Design

Florian Dach et Dimitri Zephir : « On tente d’inscrire la création créole dans l’histoire du design français »

Architecte, curatrice

À mi-chemin entre la recherche et l’édition d’objets, entre Paris et la Guadeloupe, Florian Dach et Dimitri Zephir appartiennent à une nouvelle génération du design contemporain qui entend inscrire la création créole dans l’histoire du design français. À l’occasion de leur exposition monographique « simmé grenn, » à La Cité du design de Saint-Étienne, les « chercheurs-auteurs » reviennent sur leur vision de la création, un design en relation et de relations, embrassant la pluralité des histoires culturelles françaises.

Davantage que designers, Florian Dach et Dimitri Zephir se définissent d’abord comme des « chercheurs-auteurs » en design. Entre Paris et la Guadeloupe, au sein du studio dach&zephir créé à la suite de leur diplôme à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, ils abordent le design en premier lieu sous le prisme de ses histoires culturelles. Depuis 2015, leur recherche Élòj kréyòl (éloge créole) s’intéresse à l’Histoire des Antilles à partir de la Guadeloupe dont est originaire l’un d’eux, choisie comme terrain d’expérimentation et d’exploration. La Cité du design de Saint-Étienne leur consacre aujourd’hui une exposition monographique simé grenn dans le cadre du cycle Présent >< Futur qui présente un panorama d’une nouvelle génération de designers. Convoquant les archives, à la fois vivantes et « errantes » – selon la formule d’Olivier Marboeuf invité à écrire sur leur travail dans le catalogue de l’exposition –, ils inventent une méthode qui se nourrit des ressources, de formes et d’usages pour proposer un design contemporain à l’ère de la créolisation. O.R.

publicité

Pourquoi avoir donné le titre de simé grenn à votre exposition ?
Dimitri Zephir : Simé grenn veut dire « semer des graines » en français. D’abord au sens propre parce qu’il y a énormément de graines qui ponctuent les projets dans l’exposition.  On a initié cette recherche en 2022 à la suite du salon de Montrouge autour du statut des graines aux Antilles et on l’a ensuite prolongée. Aux Antilles, il y a une relation assez forte au jardin et aux plantes, les graines en font partie. Elles sont utilisées à la fois comme plantes médicinales mais aussi pour leur portée symbolique, esthétique. Le titre de l’exposition a aussi un sens figuré. On considère que ce qu’on présente aujourd’hui est le fruit des graines semées durant bientôt dix ans. On avait la volonté de démontrer le potentiel de design, à la fois esthétique, symbolique et narratif des histoires créoles et de tenter d’inscrire plus durablement un pan de la création créole – la création des Antilles – dans l’histoire du design français. On a eu beaucoup de difficultés à construire tout cela mais dix ans plus tard, les graines ont poussé et ont donné des fleurs. Ces fleurs sont les différents projets de l’exposition.

Vous avez eu des difficultés à vos débuts ?
DZ : C’est toujours compliqué… Enfin, disons que ce n’est pas toujours évident de parler de design créole en France. Lorsqu’on a initié cette recherche, on a assez rapidement été étiquetés « designers créoles » et beaucoup de portes se sont fermées comme si, grosso modo, on pouvait seulement valoriser des savoir-faire des Antilles, et pas faire autre chose. On a pris le parti de choisir l’île comme terre et lieu de production de savoirs et de discours.

Florian Dach : À nos débuts en 2015 et jusqu’en 2019-2020, les questions liées à la créolisation au sens large mais aussi à la colonisation, n’étaient pas trop en vogue. C’était plutôt des mots qui faisaient peur…

DZ : … en design.

FD : Oui en design mais pas en art. Les institutions et les concours avaient tendance à prioriser d’autres thématiques. Aujourd’hui, on commence à voir que certains grands prix sont obtenus par de jeunes designers émergents qui traitent aussi de ce genre de questions. Une balance s’opère pour nous aussi, les choses deviennent beaucoup plus faciles. Mais jusqu’en 2019 c’était quelque chose d’un peu sous-marin. On a été édités par une maison d’édition hollandaise avant même qu’on nous connaisse en France. Ça montre bien le retard de la France par rapport à d’autres pays qui sont aussi des pays coloniaux mais qui avaient déjà compris à l’époque qu’il y avait un travail à faire là-dessus.

