à des fondamentaux, des questions d’anthropologie. On a proposé de faire de l’anthropologie visuelle au sein d’une école d’architecture pour que les étudiants prennent conscience qu’avant de se lancer dans une forme d’esthétique, il fallait peut-être s’intéresser aux personnes dont les bâtiments qu’on conçoit vont changer la vie, pour revenir aux sources de ce que peut être l’architecture.

Les cinéastes Verena Paravel et Lucien-Castaing Taylor ont beaucoup travaillé sur des questions d’anthropologie et d’espace. Il me semble que leur film Léviathan marque un moment important de l’histoire du cinéma où les spectateurs et spectatrices sont englobé·es dans l’espace, dans un rapport sensitif au plus proche de l’espace dans lequel le film est tourné, à savoir un bateau de pêche en haute-mer.
LL : On a vraiment adoré ce film, c’est un très bon film. La question de l’espace est moins leur préoccupation que celle du décentrement du point de vue, en adoptant une perspective moins humaine dans la manière d’envisager le monde.

D’autres cinéastes travaillent sur ce rapport particulier à l’espace ? Quelles sont vos références dans l’histoire du cinéma sur ces sujets ?
LL : Les personnes qui ont nourri notre travail sont nombreuses mais je ne suis pas sûre que nombre de nos contemporains travaillent sur ce sujet. Malheureusement, nos films sont souvent mis dans la catégorie des « films d’architecture » mais ce n’est pas vraiment à cet endroit qu’on va chercher des références. La manière dont on fait des films vient de la révolution du documentaire des années 60. On fait en sorte que la forme du film s’invente même au moment où il se fabrique. On est de grands fans de Jean Rouch par exemple ou d’un cinéma à la Varda, davantage que d’autres types de cinéma plus écrits. On travaille sur un cinéma au temps présent, pas au sens de notre époque, mais qui s’écrit au présent, un cinéma sans scénario où le temps du tournage est un exercice de présence. Cette méthode nous coupe de tout un monde, d’une manière de faire le cinéma très dominante aujourd’hui. Même le documentaire d’aujourd’hui est un documentaire particulièrement écrit, ou de fiction. Nous, au contraire, on cherche à faire un cinéma des plus légers et des plus anti-administratifs. On cherche à se libérer de toute la lourdeur des systèmes de production.

Vous produisez et diffusez vous-mêmes vos films. C’est ce qui vous permet cette spontanéité ?
LL : Oui, et c’est très important pour nous. Aujourd’hui on parle souvent avec des amis qui sont dans le monde du cinéma au sens classique et nous disent « quel miracle de pouvoir accéder à des budgets ! ». On ne parle pas de budgets extravagants mais qui nous permettent de ne pas avoir à passer sous le couperet du CNC ni par toutes ces commissions, ces réécritures.

IB : On ne vient pas de ce monde-là. On n’a pas décidé de faire ce travail pour avoir quelqu’un qui nous explique comment il faut le faire.

Les lieux de diffusion sont-ils les mêmes ? Il me semble que vos films sont diffusés dans des centres d’art, des musées, des centres d’architecture, des institutions culturelles liées à l’art plutôt qu’au cinéma.
LL : Notre dernier film Rehab (from rehab) a eu un bon parcours dans des festivals de documentaire classiques, il était à CPH:DOX [festival international du film documentaire de Copenhague au Danemark], à Ji.hlava [festival international du film documentaire de Jihlava en République Tchèque]… On aime bien travailler sur plusieurs tableaux. Même 24 heures sur place, le film qu’on a fait sur la place de la République à Paris, avait gagné un prix au Torino Film Festival. Je pense que les conditions économiques de production d’un film conditionnent énormément sa vie. On pourrait avoir un galeriste qui nous ferait essentiellement tourner dans le monde de l’art contemporain. On aurait un producteur de cinéma, il nous ferait faire un parcours de cinéma beaucoup plus classique.

J’ai l’impression que l’on voit émerger des figures d’artistes qui cherchent à être le plus autonomes possibles. Je pense par exemple à Nelly Monier et Éric Tabuchi, auteur·es de l’Atlas des Régions Naturelles, un duo de photographes qui ont décidé·es d’être indépendant·es en tous points de vue : production, diffusion, vente et même encadrement de leurs œuvres. Avez-vous l’impression que c’est quelque chose qui se généralise ?
IB : Nous, ça fait vingt ans qu’on fait ça. Ce n’est pas un choix, c’est une nécessité.

