Alain Guiraudie : « Nous ne sommes plus les mêmes mais nous venons de là »
Très remarqué au Festival de Cannes malgré son confinement dans une section parallèle, le septième-long métrage d’Alain Guiraudie, Miséricorde, sort dans les salles françaises le 16 octobre. Inspiré comme le précédent de certains éléments de son copieux roman Rabalaïre, mais dans une tonalité très différente de Viens je t’emmène (2022), le film renoue avec les terres natales du cinéaste, un village de l’Aveyron, et plus généralement ce Sud-Ouest rural auquel il demeure très attaché.
À l’occasion du décès de son ancien patron, le boulanger du lieu, un homme, Jérémie (Félix Kysyl), revient au village où il a grandi. Son arrivée est le point de départ d’une multiplicité d’attirances, de souvenirs, d’affrontements et des rapprochements entre lui, la veuve (Catherine Frot), son fils (Jean-Baptiste Durand), un voisin (David Ayala), le curé du village (Jacques Develay), puis le gendarme qui enquête sur la disparition du fils (Sébastien Faglain). Dans les couleurs d’un automne somptueux et les noirceurs de nuits propices à de multiples secrets, avec un humour aussi ravageur que pince sans rire, Guiraudie déploie les puissances sensuelles et critiques de son cinéma. Celui-ci s’inscrit désormais dans un ensemble de pratiques artistiques où figure également la littérature, avec les romans Ici commence la nuit, Rabalaïre et sa suite, Pour les siècles des siècles, tous chez P.O.L, et également la photographie.
Miséricorde est le nouveau joyau modeste et inoubliable d’une œuvre qui, depuis les moyens-métrages Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge en 2001, puis le long Pas de repos pour les braves (2003), et avec ces sommets qu’ont été Le Roi de l’évasion (2009), L’Inconnu du lac (2013) et Rester vertical (2016), s’impose titre après titre comme une des plus inventives et nécessaires du cinéma français de ce premier quart de siècle. Vibrant d’une réjouissante manière de transformer le quotidien en mystère, aux confins de l’érotisme et du mysticisme, le film est un hymne vigoureux aux multiples cheminements du désir sous toutes ses formes, et entre tous les vivants. J.-M. F.
Les lecteurs de votre roman fleuve, Rabalaïre, identifient immédiatement les situations de Miséricorde comme inspirées de certains épisodes du livre. Comment avez-vous décidé de circonscrire cette intrigue-là ?
Je ne le sais pas de manière précise. Je sais seulement que j’ai eu envie de repartir de ce noyau constitué par le rapport à l’enfance et à l’adolescence, aux relations multiples et intenses de cette période de la vie, et de la façon dont on les vit, et éventuellement les affronte quand on retrouve des années plus tard les mêmes personnes et les mêmes lieux. Il y a clairement une dimension personnelle, ça recouvre pas mal de fantasmes adolescents, les miens et ceux de gens que j’ai connus, la rivalité avec un copain, mais aussi le temps qui a passé. Nous ne sommes plus les mêmes mais nous venons de là. Aussi l’amour, ou le désir, pour le père d’un copain, pour la mère d’un copain… J’ai toujours aimé brasser des choses intimes avec le pur plaisir de filmer, des souvenirs de cinéma, et des références mythologiques – la tragédie grecque n’est pas loin, et aussi la mythologie chrétienne, Abel et Caïn… Mais le passage du livre au film n’est pas clair pour moi : autant j’arrive à dire le cheminement qui me mène du cinéma à l’écriture, par frustration devant les contraintes qui s’imposent quand on fait un film, autant le chemin inverse me reste opaque.
Que trouvez-vous frustrant au cinéma ?
Oh c’est simple, si on peut avoir trente jours de tournage pour un film on est content, et les journées, même très remplies, ne sont pas extensibles. On est toujours limité par le temps. Alors que l’écriture est sans limite, on a autant de temps qu’on veut, c’est un de mes grands plaisirs. À quoi s’ajoutent les joies presque inépuisables de la digression, quand j’écris je peux suivre autant de chemins de traverse que je veux.
Donc, de tous les ressorts dramatiques enchevêtrés dans Rabalaïre, celui qui prévaut pour Miséricorde, c’est le rapport entre le garçon qui revient au village, Jérémie, et Vincent, son ancien copain d’enfance, le fils du boulanger qui vient de mourir.
Non c’est beaucoup moins univoque, c’est aussi le rapport au boulanger mort lui-même, et à sa veuve… Et pas seulement, c’est l’entrelacement des relations. Cet entrelacement dans l’histoire, c’est aussi l’écheveau de ce que je raconte, et de la manière de me situer par rapports à ces actes. Paradoxalement, alors que je trouve toujours la fin des films quand j’arrive au terme du premier jet du scénario, à ce moment je m’aperçois que cette situation était là depuis le début, que j’avançais vers elle sans vraiment le savoir. Et cette fin, que je connais, elle ne prend réellement son sens qu’encore bien après, quand le film est terminé. Aujourd’hui, il est pour moi évident que ce qui se passe dans le dernier plan de Miséricorde est ce qui m’a fait faire le film. Mais il a fallu que je le fasse, ce film, pour le comprendre. Cela ne devient clair pour moi qu’après l’avoir achevé. Le livre, ou plutôt des composants du livre, agissent plutôt comme des propulseurs, ils me lancent en avant dans la réalisation du film. La scène du confessionnal était déjà dans Rabalaïre, comme la noyade de Ici commence la nuit me lance dans L’Inconnu du lac.
Le scénario de Miséricorde est-il précisément écrit, ou s’agit-il plutôt d’indications et de notes ?
Oh non, c’est entièrement écrit. Tout le déroulement, les actions, les circulations, les dialogues. Ce qui n’est pas très présent dans le scénario ce sont par exemple les couleurs de l’automne. Et bien sûr les personnages, quand j’écris je ne sais pas qui jouera.
Mais vous connaissiez les lieux, et en particulier le village où se passe une grande partie du film ?
En fait non, en écrivant je pensais à un autre village. Mais je savais que ce serait dans ma région, sans pouvoir situer le récit dans le véritable lieu de mon enfance, avec ce qui se passe dans le film cela aurait fait des histoires [rires]. Pour le tournage, j’ai envisagé beaucoup de villages aveyronnais, celui du film a l’avantage d’être très proche d’une imagerie de conte, grâce aussi à la forêt qui le cerne.
Le film insiste sur la saison, cet automne qui tire à sa fin, les couleurs rousses et dorées de la forêt, mais peut-être plus encore l’humus, le côté pourrissant, de ce qui va mourir en se mélangeant et d’où renaîtra la vie, qu’annoncent déjà ces champignons vigoureux, ou coquins, ces morilles turgescentes.
Je n’avais pas écrit en pensant particulièrement à l’automne, c’est durant les repérages que cette ambiance s’est imposée comme celle qui convenait. Les couleurs sont importantes, bien sûr, mais aussi les intempéries, la pluie, le brouillard… J’avais espéré avoir plus de brouillard, on a fait avec ce qui arrivait. Les images des feuilles mortes, des morceaux de bois imbibés d’eau participent de la sensualité du film.
Même s’il s’agit cette fois d’honnêtes cèpes et morilles, les champignons rappellent ceux du Roi de l’évasion aux vertus aphrodisiaques mémorables, les dourougnes.
Tout à fait. J’ai l’idée qu’un nombre important de spectateurs ont vu plusieurs de mes autres films, et qu’il peut y avoir comme cela des signes d’un film à l’autre, des échos. Je joue toujours avec ces possibilités, y compris pour déjouer les attentes. Ceux qui connaissent un peu mon travail s’attendent à ce que quelqu’un couche avec quelqu’un, voire que tout le monde couche avec tout le monde. Après… il faut voir ce que fait le film de cette attente. Parce que depuis longtemps, depuis Ce vieux rêve qui bouge en 2001, je travaille aussi l’hypothèse du désir qui ne s’accomplirait pas dans le sexe, et deviendrait en quelque sorte éternel. Il y a une idée comme cela, je crois, dans ce qui anime les prêtres, et les nonnes. À cet égard, le curé du film a un rôle particulier, il dit « nous avons tous besoin d’amour » mais ne se contente pas de le prêcher, il fait advenir les événements. Oui, il est une force dynamique. C’est aussi un ressort comique, mais pas uniquement. Il y a vraiment cette idée de relations de désirs comme moteurs, et c’est lui qui l’incarne le plus directement.
Comme plusieurs autres de vos films, Miséricorde effectue un travail singulier, sinon unique au cinéma, sur les corps, sur leurs manières d’exister, d’être regardés, d’être désirés, y compris s’ils sont très éloignés des apparences supposées séduisantes ou attirantes.
En effet, c’est essentiel. Cela passe d’abord par le casting, qui dans mon cas est extrêmement long. J’y passe un temps fou, mon producteur me disait qu’il n’avait jamais rien vu de comparable. Il ne s’agit pas que de trouver l’interprète qui convient pour chaque rôle, il faut aussi que les corps et les façons de jouer composent un ensemble qui corresponde au film. Il faut qu’ils fonctionnent ensemble. Non seulement, je ne pense jamais aux interprètes quand j’écris, mais en plus, il me faut chaque fois des gens nouveaux, que je ne connais pas. Je ne reprends pas un acteur ou une actrice qui a déjà joué dans un de mes films, pour moi ce n’est pas possible, il continue d’appartenir à ce film-là. Donc c’est long. Et ensuite il y a, en effet, une réflexion sur les enjeux de ces choix, c’est une approche que j’ai d’abord eue instinctivement, qui correspondait à mes goûts pour des corps qui échappent aux canons dominants. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à formuler, y compris pour moi, le sens de ces choix, et leurs possibles effets. À l’évidence il y a une dimension politique, dès Du soleil pour les gueux j’ai eu cette volonté d’érotiser des corps de paysans ou d’ouvriers, ce n’est pas ce qu’on voit en général – y compris dans les films gays, dont les personnages sont souvent formatés, physiquement et socialement. Le plus souvent, ils sont très beaux selon les critères classiques, et on ne les voit pas trop avoir des problèmes d’argent.
Lorsque les personnages que vous avez écrits trouvent qui va les jouer, cela transforme le film ?
Ça le relance. Les personnages que voient les spectateurs sont le résultat à chaque fois d’une rencontre entre ce que j’ai écrit et ce qu’en font les acteurs. Et moi le premier, je suis surpris à l’arrivée de ce qu’est le film, de ce qu’il active. On me demande souvent si j’ai fait ce que j’avais voulu faire, pour répondre, il faudrait que je sois complètement au clair sur ce que je veux faire, c’est loin d’être le cas. Ou, dans le processus de travail, j’oublie ce que j’avais en tête au début, parce que je suis déplacé par ce qui se produit. Et c’est très bien. Et c’est pareil pour tout le monde sur le film, même si tout était écrit, et si on se parle beaucoup pendant tout le tournage. Mais l’apport des acteurs est considérable. Un bon exemple serait la scène, sans paroles, où Jérémie, Martine et le curé mangent une omelette aux morilles. Il s’y active énormément, dans les gestes, les regards, tout le langage corporel dans une situation aussi banale que manger une omelette autour d’une table. Et cela vient essentiellement des acteurs, Félix Kysyl, Catherine Frot et Jacques Develay, c’est vraiment grâce à eux. J’avais écrit la scène bien sûr, mais ensuite je suis à la fois pris par surprise et écroulé de rire en regardant ce qu’ils en font. Il n’y a eu besoin que d’une seule prise.
Quelles demandes aviez-vous vis-à-vis de votre cheffe opératrice, Claire Mathon ?
On se connaît bien, elle a déjà fait l’image de L’Inconnu du lac et de Rester vertical, dans ce nouveau film un des enjeux étaient l’importance des nuits, une grande partie des scènes se déroulent de nuit, j’aurais même voulu qu’il y en ait davantage mais la question du budget a été un frein. Tout est fait pratiquement sans éclairage additionnel, il a fallu trouver beaucoup de solutions, pas mal bricoler. J’aime bien.
Claire Mathon a raconté les enjeux particuliers de ces séquences dans l’entretien qu’elle a donné aux Cahiers du cinéma précisément sur le thème de la nuit[1]. Une autre caractéristique de Miséricorde concerne votre usage des gros plans de visages, bien plus nombreux que d’ordinaire.
En effet, c’est la première fois que j’en fais autant, Claire était étonnée que je lui demande tous ces cadrages de face et de près sur les personnages. Je voulais qu’on regarde bien chaque personne, chaque visage, avec cette idée qui court au long du film que chacun est regardé par quelqu’un, par une autre personne présente dans la scène. Cela renvoie à cette politique des regards, si je peux dire, ce dont on a parlé sur le choix des corps. Il fallait aller chercher comment on regarde les gens, en particulier quand on les redoute ou quand on les désire. Ou les deux à la fois. Cela peut surprendre mais s’il y a un cinéaste auquel j’ai pensé en faisant ce film, c’est Ingmar Bergman. Entre autres pour son usage du gros plan, et pour la complexité du trouble qui s’active dans les regards.
Une autre référence présente dans le film serait le cinéma fantastique. Pourtant il ne s’y passe, stricto sensu, rien de surnaturel.
C’est ça. Je n’utilise que des éléments qui existent dans la vie courante, avec toujours l’envie de donner accès à autre chose, qui ne s’y trouve pas, ou qu’on n’y perçoit pas d’ordinaire. C’est ce qui m’occupe depuis le début. J’aime insuffler l’esprit du conte dans le rapport au quotidien.
À quoi s’ajoute, dans ce film pour la première fois, le rapport au religieux.
Oui, il y a plusieurs choses, qui ne se mélangent pas. Il y a le prêtre, qui est d’abord un homme, un individu, il y a l’Église comme institution, et puis il y a une relation au surnaturel, dont je ne suis pas certain qu’elle soit religieuse au sens de la religion catholique, il s’agit plutôt d’une forme de mystique plus générale, ou plus floue. Elle concerne le rapport à la nature tout autant que la transcendance comme on l’enseigne à l’église ou au catéchisme. Cela tient au rapport à la mort, qui est très présente tout au long du film, mais cela vient clairement aussi, à nouveau, de là d’où je viens, de mon enfance et de mon adolescence. J’ai eu une enfance très religieuse, l’Église et son curé étaient au centre du monde dans lequel j’ai grandi. Ma mythologie fondatrice, celle dont je me suis nourri, c’est la mythologie chrétienne. D’où l’importance du curé, d’un curé en soutane. C’était important pour moi qu’il soit vêtu ainsi, même si ce n’est pas complètement réaliste.
Cela participe d’un aspect du film, qui est d’être très imprécisément daté.
Absolument, j’y tenais beaucoup. La voiture de Vincent, une Dacia Sandero, est d’aujourd’hui, le jeu sur lequel joue l’enfant est plutôt une Gameboy d’il y a vingt ans, la soutane renvoie à un passé encore plus lointain. Et, comme pratiquement toujours dans mes films, on ne voit pas de téléphone portable. Cela aide à créer ce sentiment intemporel, sans être entièrement déconnecté d’aujourd’hui.
Cette intemporalité va de pair avec le titre. Alors même que ce qui est en jeu dans le film n’est pas forcément la miséricorde.
En tout cas, effectivement, le titre est très désuet. Il me plaisait ainsi. L’idée de la miséricorde est présente avec le curé, qui pousse à l’extrême la notion de pardon, en fait qui incarne sous toutes ses formes une empathie radicale…
Logiquement, le film aurait dû s’appeler « Empathie ». Mais comme titre de film…
[Rires] Voilà ! J’aime beaucoup le mot « miséricorde », même s’il convoque pour beaucoup une idée qui ne me convient pas, et qui concerne la pitié. Ce n’est pas du tout cela. Et en anglais, c’est pire, ils n’ont qu’un seul mot, mercy. Le titre est traduit ainsi, mais à mes yeux c’est un faux sens. Je reviens des États-Unis, où les spectateurs mettaient le film sous le signe de la pitié, j’ai eu le plus grand mal à faire entendre que ce n’était pas du tout ça.
Une des situations les plus fréquentes dans le film est de voir quelqu’un, généralement Jérémie, le personnage principal, franchir des seuils, entrer ou sortir d’une maison, d’une pièce, de l’église, etc.
D’ordinaire, au stade du découpage, qui décrit ce qui va se passer au tournage scène par scène, plan par plan, il faut toujours enlever le plus possible de ces moments intermédiaires. C’est presque une règle. D’ailleurs à un moment au cours de l’écriture, je me suis aperçu qu’il y avait plein d’entrées et de sorties, de passages de porte. Je les ai supprimés, et le film ne fonctionnait plus du tout. Il avait organiquement besoin qu’on voit ces entrées et ces sorties. Je ne me suis pas du tout posé la question sur un plan théorique, comme une métaphore, en fait assez évidente de ce que raconte le film avec tous les franchissements de seuils (psychologiques, émotionnels, sociaux, érotiques, etc.) qui sont le matériau même du récit. J’ai juste constaté que si on n’assistait pas aux passages du dedans au dehors, ou l’inverse, ça n’allait pas. Et alors même que cela posait des difficultés de tournage, il n’est pas toujours évident d’accompagner un personnage durant le passage d’une porte, sans compter que dans certains cas, l’extérieur et l’intérieur de ce qui est, dans la fiction, une même maison, celle de Martine, sont en fait dans deux lieux différents. On s’est donné du mal pour montrer quand même ces passages, ils sont indispensables, y compris dans ce qui les différencie entre eux : entrer chez Martine n’est pas le même acte qu’entrer chez Walter, entrer chez Martine la nuit quand elle est seule n’est pas comme entrer chez elle en sachant que le prêtre et les gendarmes vous y attendent.
Ces circulations ramènent au mouvement permanent du personnage principal, Jacques, dans Rabalaïre. Comment s’articule votre travail de cinéaste, en particulier sur les deux films qui s’inspirent directement de scènes du livre, Viens je t’emmène et Miséricorde, à l’écriture romanesque, notamment de ce roman-là ?
Il n’y a pas, chez moi, de continuité entre les deux, même si les proximités de personnages et de situations sont évidentes. Pour chaque scénario, je repars de zéro, je n’utilise rien de ce qui avait été écrit pour le livre. Celui-ci m’a donné de l’élan, mais à partir de là j’essaie de trouver un film qui ait son sens et sa cohérence organique, et je ne veux pas du tout adapter le roman, ou des passages du roman. La différence entre les deux films, c’est que j’écrivais le scénario de Viens je t’emmène en même temps que j’écrivais Rabalaïre. Mais, pour moi, les deux se sont développés de façon autonome et différente. C’est encore davantage le cas pour Miséricorde, puisque Rabalaïre est terminé depuis longtemps quand j’écris le film. En revanche je finissais les Siècles des siècles à ce moment, roman qui est beaucoup plus éloigné de ce que raconte le film, même s’il est la suite du précédent livre.
Pour les siècles des siècles accomplit une opération romanesque peut-être sans précédent dans toute l’histoire de la littérature, en étant raconté par un personnage dont le corps est mort, et qui cohabite avec un autre, très différent de lui, le curé, en partageant le corps de celui-ci. C’est une mise en crise de la notion même de personnage assez bluffante, a-t-elle aussi des échos dans le rapport au cinéma, au personnage de film ?
Pour moi ce n’était pas si incongru, ce n’est pas si différent de ce qui se joue en écrivant, le personnage a ses propres perceptions et comportements, et moi, l’auteur, j’ai les miennes, et il faut bien les fusionner. Ce sont des jeux auxquels je peux me livrer sans retenue dans un roman, alors que la nécessité d’incarner physiquement un personnage devient, à cet égard, une limite au cinéma. Encore qu’il y aurait des contre-exemples, et on retrouve Bergman, Persona fait quelque chose de cet ordre. Il y a aussi un processus en partie comparable dans Mulholland Drive de David Lynch. Mais moi, aujourd’hui, je ne saurais pas faire l’équivalent en film de ce que j’ai fait dans les Siècles des siècles. J’essaierai peut-être un jour, il faudrait un désir que pour l’instant je n’éprouve pas.
Outre les films et les livres, vous faites aussi depuis quelque temps de la photo, vous avez exposé dans des galeries.
Très jeune, je voulais faire du cinéma mais je n’y avais pas accès, par défaut je me suis mis à écrire des livres, qui n’ont jamais été publiés, et à faire des photos. J’ai adoré ça, prendre des photos, et aussi les développer, je parle de l’époque de l’argentique. Jusqu’à ce que je me fasse voler mon appareil. J’ai arrêté, j’ai repris plus tard, avec le numérique, mais uniquement pour les repérages de mes films. Ensuite je me suis mis à photographier énormément, de façon gratuite, en tout cas qui excédait de beaucoup les seuls besoins des repérages. Jusqu’à ce que je sois invité comme artiste professeur au Fresnoy[2], en 2017-2018, où je devais aussi réaliser un projet personnel. Là-bas, je tombe sur un atelier avec plein d’appareils argentiques, ça m’a repris. Je me suis beaucoup baladé autour de l’école, et j’ai, comme souvent, été très attiré par les friches industrielles, les paysages en déshérence, très nombreux dans le coin. J’ai commencé à refaire de la photo analogique, ce qui a donné une première exposition, « Journée blanche », avec des modèles mis en situation avec une sorte de petite fiction implicite. Et depuis j’ai continué. Comme photographe, je suis deux pistes différentes, l’une vraiment documentaire, autour de lieux qui m’impressionnent ou m’émeuvent, souvent des friches, l’autre avec des modèles que j’installe dans des lieux, avec dans ce cas l’hypothèse d’une narration, même si elle n’est pas énoncée. Ces pratiques sont aussi en phase avec ma proximité nouvelle de l’art contemporain.
Vous parlez du Printemps de Toulouse ?
Oui. On m’avait proposé d’être le commissaire pour 2024 de cette grande manifestation qui se tient chaque fois dans un quartier de Toulouse, cela m’a fait très envie. Sans être tout à fait ignorant en la matière j’étais loin d’être un expert, j’ai adoré fréquenter les biennales et les foires pendant les années qui ont précédé pour programmer cet événement qui se déroulait pour une part dans les rues, les parcs et des bâtiments publics. J’ai beaucoup aimé faire cela, rencontrer les artistes, mais sans me sentir pour l’instant attiré par le fait de proposer moi-même des œuvres dans les galeries, comme le font désormais beaucoup de cinéastes. Sauf la photo, que je vais continuer.
On a compris que votre année avait été bien occupée, avez-vous déjà des projets en cours ?
Pas vraiment un projet déjà en cours, mais j’ai une idée de film qui me tient à cœur depuis très longtemps, à laquelle depuis vingt ans je pense de temps en temps, sur les Cathares. Et voilà qu’un producteur me contacte il y a deux ans pour me proposer de faire quelque chose sur ce thème. C’est encore en train de se mettre en place, mais disons que c’est une possibilité. Et puis je viens tout juste d’envoyer le manuscrit de mon nouveau roman à mon éditeur, P.O.L. C’est la suite de Rabalaïre et de Pour les siècles des siècles, il s’appelle Persona non grata. Tiens, revoilà Bergman… [Rires]
Miséricorde, un film de Alain Guiraudie en salles le 16 octobre 2024.