Gabriela Carneiro da Cunha et Eryk Rocha : « Là où le cinéma et le chamanisme se rencontrent »
La Chute du ciel est d’abord un livre paru en 2010 dans la collection « Terre humaine » des éditions Plon, un ouvrage s’inscrivant dans le sillage des textes majeurs de l’anthropologie, à la suite de ceux de Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques), de Victor Segalen (Les Immémoriaux) et, bien sûr, du directeur de la collection, Jean Malaurie, qui en avait publié le premier titre, Les Derniers rois de Thulé[1]. En préambule, Malaurie salue l’importance et la singularité de ce travail cosigné, dans cet ordre, par un chaman yanomami, Davi Kopenawa, et par un anthropologue français, Bruce Albert.
La Chute du ciel est la description détaillée, par Davi Kopenawa, de la cosmogonie de son peuple, le récit de son propre parcours et une réflexion sur les interactions forcées des Yanomamis avec les Blancs et, plus généralement, sur les mutations en cours sur la planète. Ce parcours l’a mené à devenir un chaman particulièrement respecté parmi les siens et le porte-parole, auprès des politiques brésiliens et dans les arènes internationales, des peuples autochtones amazoniens confrontés aux destructions de leur environnement et à la décimation des leurs par les violences commises par les militaires, les prospecteurs et les hommes de main des grands propriétaires.

Ce récit impressionnant de richesse factuelle et de puissance d’imagination fait du volume publié une extraordinaire rencontre avec un univers réel et spirituel, tout en documentant les violences terrifiantes auxquelles les Yanomamis et les autres peuples de l’Amazone sont soumis. Mais il comporte aussi une passionnante réflexion de Bruce Albert, qui a enregistré, pendant une centaine d’heures, les récits de Davi Kopenawa et a longuement travaillé, avec lui, à la mise en forme écrite, à destination de lecteurs blancs, de ses paroles, de ce qu’elles disent et de ce qu’elles suggèrent sans le dire. La Chute du ciel, le livre, est ainsi une mise en œuvre concrète et réfléchie de processus de traduction qui excèdent de toutes parts le seul passage d’une langue (le yanomami) à une autre (le portugais ou le français) et d’une forme (parlée) à une autre (écrite).
Dans une large mesure, le travail de La Chute du ciel, le film de Gabriela Carneiro da Cunha et d’Eryk Rocha qui sort dans les salles françaises le 5 février, accomplit un processus similaire, inventant les modes de traduction cinématographique du récit de Kopenawa tel que Bruce Albert l’a mis en forme. Il le fait, à son tour, au contact immédiat du chaman, personnage central et narrateur du film, en explorant la possibilité d’une mise en scène régie par d’autres règles que les dramaturgies occidentales. À ce titre, cette œuvre, remarquée à la dernière Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes, est aussi un jalon significatif dans l’exploration d’autres puissances du cinéma, inspirées par d’autres cultures, d’autres rapports au monde que ceux au sein desquels ce mode d’expression est né et a prospéré.
Il s’agit, aujourd’hui, de « provincialiser » le cinéma dominant, au sens donné par Chakrabarty à ce verbe[2]. Des cinéastes asiatiques y contribuent depuis des décennies maintenant ; désormais, l’approche par ou aux côtés des peuples autochtones des moyens cinématographiques, notamment en Amérique latine, a commencé à explorer de nouvelles possibilités. En ont notamment témoigné, récemment, Eami de Paz Encina, La Transformation de Canuto d’Ariel Kuaray Ortega et d’Ernesto de Carvalho ou La Fleur de buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora. À côté d’autres usages des outils audiovisuels mobilisés par des peuples autochtones[3], le fils de Glauber Rocha, cinéaste brésilien confirmé avec dix autres films à son actif[4], et la chercheuse et artiste scénique Gabriela Carneiro da Cunha associent leur savoir-faire et leur expérience à celle des Yanomamis et à la réflexion au long cours de Bruce Albert pour une proposition filmique impressionnante et, aussi, porteuse de promesses. J.-M.F.