LL : Ce n’est pas facile.

IB : Le problème c’est qu’en France, mais aussi un peu partout, le système de subvention des films fait qu’il faut rentrer dans ce système-là et en accepter les règles. Que faire ? On essaye de regarder ailleurs. Ce qui est étonnant, c’est qu’on arrive à emmener nos films dans les meilleurs festivals de documentaire mais on se rend compte que beaucoup d’autres films sont subventionnés par le CNC avec beaucoup d’argent. Nous, on y arrive doucement. Ça dérange beaucoup le CNC qu’on puisse y arriver. On était les seuls français dans l’un des festivals les plus importants en Europe donc évidemment, c’est gênant.

LL : Parce qu’on remet en cause le système.

Donc votre modèle est totalement indépendant ?
LL : Ce sont des mots qui plaisent à lire mais c’est compliqué, ce n’est pas quelque chose de simple. C’est un peu un parcours du combattant. On avait quelques années de production en Italie quand on est venus s’installer en France faire de la production. On a alors essayé d’obtenir des aides régionales et même le CNC, mais ils disaient « Ah non non non ! Impossible ! Vous êtes producteurs, auteurs, réalisateurs, ça ne va pas du tout ». À chaque fois, on était hors-case, il y avait toujours quelque chose qui empêchait le projet d’avancer. On est devenus éditeurs de la même façon, par choix, pour pouvoir faire aboutir des projets sans concession. C’est compliqué, ça demande de travailler sur tous les fronts. Une fois le livre sorti, il faut se démener pour qu’il puisse exister. Mais c’est la même chose, on nous dit « Attendez, vous êtes auteurs, éditeurs, distributeurs ? C’est impossible, on ne peut pas vous accorder d’aides. » Pour le livre, on avait un contrat avec un gros éditeur allemand. On était très contents de pouvoir travailler ensemble mais les conditions étaient compliquées : 10% de droits d’auteurs et ils nous donnaient quoi ? Quinze bouquins ? En plus, ils ne faisaient pas la promotion du livre. On ne travaille pas à cette échelle-là. C’est plutôt un travail de fourmis ouvrières et c’est peut-être comme ça qu’on peut faire des choses qui nous ressemblent, avec un peu plus d’exigence, sans trop de compromis. C’est sûr que des initiatives comme la nôtre sont facilitées par les sites Internet, Paypal, Instagram, qui permettent à des gens à l’autre bout de la planète de commander nos bouquins ce qui, dans un schéma d’il y a vingt ans, existait beaucoup moins.

Vous travaillez avec une équipe qui vous aide pour toute cette partie ?
IB : Oui, il y a des personnes qui travaillent avec nous. Mais on fait de plus en plus le travail artistique et les films à deux.

J’ai été très touchée par l’un de vos derniers films Rehab from rehab qui m’a semblé très différent de tous vos travaux différents, beaucoup plus personnel. On entend notamment Louise en voix off évoquer ses souvenirs d’enfant dans des centres de rééducation où son père handicapé était soigné. On parle énormément du lien entre architecture et soin, nous avions d’ailleurs publié un article d’Eric de Thoisy dans AOC sur le sujet. Pensez-vous que l’architecture peut aider à guérir ?
LL : On ne parle pas d’un médicament. Néanmoins, et ce n’est pas seulement une intuition personnelle, ce sont des choses que certains médecins, spécialistes, sont les premiers à reconnaître. On a fait un entretien avec la directrice de l’hôpital qui nous a dit « je remarque tous les jours que la qualité de l’environnement dans lequel les patients sont accueillis a un rôle déterminant ». Un patient dans un environnement de qualité entre dans un cercle vertueux. Si on retire la qualité de cet environnement, en mettant le même patient avec les mêmes soins dans un bâtiment quelconque avec une lumière au néon, des couloirs infinis, des ascenseurs à n’en plus finir, des sous-sols blancs ou bleus ou gris comme on les connaît dans les hôpitaux normaux, ce n’est pas la même chose. On ne guérit pas seulement le corps, on guérit un état d’âme dont le corps n’est pas dissocié. Nécessairement, tous les éléments qui peuvent contribuer au bien-être sont importants. On parle de choses minimes : le fait de voir un arbre plutôt qu’un parking par la fenêtre, de voir depuis son lit à travers un hublot quand on est tétraplégique depuis six mois sans pouvoir sortir, qu’on ne peut bouger que les cils ou un doigt de la main, un nuage qui passe ou un rayon de soleil, la pluie… Ce sont des éléments qui rendent vivant. Le fait de se sentir vivant comme le fait de pouvoir ouvrir la fenêtre, d’avoir un peu d’air frais, de voir le paysage, d’entendre des animaux plutôt que d’être sur le périphérique engage un rapport doux à la vie plutôt qu’agressif et fonctionnel. Évidemment, on est bien conscients d’avoir fait un film sur un lieu exceptionnel mais les exceptions nous permettent de réfléchir à nos habitudes. C’est une question de priorités. Si on déterminait collectivement que la santé était la priorité numéro un, si la santé mentale était davantage prise en considération, on ferait en sorte que les gens tombent moins malades.