DZ : Je pense que les nouvelles figures du design contemporain – la nouvelle génération –, ont réussi à insuffler quelque chose qu’on a initié en 2015 mais qui n’avait pas reçu d’écho en France. C’est toujours compliqué de parler d’histoire culturelle en France… Je pense que c’est une particularité de la France et encore plus du design car en France, et peut-être encore plus à Paris, a un rapport à cette figure tutélaire du designer qui dessine de beaux objets qu’on voit dans les magazines. C’est ce qui vend du rêve et ce que fait aussi la presse.

Le catalogue de votre exposition contient un très beau texte que vous avez commandé à Olivier Marboeuf qui dit justement qu’il faut regarder votre travail sous le prisme des études culturelles, les cultural studies et notamment dans le cadre du contexte de destruction dans lequel il s’inscrit…
DZ : C’est une posture qu’on a toujours adoptée. C’est peut-être aussi pour cette raison qu’on nous voyait moins comme des designers. On s’est toujours définis comme des « chercheurs-auteurs en design » qui pouvaient adopter à la fois la position d’ethnologues, de philosophes, pas en se mettant dans leur peau mais on avait constamment besoin d’être en collaboration avec ces figures-là. La définition qu’on proposait n’était pas celle de « designer-acteur » dans le sens de celui qui dessine, qui produit, etc. Peut-être que ça nous a aussi placés dans quelque chose qui est davantage de l’ordre de la recherche par le design mais on n’a pas non plus trouvé notre place car dès le début, on a fait le choix que cette recherche soit auto-financée.

Pour quelles raisons ?
DZ : Parce qu’on ne voulait pas que la recherche soit guidée. On l’appelle « recherche par le design » mais elle se veut avant tout sensible et peut-être moins académique que ce qu’on pourrait attendre de chercheurs en design. On le voit encore à l’école des Arts Déco où la recherche par la pratique peine quand même à exister. Avant de faire une recherche par la pratique, il est nécessaire de faire une recherche académique, d’écrire des textes et de lire avant d’être dans le « faire ». On a toujours été à mi-chemin entre la recherche, l’édition d’objets et se raconter davantage comme des chercheurs-auteurs. Ce terme n’est d’ailleurs pas réellement employé en France.

Il est employé ailleurs ?
DZ : Ceux qui nous ont inspirés, des gens comme les Formafantasma, se sont toujours racontés comme des chercheurs-auteurs. Sur la méthode, ce sont des précurseurs en terme de design situé, de design de recherche : laisser la place à l’histoire, à la monstration des choses… Ettore Sottsass reste aussi pour nous une grande figure.

La question du design situé est centrale dans vos travaux, vous précisez toujours le territoire dans lequel s’inscrivent vos projets. Il y a aujourd’hui un programme consacré au « Design des territoires » à l’ENSAD [École nationale supérieure des arts décoratifs] dont vous êtes diplômés. Quel regard y portez-vous ?
DZ : Je crois que c’était le bon move. En tout cas…

FD : …politiquement, c’est intéressant.

DZ : Oui. Je crois que c’est la bonne direction pour le design. Il y a autant de designers qu’il y a de designs. C’est d’ailleurs ce qu’on met en avant, la méthodologie, cette approche située-là. Je crois qu’il faut s’entourer des bonnes personnes pour être sûrs que ce qui est produit revienne au territoire à un moment donné. C’est ce qu’on tente de faire avec Élòj kréyòl [éloge créole]. J’ai toujours peur que ces attitudes-là soient des one-shot, alors que le design situé est une pratique qui s’inscrit sur la durée. Pour comprendre les communautés, leur histoire, leur fonctionnement, les politiques, il y a besoin de temps. Je crois que c’est aussi ce que raconte notre exposition, d’une certaine manière. Le temps de maturation des projets est loin de la cadence industrielle. Il y a le temps de la découverte ou de la redécouverte, le temps de l’imprégnation, le temps des rencontres, des bons choix, de la confiance nécessaire pour réussir à mener à bien les projets.