Avant la première question, Gabriela Carneiro da Cunha et Eryk Rocha, qui revenaient de la présentation de leur film au cœur du territoire où il a été tourné, ont aussitôt évoqué l’ambiance très particulière de cette séance et de son contexte.
Gabriela Carneiro da Cunha — On a montré le film à Boa Vista, la capitale de la province du Roraima, à l’extrême nord du Brésil, à la frontière avec le Venezuela, en présence de Davi Kopenawa et des responsables de l’association Hutukara, qui défend les droits des Yanomamis et dont il est le dirigeant, ainsi que d’autres personnalités yanomamies, mais aussi en présence de l’évêque. Boa Vista est aussi, en quelque sorte, la capitale des garimperos, les mineurs et chercheurs d’or illégaux dont la présence ravage les terres yanomamies et entraîne leur disparition, en particulier en répandant des épidémies qui sont, pour eux, mortelles. Et c’est une place forte des partisans de Bolsonaro, qui soutient la prospection au détriment des communautés autochtones et de la forêt. Dans cette ville, et d’ailleurs pratiquement partout au Brésil hors de la forêt, Davi et son fils, Dario Kopenawa, sont sous protection militaire ; ils vivent avec le risque permanent d’être agressés, et possiblement assassinés. C’est une situation très étrange, où des militaires participent à leur protection alors que d’autres militaires font partie de ceux qui les menacent.
Eryk Rocha — Dans ce haut lieu de l’exploitation extractiviste et destructrice qu’est Boa Vista, la projection a eu lieu dans une atmosphère de grande émotion. Les cinq soldats armés chargés de la protection de Davi et Dario ont assisté au film, cela faisait partie de l’étrangeté de la situation. Ceux-là, ils ont adoré le film, ils étaient très émus. Dans la salle, il y avait comme un concentré du Brésil dans ses multiples composantes – les militaires, les communautés autochtones, l’Église, les représentants du mouvement social, des universitaires…
GCdC — Il faut se souvenir que c’est l’armée, à l’époque où elle était au pouvoir, pendant la dictature, qui a ouvert les routes qui ont commencé à détruire les Yanomamis. Et elle est toujours impliquée dans des activités de prospection et en soutien aux grands propriétaires qui empiètent sur la forêt.
Pourriez-vous résumer d’où vous venez et comment votre parcours vous a menés à La Chute du ciel ?
GCdC — Je viens du théâtre, comme performeuse et comme metteuse en scène. Depuis dix ans, je conduis un projet artistique appelé « Margens » (marges en portugais), à propos des rivières, des Buiùnas et des lucioles. Les Buiùnas sont des êtres très importants dans les cosmogonies amazoniennes : mi-femme mi-grand serpent, ce sont elles qui sont responsables de l’existence et du débit des rivières. Le projet, qui mobilise de nombreux participants, humains et non-humains, élabore des gestes et des représentations, avec les moyens de la scène, du film, de la vidéo, de la danse, des installations, des publications, qui font écho aux catastrophes que subissent les cours d’eau en Amazonie. J’ai travaillé successivement avec trois rivières différentes, en restant trois ans sur place pour chacune d’entre elles. Avec la rivière Araguaia, j’ai travaillé autour de la mémoire des femmes qui ont combattu et sont mortes en essayant de s’opposer à la destruction de l’environnement, à l’époque de la dictature. Sur la Xingu, le travail a concerné la construction du barrage de Belo Monte[5]. À présent, j’écoute et traduis les témoignages de la rivière Tapajós sur la pollution au mercure qui résulte de la prospection massive et illégale de minerais par les garimperos.
Ces rivières se trouvent-elles sur les territoires yanomamis ?
GCdC — Elles se trouvent dans la forêt amazonienne, mais pas sur les territoires yanomamis. Ce qu’il s’est passé est qu’alors que je travaillais, en 2016, à une des œuvres issues de ce travail de recherche-création, Altamira 2042[6], j’ai lu La Chute du ciel et cette lecture a profondément transformé mon approche. La rencontre de la cosmologie yanomamie, décrite de manière si précise et imagée par Davi Kopenawa, et, aussi, la manière dont Bruce Albert a élaboré la mise en forme écrite des récits oraux de Davi m’ont permis de faire une place nouvelle aux langages multiples et aux effets de traduction entre eux. Avant, je me consacrais surtout à écouter les témoignages des gens marginalisés par les processus en cours, les habitants près de ces rivières. Grâce au livre, j’ai commencé à pouvoir écouter les rivières elles-mêmes. Mon travail, aujourd’hui, tourne autour de l’idée qu’une rivière n’est pas un objet, mais un langage. Les peuples de l’Amazonie le savent, même s’ils ne le diraient pas comme ça, et ils me l’enseignent. Les ressources apportées par le chamanisme tel que Davi Kopenawa a commencé à y donner accès offrent des possibilités inédites pour d’autres formes de partages sensibles. C’est une nouvelle technologie pour la création. Et le projet du film est né du désir à la fois d’explorer et de partager cette « technologie ».
ER — Gabriela m’a invité à la rejoindre alors qu’elle travaillait sur la rivière Araguaia, la première des trois, pour réaliser les films qui devaient faire partie de son projet de performance. À cette occasion, j’ai rencontré Edna Rodrigues de Souza, à qui est consacré mon film Edna[7]. Il s’agit de mon dixième film, mais de ma première collaboration avec Gabriela, comme coscénariste, assistante réalisatrice et comme productrice. J’étais venu pour que la caméra apporte des éléments audiovisuels à un projet scénique, et, finalement, Gabriela, avec ses savoirs et ses talents liés au théâtre, a contribué à l’existence d’un film de cinéma. Mais c’est typique des processus qui ont rendu possible La Chute du ciel, lequel est né de multiples rencontres, à commencer par celle entre Davi Kopenawa et Bruce Albert. La Chute du ciel est aussi, pour moi, dans la continuité de ce que j’ai fait auparavant, dans la mesure où tous mes films ont cherché à participer d’un portrait d’ensemble de la réalité brésilienne. Avec des dimensions inédites, comme la recherche d’une convergence entre spiritualité et matérialisme par les moyens du cinéma.
En 2016, vous lisez donc La Chute du ciel. Et que faites-vous alors ?
ER — Le livre couvre de multiples et complexes aspects qu’il aurait été impossible de tous prendre en charge dans le film. Nous avons eu très tôt l’intuition qu’il nous fallait nous appuyer sur la troisième des trois parties qui composent l’ouvrage, partie qui s’intitule elle aussi « La chute du ciel ». La première partie est consacrée spécifiquement à la cosmogonie yanomamie, c’est infilmable. La deuxième est une biographie de Davi, ce n’était pas ce que nous voulions raconter. La troisième concerne les rencontres des Yanomamis avec les Blancs et leurs effets. Il s’agit du moment où l’expérience vécue par Davi et les siens interfère avec ce qui relève de notre monde, puisque nous sommes aussi des Blancs, mais aussi celui où Davi adopte un comportement d’anthropologue pour nous étudier, nous, les Blancs qui avons envahi son monde. Lorsque nous avons rencontré Davi et Bruce, nous avons tout de suite dit que nous ne voulions pas adapter le livre, mais faire un film à partir d’un dialogue entre eux deux et nous deux. Et c’est ce qu’il s’est produit.
GCdC — Au début, nous nous sommes plongés dans le livre absolument pas avec le projet d’un film, mais comme ressource pour ce que nous faisions. Nous nous sommes immergés dans les mots et dans les sonorités et les images qu’ils éveillaient. On a tenté de se connecter à l’esprit du livre bien avant de commencer à entrevoir la possibilité, et, pour nous, la nécessité, d’en faire un film. Avec l’intuition que ce livre héberge la possibilité de nombreux films qui sont comme dissimulés en lui.
ER — On espère que d’autres les feront, et d’abord des Yanomamis. En ce qui nous concerne, nous avons pu progresser dans la conception du film grâce au soutien de Bruce Albert, qui nous a encouragés et nous a laissé toute liberté. Pour lui, il s’agissait d’un chapitre supplémentaire, et cela nous convenait très bien. Et lorsque le beau-père de Davi Kopenawa est mort, la cérémonie en son honneur, à laquelle, à notre grande surprise, nous avons été conviés, a été l’occasion de réaliser ce qui est en effet plutôt une continuation du récit de Davi tel que Bruce l’a transcrit dans le livre.
GCdC — Cet homme, le père de la femme de Davi, est très important dans le livre, c’est lui qui a initié Davi aux connaissances et aux pratiques chamaniques. Ses obsèques ont été l’occasion d’un cérémonial reahu, moment collectif où des membres des différentes communautés yanomamies, qui sont d’ordinaire dispersées, se rassemblent pour honorer un défunt selon leurs rites.
Cette cérémonie se déroule dans le « village » de Kopenawa, Watoriki, qui est une grande maison collective circulaire avec un grand espace au milieu. Y étiez-vous déjà allés avant de tourner ?
GCdC — Non, c’était la première fois que nous y allions. Mais nous avions travaillé ensemble, Davi, Bruce et nous, pendant près de cinq ans, à partir d’éléments du livre. Puis a commencé la pandémie de coronavirus, qui a affecté tout le monde. La pire menace qui pèse sur les Yanomamis est la contamination, c’est ce qui a causé de manière massive la mort des peuples autochtones depuis la conquête, et c’est encore le cas aujourd’hui. Le danger épidémique, ce qu’ils nomment xawara, est omniprésent pour eux : nous n’aurions jamais pu approcher ce que cela signifiait avant d’avoir fait l’expérience du Covid-19 comme menace collective. Lorsqu’il y a eu une rémission de la pandémie, en janvier 2021, c’est là que nous avons filmé, en étant aussi sous l’effet de cette expérience.
Le film s’ouvre par une longue séquence, très impressionnante, où la communauté yanomamie marche vers nous, les spectateurs, vers la caméra, avec, à sa tête, Davi Kopenawa. Comment l’avez-vous conçue ?
ER — La première séquence a un aspect théâtral, qui fait écho à ce que les Yanomamis appellent les danses de présentation, la communauté comme ensemble mais d’emblée perçue comme composée d’individus se présente à nous, peu à peu, dans un mouvement à la fois naturel et puissant. C’est comme si tout le film allait ensuite s’inscrire à l’intérieur de ce qu’il s’est mis en place dans cette avancée, cette rencontre, qui s’achève sur un gros plan.
GCdC — C’est aussi la première séquence que nous avons tournée à Watoriki, ce lieu dont le nom signifie « la montagne du vent », montagne qu’on verra ensuite à plusieurs reprises.
Dès ce premier plan, on est frappé par le caractère épique que l’image donne à celles et ceux que nous voyons. Cela tient, entre autres, au format de l’image, le CinémaScope, qui est d’ordinaire utilisé pour la fiction d’aventure dans les grands espaces plutôt que dans le documentaire ethnographique.
ER — J’ai fait l’image avec un autre opérateur, Bernardo Machado. Nous n’avons pas tourné en format Scope. C’est au montage que Gabriela et moi avons décidé de passer à ce format, de concert avec le monteur Renato Vallone : nous avons ressenti que c’était le type d’images qui correspondait au film et à ce que nous avions éprouvé en le faisant. On avait beau avoir beaucoup préparé en amont, ce que nous avons éprouvé en tournant, l’intensité des émotions dans ces circonstances particulières, celles d’un deuil, mais aussi d’un accueil très généreux à notre égard, les rapports aux réalités très concrètes, et même triviales, et aux aspects spirituels si intenses ont exigé les choix formels du film, dont le format des images.
Après l’ample récit de Davi Kopenawa tel qu’il est publié dans le livre, se trouve un très beau texte de Bruce Albert intitulé « Post-scriptum. Lorsque Je est un autre (et vice-versa) ». Il explicite le processus qui lui a permis de transformer les récits oraux de Davi Kopenawa, enregistrés au fil de dizaines d’heures de conversation en langue yanomamie, en un texte écrit et composé, mais en rompant avec toutes les procédures habituelles de la collecte de récits par les anthropologues, pour que ce soit bien Davi, qui n’a guère de pratique de l’écriture, qui en soit l’auteur. Diriez-vous que, dans une certaine mesure, vous avez cherché à mettre en œuvre un processus comparable, du texte vers le film, à celui que Bruce Albert a opéré de la parole vers l’écrit ?
ER — L’essence du livre est la rencontre entre Davi et Bruce et l’essence du film est la rencontre entre eux deux et nous deux. Et, de la même manière que Bruce a travaillé à rendre accessible tout en la respectant la parole de Davi, et, à travers elle, l’immense composition de rapports au monde matériel et spirituel, aux événements et aux mythes que le chaman et désormais leader politique qu’est Davi Kopenawa a partagé avec lui pour que lui-même donne accès à ses lecteurs à la manière dont vivent et pensent et rêvent les Yanomamis, nous avons travaillé à donner accès à ce même ensemble par les moyens du film. Donc, oui, il y a bien une continuité, ou du moins l’espoir d’une continuité entre ce qu’a fait Bruce et ce que nous avons fait.
GCdC — Le livre tel que Bruce l’a composé à partir des enregistrements (et aussi des dessins de Davi et des documents apportés par lui) fourmille d’innombrables pistes qui sillonnent en tous sens la réalité et l’imaginaire yanomamis. Le film ne reprend que certaines de ces pistes, mais, grâce aux possibilités de l’image et du son, grâce, aussi, aux circonstances particulières dans lesquelles nous avons tourné, il poursuit un peu plus loin sur ces pistes. Il faut comprendre que Davi et Bruce ont une très longue histoire en commun : ils se sont rencontrés en 1978, ils ont affronté d’innombrables combats, traversé des tragédies, joué, chacun à sa place, un rôle décisif dans la construction des conditions de résistance à l’extermination des peuples autochtones et à la destruction de leur milieu de vie. Et ils sont restés proches durant toutes ces années, comme d’autres grandes figures de ce processus au long cours de la construction des moyens de résistance à la destruction, comme la photographe Claudia Andujar ou le missionnaire italien Carlo Zacquini[8]. La longévité et la solidité de la relation entre eux sont exceptionnelles. Évidemment, nous nous plaçons dans leur sillage, en pleine reconnaissance de ce qu’ils ont accompli et de ce qu’ils représentent, en essayant de poursuivre ces chemins avec nos propres moyens expressifs.
Pratiquement, comment avez-vous fait ?
GCdC — Le point essentiel est qu’à notre tour, une grande part de notre travail a été d’écouter Davi Kopenawa. Le film est entièrement construit à son écoute. C’est ce qu’il dit qui guide et structure ce que nous filmons. Et ce même si nous ne comprenons pas sa langue. Nous avions étudié le livre en profondeur, nous avions transmis à Davi et aux Yanomamis ce que nous voulions filmer et comment, mais cela impliquait qu’il ait l’initiative de ce qu’il se passerait. Nous ne voulions pas le questionner, forcément en portugais, cela aurait formaté les réponses d’après notre approche. Sur la base du savoir venu du livre, nous voulions que les actes, les gestes, les durées, les manières d’agir soient initiés par Davi et les autres personnes présentes à Watoriki, pour, selon une formule de Bruce, « aller à la limite de notre savoir afin de rencontrer le savoir d’un autre ».
ER — Notre travail était d’essayer d’ouvrir les moyens du cinéma pour recevoir des manières d’exister, de ressentir, d’habiter pour lesquelles le cinéma n’est pas conçu. Capter des énergies, des formes de langage (pas uniquement verbales). Il ne fallait pas que la caméra soit dans une logique de capture, mais de disponibilité.
GCdC — Cette approche s’inscrit dans le projet de recherche où j’étais impliquée et qui ambitionne de documenter ce qui n’est ni visible ni audible. C’est du documentaire, bien sûr, si le documentaire est en lien avec la réalité, mais ce que les Yanomanis perçoivent comme la réalité est si éloigné de l’idée occidentale dominante…
Le film trouve de multiples réponses pour accueillir ces modalités différentes de relation à la réalité. Parmi les plus évidentes, figurent les séquences en relation avec la prise, par Davi Kopenawa, de la yakoãna, la drogue qui permet l’expérience chamanique, avec des effets visuels de superposition, de surexposition et de déstabilisation du cadre. Il y a aussi des scènes qui se déroulent dans le noir total.
GCdC — Oui, ce sont en effet certaines des manières par lesquelles nous avons essayé d’approcher la prise en compte d’autres niveaux de réalité. Ce sont des suggestions, forcément partielles et imparfaites, de ce qu’éprouvent les chamans. Il faut insister sur le fait que nous faisons un film, pas une expérience chamanique, il s’agit juste d’en indiquer des traces ou des indices, pas de prétendre la reproduire. Quand Davi prend la yakoãna, ensuite il marche dans la forêt, mais nous savons, parce qu’il l’a raconté, qu’il est accompagné des êtres spirituels qui sont au centre de la cosmogonie yanomanie, les xapiris, qui sont des « êtres-images ». Seuls les chamans les voient, pas question de prétendre les montrer, ce serait ridicule. En fait d’expérience paranormale, on a juste gardé des incidents de prise de vue qui se sont effectivement produits quand on l’a filmé sur le chemin sous les arbres, des images « ratées » qui, peut-être, convoquent le sentiment d’une présence. Nous ne croyions pas pouvoir aller au-delà. Plus généralement, nous avons tourné tout le film en état de perte de contrôle, en acceptant, ou même en souhaitant dépendre d’éléments que nous n’avions pas décidés. Avec l’idée que ce qui, en d’autres circonstances, aurait été considéré comme des erreurs ou des défauts serait porteur d’un sens, ou de sensations directement en lien avec ce que nous voulions partager.
C’est en particulier ce qu’il se produit durant les scènes de nuit, dans certains cas dans l’obscurité complète.
ER — Ces scènes sont importantes, d’une part, parce qu’elles renvoient aux conditions de tournage, où nous avons voulu ne jamais utiliser d’éclairage additionnel, et, d’autre part, pour ce qu’elles permettent. L’obscurité ouvre de grandes possibilités d’usage des sons, ce sont aussi de meilleures possibilités pour nous d’écouter, notre esprit est plus disponible. Dans le film, les sons visent à ouvrir la voie vers le monde des xapiris. Cette approche participe d’un des aspects de La Chute du ciel, comme tentative d’explorer des moyens pour aboutir là où le cinéma et le chamanisme se rencontrent.
GCdC — Les Yanomamis n’ont pas la même perception que nous de l’alternance du jour et de la nuit : pour eux, la continuité est plus importante que la différence, c’est comme dans un anneau de Moebius. D’autant plus s’il y a la relation maintenue avec les « esprits », avec les xapiris. Cela interagit avec une autre continuité que nous avons tenté d’approcher, celle des capacités de voir des chamans et celle des capacités de voir du cinéma. Les expériences chamaniques décrites par Davi renvoient à des potentialités du cinéma en termes de vision plus vaste ou plus lucide. Et aussi en termes de reconfiguration du temps, qui est un aspect majeur de ce que fait le cinéma.
Dans le film, figurent aussi des scènes étonnantes où, au cours du cérémonial, deux hommes assis face-à-face émettent des sons qui ne semblent pas être des mots et, pourtant, ils paraissent échanger, peut-être s’affronter.
GCdC — Il s’agit d’une phase de processus rhétoriques codifiés, très importants pour l’organisation interne de la communauté et qui se produisent durant ces cérémonies sur plusieurs jours et nuits[9]. C’est très impressionnant, ils peuvent pratiquer wayamu et yaimu pendant des heures. Nous avons voulu en garder trace sans trop nous y attarder ; on ne voulait pas en faire une curiosité exotique. Le passage de ces échanges sur des sujets très concrets et pratiques à des enjeux spirituels est une des formes de la continuité des manières d’exister et de percevoir des Yanomamis, manières qu’il est erroné de séparer en cases distinctes. C’est pourquoi nous gardons ces scènes comme une totalité, avec ce qu’elles ont de mystérieux.
ER — De même, les pratiques chamaniques se produisent au milieu des activités quotidiennes : autour de Davi ayant inhalé la yakoãna et entrant en relation avec les esprits, des gens continuaient de faire à manger ou la lessive, les enfants de jouer, etc. Le mythique et l’ordinaire se produisent simultanément et aux mêmes endroits. Pendant que quelqu’un fait le ménage, le chaman rêve et les xapiris agissent. Essayer de rendre compte de cela est un enjeu plein de défis pour le cinéma.
Aviez-vous choisi d’emblée de ne jamais montrer de Blancs ?
GCdC — Au cours du travail préliminaire qui a donné lieu à la rédaction de multiples formes du projet, nous avions envisagé de montrer des rencontres avec des Blancs, des situations d’interaction, qui peuvent prendre des formes variables, y compris très conflictuelles. On avait beaucoup d’images montrant des Blancs ; elles ont figuré dans des états du montage presque jusqu’à la fin. Ce n’est que dans la phase finale que nous avons décidé de les enlever. Nous avons choisi de cantonner la présence des Blancs sur la bande-son, avec les échanges radio et le bruit des avions en particulier. Nous avons voulu rendre perceptible qu’ils sont entourés, ou même encerclés par les Blancs, mais nous sommes restés avec les Yanomamis sans laisser entrer les Blancs dans le cadre, ce qui correspond à ce qu’eux-mêmes essaient de faire.
ER : L’existence hors-champ de la menace, pourtant omniprésente, est ce que nous avons vécu sur place. Au montage, nous avons aussi donné une autre traduction de la présence des Blancs, ou plutôt des effets de leur présence et de leurs actes, avec les extraits du film de Pelechian, La Nature[10]. Ces images en noir et blanc de catastrophes et de destructions renvoient, sans prétendre la figurer, à la chute du ciel que prévoient les Yanomamis à cause du comportement des humains, en tout cas de ceux qui dominent le monde. Ces plans sont une traduction visuelle de ce que les Yanomamis appellent la revanche de la terre.
Les événements historiques évoqués dans le livre concernent les trente dernières années du XXe siècle ; Bruce Albert a enregistré Davi Kopenawa, en plusieurs sessions, durant les années 1990. Avez-vous cherché à actualiser le propos ?
GCdC — Depuis la rédaction du livre, la situation a connu des évolutions, et nous avons tourné le film alors que Bolsonaro était au pouvoir, donc dans une période particulièrement difficile, mais le plus important est la continuité des processus. Il aurait été totalement faux de laisser entendre qu’il suffisait de se débarrasser de Bolsonaro pour que tout aille bien. Nous ne voulions pas que le film soit directement lié à l’actualité, mais plutôt qu’il traduise une situation qui s’est développée depuis cinq cents ans. En suggérant, aussi, que le caractère destructeur de la colonisation des prospecteurs, des éleveurs et des militaires à cet endroit témoigne du caractère prédateur des activités humaines telles qu’elles dominent le monde depuis l’ère de la colonisation. Bruce Albert dit que ce que nous avons fait aux Yanomanis est une préfiguration de ce que les humains font à la planète et à l’ensemble de ses habitants, y compris nous-mêmes. Nous sommes entrés dans la phase de destruction de notre monde, il n’y a qu’à regarder les images de Los Angeles, nous qui avons détruit tant de mondes et leurs habitants, humains et non-humains, sommes aussi en train de nous détruire.
ER — Il était important de tenir ensemble cet aspect local et cet aspect global. Au fin fond de la forêt amazonienne, Davi parle de décisions prises à Genève et qui affectent toute la planète. Il parle des choix de la diplomatie internationale. Il a pris la parole à l’ONU et devant des dirigeants politiques dans de nombreux pays, il connaît les enjeux mondiaux et la manière dont ils sont traités par les Blancs. Les fonctionnaires internationaux, en Suisse, n’ont pas la moindre idée de l’existence de Watoriki, mais les Yanomamis savent, ils ont appris où est Genève et en quoi cela a de l’importance pour eux – eux qui revendiquent de « tenir le ciel », de parvenir à faire encore le nécessaire pour que le monde tout entier ne s’effondre pas.
GCdC — J’aime le moment dans le film où Davi dit : « Nous avons été traités de peuple cruel[11], alors que c’est vous qui répandez la guerre, la destruction des ressources, les massacres… » Et il nomme les pays, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Suisse… Tous ceux qui ont construit leur existence sur l’avidité pour l’or et les richesses. Il s’adresse à la caméra, il s’adresse à nous qui sommes les héritiers de ces processus, nous les spectateurs, nous, Eryk et moi, qui sommes des produits de ce rapport au monde. Et le cinéma également. D’où la scène où le vieil homme, Justino, nous demande : « Serez-vous nos alliés ? » C’est la question essentielle pour notre temps. Qu’est-ce qui définit une alliance ? De quelle alliance sommes-nous capables ? Avec qui ?
ER — La question de Justino vaut pour le cinéma lui-même, du point de vue des peuples autochtones. Est-il, peut-il être leur allié ?
Davi Kopenawa a-t-il participé au montage ?
ER — Il a vu le montage à un stade déjà très avancé et il a été très content du résultat. Nous l’avons aussi montré à Morzaniel Iramari, un Yanomami qui a participé à la réalisation du film comme traducteur et a tourné certaines séquences, notamment lorsque Davi est sous l’influence de la yakoãna. Il a fait quelques propositions, à propos de moments dans le cérémonial que nous n’avions pas eu le droit de filmer, auxquels nous n’avions pas pu assister. On a réfléchi, avec eux, à comment leur faire place malgré tout. Plusieurs Yanomamis ont été directement associés au travail sur le film et plusieurs ont commencé à réaliser leurs propres films. En même temps que La Chute du ciel, nous avons produit trois courts métrages réalisés par des Yanomamis et coproduit avec Hutukara, l’association dont Davi est le dirigeant[12]. Et, à présent, nous produisons le premier long métrage de Morzaniel Iramari, dont le court métrage L’Arbre des rêves a déjà beaucoup circulé en festivals. Il est important, aussi, que, parmi les jeunes Yanomamis qui s’emparent du cinéma, se trouvent des femmes, Aida Harika et Roseane Yariana.
La cosmogonie yanomamie telle que Davi Kopenawa la décrit dans le livre La Chute du ciel s’appuie en grande partie sur la notion de ce qu’il nomme utupë et qui est traduit par « image ». Une caméra produit des images. Pensez-vous qu’il y a un sens à relier ces deux formes d’images ?
GCdC — Oui, et plus encore qu’on ne croirait. Dans un texte récent, Bruce Albert propose de traduire utupë par « image-et-son », ce qui nous approche encore davantage du cinéma. Cela reste dans le régime de la continuité, la non-séparation caractéristique de la manière de concevoir des Yanomamis. Utupë désigne une manifestation de quelque chose, tous les êtres ont un utupë et c’est sur lui que se jouent les effets des différentes interactions avec des forces, mais aussi par lui que ces forces s’expriment. Utupë peut véritablement faire du mal à quelqu’un, et nous savons bien que les images que produisent les moyens audiovisuels peuvent faire du mal. Nos technologies peuvent être des menaces, mais il y a la possibilité, peut-être, de les mobiliser aussi dans un autre sens. Travailler dans la forêt avec les Yanomamis a été, pour nous, ouvrir la possibilité de chercher d’autres usages de ces outils.
ER — Mettre le cinéma à l’épreuve de tout ce qui advient dans un environnement comme celui où nous avons tourné le film, la forêt, les rituels, la communauté, les manières de se comporter des personnes, nous a amenés à réinterroger l’ensemble des pratiques associées au fait de faire un film. De là est née la forme de La Chute du ciel.
NDLR : La Chute du ciel de Gabriela Carneiro da Cunha et d’Eryk Rocha sortira en salles le 5 février 2025. Et pour d’autres entretiens avec des réalisateur·rices contemporain·es conduits par Jean-Michel Frodon, retrouvez dès à présent, en librairie ou sur notre site, l’ouvrage Cinéastes du XXIe siècle, le nouvel Imprimé d’AOC.