IB : Est-ce que l’architecture peut guérir ? Peut-être pourrait-on inverser la question. Est-ce que l’architecture peut rendre malade ? L’architecture peut rendre malade, c’est sûr, au niveau psychologique et même physique, c’est une question d’humidité, de matériaux… Des matériaux peuvent même tuer. C’est aussi une question de compression de l’espace, de lumière… L’architecture c’est la totalité de ces éléments qui, si on ne sait pas bien les utiliser, peuvent non seulement rendre malade mais carrément tuer. Au contraire, on peut aussi dire que l’architecture peut guérir car elle peut donner la possibilité, dans des situations très complexes comme celles de la guérison qui est la condition de tous les patients d’un hôpital, de s’y consacrer exclusivement. Quand on évoque le rapport à l’espace, les émotions dans le rapport à l’espace, c’est ce dont on parle. Ce qui nous intéresse c’est de comprendre à quel point l’architecture est capable de créer des conditions qui peuvent interagir avec notre état de santé, notre état d’âme, notre état général.

LL : Nos films Barbicania et The Infinite Happiness racontent deux manières intéressantes d’envisager la vie collective. D’un côté, une architecture qui pousse à la solitude, à l’isolement, à l’individualisme et de l’autre, une architecture programmée pour la rencontre, la vie collective, le plaisir d’être ensemble. Je grossis un peu les traits parce qu’il y a beaucoup plus de subtilités dans chacun des deux cas. Néanmoins, on parle de la manière dont l’espace peut être pensé pour inciter à la rencontre ou au contraire, isoler les individus les uns des autres. Ce sont des questions de dessin.

La question des usages est prise en compte par les spécialistes du cadre bâti mais pas du tout celle des émotions. En lisant votre livre d’entretiens, on comprend que vous essayez de l’aborder en tâtonnant, par différents biais, et on se demande comment les émotions ont pu être un impensé pendant si longtemps en architecture…
LL : C’est un impensé de notre culture occidentale mais pas forcément partout ailleurs dans le monde. C’est pour cette raison que ça nous intéressait de rassembler dans ce livre à la fois des gens de générations, mais aussi d’horizons et de cultures extrêmement variées, pour montrer justement à quel point la pensée rationnelle occidentale a désaffecté notre rapport à l’espace. On a rationalisé, conceptualisé la manière dont on vit l’architecture, l’espace, la ville. Ce projet est né de nos années d’enseignement à l’Architectural Association qui nous ont desséché l’âme. On s’est rendus compte à quel point la manière d’enseigner l’architecture tend à être extrêmement conceptuelle, et surtout dans cette école. La question du corps et de l’émotion n’avaient pas leur place. Ces questions n’étaient même pas taboues, mais considérées comme totalement inutiles. C’est pour cette raison qu’on a constamment essayé de replacer la fragilité et la vulnérabilité au centre de nos préoccupations et des sujets que l’on traite dans tous nos films, que ce soit le handicap, les personnes âgées, les enfants, les invisibles, les gens qui travaillent : toutes les figures de la fragilité à la fois sociale et physique. On a rencontré un phénoménologue finlandais très intéressant, Juhani Pallasmaa qui, depuis vingt ans, travaille sur ce sujet de manière extensive. Il est vraiment la figure de référence sur ces questions-là et malgré tout, il est assez seul dans le panorama, dans le monde occidental. Le livre ouvre beaucoup sur la pensée orientale, sur une autre manière d’envisager l’espace beaucoup plus sensorielle et intuitive, avec des japonais, avec Bijoy Jain, avec Boonserm Premthada. On s’est beaucoup coupés de l’intuition. C’est une question d’histoire de la philosophie, d’histoire des idées.