On parle beaucoup d’appropriation aujourd’hui. Peut-on selon vous travailler sur tous les territoires ?
FD : Pour nous, l’appropriation culturelle c’est aller quelque part, prendre quelque chose et partir avec en ne laissant « aucune trace », sans vraiment comprendre ce qu’on est venu chercher et ce qu’on a ramené. Nous, quand on travaille hors de Guadeloupe-Martinique – parce qu’on a déjà fait des projets ailleurs –, le but est toujours d’être au contact des gens et de faire les choses avec eux, pas de leur donner un plan et de dire « Allez, faites ça », ou de seulement prendre et repartir. On travaille main dans la main avec le respect nécessaire entre personnes qui viennent de cultures totalement différentes mais qui vont créer ensemble. À partir du moment où on fait de la co-création avec des communautés ou des artisans qui vivent dans telle ou telle région du monde, peu importe si on vient de cette région ou pas. À partir du moment où il y a co-création et où il y a une transparence sur le process – qui a fait quoi et comment ça a été fait –, pour moi, on peut mettre de côté le sujet de l’appropriation culturelle.

 Mais la démarche de co-création pose aussi la question aussi de l’auteur. Quelles sont les limites de la co-création ?
DZ : C’est vraiment un travail de « rééducation ». Je pense que – déjà dans les écoles et notamment lorsqu’on parle de ces approches de design situé –, on doit redéfinir la place du designer. C’est pour ça qu’on parle de « chercheur-auteur », de « médiateur », de « facilitateur »… On considère que toute la production dach&zephir n’est possible que parce qu’elle a été faite avec d’autres personnes, donc on signe tout en collaboration. C’est hyper important pour nous de raconter les projets avec une vraie transparence. Ça peut parfois paraître un peu anecdotique de citer la personne ou l’entreprise qui a découpé les ailettes en aluminium ou je-ne-sais-quoi mais pour nous, c’est très important de démontrer que le projet de design n’est jamais un projet qui est fait seul, contrairement à ce que nous racontent souvent les magazines qui donnent souvent l’impression d’une figure utilitaire du designer-héro qui pose ses bagages, décide et après quoi tout se met en place. Il y a une forme d’éducation qu’on doit réussir à diffuser. Lorsqu’on parle de penser à ce qu’on laisse, ce n’est pas tant quelque chose de physique que sur le plan méthodologique, de la ressource…

Vous convoquez beaucoup les archives dans votre travail. Dans son texte, Olivier Marboeuf utilise cette puissante formule « d’archives errantes ». C’est un terme que vous utilisez vous aussi ?
DZ : Dans notre travail, on place toutes les archives au même niveau. On est vraiment dans un modèle horizontal. Pour nous, tout est savoir : le bouquin édité par la grande librairie comme la petite femme qu’on va rencontrer et qui va nous raconter une histoire, ce qui donne ensuite naissance à des projets, à des questionnements, à des objets et même à une manière de générer les projets. On a toujours voulu choisir non pas la route, là c’est pour reprendre Patrick Chamoiseau, mais les traces et les tracés. C’est-à-dire qu’au lieu de prendre la route qui est effectivement cette ligne hyper bien tracée, on choisit ce qu’on appelle les chimen-chyens, c’est-à-dire les petits sentiers, aller chez une bonne femme, un artisan et puis se dire ensuite que ça peut être intéressant de rencontrer ce philosophe ou cet écrivain-là pour essayer d’avoir une histoire plus riche et plus complexe. Quelquefois ça marche et ça crée un tout cohérent, quelquefois ça rentre en confrontation, mais c’est aussi ce qui nous intéresse. Il ne faut pas oublier que l’histoire des Antilles a en grande partie été écrite par les colons, par les systèmes dominants. Donc naturellement, beaucoup de choses ont été effacées.

L’idée de votre recherche intitulée Élòj kréyòl (éloge créole) était de vous intéresser aux histoires oubliées de l’histoire créole mais aussi de les replacer dans l’histoire de la France…
DZ : L’idée est arrivée au fur et à mesure qu’on a pris la mesure de la force de cette recherche.

FD : C’est aussi en raison de l’inexistence de la production. En art contemporain, il y avait un peu plus de mouvement, en philosophie aussi, mais dans le design et tout ce qui était lié aux objets, c’était un peu un désert… Hormis Jean-Marc Bullet peut-être. Il a travaillé en Chine, puis il est revenu, c’est bien d’ailleurs. Même du point de vue des musées aux Antilles, il y a très peu de traces des communautés créoles pendant la période coloniale. On a plus de traces des peuples amérindiens et des peuples caraïbes que de traces de communautés esclavisées, ce qui montre qu’il y a un manque, un vide…

DZ : C’est un ajourage de l’Histoire. Ce n’est pas moi qui le dis mais Françoise Vergès. Elle dit qu’on n’a conservé de l’histoire coloniale que les traces liées soit à la violence soit aux colons. Du coup, la plupart des traces ont été brûlées, effacées. On se retrouve donc dans des musées où la place de l’esclave en tant qu’humain n’apparaît pas réellement. Les seules choses qu’on voit des esclaves sont les fers et tout ce qui est synonyme de violence. Je ne dis pas que ce n’est pas important, ça doit exister, mais on oublie souvent de dire que des formes de résistance à cette violence ont existé. Il faudrait réussir à en témoigner, parce que c’est ce qui a donné, à la fin, la culture créole. Nous, on a fait le choix de regarder le volet de la création d’objets, de faire valoir les traditions et de recoudre un peu cet ajourage de l’Histoire pour d’intégrer pleinement cette histoire créole à l’histoire de la création, du design, de la création en France.

Pensez-vous que le design français soit en crise ?
DZ : Le design lié à l’édition l’est sans doute, peut-être parce qu’il y a beaucoup d’éditeurs et de designers alors que la demande ne semble pas plus importante qu’avant. Les éditeurs préfèrent se reposer sur ce qui marche le mieux pour eux plutôt que de prendre des risques. Le milieu de l’édition reste compliqué. C’est aussi pour cette raison que beaucoup de jeunes designers décident de créer des économies parallèles. La question du collectible arrive en masse, on l’a vu encore lors de la dernière Paris Design Week, où tout d’un coup, vu qu’il n’y a pas d’économie dans le milieu de l’édition, on produit nous-mêmes ou on cherche des galeries parce que d’un point de vue économique, ça peut rapporter un peu plus et ça va plus vite. Il n’est pas dit que dans quelques années, ce modèle-là ne soit pas caduc, d’où la nécessité du design d’infiltrer aussi des sentiers et des espaces où il n’apparaît pas encore. Et où la question de la figure du designer un peu star, disparaît. Lorsqu’on parle d’innovation en design, c’est souvent l’innovation technique et technologique qui revient comme quelque chose d’un peu révolutionnaire. Il faut réfléchir à d’autres définitions de ce qu’on appelle « l’innovation ». Il y en a une qui me paraît hyper importante, c’est l’innovation sociale, le vivre-ensemble. Même si c’est visible à certains endroits, cela reste encore un peu de niche, j’ai l’impression.

En parlant de niche, est-ce que vous voulez parler du couteau-chien ? On en voit dans votre exposition.
FD : On évoquait tout à l’heure les archives oubliées, là c’est clairement le bon sujet ! Le couteau-chien est un couteau emblématique des Antilles, il y a toute une histoire autour de cette lame. Selon la légende, ce couteau aurait été offert à une cuisinière qui aurait inventé la sauce créole, la sauce chien. Elle aurait pris le nom de la lame avec laquelle elle aurait été créée. Ce couteau est devenu extrêmement populaire aux Antilles à tel point qu’il est aujourd’hui vendu à 98 % en Guadeloupe et en Martinique je crois, alors que le couteau est produit en Hexagone, à Thiers, là où sont produits les Laguiole et tous les autres couteaux. On a fait une résidence en Martinique en 2018 et on le voyait chez les artisans, au restaurant, sur des tables, chez le poissonnier, bref, un peu partout. On a commencé à poser des questions et on s’est au fur et mesure rendus compte que c’était un couteau emblématique mais aussi que fut un temps – parce que c’est un couteau qui a plus de cent-cinquante ans maintenant – les côtés et les rivets qui maintenaient la lame du couteau étaient en acier. Le manche était en inox mais pas les rivets. Sauf que c’est un couteau qui avait été créé pour être utilisé en Hexagone, donc pas avec un taux d’humidité extrêmement élevé. Ces rivets rouillaient en Guadeloupe et en Martinique ce qui fait qu’à la fin, les gens se retrouvaient avec une lame nue, sans manche. La communauté créole fait l’éloge du reste et de la réparation donc les gens ne jetaient pas les manches mais se les réappropriaient. Même chose avec les lames. Si une lame était trop usée ou cassait, elle était réutilisée pour faire un autre outil. Sauf que pour le fabricant de ces couteaux, c’était un défaut de fabrication et il les a remplacés par des manches en plastique ce qui a effacé toutes les pratiques vernaculaires liées à ces couteaux qui n’étaient pas regardés comme des pièces « historiques » mais comme des outils, finalement. On s’est vite rendu compte qu’il n’y avait plus d’archives photographiques ni matérielles de ces objets-là mais qu’on n’en avait que des traces orales, des gens qui nous disaient : « Mon grand-père, lui, il prenait la lame, il mettait un manche en bois, il l’entourait de fil de cuivre et ça recréait un manche » ou « Il le mettait au bout d’un bambou pour couper les fruits dans un arbre ». Même si beaucoup de traces ont été perdues à jamais, on a réussi à collecter quelques histoires qui nous ont inspirées pour recréer une nouvelle archive matérielle de ces couteaux-là, à la fois en réinterprétant directement les récits et en réinventant des pratiques potentielles qui auraient pu avoir lieu si on avait continué à avoir ces pratiques vernaculaires.

L’exposition est présentée dans une scénographie qui s’inspire d’une maison des Antilles. Il s’agissait de mettre en espace cette idée de design situé ?
DZ : On a choisi la maison pour plusieurs raisons. On ne voulait pas qu’il y ait de hiérarchie dans le travail qu’on montre, de la pièce de recherche à la pièce éditée. Et surtout, on voulait montrer des objets qui soient en relation parce que la question des usages nous intéresse beaucoup. Lorsqu’on parle de culture créole, on parle quand même d’une culture vivante, d’oralité, de pratiques, de gestes. On ne voulait pas tout muséographier, tout placer sur des stèles, mais plutôt regarder les projets comme des scènes de vie, capturer des choses qui nous inspirent sans mettre en avant l’aspect didactique, ce qu’on a souvent fait. On s’est beaucoup justifiés sur nos process, on a toujours voulu être transparents et que je crois que maintenant, ce serait aussi intéressant que les gens regardent notre travail comme on regarderait un travail de designers classiques, c’est-à-dire pour sa beauté, sa matérialité, sa sensibilité, sa fragilité, tous les aspects inhérents au design finalement ! On pénètre l’exposition par un rideau de perles, il y a un tapis sur lequel on peut marcher, des bouquins qu’on peut manipuler. On voulait apporter l’aspect expérientiel, sensoriel autour des objets.

C’est Edouard Glissant qui écrivait « Rien n’est vrai, tout est vivant. » Que serait le design vivant ?
DZ : Le design vivant ? C’est un design qui parle de la vie. De Glissant, je vais passer à Ettore Sottsass. Dans l’exposition, on voit uniquement la partie matérielle de notre production mais on travaille sur une plateforme qui va la prolonger et montrer des savoirs pour lesquels il n’existe pas d’objet et qui prennent la forme de textes qu’on écrit, de documentation vidéo, photo, audio, de conversations… Pour nous, ce sont des formes de savoirs qu’il est tout aussi important de conserver, de témoigner et de transmettre. Le design vivant, c’est un peu ça. Là, en l’occurrence, c’est un design qui parle des communautés créoles dans leur entièreté. C’est-à-dire qu’on ne choisit pas ce qu’on raconte. Nous, on prend tout. Même quand ça peut être un peu touchy.

Quoi par exemple ?
DZ : Mine de rien, l’histoire des Antilles reste une histoire chaloupée et associée à l’histoire de la colonisation. Lorsqu’on fait un tiban, il ne faut pas qu’on ait peur de dire que c’est un objet issu de l’histoire coloniale et que s’il est là aujourd’hui, c’est parce que les communautés créoles ont décidé de le conserver. C’est aussi un objet qui s’est émancipé de l’histoire coloniale pour presque devenir un porte-parole des Antilles, au même titre que la conque de lambi. Notre design prend ses racines dans cette histoire de violence, de ruse, d’intelligence rusée.

Vous pourriez nous raconter l’histoire du tiban ?
FD : À la base, le tiban était l’un des seuls objets que pouvaient posséder les esclaves. Il était fait à partir de restes, de chutes de planches de bois. C’est un objet assez rudimentaire, composé généralement d’un plateau, de deux pieds et d’une ou deux traverses. Il a une petite assise basse, qui doit faire 30-35 centimètres au maximum et qui semble être héritière des tabourets qu’on pouvait trouver en Afrique. C’est une sorte d’hybridation de la culture de ces esclaves qui ont recréé des typologies d’objets qu’ils avaient auparavant. Le tiban a perduré dans la culture créole jusqu’à aujourd’hui et il est souvent associé à des scènes de vie comme laver le linge, coiffer une petite fille, aller à la rivière, écailler le poisson… C’est souvent un objet qu’on retrouve en extérieur, sous une véranda, sur le bord d’une route et qui est encore produit aux Antilles de façon à la fois rudimentaire par les gens eux-mêmes – mais de moins en moins – ou par des petits artisans qui les montrent sur le bord de la route, souvent le dimanche, d’ailleurs pas toujours construits avec des bois locaux, ils sont souvent en sapin.

Et vous avez créé votre Tiban
FD : En 2014-2015, on a été contactés par Christophe Nivelles. Il voulait créer la maison d’édition Tiban et avait pour ambition de donner une nouvelle vie contemporaine à cet objet-là tout en revalorisant la filière bois. Il faut savoir que la filière bois a beaucoup dépérit de l’arrivée des sociétés dont je ne citerai pas les noms qui prônent la grande consommation et les mobiliers peu chers. Pour fabriquer les meubles dits créoles, il fallait des ébénistes et des gens très qualifiés – c’était d’ailleurs souvent des ébénistes de l’Hexagone arrivés sur les îles pour former des gens à l’ébénisterie. Du coup, il y a eu une grosse tradition de l’ébénisterie guadeloupéenne-martiniquaise qui utilisait des bois magnifiques, sourcés localement et récoltés de façon éthique. La forêt n’est pas énorme donc ils ne peuvent pas se permettre de faire de l’abattage massif. C’est donc vraiment de l’abattage ciblé sur des bois matures, qu’on coupe au bon moment, à la bonne lune, au bon endroit. Le but était de faire un Tiban qui soit 100 % local, donc fabriqué en Martinique-Guadeloupe. Hormis les vis qui, bien sûr, ne peuvent pas être produites sur place, tout le reste de l’emballage, à l’impression de l’emballage, le bois, la coupe du bois, etc., tout est local dans l’idée d’aboutir à un produit qui soit « abordable » mais à prix juste. On est arrivés à un prix de deux-cent-quarante euros, si je ne dis pas de bêtises, avec un niveau de finition assez élevé. On sait qu’avec le bois, le prix de la main d’œuvre, on arrive sur un produit milieu/haut de gamme donc il faut vraiment faire attention aux finitions, à la façon dont il est produit, à la durabilité de l’objet. Ça a été un travail de presque trois ans pour réussir à sortir quelque chose qui satisfasse toute l’ambition du projet. Au final, c’est un produit qui est flat pack, il s’envoie à plat dans un carton qui ne prend pas beaucoup de place, avec un minimum de calage. Ce sont plein de petites contraintes qu’on retrouve souvent dans l’industrie, et qu’on a essayé de réinjecter pour que ce petit banc puisse aussi potentiellement se retrouver sur d’autres îles. On sait que la question du transport dans les départements ultramarins est compliquée, que ce soit entre les îles ou vers l’Hexagone d’ailleurs. Le but était donc de faire l’objet le plus facilement transportable pour toucher d’autres communautés et venir vraiment booster l’économie locale.

DZ : Il faut savoir que Tiban reste aujourd’hui la première maison d’édition des Antilles. Ce n’est pas un modèle qui est dupliqué, c’est un modèle fait sur mesure, les cadences ne sont pas les mêmes. Pour le Tiban, on est sur des séries qui vont de soixante à soixante-dix exemplaires en fonction du bois tombé. Une fois que le stock est écoulé, on peut imaginer une suite. En tout cas, il y a la volonté de réactiver des économies locales. On a aussi travaillé avec une entreprise en Martinique qui s’appelle Fibandco avec qui on a développé un plaquage de bananiers sur mesure pour faire une collection de luminaires. C’est à la fois un vrai travail de valorisation de typologie d’objets et mobilier de l’histoire créole, et en même temps la volonté de réactiver des économies locales qui ont été un peu avalées par le marché de l’importation. Pendant longtemps.

NDA : Merci à Norma Lejop pour son travail à la préparation et la transcription de cet entretien.

L’exposition « simé grenn » du duo de designers dach&zephir est visible à la Cité du design à Saint-Étienne jusqu’au 5 janvier 2025.


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice