Théâtre

Camille Dagen : « Je pense sincèrement que le théâtre est une vieille forme »

Critique

Les mémoires de Simone de Beauvoir, la façon dont une vie et l’histoire se mêlent, entre crise individuelle et devenir collectif, ont interpellé Camille Dagen, qui les met en scène dans la nouvelle pièce d’Animal architecte, Les Forces vives, au Théâtre de l’Europe – Odéon. L’occasion d’en apprendre davantage sur sa démarche artistique et sur les questionnements qui l’animent, les siens, ceux d’une femme du XXe siècle, les nôtres à tou·tes finalement.

La metteuse en scène et comédienne Camille Dagen présente en ce moment Les Forces vives à l’Odéon – Théâtre de l’Europe. Après une formation en lettres et en philosophie, elle a intégré l’école du Théâtre national de Strasbourg et cofondé à sa sortie la compagnie transdisciplinaire Animal architecte, avec la scénographe Emma Depoid, pour y développer des formes hybrides à partir de matériaux non théâtraux. On avait pu découvrir leurs spectacles Durées d’exposition et Bandes, respectivement créés en 2018 et 2020, au Festival d’Automne en 2021 et 2022, année où elles présentèrent aussi La Vie dure (105 minutes), avec Eddy d’Aranjo, au centre dramatique national de Tours et créèrent en allemand, à Dresde, Conjectures de Jakob – bref résumé qui montre cependant la vitalité qui anime ces jeunes trentenaires, et dont elles ont trouvé un écho dans les œuvres de Simone de Beauvoir.

Leur nouveau spectacle retrace une partie de la trajectoire intime et politique de l’écrivaine et penseuse qu’on ne présente plus, sans tomber dans les travers ni du biopic, ni de l’hagiographie. Leur geste, à la croisée de la démarche documentaire et de la plongée dans une matière débordante de rage et de vie, met en scène une métamorphose permanente. Cette réinvention par le jeu, au plateau, redouble l’acte de se recréer de la femme et de se réécrire de l’autrice. À travers la mise en scène de ces mémoires, où une existence individuelle est saisie au rythme des soubresauts d’un siècle traversé par les guerres, Les Forces vives réactive la réponse à la grande question, prise à bras le corps par Simone de Beauvoir et dont elle nous invite, chacun et chacune, à nous emparer : comment faut-il se conduire ? En devenant, en cherchant à devenir un sujet libre. Y.S.

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Penseuse critique à l’égard des formes traditionnelles de légitimité sociale ou politique, écrivaine prolifique, Beauvoir a marqué le féminisme et la vie intellectuelle occidentale. Elle semble néanmoins aujourd’hui dépassée par certains aspects et on lui préfère désormais des figures comme Monique Wittig ou Violette Leduc, dont les actualités éditoriales sont foisonnantes. Pourquoi avoir voulu alors la (re)mettre sur le devant de la scène ?
La réponse la plus honnête serait de dire que cela part des œuvres, qui m’accompagnent depuis longtemps, plutôt que de l’envie de faire un spectacle sur ou à partir de Simone de Beauvoir. Ce qui déclenche un spectacle est toujours assez mystérieux : c’est la rencontre d’une situation, dans laquelle je me sens prise, et d’un texte ou d’une œuvre qui émerge à un moment donné. Dans le cas des Forces vives, c’est en premier lieu l’entreprise des mémoires qui m’a interpellée, la façon dont une vie et l’histoire sont incorporées – cette synthèse entre l’individuel et le collectif permettant la reconstitution à la fois intelligible et sensible d’un passé récent.
Comme la plupart des gens, j’ai d’abord lu Mémoires d’une jeune fille rangée, une lecture marquante. Plus tard, à vingt-huit ou vingt-neuf ans, j’ai découvert les tomes suivants, qui sont beaucoup moins connus : La Force de l’âge, La Force des choses. Ce qui m’a frappée, c’était ce geste de se dire, qui rend possible l’accès à une expérience de femme prise dans le siècle. Ce parcours n’apparaît non pas comme un simple témoignage, mais devient la matière première pour une élaboration conceptuelle, car c’est une penseuse qui écrit. Au fond, les mémoires sont des livres étranges, proches de l’essai, mais toujours ancrés dans une expérience tangible. Et j’ai pris conscience que nos précédentes créations prenaient pour point de départ des productions masculines. Je ne crois pas que le prisme féminin soit plus valorisable en soi, mais cela ouvrait sur un espace nouveau de recherche pour nous et pour le théâtre. Cette œuvre autobiographique vient remplir un vide, du moins c’est comme cela que je le ressens, qui attise plus particulièrement ma curiosité à ce moment-là de ma vie.

Demeure ce désir de comprendre l’histoire du XXe siècle dont on hérite, nous qui sommes nées à la fin de ce siècle-là. Déjà, dans Bandes, votre précédent spectacle, vous travailliez à décentrer notre regard sur ce passé récent en vous inspirant de l’essai culte de Greil Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, dans lequel le rock critic américain dessine une généalogie des révoltés, de Dada aux situationnistes en passant par les Sex Pistols. Ici, ce regard rétrospectif, qui éclaire en retour notre présent, se fait à travers le parcours d’une intellectuelle et écrivaine.
Le XXe siècle, on ne s’en sort jamais. Finalement, je crois qu’on en revient toujours aux mêmes questions : que fait-on du passé ? Plus largement, je crois que cela tient à une interrogation sur notre rapport à la mort, au temps, à la structure même du temps. Au théâtre, il y a cette idée qui est matérialisée sur un plateau que le temps n’est pas juste une flèche linéaire, comme on le croit habituellement dans notre société : le passé peut y être au présent, on peut y ressentir réellement des sensations différentes de durée. La manière dont un moment passe, tout à coup, vient déjouer cette représentation classique que l’on se fait du temps.

Le théâtre serait l’art qui permettrait une sorte de montage en direct de différentes temporalités ?
Exactement. Certains gestes, dans le jeu d’acteur, sont à la fois extrêmement présents et porteurs de cette légère distance, ou plutôt de cette attention, d’une conscience qui vient redoubler le présent, lui donner une épaisseur qui vient de plus loin. Bandes, le spectacle que vous évoquiez, se clôture sur cette phrase : « J’ai des souvenirs qui ne sont pas les miens. » Cette idée m’est très chère : je suis persuadée qu’en effet nous sommes composé·es sensiblement par des événements, des idées, des sensations, que nous n’avons pas forcément vécus, qui nous imprègnent et que l’on peut activer.
La dimension politique du spectacle provient notamment de ce partage d’un point de vue de femme. Au départ, j’avais pensé faire quelque chose à partir des textes de Joan Didion, et puis j’en suis venue à Simone de Beauvoir car son œuvre détient une ampleur rare. Elle ouvre des portes qui me passionnent, mêlant des questions allant de « qu’est-ce que cela fait d’avoir quinze ans dans les années folles, en pleine montée du fascisme ? » à « quelle est l’expérience de la puberté dans une famille bourgeoise catholique », quelle est cette « fabrique des filles » au début du XXe siècle ?
Ses textes me parlent, m’agacent parfois. Ses écrits sont d’une grande densité, pleins de contradictions sur lesquelles je n’ai pas tranchées pour ma part. Ce que j’apprécie, c’est qu’ils laissent place à la critique de l’intérieur, ce qui en fait un matériau ductile, agréable à travailler. Nous avons dû supprimer toute une partie du spectacle, celle qui abordait les querelles au sein des mouvements féministes sur l’héritage de la pensée de Beauvoir, notamment en ce qui concerne le mouvement féministe des années 1970, le MLF. C’était passionnant, mais le spectacle était déjà assez long comme ça, et si on voulait traiter ce sujet, c’était impossible de le survoler.