Vous avez déjà envisagé de faire des films sur de l’architecture sans architectes ?
IB : On a fait un film auquel on tient beaucoup sur un type qu’on a rencontré par hasard. Le film s’appelle ButoHouse.

LL : C’est l’histoire d’un autoconstructeur.

IB : Un type qui, depuis presque vingt ans, est en train de construire sa maison en plein centre de Tokyo.

LL : C’est un cas incroyable, un artiste devenu architecte, un type qui était un danseur Butô. C’est plus de l’ordre d’une folie de construction comme un Facteur Cheval qui construit sa maison sans avoir aucun plan, aucun projet d’architecture, comme une improvisation de danse Butô. C’est le mouvement, chaque jour, qui détermine une petite avancée dans son chantier.

Votre propre sensibilité évolue-t-elle au fur et à mesure de ce travail ? Vous pensez que vous allez faire d’autres types de films ?
IB : On fait déjà des films très différents de nos débuts. On essaye de partager ces efforts de développement de sensibilité dans des livres, des installations… Les films sont des expériences pour s’y intéresser. Ce grand sujet sur lequel on travaille est sous les yeux de tout le monde mais personne ne le voit.

LL : On a fait un projet à Venise pour la Biennale d’architecture 2023 qui nous a énormément plu et qui nous a été commandé par le musée MAXXI de Rome. C’était un pavillon off de la Biennale sur une île déserte de Venise (l’île de la Certosa), un projet collectif lors duquel quatre équipes travaillaient sur le territoire. Emanuele Coccia y participait aussi. L’idée était de proposer un projet en dialogue avec l’histoire, la faune et la flore de l’île. Avec Stefano Mancuso, un scientifique italien particulièrement intéressé par l’intelligence des plantes, on a travaillé sur un arbre en le considérant comme un personnage qui raconte son histoire qu’on a transformée en légende urbaine. On a en fait un petit livre avec une graine à l’intérieur. Tout le monde a essayé de faire mourir cet arbre qui a poussé au centre d’un cloître en ruine absolument magnifique et il a repoussé dix-huit fois comme une sorte de phœnix. Sur la question de la sensorialité, pour faire en sorte que ce soit l’arbre qui parle et pas l’humain qui parle à sa place, on a installé des micros-contact à différents endroits de l’écorce de l’arbre. Quand on entrait dans cet espace, l’installation sonore permettait d’écouter sa vie intérieure. On était en pleine période de printemps et on entendait la sève qui montait dans l’arbre comme une sorte de bruit de paille, d’eau aspirée dans le tronc de l’arbre. Une partie de l’arbre était mourante alors on entendait les fourmis qui le dévoraient, c’était extraordinaire. Ça pose la question du dialogue avec un être vivant qui n’a pas le même langage et de la manière dont on peut dialoguer à travers une autre échelle de perception. Ça nous a énormément intéressés de travailler sur ce projet qui nous ouvre un champ de recherche et d’autres outils de perception. D’ailleurs, on est en train de monter un autre projet avec un musée sur l’infiniment petit en ce moment.

L’infiniment petit ?
IB : Quand on parle du rapport à l’espace, cela concerne aussi des…

LL : Échelles de perception.

IB : Oui mais aussi des lois de la physique newtonienne qui, à un moment donné, ne fonctionnent plus. L’espace change à partir du moment où notre perception de l’espace n’est plus valable. Cela arrive dans l’infiniment petit. Le passage de la physique newtonienne à la mécanique quantique ne fonctionne plus du tout avec les règles de notre vie quotidienne et en même temps, elle nous compose. On est faits d’éléments atomiques mais à cette échelle-là, rien ne fonctionne de la même manière que dans le monde dans lequel on vit. Nous, on fait des voyages à des échelles différentes, celle de l’espace, de la ville et on trouve intéressant de faire un voyage dans l’infiniment petit pour comprendre la relation à cet espace-là. La distance entre le noyau et l’électron d’un atome est gigantesque, on a du mal à comprendre son échelle. Il est intéressant de commencer à penser l’espace de cette manière-là. On est faits de vide, quelque part.

Merci à Norma Lejop pour son travail sur la préparation et la transcription de cet entretien.


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice