Cinéma

Judith Davis : « Je cherche à réunir des mondes dans le même cadre »

Critique

Comment aligner son quotidien avec ses convictions féministes et écologiques ? Pour son deuxième long-métrage, Bonjour l’Asile, Judith Davis et son collectif théâtral rêvent d’un lieu du possible, utopie concrétisée dans la friche bretonne. Le spectacle est rare et réjouissant d’engagement, jusque dans sa création. À la Galerie Cinéma, où costumes et fresques de l’œuvre sont exposés, la réalisatrice revient sur sa méthode, personnelle et collective, pour faire drôlement des films drôles et politiquement des films politiques.

Six ans après Tout ce qu’il me reste de la révolution, Judith Davis revient avec Bonjour l’asile. Si elle signe seule la réalisation, le film reste l’émanation de L’Avantage du Doute, collectif théâtral qui écrit et joue ses propres spectacles sans metteur en scène attitré. Collectif qui aime surtout mettre en scène, au-delà de ses propres doutes, ses paradoxes et difficultés – mais aussi ses joies ! – à accorder son quotidien avec ses convictions féministes et écologistes.

En l’occurrence, le film démarre sur les retrouvailles mouvementées de deux amies de longue date, Jeanne l’urbaine et Elisa la néo-rurale, qui se rendent compte qu’elles ne sont plus sur la même longueur d’onde. L’amitié peut-elle exiger de fermer les yeux sur ce qui crispe les deux femmes : maternité accaparante, charge mentale, déséquilibre au sein du couple ? Jeanne part alors se ressourcer à l’HP du coin, ancien hôpital psychiatrique, devenu tiers-lieu rebaptisé Hospitalité Permanente. En bifurquant vers cet étonnant décor – une utopie concrétisée dans la lande bretonne – le film trouve son propre terrain de jeux, à tous les sens du terme. Ce fragile lieu d’accueil, vers lequel convergeront divers personnages et lignes narratives, s’avérera une scène de réinvention de soi, comme de son rapport aux autres.

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Bonjour l’asile offre le spectacle rare d’un engagement très articulé (jusque dans la fabrication de l’œuvre) qui aurait métabolisé dans la franche comédie. Le film est assurément l’un des plus drôles vu depuis longtemps, l’un des plus hybrides aussi, convoquant aussi bien l’art brut, le stand-up que la maïeutique émotionnelle des groupes de paroles. Voilà surtout un film qui remet en jeu sa forme et son propos au fur et à mesure qu’il se déroule devant nos yeux, et qui – en tressant notations de mœurs, élans libertaires et remises en cause plus perturbantes de carcans intériorisés – dessine un bel éloge de l’amitié comme premier des engagements politiques.

Parallèlement à la sortie du film, ses costumes (signés Marta Rossi) et dessins, peintures, fresques (signées Elsa Dray-Farges) sont exposés à la Galerie Cinéma (26 rue Saint-Claude 75003), pour transmettre son esprit carnavalesque. C’est là où nous retrouvons Judith Davis pour ce long entretien où se dévoile une méthode, à la fois personnelle et collective, pour faire politiquement des films. J.L

Nous sommes à la Galerie Cinéma. Pouvez-vous présenter l’exposition liée au film ?
Nous avons la chance grâce à Anne-Dominique Toussaint de pouvoir exposer les œuvres graphiques d’Elsa Dray-Farges et quelques costumes de Marta Rossi, la costumière du film. Je connais Elsa depuis longtemps et elle avait un peu travaillé avec nous au théâtre. Pour ce film, elle a été la main du personnage d’Elisa, jouée par Claire Dumas, illustratrice empêchée dans son travail car c’est une mère de trois enfants. Elle a voulu changer de vie avec son compagnon, mais elle est complètement en train de se dissoudre et ne parvient plus à travailler. J’ai demandé à Elsa de se fondre dans ce personnage et de faire les dessins qu’elle effectue par le film, parce qu’elle retrouve l’inspiration grâce à un double.
Pour la fin du film, j’ai décrit au scénario des fresques qui concluent un des fils narratifs du film, le rapport d’Elisa à son œuvre et sa collaboration avec son amie et collègue Jeanne, que j’interprète, dans leur façon de s’engager dans le monde, puisqu’elles faisaient des livres avec des habitants sur le terrain de la banlieue parisienne. Jeanne s’occupe du texte, Elisa des illustrations. La fin, grâce à la forme du film lui-même, devient la résolution de ce parcours. Ces fresques racontent l’histoire qu’on a vue et aussi le fait qu’elle a réussi à se remettre au travail.

Ces fresques ont été réalisées avant ou pendant le film ?
Au scénario, les fresques sont décrites. Je rêvais des grotesques. Je pensais beaucoup au carnaval. Ce sont des motifs qui ont inspiré tout le film, avec la question du double. Je pensais aux gravures de Goya, mais dans sa version nocturne, Les Caprices, les gravures qu’il faisait le soir sur les gens du peuple, quand dans la journée, il travaillait ses grandes œuvres plus académiques. Je pensais à James Ensor pour ses couleurs, sa manière de travailler le masque, le double. Je pensais à Bosch, évidemment. J’avais décrit ces références au scénario avant même de penser à Elsa, mais elles lui ont beaucoup parlé. Elle a ensuite vu des images du film et on a réfléchi à la façon de traiter les personnages du film de manière grotesque et carnavalesque, avec des différences d’échelle.
Je pensais à des fresques parce que j’avais ce fantasme de vraiment faire un travelling en plan-séquence. Pour mille raisons d’organisation, ça n’a pas été possible et il a fallu à Elsa le temps de travailler. Nous avons donc tourné le tournage du générique avec les fresques, quelques mois après la fin du tournage.

Comment s’effectue le passage du théâtre au cinéma, pour une troupe à la structure horizontale, sans chef ? D’où vient l’envie d’aller vers le cinéma ? Qu’est-ce que ça change dans la façon d’écrire et de fabriquer ?
L’Avantage du doute a été cofondé par Claire Dumas, qui joue Elisa, Nadir Legrand qui joue Amaury, Maxence Tual qui joue Bastien, Simon Bakhouche qui joue Cindy et Mélanie Bestel qui joue Victoire. C’est vraiment un projet collectif. C’est une envie qu’on dirait tous avec des mots différents, mais d’avoir un endroit de notre vie où la démocratie existe, n’est pas un donné, quelque chose qu’on construit ensemble. Déjà dans notre organisation du travail, parce que nous sommes aussi un collectif de production. Ça veut dire les affaires courantes. C’est très concret de fabriquer cette manière-là de travailler sans chef et sans hiérarchie.
Ensuite, l’écriture, c’est une manière de nous emparer de sujets qui nous tiennent à cœur, qui nous indignent, qui nous font bouger, où l’on se dit : « tiens, ça, ça vaut la peine d’essayer de concevoir un spectacle comme une conversation ininterrompue avec le public », et de flatter nos différences en nous encourageant. Pour ça, on n’essaye pas de se mettre d’accord sur une écriture commune. On écrit chacun une partie du spectacle, qui n’est pas du tout aplani par la collectivité. Ce sont, au contraire des « je » qui vont vraiment dialoguer et naviguer ensemble. On peut avoir des contrastes formels. On peut avoir des avis très différents. On peut mettre en scène le désaccord. C’est notre façon d’écrire. Ce n’est pas une écriture de plateau. Il y en a qui improvisent. Moi, j’écris de manière très classique des scènes avec des personnages, des dialogues, des didascalies, toute seule chez moi.
Après, c’est moi qui ai décidé de faire du cinéma, cet espace-là que je chéris, parce que c’est l’un des seuls où j’arrive à appartenir à un groupe de gens. J’ai tout simplement eu envie d’avoir plus de place, de dire « je » de manière plus grande et sur des projets plus développés. En parallèle de notre activité de théâtre, j’ai dit que j’allais faire mon projet. Ça ne pouvait pas être au théâtre. Je n’avais pas du tout envie de faire une mise en scène personnelle. Je tournais aussi comme actrice pour gagner ma vie et je suis cinéphile depuis longtemps. Tout de suite, ma manière de dire « je », d’avoir un autre métier, ça a été le cinéma, pour pouvoir développer des récits plus longs, avoir plus que vingt minutes ou une demi-heure pour raconter quelque chose.
Le scénario, je ne l’écris pas du tout avec le collectif. C’est une écriture personnelle, avec Maya Haffar, scénariste qui m’aide à structurer. Là où je ne veux pas que le collectif disparaisse, c’est que j’écris sur mesure pour ces gens avec qui j’ai l’habitude de réfléchir. Comme par hasard, comme j’écris en même temps que les pièces, les questions qui sont les miennes au moment où j’écris le scénario ont été les nôtres à un moment donné dans l’écriture du spectacle. Ce qui est formidable, c’est que je peux leur parler de motifs, de questions, de personnages qui sont familiers pour eux. Écrire sur mesure pour eux, ça veut dire que quand ils vont jouer le film, ils ne vont pas simplement faire leur partition. Ils viennent raconter toute une démarche. Ça leur plaît de se déplacer et d’être au service d’une partie plus grande qui serait la mienne.
Là, on retrouve quelque chose d’un ordre plus hiérarchique, d’autant plus que le cinéma est très pyramidal. Sauf que comme il y a ce fil à plomb du collectif présent sur le plateau, ça créée quand même une ambiance qui décale un peu le tournage traditionnel. Le fait que je sois regardée par des gens que j’aime, même si c’est moi qui ai le pouvoir de décision, il y a quelque chose qui s’équilibre. Parce que je suis vue. C’est important quand on a plus de pouvoir qu’au théâtre. Et puis tout simplement parce que c’est un bonheur absolu de pouvoir travailler ensemble. On sent ce truc de troupe. On n’avait pas énormément d’argent mais on sait et on aime travailler ensemble. J’embarque Tom Harari, le chef opérateur en lui disant : « Écoute, on ne peut pas la financer, mais est-ce que ça te dit de répéter pendant une semaine ? »
On a travaillé à la Ferme du Buisson, où on est artistes associés. On a mesuré le décor, on l’a dessiné au sol, comme ça on peut avoir à la fois une ambition de jeu et aussi de mouvements de caméras. On ne va pas se limiter au moment du tournage. On va avoir une vraie grammaire de cinéma qu’on va construire tous les deux. Et on va répéter, parce que sinon, six minutes de film, ça ne rentrera pas dans une journée de tournage. On ne pourra pas avoir d’ambition de cinéma. On va sauver le jeu, parce que c’est ma patrie, mon école. On a vraiment pu travailler le langage cinématographique avec Tom et Marion Bernard, la scripte, parce qu’on avait cette force de frappe de pouvoir répéter.

Vous avez appliqué cette méthode sur tous les décors ?
On a répété surtout les scènes où on savait qu’on n’avait pas beaucoup de tournage, dont la scène de l’apéritif au début, avec cinq personnages. On avait vraiment envie qu’il y ait une grande circulation, une dialectique coulisses-scène. Quand on reçoit, on est en représentation. C’est un motif assez classique de se dire des choses tout bas en cuisine avant de recentrer en scène avec le nouveau plat. On avait vraiment envie d’un ballet avec la caméra, avec ces allers-retours incessants, où le personnage n’a jamais cinq secondes pour s’asseoir, doit repartir pour satisfaire aussi bien ses invités que les enfants.
On a aussi répété les scènes dans les petites cabanes à carrelet sur le bord de mer. C’était un tournage délocalisé, avec une seule journée pour une grande scène, la marée qui monte, la figuration, un peu d’effets spéciaux. L’endroit est très exigu, donc il fallait vraiment répéter les mouvements de caméra.

Même si ce n’est pas du tout dans le même registre, la méthode fait penser à Dogville de Lars von Trier, qui ramène du théâtre dans le cinéma, alors que vous venez du théâtre pour aller au cinéma.
Le décor au sol, avec du gros scotch blanc, pour répéter ressemblait vraiment à Dogville. Là où je pense que moralement, il y a une grande distance avec Lars von Trier, c’est qu’il met en place un système de distanciation pour ensuite – avec un générique avec des photos qui sont très proches des personnages qu’on a fréquentés – nous dire en fait que tout ça était vrai, qu’il nous avait bien eus. Et cette façon de se venger, cruelle et sans dignité humaine, c’est la vraie vie.
En termes éthiques, nous c’est l’inverse. Je pars de la possibilité d’une familiarité entre spectateurs, spectatrices, acteurs et actrices. Ce qu’on fait sur scène, c’est un théâtre à hauteur d’humain. Toutes les contradictions qu’on met en scène sont ressenties par le spectateur. Ce ne sont pas des thématiques qu’on illustre, mais des moments de vie qu’on a aussi traversés et qu’on porte sur nos épaules.
Cette dimension de communauté entre la salle et l’écran se fait aussi, peut-être par mon expérience du spectacle vivant. Mon envie, c’est de dire « on est ensemble, on est vivant, on existe et je ne vais pas vous avoir ». On va plutôt partir ensemble et essayer dès le début du film de se tendre la main. Très vite, le couple bourgeois nomme les autres comme étant des caricatures. À partir de ce moment-là, quelque chose s’ouvre. Tout le monde se dit qu’il est invité à rentrer dans cette ronde des points de vue pour faire cette expérience ensemble.

On ne va pas faire toute l’interview sur Dogville, mais au niveau de la direction d’acteur, c’est aussi l’antithèse. Lars von Trier fait vraiment un film de démiurge, très exigeant voire sadique avec son casting prestigieux. Alors que votre rapport aux acteurs est totalement inverse.
Fabriquer du collectif, c’est vraiment un rempart à l’atomisation, à la déshumanisation stratégiquement à l’œuvre dans la société. Le fait d’être plusieurs, c’est le seul rempart. Le fait d’être vu, par un collectif qui compte pour moi, sur le plateau, ça pose évidemment comme point de départ qu’il n’y a pas de séparation entre ce qu’on veut dire et notre comportement. C’est une façon de faire du cinéma mais aussi une façon d’exercer la responsabilité, d’exercer le pouvoir.
De la même façon, dans cet HP, dans cette Hospitalité Permanente, on essaye de changer, de soigner et de questionner à la fois la question de l’organisation collective, les questions intimes et peut-être même psychologiques. Pour moi, la séparation entre ces questions fait beaucoup de tort. Elle réduit certains espaces – le foyer, le corps – comme n’étant pas du domaine du politique et permet encore l’application un peu partout de « la fin justifie les moyens ». Ça donne quelque chose de foisonnant où toutes les dimensions de la vie humaine sont réinterrogées, sans les hiérarchiser. Parce que le corps est un lieu du politique. Parce que le foyer en est un, parce que notre comportement en est profondément un et que si on ne le change pas, on aura toujours des Trump au pouvoir qui n’ont pas du tout vécu la phase de frustration. Il y a un problème dans son éducation. Mais bon, je m’égare.
En tout cas, ça pose profondément la question du démiurge créateur.

Comme actrice et réalisatrice, est-ce que vous avez le sentiment de diriger les scènes depuis l’intérieur ?
Une journée de tournage, c’est une pression économique du lever au coucher. Il ne faut pas dépasser d’une seconde. C’est un compte-à-rebours qu’il faut absorber et que je sens physiquement. Même s’il y a cette pression économique, il faut continuer à bien se comporter. Le moment du tournage est peut-être tendu, mais pas du tout angoissant pour moi. J’adore parce qu’on arrive préparé. Je ne suis pas du tout quelqu’un de stressé sur le plateau.
Comme on est un collectif sans metteur en scène, on a vraiment l’habitude du dedans-dehors. On a plein d’organisations pour ça, au théâtre. Quand j’écris une scène, soit quelqu’un me double et je mets en scène de l’extérieur et je sais comment je vais le jouer. Soit je demande à Claire Dumas qui est vraiment mon alter-ego de se mettre dehors et de me diriger. Au cinéma, c’est pareil. J’écris tout de manière très rythmique et organique. Je sais jouer tous les personnages dans mon corps et dans ma tête. Je les écris en les jouant.
Pour moi, ça m’aide d’être parfois au centre du dispositif, ou à l’extérieur, mais c’est comme si c’était une prolongation. On se connaît très bien. On sait s’adapter au langage de l’autre. Je sais ce qui leur parle ou pas. Je sais qu’il y a certains acteurs à qui il faut dire « plus vite, plus fort en volume » et d’autres à qui il faut rappeler toute l’histoire du personnage. Ce sont vraiment des natures très différentes. On se connaît suffisamment pour adapter la direction d’acteurs.
Au cinéma, j’ai une doublure pour que moi et Tom, on fasse le cadre. Ensuite, je tourne. Je vérifie quand Claire me dit qu’elle pense que c’est la bonne, parce qu’elle sait ce que je recherche. Neuf fois sur dix, c’est vrai. On ne perd pas un temps fou à regarder les prises. C’est plutôt une circulation. Parfois, ça donne des trucs rigolos. Je commence dans la scène. Il y a des longs mouvements de caméra. Je cours au combo vérifier le cadre. Je me précipite pour diriger un comédien hors champ pour qu’il soit bien dans le regard de l’axe, donc c’est assez drôle à regarder. Et j’ai commencé la scène en criant, parce que je suis le personnage qui ne veut pas que mon amie se fasse attraper par les flics. Quand il y a beaucoup de figurants et des mouvements de caméra assez longs, ça peut donner des situations complètement dingos.
J’aime les interprètes, la comédie, le jeu. Jamais, ça ne m’intéresserait de voler de la vie en rallumant la caméra, par exemple. Tout ce genre de fantasmes, d’aller prendre quelque chose de l’ordre de « ce qui échappe à ». Ce n’est absolument pas mon regard sur le monde. Ce n’est ni mon éthique, ni ma philosophie. Moi, je fais « en connivence avec ». Avec le public. C’est aussi pour ça que la nature de rire que je travaille est très particulière.

Il y a une grande scène d’un groupe de parole appelé « cérémonie du dénouement », qui démarre de manière presque comique et devient de plus en plus poignante. Au générique, un autre nom est indiqué pour l’écriture de cette scène.
Un carton cite Liora Jaccottet, qui est une ancienne élève de la Comédie de Saint-Etienne. On m’avait passé commande pour réaliser un court-métrage accompagnant la sortie d’une promo. Liora Jaccottet, qui est aujourd’hui actrice, autrice, metteuse en scène avait fait une impro où elle jouait elle et son père, parce qu’on avait discuté d’une engueulade sur la question du féminisme. Cette impro, je l’ai filmée et j’en ai fait une scène. C’était tellement massivement semblable à ce qu’elle avait produit en terme de texte, même si c’était moi qui avais inventé le dispositif que pour moi, ce n’était pas possible de ne pas la citer. Il y a beaucoup d’inspirations mais celle-ci est vraiment majeure.
Ma manière d’écrire est assez contradictoire avec ce qu’on apprend dans les écoles de cinéma ou les manuels de scénario. Je ne pars pas du tout d’une idée ou d’un concept, duquel je fais découler les choses. Je pars d’une matière très hétérogène. Cette idée d’amitié entravée par la maternité. Je vais discuter de boulot avec les filles et d’un seul coup, toute notre discussion est interrompue de questions extrêmement concrètes sur le corps du bébé… « Ah, et tu sais que dans l’obsolescence programmée de Günther Anders, on est vraiment sur ce paradigme, attends, je te laisse parce que là, il a vomi dans tout le couloir. Sa sœur est déjà en train de marcher dedans. » On a vraiment un collage de dimensions de la vie. Ça, ça peut être une source d’inspiration, aussi bien qu’un poème de T.S. Eliot.
Dans un second temps, je vais sculpter des motifs, une histoire et réorganiser cette matière.
J’ai donc toutes ces sources d’inspiration, et parmi elles, il y a cette scène où une jeune femme dit ce qu’elle a à dire à son père. Grâce à cet espace d’interrogation du monde, qu’est l’Hospitalité Permanente, on peut venir à un endroit collectif où on s’amuse à inventer une « cérémonie du dénouement ». Tout à coup, quelque chose que l’on croyait complètement intime, personnel, psychologique, une affaire privée comme on dirait, est hissée à sa dimension collective parce qu’elle est vue. On invente une façon théâtrale de la raconter, puisque la jeune fille choisit de faire les deux personnages : elle et son propre père, en elle, qui est en train de l’écraser.
C’est quelque chose que j’avais déjà expérimenté au théâtre et dans mon premier film, comment on a, en nous, les figures qui nous oppressent le plus. On les connaît du bout des doigts, tellement elles sont dans notre corps. On est les plus à même pour les jouer le mieux du monde. Ainsi, je jouais dans mon premier film mon père qui me parle des années 70 comme un moment incroyable et moi qui en ai marre.

Il y a aussi deux monologues confessions, qui sont appelés « l’espace des larmes ». Est-ce qu’ils ont été écrits par les comédien.ne.s ?
Tout ça, c’est du scénario 100 %. Mélanie Bestel ne ressemble pas du tout à Victoire. J’adore écrire ces personnages-là sur mesure pour mes collègues, parce qu’il y a un hiatus entre le personnage et l’acteur, qui fait qu’on n’est pas dans la redondance. Comme je cherche tout le temps l’humanisme derrière les phénomènes de classe et les violences de domination que j’essaie de décrire, ce petit décalage est toujours intéressant.
C’est très écrit même si Maxence Tual s’amuse à dire que le film est un documentaire sur lui. On est assez proche pour qu’on puisse en rire. Dans le collectif, ce sont des discussions que nous avons beaucoup eues, quand nous sommes devenus parents et que ça a modifié complètement la géométrie du collectif. Il a fallu mettre des mots sur ces injustices vécues. Je lui ai donc écrit sur mesure ce monologue mais il me dit que c’est exactement ça. Cette manière de se bloquer dès qu’il y a une dispute, de me dire que ça va passer, tout en sachant que ça va être encore pire. Ces espèces de mécanisme où plus l’homme se tait, plus la femme revendique que l’homme se positionne et formule. J’ai eu beaucoup de réactions aux projections où on me disait : « Mais vous êtes venue chez nous ou quoi ? »

On a l’impression que certains personnages sont des alter-egos et d’autres des antagonistes de leurs interprètes.
Claire Dumas et moi, ce n’est pas notre histoire mais c’est complètement notre histoire. Cette question de l’amitié, une relation affective qui se prolonge dans une relation citoyenne, c’est vraiment fondamental pour moi. Quand la maternité a empêché ça, parce qu’elle est un peu plus âgée que moi, il y avait un décalage et je n’étais pas du tout dans la vie familiale, c’était une grande violence. Il a fallu qu’on se comprenne sans se heurter. Aujourd’hui, il y a tellement de violence. On zappe tellement. On peut négliger aussi nos amitiés passé un certain âge, comme si l’amitié était forcément une relation liée à l’enfance ou à l’adolescence, quelque chose d’un peu immature. Je ne suis pas du tout d’accord. Mais qu’est-ce qu’on fait une fois qu’il y a eu des blessures, qu’on s’est dit des mots, qu’on s’est jugé sur des choses que l’autre ne pouvait pas comprendre, à cause de dilemmes entre un besoin d’être avec ses enfants et une aspiration à continuer à être soi. C’est vraiment un grand nœud dans le fait d’être une femme qui travaille et qui a des enfants. Quand on a tourné la scène, on a pleuré toute la journée.
Il n’y a que le rite qui peut nous aider à dépasser ça. Et le rite, on n’en a pas ! On n’en a pas parce qu’on est dans une société de merde ! Je peux le dire autrement. Il y a une profonde carence de civilisation. Donc, en fait, on n’a pas de rite ! Comment collectivement on peut inventer des mises en scène qui vont refaire rite ?
Moi, c’est la ZAD qui m’a totalement décomplexée là-dessus, qui m’a éveillée et enthousiasmée. On peut jouer à le faire et en jouant, on le fait vraiment ! Exactement, comme les enfants. On va inventer le rite de la cérémonie du dénouement de l’amitié abîmée. J’avais cette intuition qu’il faut des témoins, parce qu’encore une fois, ce n’est pas un problème privé. C’est un problème de société. Comment c’est possible qu’on méprise à ce point nos amitiés et nos relations affectives ? Parce qu’il n’y a que le couple qui est publicitaire et qui va vendre des magazines idiots ? Pour échapper à cette marchandisation des affects, j’ai trouvé un témoin adolescent Mamadou et Grosse Mamma, l’arbre le plus vieux du parc. C’est tout notre délire. On dispose. On met des fleurs. On se raconte. Il y a des formules. On nomme.
Moi, en tant que metteuse en scène et cinéaste, je dis que c’est un film qui dit et qui pense que c’est important de dire. Si vous ne voulez pas baisser la garde pour dire que c’est possible de faire ça au cinéma, tant pis ! Mais moi, j’essaye de partager ça avec vous. C’était émouvant. On a fait le rite dans le film et ce film a été notre rite à nous. La fiction et le récit sont des soins absolus de nos humanités, vraiment. S’il continue d’être soigné, pas marchandisé, pas standardisé dans le but de fabriquer un produit rassurant… Si on continue de soigner nos récits en les faisant dérailler, ce que j’essaye de faire formellement dans le film tout le temps, eh bien on va pouvoir mieux se comprendre ! Je crois profondément à ça, sinon je ne le ferais pas du tout.
Quand je vois comme ce n’est pas évident de faire un film pas standardisé, sans tête d’affiche, je ferais autre chose.

Est-ce que le lieu de l’HP, le château, est purement imaginaire ? Ou vous êtes passés devant un jour et ça vous a donné des idées ?
Je ne suis pas passé devant. Le lieu physique, je l’ai cherché. C’est un lieu complètement imaginaire que j’ai rêvé. Dans les débats à la fin de mon premier film, on me disait : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Je savais bien que la question était adressée à la personne, la citoyenne, pas la cinéaste. J’ai essayé d’être à la hauteur de ce que l’on peut rêver aujourd’hui comme autre monde possible. En même temps, ce n’est pas une utopie totale. C’est une utopie incarnée et réaliste, puisqu’inspirée de plein de choses qui existent et que j’ai vécues, visitées, lu sur. Tout ce que j’y mets, que ce soit dans l’organisation de l’espace – des cantines collectives, des habitats partagés, au contraire, des choses très isolées où on ne vient que pour un atelier, le rapport à la forêt – ce sont des choses que j’ai pu expérimenter.
Quand j’étais petite fille, j’allais avec ma mère à la cantine du Palais de la Femme sans savoir du tout que c’était un foyer d’accueil pour femmes. Tout cela a nourri pendant longtemps mon rapport à ce que la société peut mettre en place pour accueillir ou mettre à l’abri. Comme des associations qu’on nommerait aujourd’hui tiers-lieux. Dans les années 80-90, on ne disait pas tiers-lieu, mais il y avait des associations, des trucs à prix libre, de l’éducation populaire, de l’aide aux devoirs, des débats. C’est la vie des associations et de ce qui nous reste de démocratie.
Aujourd’hui, il y a des tiers-lieux beaucoup plus globalisants qui vont avoir tout un rapport au territoire, à la terre.
Il y a des ZAD, mais ce n’est pas l’histoire de l’HP, puisque l’HP, ce sera peut-être une ZAD après le film, mais pour l’instant, ça n’en est pas une. C’était plutôt un foyer d’accueil. Sur une zone à défendre, on va faire un certain nombre d’actions politiques pour défendre le lieu de son rachat et de sa rentabilisation, mais aussi on va le nourrir de directions auxquelles on croit, que ce soit sur la culture de la terre, l’accueil de gens de passage et en situation de danger. Tout cela existe, y compris les groupes de parole. Dans les groupes de parole, a priori, on n’est plus dans le domaine politique, mais je dis que c’en est un.
Pour les groupes de parole, l’inspiration est multiple. Ça peut être des gens qui viennent se désintoxiquer d’une addiction par la parole, ou des groupes de psychothérapie collective. Il y a plein d’initiatives formidables. Donc ça, ça existe !
J’ai cherché un lieu qui soit mystérieux, pour pouvoir basculer à l’image du côté du rêve, de l’imaginaire mais pas comme quelque chose qui n’existe pas. Plutôt quelque chose qui multiplie les possibles, qui ouvre d’un seul coup. Je me suis rendu compte que même mon imaginaire était sacrément étriqué par la pub, au sens large du terme. Il faut pouvoir rêver un peu sur un espace, un espace-temps même. Très vite, ça a été en dehors du tissu urbain. On aurait pu être au cœur du tissu urbain, mais c’est compliqué aujourd’hui de fantasmer un endroit où Google Maps disjoncte, où d’un seul coup il y a un avers du monde qui est encore à portée de main. C’est très important pour moi car je trouve ça très dur que tout soit à la lumière, qu’il y ait ce traçage mondial. Métaphysiquement, c’est très violent. C’est pour ça que j’ai pensé à la forêt.
Je voulais aussi que ce soit réaliste, que les gens, en sortant de la salle se disent qu’ils aimeraient bien passer deux, trois mois dans cet endroit. Il ne fallait pas non plus que ce soit Manderlay au cœur des brumes. Il fallait trouver ce dosage entre la beauté et le réalisme. En Bretagne, beaucoup de choses avaient été rénovées. Visuellement, c’est compliqué parce qu’on est dans le monde du pictogramme. Le point rencontre, il faut pouvoir rêver dessus.
C’est grâce à l’urbex que j’ai trouvé l’endroit, sur Internet. C’est une contradiction du monde. Il est sur Internet, mais il n’est pas répertorié. La végétation avait repris ses droits et en même temps, pas complètement. Ce n’était pas non plus flippant. Les intérieurs, on les a tournés ailleurs parce que c’était trop endommagé. Les tempêtes avaient abimé le lieu. Aujourd’hui, figurez-vous qu’il a été racheté pour en faire un hôtel de luxe, mais je ne sais pas où ça en est, parce qu’il y avait quand même beaucoup de dégâts.

Comment vous avez investi le lieu pour en faire un décor de cinéma ?
Je rêvais vraiment de cette cour. Au début, j’avais même pensé à un cloître. J’ancre le lieu comme étant un ancien hôpital psychiatrique, un ancien lieu du contrôle et de la surveillance, là où on met les gens a priori différents. J’aimais qu’il y ait cet ancrage historique, même s’il n’est pas développé. Je n’écris pas une thèse sur Foucault. Souvent les hôpitaux ont été dans des anciens lieux religieux. Le cloître est un lieu ouvert. Je rêvais d’un cloître avec un pan, comme un cloître en U, qui soit à la fois un endroit de répit où l’on pourrait se reconstituer et en même temps, ouvert. Le cloître, c’est aussi un dedans-dehors. Comme il y a des activités, il y en a marre de faire tout ça à l’intérieur du foyer. Il faudrait que tout le monde voie comment c’est un travail de faire la lessive. Si dans le cloître, on mettait la laverie commune comme ça tout le monde peut voir. Je m’étais fait tout un truc. Bon, je n’ai jamais trouvé de cloître puisque toutes les abbayes ont été rénovées.
On a trouvé ce lieu où il y a, quand même, cette espèce de cour plutôt en L qu’en U. On a un peu enlevé de végétation pour que ça fasse habité. Avec Aurélien Maillé, le chef décorateur, on a construit des toilettes sèches et une petite serre fabriquée avec des fenêtres. On a fabriqué un potager qui rappelle les Murs à Pêches à Montreuil. On a aussi pensé aux Lentillères à Dijon, une ZAD merveilleuse.
Dans les ZAD, comme l’espace échappe à la standardisation, d’un seul coup, on voit des choses merveilleuses. Le choc, quand j’ai découvert la forêt à Notre-Dame-des-Landes qui n’avait pas été foulée par un engin depuis plus de dix ans. C’est d’une beauté absolue. Même les constructions des maisons échappent aux normes. C’est très beau. Il y a beaucoup d’invention. Toute la grâce humaine peut se redéployer. Donc, je pensais beaucoup à tout ça.
En même temps, il fallait tout le temps être sur le fil, ne pas aller dans le sens du stéréotype, parce que sinon, ça n’invite pas les gens à faire un pas de côté. Dans le cadre, il fallait qu’il y ait des gens qu’on n’associe pas à ce genre de lieux. C’était un choix d’y inclure une colonie de vacances. Ça permettait de réunir des mondes dans le même cadre. Il y avait aussi ce grand porche, auquel je tenais beaucoup.
Pour en faire un décor de cinéma, on a beaucoup sécurisé. Je n’avais qu’une peur. C’est que quelqu’un se prenne une pierre sur la tronche. Les intérieurs, on les a trouvés dans un autre endroit, le domaine de Kermadio, une ancienne colonie de vacances rénovée pour faire des gîtes. J’étais contente des décors. C’étaient des très beaux espaces.

On n’a toujours pas dit que le film était très drôle ! 
C’est vrai qu’on l’a pas dit (rires). Pourquoi je choisis le rire ? Il y a plusieurs raisons. On parle depuis plusieurs dizaines de minutes et on fait toujours un portrait où l’on essaye de s’extirper d’une glu mondiale particulièrement violente. Chaque jour a son lot d’effroi et de sidération. Pourquoi le rire ? Pour justement sortir de cette sidération. Je suis très concernée par ce qui arrive à notre planète, mais si je ne ris pas chaque jour, c’est l’accablement. Le rire, c’est vraiment prendre soin de notre énergie vitale. Rire ensemble, c’est vraiment beaucoup. C’est vraiment très précieux. C’est aussi comprendre qu’on n’est pas seul et qu’on est tous dans un bateau commun. Le rire, ça refonde !
Après, c’est un rire particulier parce qu’il faut faire très attention à l’écriture, au jeu, au montage, à toutes les étapes parce que je ne veux pas que ce soit un rire moqueur. L’époque va trop mal pour être dans l’ironie. L’ironie, c’est vraiment se dire qu’il n’y a que le sujet et les « je » qui aient du poids, et tout le reste est vidé de sa substance puisqu’on peut rire autant de ci que de ça. C’est dégueulasse !
Il faut partir d’un miroir tendu pour pouvoir rire de nous. Pour ça, j’essaye que l’autodérision soit compréhensible. Je ne me fais pas spécialement de cadeaux. Jeanne est perdue dans Bagnolet. Le personnage s’auto-exploite complètement autant qu’Amaury, le promoteur immobilier, qui est dans un autre bord, mais voilà ce tout-numérique nous rend esclave des objets et de la multitâche. J’essaye d’en dresser un tableau suffisamment précis pour que tout le monde se reconnaisse. Le rire que je cherche essaye de s’adresser à l’intelligence des gens. Rire de ce qui nous arrive, c’est quand même une preuve de hauteur d’esprit. Si on peut rire de ce qu’on fait, si on se reconnaît, qu’on a baissé la garde et qu’on se dit : « ah oui, je suis aussi un peu comme ça » et qu’on rigole, il y a quelque chose qui est sauvable. Cette connivence-là me plait beaucoup. Ça fait du bien. C’est cathartique.
Si on a ce soulagement par le rire, alors dans un second temps, on va pouvoir regarder en face des choses beaucoup plus graves. On ne peut pas les regarder en face tout de suite parce je pense qu’on va trop mal. Si je commence par les questions qui m’habitent, les indignations qui sont les miennes, je ne sais même pas si les spectateurs ont envie de l’entendre. J’essaye de prendre soin de ça et en même temps, de regarder les choses en face.
Donc le rire et ensuite le paquebot change de direction lentement et on va pouvoir ensemble, une fois qu’on n’est bien ensemble, regarder les choses en face. Ça va passer par ne pas avoir peur de faire des scènes longues, des producteurs et des productrices qui me laissent les écrire, où la parole a le temps de dépasser son stéréotype pour pouvoir créer de la nouveauté. Ça, ça demande du temps. Ça demande du soin, ensuite un montage très précis pour pouvoir rebasculer dans une nouveauté un peu désarçonnante, mais qui ne nous perd pas. J’ai envie que ce soit populaire, qu’il y ait une forme de facilité, qu’il y ait de la douceur. Cette douceur-là, elle permet d’accepter la violence décrite sur ce qui est fait à nos corps, aux groupes humains, à la Terre, aux classes sociales dominées.

Est-ce qu’il y a un rapport différent au rire entre le théâtre et le cinéma ? J’imagine qu’au théâtre, vous jouez aussi avec les réactions de la salle.
Le spectacle, ce sont des écritures différentes, ce qui n’est pas le cas du cinéma. Au théâtre, il y a des écritures cousues. On aime laisser les coutures visibles parce que ça laisse la place au public de penser et de se positionner. Ça, c’est assez palpable dans la salle.
L’autre jour, il y avait une projection dans la salle de 500 places du Forum des Images. C’est quand même un bon échantillon et je suis restée écouter les réactions. J’ai retrouvé des choses qui se passent au théâtre. Déjà, il y a du temps avant de s’autoriser à rire. C’est complètement normal. On prend la température de ce qu’on voit. Au théâtre, c’est très direct parce qu’on voit tout de suite qu’il y a du burlesque, qu’il y a une distance, que c’est une grosse connerie. Au cinéma, ce n’est pas pareil. Le rire est armé pendant plus longtemps. Après arrivent les premiers rires assez massifs et communs.
Ce qui est semblable, et que j’aime beaucoup, sur certains trucs, il va y avoir une ou deux personnes qui vont rire un peu toutes seules, mais qui vont questionner les autres : « Pourquoi il rigole ? » donc ça va les faire rire. Le rire va circuler dans la salle, mais de manière beaucoup moins massive et plus isolée. Et ça, ça se passe tout le temps au théâtre. Ça veut dire qu’il y a quelque chose de l’ordre du vivant qui advient dans ce film, même si ce n’est pas du spectacle vivant. J’ai trouvé ça super de constater ça au Forum des Images.

À propos de ce temps d’adaptation, il y a une petite crainte, au début que le film « tire contre son camp », mais ce n’est parce qu’on n’a plus l’habitude de voir des films qui sont dans l’examen, et même la critique, constructive de leurs propres convictions. À part Nanni Moretti, auquel on pense forcément.
L’autodérision est la seule chose que j’ai trouvée en termes d’écriture pour donner confiance au plus de gens possibles. Je suis obligée d’en perdre un tout petit peu d’un côté. C’est un but, on dirait inclusif aujourd’hui, mais j’ai envie de toucher le maximum de gens. La question c’est toujours « qui s’adresse à qui ? ». Si je m’adressais à des gens qui sont 100 % comme moi, ce serait plus restreint. On serait tout le temps dans la tautologie. Là, j’ai envie de donner confiance à tout le monde. Avec le cinéma, j’ai envie de poser des questions qui sont claires. J’ai envie que les gens se positionnent face à une œuvre qu’ils ont vue, où il n’y a pas de doute possible.
Aujourd’hui, moi comme spectatrice et à cause de l’époque, je suis assez déstabilisée et mal à l’aise face à des œuvres dont le parti-pris derrière la mise en scène est suffisamment ouvert pour que le spectateur puisse y projeter absolument tout ce qu’il veut, mais surtout ce qu’il pense déjà. Et ça, c’est un grand truc du cinéma d’aujourd’hui et qui marche à fond les ballons. Ces films-là sont super encensés. Il n’y a pas de problème. Ça ne clive pas. Ça ne dérange pas. Et en fait, j’ai un petit problème parce qu’on flatte tout le monde. C’est suffisamment lâche – dans tous les sens du terme – pour que tout le monde puisse être conforté dans son endroit. Et on ne sait pas exactement avec quoi on repart.
Moi, ce n’est pas du tout ce que j’ai envie de faire, parce que ça me met mal à l’aise comme spectatrice. Je préfère ne pas être d’accord, discuter, me déplacer. Je suis vraiment en train de réfléchir quand je vais voir une œuvre, y compris et profondément avec mes émotions.
C’est pour ça qu’il faut slalomer sur une ligne de crête qui est hyper casse-gueule – j’en conviens – parce que je veux éviter tout dogmatisme, tout didactisme. En même temps, j’ai des valeurs profondes et des recherches que j’ai tellement envie de partager avec les gens. Si je les dis comme ça d’emblée, ce n’est pas possible, donc je suis obligée de montrer les contradictions de tous.
Pour ça, j’ai mon personnage, Jeanne, qui fait plein de trucs super mais qui est pleine d’apriori. Mais si elle n’est pas pleine d’apriori, elle ne peut pas voir une forme de réalité qui est : « Ok, ton mec, il est super engagé écologiquement parlant. Il est au Conservatoire du Littoral. Il se bouge. C’est super qu’il essaie de vivre autrement. C’est top mais est-ce que tu as vu comment il ne partage pas le travail domestique et comment il n’a pas du tout compris que l’espace qu’il vient de créer, c’est aussi un espace politique, y compris dans sa manière d’organiser le temps dans la maison et pour les enfants ? » Bah, en fait, je ne vais pas pouvoir le dire si ce n’est pas Jeanne qui n’est pas un peu critique à l’égard de son amie. C’est précisément ce que j’essaie de mettre à l’écran. C’est ce hiatus d’un engagement dans le monde, mais qui est complètement désengagé dans le foyer.
Je ne me moque pas tant du fait qu’il fasse de la permaculture, ce qui est super, mais je montre une contradiction, un dilemme qui n’est pas conscient. Si j’ai envie de parler de la domination de classes, je ne peux pas faire les gentils et les méchants. Ce n’est pas possible. C’est pour ça qu’Amaury est un transfuge de classe. Ça a été une grande question. J’ai opté pour en faire un trans-classes. S’être identifié à ce modèle de réussite crée de la violence sur les autres, mais aussi sur soi-même. C’est cette violence-là que j’avais envie de montrer. Ressembler au gendre idéal qui fait la pub pour la montre dans le métro et qui nous humilie à longueur de journée, comme toute la publicité capitaliste, il ne faudrait plus que ce soit un modèle d’identification. C’est cette conviction qui est motrice. Tout le monde veut ressembler à ça. J’avais besoin de dire que lui s’était identifié à ça, et ça a détruit son corps et son âme.
C’est effectivement une ligne de crête assez fragile.

Le double du personnage d’Elisa (Claire Dumas), un gros macho en slip, ramène l’humour et les pratiques du stand-up. C’est encore une couche d’écriture supplémentaire.
C’est une nuance supplémentaire du personnage et de la manière de fabriquer du récit. C’est intéressant que l’hétérogénéité de mes références soit visible dans une forme impure, une vitalité. Je ne clos pas l’objet sur lui-même. La musique, composée par François Ernie, ne va jamais souligner ou forcer des émotions, ou au contraire dans un but un peu plus branché, venir mettre un petit vernis, qui fait qu’on est sûr d’avoir assisté à un objet stylé, alors qu’en fait, on est resté assis au fond du fauteuil pendant tout le film. Ce que je veux, c’est que les gens soient redressés, tendus sur leur siège. L’idée du stand-up va dans ce sens.
Bernard, c’est Claire qui a inventé ce personnage. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle figure au générique comme collaboratrice artistique. Je lui ai dit : « Je suis en train d’écrire ce film. Je suis hyper intéressée par comment les oppresseurs nous ont colonisés, comment on est les plus à même de les jouer. » C’est ce qui se passe avec ce macho qu’on a toutes en nous. On se tape des ersatz de Bernard depuis qu’on est nées. On est vraiment très, très douées pour jouer Bernard. Surtout Claire ! Elle m’a répondu : « Ok, on amène Bernard ! » Avec son micro, il incarne le mauvais goût absolu. C’est son double qui vient la réveiller, à la fois pour exprimer ce qui l’oppresse mais aussi lui foutre un bon coup de pied au cul, parce qu’elle est en train de se faire avoir sur toute la ligne.
Il sort du miroir. C’est toute une dialectique du double, du reflet, du miroir, qui est celle de la théâtralité. C’est une autre dimension du scénario, peut-être la plus profonde, cette dialectique sur le masque. Je pose la question. Qui est le plus costumé ? Amaury avec son costard et sa mallette d’homme d’affaires ou un homme qui a fabriqué une parure avec des fils de serpillière qu’il découd parce qu’il est homme de ménage et qu’il s’est fabriqué un costume de dignité ?
Ça veut dire deux choses.
Ça veut dire qu’il y a une théâtralité dans nos rapports sociaux et dans les mécanismes sociaux, dont on perd la conscience. L’écrasement et la domination sont encore plus violents. Quand on est en train de vivre une situation humiliante, comme aller chez le banquier, se faire engueuler par son conseiller financier, on oublie que chacun est en train de jouer son rôle avec un texte écrit et un vocabulaire très précis.
« Je vous invite à vous asseoir… Je vous laisse prendre connaissance… » Ça, c’est parce qu’ils ont pour impératif – c’est le cas de le dire – de ne pas parler à l’impératif. C’est le même vocabulaire que dans l’hôtellerie : « Je vous invite à passer devant moi. » J’essaye de dire que tout ça, c’est du théâtre. Quand les gens vont revivre cette situation, ils vont se rappeler que c’est du théâtre et ça pourra les aider à avoir un peu plus de liberté. « Quand le patron est en train de m’humilier, c’est un personnage qui est en train d’humilier un personnage social. »
Deuxièmement, la théâtralité et le jeu sont des points de départ de renouveaux. Répéter et s’entraîner à faire, c’est faire !
Jeanne s’entraîne à dire son coup de fil parce qu’elle veut le dire bien, donc elle répète son texte, puis elle n’y arrive pas. Les hommes entre eux sont dans leur gaucherie, ne savent pas se toucher, ne savent pas se parler. Ils sont en apnée de devoir être dans cette compétition masculine, permanente. Quel que soit leur endroit, ça perdure et ça les encombre ! Eh bien, en fait, ils s’entraînent à dire : « comment tu vas ? comment tu as ressenti cet évènement ? » qui sont des choses dont les mecs parlent encore très peu, parce que les mots ne sont pas une habitude qu’on leur donne, parce que le patriarcat, parce que le virilisme.
Parfois, mon copain me dit : « Oh, là, là, il y a un drame dans la vie de telle personne. » Je lui demande s’il lui a parlé. « Mais non, je ne sais pas quoi lui dire. » Je lui réponds : « Écoute, tu sais quoi, c’est toujours la même chose. Tu t’écris des phrases type et puis tu les apprends par cœur, et en les apprenant par cœur, ça va être plus naturel. » Regarde, tu l’apprends par cœur : « Je ne trouve peut-être pas les bons mots, là tout de suite, mais en tout cas, je suis là et si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux m’appeler. » Paf, ça marche ! Et ce n’est pas du tout cynique, au contraire. Entraîne-toi à avoir ces paroles de soin qu’on ne t’a pas transmises. Je ne sais pas pourquoi, nous les femmes, c’est beaucoup plus facile. Peut-être parce qu’on a un rapport à notre corps différent. Parfois, je suis plus proche de la pharmacienne que je n’ai jamais vue de ma vie parce que j’ai un vertige, parce que j’ai mes règles et que d’un seul coup, il y aura une proximité que je ne pourrai jamais partager avec des hommes que je connais depuis hyper longtemps.
Je parle de ça à dessein, parce que c’était tout un truc dans les loges de théâtre. Je sais que j’ai des copains qui s’entraînent à ne pas être tendus quand on parle de ces sujets-là, à ne pas faire genre ils n’entendent pas, comme si c’était vraiment tabou.

Il y a une grande scène très drôle d’un groupe de parole masculine avec plusieurs participants. Est-ce que la scène a été complètement écrite au scénario, parce qu’elle peut donner l’impression que ça a été écrit au plateau.
Non, pas du tout. Je n’écris pas au plateau. La seule qui improvise, c’est Claire Dumas dans les scènes avec son double Bernard. Je lui laisse l’espace, mais en termes de mise en scène, il faut que ce soit simple au montage. C’est assez frontal, champ-contrechamp.
Mais pour cette scène du groupe de parole entre hommes, il n’y a pas du tout d’impro. Je connais les comédiens, dont certains étaient déjà dans mon premier film, dont j’écris pour leur phrasé, les mots qu’ils emploient. Quand on fait une lecture, je peux corriger mais vraiment sur des détails. Sinon, c’est vraiment écrit dans ma tête. Quand on tournait cette scène, Nadir Legrand qui joue Amaury disait : « N’oublions pas que tout ça est sorti du cerveau de Judith ! » Là, tout le monde rigolait et on repartait. Je mettais en scène des gens qui mettent en scène pour s’entraider à se détendre entre mecs. C’était une mise en abyme !
J’avais envie de montrer des corps très différents, des hommes très différents. Il y a des acteurs, mais quelques-uns qui ne le sont pas. Par exemple, celui qui dit : « quelle belle vulve, c’est pas facile », était le régisseur du château. Il était sur son quad à faire des tours toute la journée et je lui ai proposé de venir dans le groupe de parole. On s’est vraiment amusés tous ensemble. Rémy Ferreira qui joue Steve avec son habit très street, sa banane sur le côté, sa coupe, sa petite boucle d’oreille à côté d’un Alain qui a un look de commercial. Tous ces gars hyper différents, je trouvais ça très touchant. C’est toujours l’idée de mettre dans le cadre des gens qu’on ne réunit jamais, parce qu’on est tout le temps en train de nous exclure les uns des autres. On est dans un couloir fabriqué qui s’appelle notre classe socio-culturelle. C’est quand même infernal de nous retrouver qu’avec des gens qui nous ressemblent. On était tous hyper heureux de ce mélange.

Est-ce qu’une scène comme ce groupe de parole est plus longue à mettre en scène ?
Ce qui est long, c’est qu’il y a beaucoup de personnages, que la scène dure huit minutes et qu’on n’avait qu’une journée de tournage. Tout était extrêmement découpé en amont. J’adore ça, le découpage. La grammaire, c’est un jeu avec la scripte et Tom Harari le chef op’, qui est fabuleux. On peut apporter un cadre qui raconte ce qu’on veut dire. Après, il y a des contraintes économiques, où il faut quand même simplifier des choses.
Dans cette scène-là, il y a, en petit, toute la logique du film. On part sur quelque chose qui peut être burlesque avec ces hommes qui s’entraînent à dire le mot vulve. Ensuite, ils essayent de se familiariser avec le corps féminin pour ne plus être tendus. Donc ils répètent leur truc. Amaury qui est complètement désarçonné fait les yeux ronds, ce qui permet de prendre en charge ce que ressent le spectateur. Lentement, on passe vers quelque chose de beaucoup plus existentiel, vers une scène de soin où le personnage s’abandonne et s’ouvre à la possibilité d’une amitié. Ce chemin est très long et il fallait du temps pour le mettre en scène, ce qui a donné une journée dense.

Vous avez parlé de l’aspect carnavalesque, qui se retrouve beaucoup dans les costumes, qui sont exposés ici. Le carnaval est aussi une façon de réinterroger les normes sociales.
D’inverser les valeurs de domination.

Dans les costumes du film, il y a, à la fois, des costumes « extravagants », mais aussi des costumes plus ordinaires, légèrement modifiés pour qu’ils puissent rentrer dans le carnaval.
Baisser la garde, ça évite de regard général qui dit : « Ah, ce sont des zozos, des hippies sur le retour. » Il y a mille façons de les caricaturer, ce que ne fait jamais le film. Ils sont, chacun, traités avec beaucoup de précision. La nature de beauté que j’ai essayée de développer est précise. Elle s’inspire des Maîtres Fous de Jean Rouch, de l’art brut. Qu’est-ce que ça veut dire mettre à jour ce qui nous oppresse et en faire un costume de dignité retrouvée ?
C’est un grand tout. Ce collectif qui est une addition d’individualités. Le livreur Deliveroo, sa manière de transcender sa condition, c’est de s’être cousu des tee-shirts pour s’en faire une cape. Il arrive en disant qu’il n’est pas dupe, tout en ayant cette image et cette couleur si particulière, ce vert assez laid qui est arrivé dans nos vies. Mais il le montre avec une connivence et une intelligence retrouvée. Il l’affirme pour ne pas être réduit à sa condition.
Rémy Ferreira qui joue Steve a juste mis son costume de cérémonie, qui est son plus beau jogging, qui évoque les marques de luxe italiennes, très clinquantes. Personnellement, je trouve ça d’une laideur totale, mais je trouvais ça beau que pour lui, c’était ça être digne. C’est une autre manière pour les personnages d’apporter des formes de beauté, de soin.
Il y a le tablier brodé qui est exposé là-bas, un corps nu dessiné sur le tablier, clin d’œil aux tâches assignées aux femmes de manière classique. Derrière le ménage et la cuisine, il y a un corps vibrant, vivant. Le costume du roi ottoman, exposé à l’entrée de la galerie, est inspiré d’un vrai homme, que je remercie au générique dans les inspirations majeures : Vahan Poladian, un interné arménien qui a connu une vie d’exils et de souffrances et a fini dans un lieu d’accueil à Saint-Raphaël. Il chinait des choses brillantes en fantasmant ses origines perdues. Dans une des salles de l’institution, il cousait des parures incroyables. Chaque jour dans les années 70, il les mettait pour défiler. C’est merveilleux parce que d’un seul coup, il inventait son histoire avec ces costumes.
Le costume qui peut soigner, ce sont des choses dont on a beaucoup parlé avec Marta Rossi. Avec les fresques d’Elsa, ça se répondait vraiment sur le thème du carnaval. Mais le carnaval, ce n’est qu’un jour ! Pendant un jour, on va inverser les normes de domination, et puis après on va retourner bosser dans notre petit rôle et on ne va rien renverser. Ce que j’aime bien avec l’HP, c’est qu’il y en a qui sont tout le temps en costumes de cérémonie. C’est une manière de dire qu’ils sont tous les jours dans un état de révolte.

Même si le carnaval ne dure qu’un jour, il énonce l’idée que les normes sont fragiles.
Oui, ça infuse. La République a exterminé tous nos carnavals. Non pas que je ne sois pas républicaine… C’est pour ça que les allers-retours entre le « je » et le « nous », entre l’individu et le collectif, entre des cultures populaires et une unification républicaine, doivent partir d’une base vivante, vitale. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul carnaval sur notre territoire, à Dunkerque.

Il y a du festif.
Il y a des fêtes. Il y a du carnaval réinventé. L’esprit du carnaval n’a pas complètement disparu. Ça continue d’infuser, mais on n’a plus de rite populaire avec le jour du carnaval.

Ça pose aussi la question de l’institutionnalisation des tiers-lieux, parfois victimes de leur succès. À Paris, ils sont devenus la sortie du week-end.
Complètement. Ce terme est compliqué pour moi. C’est pour ça que j’ai résisté très longtemps à mettre ce mot dans le film. Mais j’ai cédé, parce qu’il fallait quand même qu’on embrasse une réalité. J’interroge tout le temps le langage, mais je ne peux pas mener une discussion autour des termes, dans chaque scène.
Chaque initiative, il faut lutter comme des malades pour éviter qu’elle soit récupérée et qu’elle devienne son propre produit. C’est le génie du capitalisme, même si ça m’arrache la bouche de dire ça. Chaque forme de contre-culture est à deux doigts de se transformer en son propre produit en une seconde. Le capitalisme se nourrit de ses ennemis et de ses propres déchets. C’est une vigilance de chaque instant. Il faut avoir une grande conscience et être structuré par rapport à ça et pas naïf.
En tant que spectatrice, ça devient très compliqué pour moi de voir des films qui sont très formatés mais qui parlent d’un phénomène de société en le dénonçant. J’ai beaucoup de mal à me positionner. Je vois bien que ça appartient quand même à un courant mainstream qui s’inscrit dans une logique de profit.

Ça rejoint la question d’un cinéma de la note d’intention (voire des bonnes intentions). Il y a beaucoup de films dits politiques où les choses sont courues d’avance. On sait ce qu’on va voir. On sait le discours qui va être tenu. Votre film est beaucoup plus insaisissable. Son propos se modèle au fur et à mesure qu’on le regarde, et a sans doute été modelé au fur et à mesure de sa fabrication.
J’avais envie que, dans la forme, il y ait des relances et des principes de déraillement. Ça permet d’appliquer formellement ce que j’essaye de créer sur moi et sur les autres : ce réveil, ce décalage, que ce ne soit pas selon la voix off urbaine qui me dise où je mette et où je n’ai pas le droit de me mettre. Pour le coup, j’avais besoin d’être à la hauteur de cette intention. Qu’on soit tout le temps désarçonné dans un sens plaisant. Ce film est aussi construit avec l’ambition de ne pas avoir un seul personnage principal. C’est difficile d’écrire un film avec plusieurs portes d’entrée, sans avoir la sensation qu’on a des bouts de récits parallèles. Il faut trouver l’organicité de tout ça. L’esprit de troupe a vraiment aidé. Avec Clémence Carré, la monteuse, on a beaucoup travaillé à ça. Le film est complètement basé sur le scénario à part quelques petites coupes.
À l’écriture, je travaillais déjà sur la théâtralité, sur le double, sur le jeu comme clef pour inventer de nouveaux rapports, développer de nouveaux affects. Mais je ne savais pas comment finir le film. S’embarquer dans une action politique, s’enchaîner au bâtiment et après, ça va devenir une ZAD. Tout le monde connaît cette histoire. On les a vues, ces images. Je n’ai pas besoin de rajouter des images vues à des images vues. Il y a tellement d’images que si on en produit, il faut qu’elles soient précieuses. J’ai eu l’idée que ce soient les personnages, le récit lui-même, et donc l’imaginaire, qui prennent les clefs du camion. C’est pour ça qu’à la fin, le film déraille en spectacle, ce qui peut nous aussi nous aider à trouver des solutions.
On dit tout le temps qu’il faut des nouveaux récits. C’est devenu une phrase mainstream. Mais tous les films se ressemblent et ne passent pas le cap de la visibilité et du financement s’ils ne sont pas anticipables comme produits. Et on ne s’en sort pas du mythe du héros, de la méritocratie, de celui qui réussit parce qu’il s’est bougé, et de celui ou celle qui va incarner un ersatz de messie qui va sauver la situation. Il faut absolument sortir de ça ! Et on sort de ça que si vraiment, on secoue le récit ! Je ne peux plus supporter l’histoire de celui qui s’en sort parce qu’il s’est bougé. Ce récit de la méritocratie nous fait du mal à tous les endroits, y compris pour des intentions louables.
Pour toutes ces raisons-là, je n’avais pas envie d’un personnage principal. J’avais envie de m’adresser au plus grand nombre et j’avais envie de secouer le récit, parce que je crois encore au récit comme aide pour penser un ailleurs, pour sortir de la glu.

Vous dites que le film c’est le scénario. Mais à quel moment de l’écriture ou du montage, vous vous dites que le film est achevé ?
Je ne réécris pas beaucoup. Il y a des gens pour qui le scénario va être un support, le tournage un dispositif et le montage une réécriture. Ce n’est pas ma façon de faire.
J’ai travaillé très différemment pour le premier et le deuxième film. Pour le premier, je n’avais jamais écrit de scénario. Donc, j’ai tout appris. J’ai écrit beaucoup trop tôt la continuité dialoguée et j’ai dû la réécrire beaucoup. Là, j’ai plus d’expérience dans l’écriture de scènes, aussi grâce au théâtre où j’ai écrit des scènes longues, complexes avec beaucoup de personnages. J’avais des bouts de dialogue, mais j’avais un traitement très précis. Sur le montage, on a eu assez vite quelque chose qui se tenait, mais on a ensuite travaillé sur les équilibres des personnages. À un moment donné, on a ouvert pour vraiment bien écouter tous les retours. On a aussi assumé le fait de découvrir un personnage, Victoire, par sa propre publicité. Au début, ça ne passait pas ! Je ne sais pas pourquoi. Je répondais que c’était rigolo, original, d’en passer par les vidéos promotionnelles.
Vous en pensez quoi de découvrir un personnage par sa publicité ?

C’est drôle. C’est encore une couche de facticité qui révèle celle du personnage.
Ce n’est pas grave si on le comprend de manière rétroactive. J’ai allégé ça, mais à un moment on aurait presque dit qu’il y avait une page publicitaire dans le film. Quand j’étais enfant, je me souviens des coupures pub pendant les films. C’est quand même d’une grande brutalité. Maintenant, ça existe dans les pop-up sur Internet ou sur le téléphone. J’avais envie de créer cette sensation-là mais je l’ai atténuée, après des discussions.

C’est aussi un pur procédé de comédie. Comme ça, ça me fait penser à Zoolander (Ben Stiller 2001) où le personnage est d’abord présenté par un flot de reportages people, de photos de mode ou de clips MTV. Il y a une débauche visuelle assez agressive avant la première vraie scène avec le personnage. Mais c’est un personnage qui est lui-même une caricature médiatique.
Je pense à une autre référence inconsciente puisque c’est un film qui m’accompagne tout le temps, Network de Sidney Lumet (1976). À la fin, il parle de comment la télévision – Internet, c’est la même chose – devient, non pas un reflet, mais le cœur de nos vies. On se met à vivre pour faire comme dans la série ou comme dans la pub. Cette réversibilité de nos rapports aux images et aux récits est très préoccupante. À la fin, il y a un dézoom sur une mosaïque avec toutes les chaînes. Ce film raconte vraiment comment un non, une réaction est récupérée pour devenir un « show du non ».

Au début, il y a aussi un montage sur les agressions sonores de la vie quotidienne. Très simple et très efficace.
On a travaillé ça, dès le générique, avec Anaïs Mak, avec ce collage de formulaires et de la musique d’attente. Grâce au film, je vis mieux l’enfer que c’est. Pendant le covid, j’en pleurais au téléphone : « J’ai changé d’ordinateur, je n’ai pas le bon mot de passe. Quand je dois réinitialiser, je n’ai pas accès à la bonne boîte parce que je n’ai pas d’identifiant… Mais je me suis fait voler cette adresse mail. » Ah, eh bien, vous ne pouvez pas avoir accès au formulaire de demande… Je finis par hurler sur la personne et après j’ai honte. « Mais pardon, vous êtes une interface, non vous êtes une personne. » Tout le numérique est une situation de grande violence pour beaucoup de gens. Il y a un stress total de cette soi-disante facilitation de la vie. Et puis les voix-off d’annonce dans la ville, dans les magasins, le métro, le train qui sont incessantes.

Est-ce que la gestion d’une troupe vous habitue plus à l’administratif ? Un cinéaste ne travaille pas forcément à la production de son film, alors qu’une troupe de théâtre peut-être plus directement.
Nous devons tout le temps remplir des dossiers pour avoir des critères de « soutenabilité ». Ce sont surtout les administrateurs et administratives de production qui se tapent ce travail. Ce n’est pas la partie la plus sympa de leur taf. C’est ce que font les producteurs et les productrices.
Je suis hyper proche du budget parce que j’ai fait mon premier film avec 200 000 euros. La direction de production, je vois à quoi ça ressemble. Dès l’écriture, j’ai tout de suite la transcription financière d’économies réelles de ce que ça coûte. Dans ma culture, l’artiste n’est pas séparé des conditions de fabrication de son œuvre, alors que c’est très traditionnel en France.

Vos deux premiers films commencent avec votre personnage balloté dans des environnements urbains contemporains : le quartier de la BNF dans Tout ce qu’il me reste de la révolution et Bonjour l’asile à proximité de l’échangeur de Bagnolet. Ce sont des lieux d’interface qui fonctionnent plus ou moins bien. En creux, est-ce que vous avez l’intention d’interroger les ratés de l’urbanisme ?
Le personnage d’Angèle dans Tout ce qu’il me reste de la révolution était urbaniste. Elle avait voulu l’être pour améliorer la vie des gens, et se retrouvait à tracer des cotes pour les gymnases. C’est tout le paradoxe des gens qui veulent changer le monde en s’investissant dans leur travail et se retrouvent à faire des trucs qui n’ont rien à voir. J’avais beaucoup lu Éric Hazan, Paris sous tension et L’invention de Paris. C’était formidable de lier la question architecturale, l’évolution de la ville avec le politique. J’étais particulièrement attentive à tous ses développements sur le périph’ et la cassure urbaine qu’il avait fabriqué et l’évolution concentrique de Paris, là où les autres évolutions concentriques n’avaient pas produit cette rupture-là. Celle du périph’ est une rupture urbanistique et sociale profonde.
Moi, j’ai grandi sur les Maréchaux, Porte de Bagnolet, Porte de Montreuil. Cette béance de l’entre-deux villes, entre Paris qui est fini et la banlieue qui tarde à commencer, crée une étrangeté. Il y a une violence. Il y a un froid. On retrouve ça sur les quartiers de la BNF parce que ce sont les fausses bonnes idées à l’américaine. Ça crée des circulations très particulières. Il y a beaucoup de vent. Il fait très froid. Il n’y a plus de recoin. Il y avait donc des plans à la Jacques Tati, où le personnage est assez petit et lutte contre les éléments.
Là, le début est à Gallieni : gare routière, centre commercial, A3. Dans ces interfaces, on a explosé l’ancienne ville de Bagnolet et on n’a jamais su réparer le tissu urbain blessé. Ces endroits-là m’intéressent beaucoup. Il y a des trucs au-dessus, en dessous. Ça vient de partout. C’est particulièrement dingo, et c’est familier en même temps.
Maintenant, j’habite de l’autre côté.

Bonjour l’Asile, Judith Davis, 26 février 2025. 


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