La deuxième partie du spectacle, plus métacritique et documentaire, évoque la perception que l’on a aujourd’hui de Beauvoir, à la fois dans sa dimension féministe mais aussi parce qu’elle a profondément modifié et ouvert la voie aux écrits de soi au XXe siècle. Vous mettez par exemple en scène avec humour certains propos de Paul B. Preciado ou d’Annie Ernaux.
On a centré l’attention sur Le Deuxième sexe : quels types d’animosité, de discours critique cette somme a déclenchés ? Dans cette deuxième partie, on s’intéresse à l’objet de culture. Beauvoir, on a beau dire, nous sommes aussi pétries de cet héritage-là, c’est une pionnière. Et on oublie la violence qu’elle a déchaînée, combien elle a été traitée de pute.
Et, malgré son ascendance bourgeoise, ce qui me touche, c’est sa lucidité à son endroit, la façon dont elle ne se fait pas de cadeau, l’identification de ses privilèges au moment où elle parle. Quand elle évoque son enfance, elle avoue qu’elle en a des souvenirs merveilleux, qu’elle a adoré ce père qui s’est révélé raciste, antisémite, nationaliste, colonialiste, à l’image de son milieu dont elle a cherché à se défaire.

C’est en cela que réside une des leçons de cette autobiographie existentialiste que vous nous donnez à voir sur scène : d’une part, prendre conscience et assumer une certaine situation – où je me situe, d’où je parle – et, d’autre part, ne jamais s’y laisser enfermer. Au fond, ne s’agit-il pas de continuer à garder comme ligne d’horizon le désir de devenir un sujet libre, de travailler sans cesse à être une « force vive » ?
On peut effectivement comprendre le titre du spectacle comme cela : les forces vives, ce sont les forces qui résistent à la pesanteur, à l’immobilité, à l’inertie – et donc à la mort. Cela rejoint aussi la question de la métamorphose, qui est éminemment théâtrale. Montrer le processus où l’on change de visage, où l’on fait saillir des possibilités d’être chez les acteurs et actrices, y compris à travers la performance de genre, est crucial pour moi. C’était clair dès le début que Sartre serait joué par une femme par exemple. Et je suis d’accord avec cette articulation entre naturalisme et constructivisme, d’ailleurs je trouve que Preciado l’exprime très intelligemment dans l’interview que nous reprenons, à savoir assumer que l’on est toujours marquée, construite, parfois bloquée par là d’où l’on vient, mais que ça n’empêche pas une pratique de soi par ailleurs.
La contradiction inspirante chez Beauvoir, c’est que la femme qu’elle est devenue à cinquante ans est diamétralement opposée à la petite fille qu’elle était à cinq ans – leur dialogue serait impossible. Sur les enjeux proprement féministes, bien d’autres penseuses ou autrices me paraissent plus pertinentes et proches de mes préoccupations actuelles. Mais ce geste de réécriture de soi par soi, ce processus de recréation – qui se traduit au plateau par l’explosion du « je » et la mise en jeu de Simone par plusieurs actrices, qui, en s’en emparant, dévoilent d’autres aspects d’elles-mêmes – m’inspirent. Qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on peut faire de sa vie ? Voilà, au fond, la question qu’elle explore.
C’est aussi pour cette raison que la figure de Zaza, sa meilleure amie d’enfance disparue lorsqu’elle avait à peine vingt ans, est si importante dans le spectacle – il y a bien sûr les prémisses du désir lesbien, mais surtout elle incarne une sorte de double sacrifié, soulignant une part d’énigme dans l’existence : pourquoi on arrive à s’arracher à quelque chose alors que d’autres, non ? À l’origine, c’est Simone qui est « rangée », elle regarde Élisabeth comme un être libre, fascinante justement du fait de cette liberté qu’elle déploie. Zaza lui offre un exemple de ce qu’elle pourrait être, elle. Par un jeu de hasard, de chance, combiné à d’autres mobiles inexplicables, c’est elle, Simone, pourtant, qui va « s’en sortir », tandis que la figure tutélaire disparaît à la fleur de l’âge. L’entreprise des mémoires prend la dimension d’un tombeau pour Zaza ; cette place faite, trente ans plus tard, à cette amie me touchait énormément.

D’où le pluriel du titre ?
Dès le départ, notre but était de décentrer la figure de Simone de Beauvoir pour trouver la voie du spectacle. Avec ma dramaturge, Rachel de Dardel, nous avons très tôt établi cette architecture en deux parties. Je voulais donner une vraie envergure à l’enfance, à l’adolescence qui n’en finissent pas, dont on a l’impression qu’elles ne finiront jamais. Elle décrit cette chose qui m’émeut bien au sujet de cette période, avec laquelle on peut facilement s’identifier : l’impression d’être dans la salle d’attente de la vie. Quand est-ce que celle-ci va commencer, enfin ? Créer cette empathie, en montrant Simone avant qu’elle ne soit un personnage public, reconnu, permet ensuite d’entraîner le public, de produire une connivence. Et on a tendance à l’oublier, mais le premier texte qu’elle finit, ce n’est que dans les années 1940, alors qu’elle est née en 1908.

Pour elle, la Libération est aussi une libération sur tous les plans… Pouvez-vous revenir sur la genèse de la deuxième partie du spectacle ?
Nous voulions proposer une optique plus directement politique et contemporaine : comment Simone de Beauvoir est regardée, comment elle est haïe. C’est très impressionnant, cette hostilité à son égard. Je ne peux pas m’empêcher de voir là la misogynie à l’œuvre, qui frappe toute femme qui déborde de la place qu’on attend d’elle. Qu’est-ce que c’est qu’une femme qui s’autorise à faire de la philosophie, écrire des romans, des essais et ses mémoires comme si elle était Chateaubriand alors que personne ne l’a fait jusque-là ? Eh bien, pour beaucoup, c’est insupportable – surtout cette expression-là de soi, depuis un corps féminin, avec cette honnêteté-là. En plus, comble de l’horreur, elle n’est pas sympathique.
Dans les mémoires, sa vitalité est liée à la question de la rage, cette chose qui vient de l’enfance, celle qui l’étreint quand elle est enfermée dans le cabinet entre les balais et les plumeaux, lorsqu’elle est punie, et qu’elle garde toute sa vie comme moteur. Le revers de cette rage, c’est qu’elle met à mal son capital sympathie. Quel type de colère peut exprimer une femme sans passer par des modèles de violences masculines ?

Cela est notamment sensible, dans cette deuxième partie, concernant la guerre d’Algérie, qui est la toile de fond de l’écriture des mémoires. La rédaction des trois premiers volumes se confond en effet avec celle-ci, ce qui mène à la fin à une superposition du temps de la narration avec la fin de la guerre. Vous rapportez son engagement auprès de Djamila Boupacha, une militante du Front de libération nationale (FLN) arrêtée pour une tentative d’attentat. Dans sa prise de position lors du procès de cette dernière, on l’entend, cette colère. Qu’est-ce que cela fait, au fond, une femme qui dit la vérité ?
À cette période, Simone de Beauvoir opère un changement de cap, elle prend cette attitude qui nous guidait, nous, depuis le début : un décentrement. Elle laisse place à l’histoire, et, dans le dernier tome, elle s’éclipse presque complètement, collecte des archives, des documents, des discours cités in extenso. C’était très important pour moi de travailler sur la guerre d’Algérie parce qu’on ignore souvent cette période dont notre présent porte pourtant encore les stigmates. Je crois qu’aujourd’hui, on bataille toujours avec ses conséquences : la verticalité de la Ve République, la concentration des pouvoirs, l’état d’urgence, l’armature légale soutenant le glissement vers l’autoritarisme qu’elle permet. Le spectacle rentre là plus directement en résonnance avec notre présent, il s’attache à établir ces coordonnées-là : pourquoi on nous raconte sans cesse en cours d’histoire que la IVe République a été marquée par une grande instabilité ? Nous avons été rattrapées par toutes ces questions. Nous défendons un théâtre de la mémoire, mais aussi un travail sur l’urgence du maintenant.

À ce moment-là, elle est rattrapée par le milieu bourgeois, chauvin, colonial de son enfance : la guerre d’Algérie, c’est le retour du refoulé dans sa vie, et la crise historique s’associe à une crise personnelle. Elle se sent complice, malgré elle, de cette violence extrême qu’elle réprouve.
C’est là où je trouve que c’est passionnant d’entendre ces différents niveaux de parole portés par les mêmes acteurs, ce qui témoigne de ces différentes couches car on a encore en mémoire ce qui a été joué précédemment. Si on était snob, je dirais qu’on s’inscrit dans cette deuxième partie dans une forme de « post-brechtisme », en ménageant des décalages, une certaine distance entre les acteurs et les personnages pour relier le passé et le présent, ce qui permet de faire des commentaires au moment où l’on rapporte une parole archivée. Ce qui m’intéresse, ce sont ces effets de seuils où l’on est toujours soi et, en même temps, heureusement, autre chose. Quand Nina [Villanova, ndlr] traverse le texte de Sartre sur le procès Jeanson [un groupe de militants français soutien du FLN, ndlr], bien sûr on le montre comme document à travers ce reenactment, mais ça n’aiguise l’intérêt que si cette parole est portée depuis aujourd’hui. Plutôt qu’un rapport à l’Histoire, c’est en cela que je parle plus volontiers d’un travail de la mémoire dans notre dramaturgie : comment celle-ci est construite, comment elle nourrit les comédiens et, au fond, tout le monde, sans que cela passe par une fiche pédagogique ou une narration simple, mais par un tissage de souvenirs sensibles.
J’aime cette élaboration à la lisière, qu’on puisse voir plusieurs facettes d’une chose pour ensuite laisser libre le spectateur de se déterminer. Est-ce que c’est Sartre qui affirme que la guerre d’Algérie a pourri ce pays ou est-ce la comédienne ? ou les deux ? C’est à vous de décider. Moi, je sais ce que j’en pense, l’actrice aussi. Ce que je retiens de Brecht, dans cette orchestration des signes, c’est cette conscience très forte de ce qu’on est en train d’accomplir ici et maintenant. Et ensuite, tout cela peut être le support de querelles d’interprétation, et le travail se fait aussi en dehors de la salle.

Comment avez-vous travaillé, concrètement, cette matière très massive – c’est le moins qu’on puisse dire [le spectacle s’inspirant du Deuxième Sexe, des Cahiers de jeunesse, des Mémoires d’une jeune fille rangée, de La Force de l’âge et des deux tomes de La Force des choses, ndlr] ? Qu’est-ce qui a guidé vos choix pour tailler dedans ?
D’abord, je dis aux comédiens : « Lisez autant que vous pouvez ! » C’est important selon moi que chacun soit imprégné des textes, je ne dois pas avoir trop d’avance dans la familiarité avec la matière par rapport à aux acteurs et aux actrices. Nous développons une écriture de plateau, je leur demande au départ d’improviser à partir de ce qui les a touchés. Où est-ce que leur sensibilité penche ? Cela me permet d’inviter les collaborateurs et collaboratrices à un endroit un peu plus auctorial. J’écris des longues versions, on fait la navette avec le plateau, et puis je réduis, je condense. Je distribue les rôles tout autant que les comédiens s’en emparent. On cherche ensuite à voir comment tout cela s’incorpore, comment tout se meut ensemble au plateau. Et l’aspect politique, la formation d’un sujet nous a servi de guide pour tracer notre route dans les œuvres, ce qui nous a poussés à mettre de côté les anecdotes intimes.

Même si c’est un écrit autobiographique qui n’avait pas comme finalité un plateau de théâtre, la langue est volontairement claire dans les mémoires, et, en quelque sorte, toujours adressée, Simone de Beauvoir dit d’ailleurs qu’elle souhaitait y faire entendre sa « voix vivante ». Cela a-t-il facilité le passage à la scène ?
À la suite de la publication du Deuxième sexe, Simone de Beauvoir reçut beaucoup de courriers de lectrices lui affirmant que c’était un livre capital, mais qu’elles n’y comprenaient rien. Des chercheuses soutiennent que si elle a écrit ses mémoires, c’est sans doute aussi pour répondre à ces demandes, en narrativisant sa pensée de l’émancipation. Non pas en faisant un exemple, au sens où elle serait exemplaire, mais en montrant ce parcours d’émancipation en acte, à travers une personnification : à l’échelle de ma vie, y compris ma vie quotidienne, quelles sont les conditions simples de l’autonomie, qu’est-ce que c’est d’avoir un métier, d’aimer, de s’engager, etc. ? Avec cette volonté-là, oui, le théâtre trouve des points d’appui.

Votre compagnie s’appelle Animal architecte et vous la dirigez avec Emma Depoid, qui est scénographe. Quelle place prend la scénographie dans le travail – celle-ci me semble être dans ce spectacle la matérialisation d’une dramaturgie en acte, traduisant ce mouvement entre enfermement et explosion des carcans ?
Nous dirigeons la compagnie ensemble, avec toujours des doubles validations pour tout, pour prendre des décisions très concrètes. C’est très important, cette aventure à deux au quotidien. Concernant notre méthode, Emma lit les mêmes éléments que le reste de l’équipe, je lui raconte ce qui me traverse, elle prend des notes, y associe des images. On conçoit ce qu’il y aura sur le plateau ensemble, ce qui donne lieu à une genèse simultanée : de mon côté, le texte ; du sien, le dispositif. Et l’architecture est cette élaboration commune avec tous les éléments du langage théâtral. Nous sommes attentives à ce que la scénographie soit construite dans le temps plutôt que dans l’espace, on cherche à ce que le spectacle soit un processus temporel. Le décor structure le temps, la physicalité du plateau scande des étapes, et elle soutient la transformation des corps au fur et à mesure. Au début, la structure représente un appartement bourgeois parisien qui sera ensuite désossé. Le nom de la compagnie vient de notre désir de faire un théâtre à la fois architecturé, qui tente d’élaborer une mise en intelligence, et très « animal », en mettant en avant l’intuition, le ludisme pur, la spontanéité.

Vous mainteniez que ce travail sur la mémoire concerne aussi l’urgence du maintenant. Auriez-vous envie de vous frotter à une matière plus directement contemporaine ?
Je crois que le théâtre est fondamentalement intempestif. Déjà, tout simplement, du fait des conditions de production actuelles qui font que l’on met trois ans à monter un spectacle, ce qui rend difficile un théâtre d’intervention. Je me suis penchée à un moment sur un texte de Sandra Lucbert, mais je crois qu’en effet une obsession pour le passé me traverse, et je pense sincèrement que le théâtre est une vieille forme…

Cela me fait penser à Julien Gosselin, le nouveau directeur du Théâtre de l’Europe – Odéon, où joue en ce moment Les Forces vives, dont le titre d’un spectacle jouait avec cette ambiguïté : Le Passé – le théâtre, lui-même, n’était-il pas ironiquement désigné ainsi, cet art vivant qui s’incarne sous l’apparence d’un spectacle-zombie ?
J’ai trouvé que c’était passionnant, oui, avec cette idée que le théâtre est un art mort, un art du passé, mais je pense qu’il ne va pas complètement au bout de son idée – sa caméra, par exemple, elle est très vivante ! Il y a une scène qui en particulier m’a bouleversée, et que j’ai trouvée incroyablement contemporaine – et ce sont ces résonnances du passé au présent qui lui donnent une chambre d’écho, qui m’intéressent aussi : c’est quand la personnage principale, interprétée par Victoria Quesnel, se retrouve confrontée à son violeur et qu’on la rabroue, l’air de dire « non mais ça va », cherchant à diminuer ce qu’elle a subi. À ce moment-là, il n’y a plus de musique, plus rien d’autre que ce qui se passe entre eux…

C’est d’ailleurs probablement cette soudaine économie de moyens qui permet à l’émotion d’éclater.
Absolument, car on a été bombardé jusque-là. Mais je ne pense pas, de mon côté, que le théâtre soit un art mort, pas du tout, c’est au contraire un art très précieux aujourd’hui car il met en place un autre régime de l’attention. L’attention est une denrée qui est devenue très rare, une espèce en danger à l’heure où nous sommes sollicitées en permanence. Je n’ai pas une attitude nostalgique, je ne pense pas que le théâtre soit condamné à être vieillot, poussiéreux. Mais nous devons assumer que nous travaillons depuis un médium minoritaire qui permet de construire une communauté d’attentions qu’appelle la représentation.

C’est sûrement de son archaïsme que le théâtre tire désormais sa force. D’ailleurs, on observe, à mesure que tout pousse à l’efficacité et à raccourcir la durée des contenus, une radicalisation dans le théâtre public : on se bat pour imposer des spectacles (très) longs.
C’est encore un espace où c’est encore possible de défendre ces longues traversées, mais c’est une vraie lutte. Et je crois qu’on autorise beaucoup plus les metteurs en scène hommes à défendre ce genre de format que les femmes…

Comment être une metteuse en scène féministe ?
C’est un vrai sujet. Un technicien me disait encore hier qu’il était surpris de mon attitude, qu’on m’écoute alors que je ne crie pas… Les méthodes ont tout de même un peu changé ! Je crois que c’est la première fois, avec ce spectacle, que je me suis autorisée à réellement « diriger » à ma façon, sans mimer la grosse voix ou la colère, ce qui ne m’empêche pas d’être très exigeante, parce que le spectacle est très précis techniquement. Cela n’implique pas de problème d’autorité, je ne cherche pas, ou plus, à copier des modèles masculins – pas qu’ils soient en soi pourris, même si c’est peut-être le cas, mais ça serait oblitérer d’autres façons de faire qui seraient plus proches de moi. Et je ne veux pas clamer que j’ai dirigé ce spectacle « comme une femme », avec tout ce que ça implique comme stéréotypes et essentialisation.

Le fait d’être aussi au plateau en tant que comédienne a-t-il tenu un rôle dans cette prise de position ? Cela ne vous a-t-il pas poussée à « lâcher » sur certains points, à mieux responsabiliser l’équipe ?
Jouer entraîne nécessairement une position de vulnérabilité. En retour, cela oblige à une très grande confiance, parce que tout simplement je ne peux pas tout voir, tout contrôler, ce que j’avais tendance à faire dans les créations précédentes. Le rêve, et cela rejoint le propos de Beauvoir, c’est une forme d’autonomie pour chacun, que tous les participants du spectacle fassent les choses pour eux, pour elles. Cela repose sur une profonde confiance auprès de mes camarades de jeu qui sont des amis comme de la technique. Tout le monde sait ce qu’il a à faire, ils le font ensemble en assumant leur part pour que la création soit réussie. Et moi, je suis comblée sur ce spectacle, c’est très beau à voir.

Vous ouvrez le spectacle avec ce texte sur la mort, et un autre viendra le clôturer magnifiquement, à l’autre bout du spectre. Cette angoisse hante les textes de Beauvoir, mais ce que je trouve beau, c’est que cette présence louvoyante de la mort voisine avec la revendication de l’immense bonheur d’être vivante, que l’on entend peu aujourd’hui.
Ce prologue est apparu assez tôt dans le processus créatif, parce que c’est une manière de mettre en perspective tout ce qui suit. « La vie est l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort », comme disait le médecin Bichat. Le spectacle témoigne que la conscience de la mort n’entame en rien la joie de vivre, je dirais même : au contraire. Nous vivons dans une époque dépressive, terrifiée par la négativité. Si l’on tisse la mort avec le monde, si on prend en charge cette mortalité, cela entraîne aussi un élan, une joie. Cela me parle beaucoup. Durant mes études de philosophie, j’ai beaucoup travaillé sur Spinoza, pour qui cette conception est centrale et cette joie est une responsabilité qui nous incombe.
La place du corps est aussi essentielle : dans la deuxième partie, on se penche sur la maladie de Sartre qui s’abîme à écrire, à résister, qui en vient à prendre des pilules pour tenir le coup. Lui et Beauvoir sont alors au début de leur vieillesse, et l’on perçoit que la politique abîme le corps. J’étais obsédée par le corps pendant tout le spectacle : comment le corps se développe, est agité, trouve des appuis à l’intérieur comme à l’extérieur, comment ça bouge, ça vit, comment les idées s’expriment à travers lui, comment les corps les portent et les subissent.

Les acteurs et actrices ont en effet des partitions physiques, assez chorégraphiques. Vous avez mentionné votre formation en philosophie. On dit souvent qu’un des problèmes classiques de la philosophie occidentale est « l’oubli du corps ». Est-ce cela qui a participé à vous mener sur les planches ?
J’ai toujours voulu jouer. Pour des raisons familiales, j’ai dû faire un détour avant d’embrasser totalement ce désir. Mais c’est sûr que cela fait partie des raisons de mon arrêt des études théoriques. C’est très étrange, à vingt ans, de sentir que le corps n’est pas au centre. C’est certain que la fréquentation des livres – pratique qui m’habite encore beaucoup –, notamment ceux de Bergson et Spinoza, m’a influencée et m’influence toujours dans ma manière de mettre en scène. Cela m’a structurée, c’est fondamental. Cependant, je ne fais pas de la philosophie en tant que telle, même si le théâtre est une pratique qui donne à voir et à vivre au public et aux gens qui le font des illuminations, des moments qui font vérité, comme moi j’ai pu en vivre à travers les livres.
Je pense à cette triade : la philosophie, la politique ou le militantisme et l’art. J’ai mis du temps à arriver à ce constat, mais maintenant je l’accepte : on ne peut pas tout faire en même temps. Chacun de ces domaines implique un investissement, et, dans le cas du théâtre, la pratique concrète de la répétition, l’acquisition d’un artisanat. J’ai la chance de pouvoir créer avec des gens talentueux, dans des conditions privilégiées bien que toujours plus mises à mal, et je crois que, de plus en plus, j’embrasse réellement mon métier plutôt de me maintenir dans l’idée, le rêve que je m’en faisais. Pour Les Forces vives, je me suis préoccupée de questions basiques de dramaturgie, par exemple comment faire comprendre sans expliquer, laisser place à l’amusement, à la performance d’acteur. C’est sûrement cela, un parcours d’artiste : on part des frustrations de la création précédente pour donner naissance au spectacle suivant. Et là, je me suis attelée au concret et à accepter ma place.

NDLR : Les Forces vives, une création d’Animal architecte, au Théâtre de l’Europe – Odéon jusqu’au 20 décembre 2024.

  • Puis du 12 au 21 mars 2025 à La Comédie, Centre dramatique national de Reims
  • Et les 8, 9 et 10 avril 2025 aux 13 vents, CDN de Montpellier

Ysé Sorel

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