Cinéma

Marie Losier : « Tous mes films ont un lien au corps, au corps libéré, dans tous ses états »

Critique

Que se passe-t-il lorsque Peaches, une artiste queer et extravagante, qui a fait de son corps une œuvre d’art et qui n’a pas peur de le montrer et d’en rire sur scène alors qu’il est ménopausé, rencontre la Bolex 16 mm de Marie Losier, une réalisatrice qui sait créer des images où transpirent l’énergie et la vie des corps filmés ? Ça donne un film punk et sucré, aussi doux qu’électrique, une rencontre créative freak et pleine d’amitié.

Marie Losier est une cinéaste qui défie les catégorisations. On pourrait dire d’elle qu’elle est à la fois une documentariste, une cinéaste expérimentale et une portraitiste, mais ces étiquettes rendent peu justice à la diversité et, surtout, à la vitalité d’une œuvre entamée depuis plus de vingt ans. Sa filmographie se dessine comme une constellation de portraits de personnalités qui envisagent leur vie comme une performance, voire une œuvre d’art : le musicien Genesis P-Orridge, saisi lors de sa transition de genre (La Ballade de Genesis et Lady Jaye, 2011), le catcheur travesti Cassandro el Exótico (Cassandro the Exotico !, 2018), le musicien électronique et expérimentateur sonore Felix Kubin (Felix in Wonderland, 2019).

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Et donc, aujourd’hui, Peaches Goes Bananas, enthousiasmant portrait au long cours de la musicienne, activiste queer et féministe Peaches, dont le premier tour de manivelle a été donné… en 2006. Film-patchwork qui circule avec une aisance stupéfiante entre scène, coulisses et intimité familiale, révélant le lien secret et sacré entre l’exubérante performeuse et Suri, sa sœur handicapée. Mais un tel film ne consiste pas simplement en un mélange de captations de spectacles et d’enregistrements du quotidien. Il se met véritablement à l’unisson de son modèle en prolongeant l’énergie des concerts qui interrogent les représentations du corps féminin via de stupéfiants jeux de costumes, de lumières et de rythmes. Sur la matérialité de la pellicule 16 mm se dépose, alors, un kaléidoscope vibrant, où s’entremêlent l’électricité de la performance, la ferveur de l’engagement et la joie de l’expérimentation.

Parallèlement à son activité de cinéaste, Marie Losier fait aussi œuvre de plasticienne. Au moment où nous la rencontrons dans son atelier aux murs recouverts de dessins flamboyants et de photos amicales, elle met la dernière touche à l’exposition « Hooky Wooky », présentée jusqu’au 31 août 2025 à Antre Peaux, à Bourges, avant d’aller présenter à l’International Film Festival de Rotterdam son prochain film sur le mythique groupe masqué d’yeux géants, The Residents. J.L.

En ce moment, vous mettez la dernière touche à une exposition présentée à Bourges. Est-ce que vous envisagez votre travail plastique comme un prolongement des films ?
Ce travail a été assez caché pendant des années parce que je n’avais pas la possibilité d’avoir un atelier à New York et je n’avais pas de galerie. Je faisais des dessins, mais que je ne montrais à personne et qui ne prenaient pas vie, en tous cas pas pour les autres. Mais je faisais des costumes. Je faisais toujours du bricolage. Là, depuis que je suis à Paris, en 2015… Je suis arrivée à la Cité des arts il y a donc dix ans.

Et avant, vous étiez à New York depuis…
1995 ! Et je n’avais jamais vécu à Paris, donc c’était un choc. Je ne connaissais personne. Ne pas connaître le milieu, les gens, mais parler la langue et avoir une sorte de familiarité qui, en fait, ne lie à rien, c’est très compliqué. C’est comme recommencer sa vie dans un autre pays. J’ai eu la chance de rencontrer Anne Barrault et sa galerie, rue des Archives, à côté du musée de la Chasse et de la Nature. C’est une femme génialissime. Elle avait vu mes dessins dans le bureau d’une de ses copines. On s’est vues. Elle m’a demandé si je voulais faire une expo. Alors là, j’étais complètement sidérée. Elle m’a prise dans sa galerie et ça m’a permis de ne plus cacher mes œuvres, de pouvoir les développer et les exposer. Ça donne un vrai désir de créer. J’ai commencé la céramique toute seule aussi. J’ai fait une série de caméras molles. Puis j’ai fait plusieurs expos, des muraux. C’est comme si c’était une partie du cinéma, mais qui devenait extrêmement rapide, concrète et tactile. Ça fait vraiment du bien, parce que les films mettent tellement d’années à se faire. C’est parfois très solitaire aussi. C’est quelque chose qui prend tellement de temps qu’on n’en voit pas la concrétisation, alors que faire un dessin ou une sculpture, c’est tellement physique que c’est merveilleux ! Le changement, le rapport aux choses, aux objets pour imaginer ! Il y a des sujets et des thèmes qui se recoupent, mais d’une autre manière.
Là, je prépare une exposition avec presque tous mes dessins, mes sculptures, beaucoup de films et des « boîtes à films ». Juste avant, c’était à Thiers, au Creux de l’Enfer [l’exposition « Kino Volcano », présentée entre le 25 octobre 2024 et le 19 janvier 2025, ndlr].

Qu’y a-t-il dans les « boîtes à films » ?
Je suis en train d’en finir une. Elle est en train de sécher [elle est posée sur le sol derrière nous, il s’agit d’une boîte blanche munie d’un œil géant, J.L.]. Ce sera pour un nouveau film sur The Residents. On regarde à travers. Celle-ci a un kaléidoscope. On regarde un film inédit à la hauteur du corps. Il y a des boîtes qui sont au mur. Il y en a qui ont des yeux. Il y en a qui ont des perruques. Il y en a où on met la tête dans un trou pour voir un film. Elles contiennent toutes des rushes de moyens- ou longs-métrages qui n’ont pas été utilisés. Et j’en refais des films pour les galeries. Pour la boîte sur Peaches, on doit monter des escaliers, mettre la tête dans un trou et découvrir un film secret. Soit ils doivent se baisser, soit monter sur les marches. C’est intime. C’est un petit cinéma individuel qui demande aussi, à celles et ceux qui regardent, d’être impliqués physiquement. Et ça, j’aime bien !

Comment avez-vous rencontré Peaches et comment s’est cristallisé le désir d’un film ? Surtout qu’il vient de très loin.
Dix-sept ans ! 2006, c’est notre rencontre à Bruxelles au Jardin botanique. Je venais en Europe pour la première fois, même pas en France. J’étais avec Psychic TV, avec Genesis P-Orridge. C’était aussi la première fois que je les filmais. C’était le début de mon premier film, mais je ne savais même pas que ce serait un long-métrage. Je ne savais pas ce que je faisais, mais ils m’ont embarquée pour une tournée d’une semaine dans un bus alors que je ne savais même pas comment ça se passait. Bien sûr, c’était extraordinaire pour moi.
Dans le couloir de l’Orangerie, il y avait Peaches, que je ne connaissais pas du tout à l’époque. Elle m’a vue avec ma petite caméra Bolex 16 mm. « Qu’est-ce que c’est, ce truc ? Mais, moi aussi, je veux que tu me filmes ! » Genesis est venue dans la loge de Peaches et de son groupe. Elles ont parlé. Je les ai filmées, puis, après, j’ai filmé Peaches toute seule là-bas.
À l’époque, je pensais que Genesis P-Orridge ouvrait pour Peaches alors que c’était l’inverse. Je l’ai rencontrée une soirée. Elle a beaucoup apprécié la rencontre et le fait que je lui envoie les rushes. Ensuite, elle venait beaucoup à New York pour voir sa sœur. Nous nous sommes retrouvées là. Je ne sais pas trop rencontrer les gens sans qu’il y ait processus de création. Pour elle, c’était aussi assez naturel d’être filmée. Elle m’a embarquée rencontrer sa sœur Suri. C’est là que le film s’est lancé, sans savoir que ce serait un long, sans savoir qu’il y aurait dix-sept ans, sans savoir qu’il y aurait, aussi, beaucoup de temps inoccupé parce que j’avais d’autres films en cours.
Le temps a raconté l’histoire, et puis il y a eu des soucis. Je n’avais pas d’argent. Il y a des moments où je ne filmais pas. Il y a des moments où j’ai changé de pays. Le film s’est fait organiquement avec le temps.

À quel moment le film a-t-il fini par se cristalliser ?
Au moment du Covid-19. J’étais tellement isolée. Je n’avais pas d’autre projet en cours. C’est là que Carole Chassaing, ma productrice, qui m’a aidée pour faire et finir Cassandro the Exotico !, mon premier long produit, m’a rappelé que j’avais ce film sur l’étagère depuis tant d’années. « Il serait peut-être temps que tu le finisses. Je veux bien t’aider. » J’ai regardé à nouveau les rushes. J’ai recontacté Peaches et je suis allée la voir à Berlin. On a recommencé à filmer, à enregistrer des interviews. Finalement, on a eu une petite bourse du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), une autre d’une région. J’ai continué à filmer jusqu’en octobre 2023 et nous avons commencé à monter par petits bouts.
Aël Dallier Vega, la monteuse avec qui j’aime beaucoup travailler et qui a monté Cassandro the Exotico ! et Felix in Wonderland, n’était pas libre tout le temps et, moi, j’enseignais. On a aussi fait le montage avec le temps, ce qui a aidé. Ce n’était pas un montage évident. J’étais horrifiée par mes premières images d’il y a dix-sept ans. Quand j’ai commencé, je ne savais pas que je faisais un film. Ce n’était pas focalisé sur une idée précise. Et, surtout, le son était très mauvais. Heureusement, nous avons pu avoir deux semaines et demie de mixage qui ont sauvé beaucoup de voix et de sons. Pour faire exister des passages que nous avons choisis avec Aël : là on peut, ça raconte l’histoire. Mais il y a tellement de choses que nous avons dû écouter et, ensuite, éliminer parce que c’était trop mal enregistré ou trop peu sonore ou pas développé. Il y a aussi eu des passages où j’ai dû reposer des questions à Peaches, qui n’est pas tellement une artiste qui aime parler, qui est plus dans l’action.

La toute première séquence est très forte. Peaches est filmée frontalement. Elle déclame ses paroles face caméra (« Vaginoplasty / Why do you ask me ? / Vaginoplasty / I keep it nasty ») et on est déjà dans la performance ou la poésie sonore.
J’ai enlevé la musique.

Est-ce que cette première séquence est une cocréation ? ou une proposition qui vient d’elle ? ou de vous ?
C’est complètement moi !

C’est très lié à l’esprit de ses concerts et performances, mais ça ne peut pas être autre chose que du cinéma.
On n’était pas sur scène. Je voulais qu’une de ses chansons soit parlée pour qu’on écoute les paroles. Quand on filme la musique ou un concert, on écoute rarement les paroles. On est dans le geste. On saisit peut-être un refrain : « Fuck the pain away ! » Les paroles de Peaches sont très parlantes. Il faut qu’on les écoute et qu’elles deviennent un poème parlé. Et j’adore aussi la poésie parlée.
Je l’ai mise sur un fond noir. J’ai fabriqué des petits filtres que j’ai mis devant la caméra, d’où les couleurs. Et je lui ai dit : « Voilà, raconte les paroles de “Vaginoplasty”. » Sans le savoir, j’avais filmé un bout de cette chanson et je les ai fait coïncider pour passer ensuite au concert. C’est vraiment une mise en scène de tableau vivant de cinéma et pas du tout liée à son monde.

Dans les dix-sept ans de fabrication, on a l’impression que vous êtes d’abord rentrée dans le projet par le versant familial, avant les captations de concerts et les coulisses.
Complètement. Mon idée n’était pas de faire un film musical. Elle était assez connue à l’époque, mais aujourd’hui moins. Il y a plein de jeunes dans ma classe [à la Haute école d’art et de design (HEAD) – Genève, ndlr] qui ne savent pas qui c’est. J’adore : « Chouette, ça va vous parler ! » Le milieu queer, il y en a qui connaissent, d’autres non.
Pour moi, la rencontre s’est faite de manière très intime. Elle m’a tout de suite embarquée pour me faire rencontrer Suri, sa sœur. Cette rencontre a été tellement forte. Elle est passée par la musique parce que Suri chantait beaucoup et que leur lien était musical. Mais elle est passée vraiment par une rencontre familiale. Mon lien avec Suri a fait que le film s’est développé.
Le prisme est passé par la découverte de la famille, par rapport à quelqu’un qui est extrêmement médiatisée sur la scène, donc pas du tout dans un courant personnel. C’est ce qui m’a intéressée parce qu’on parle rarement des familles d’artistes. Soit elles sont complètement absentes, soit pas du tout discutées. Peaches était vraiment ouverte et avait envie d’en parler. C’est rare de parler de son rapport avec ses parents. Par rapport à ce qu’elle dit, ce qu’elle met en avant, qui elle est, comment elle est physiquement, je trouve ça courageux d’embarquer ses parents au premier rang. Les parents étaient supers de pouvoir toujours accueillir et soutenir cet élan. Ce n’est pas donné à tous les parents. Je trouve ça absolument génial. C’est ce prisme-là qui m’a intéressée et qui m’a permis de développer le film.
Plus que la musique en soi, c’est son énergie, ce qu’elle dégage sur scène qui m’a toujours étonnée. Je me sens électrique en filmant ! Ça se voit. J’ai l’impression d’avoir filmé comme quelqu’un qui a pris beaucoup de drogues alors que je n’y ai jamais touché de ma vie. C’est un truc épileptique. Ça, elle le donne ! J’ai trouvé ça assez fou à filmer.
Il y a quelque chose dans les concerts qui n’existe plus aujourd’hui. À l’époque, et surtout avec elle, on avait le droit de monter sur scène. On le voit dans l’archive avec un karaoké sur scène où tout le monde est invité. Il n’y avait pas de barrières, pas de gardes. Au Webster Hall, à New York, j’ai filmé trois chansons de façon extrêmement proche en étant sur scène. Je n’avais jamais eu l’occasion de filmer les corps qui performent comme ça. C’est une expérience unique pour une filmeuse.

La partie familiale est très émouvante, surtout dans son rapport avec sa sœur. Peaches a un corps très libéré et extraverti alors que celui de sa sœur est très contraint.
L’histoire du corps est un point important pour moi. Dans tous mes films, il y a un lien au corps, au corps libéré, dans tous ses états. Toujours aimant, même avec des cicatrices, des opérations chirurgicales, des changements. Là, il y avait un corps malade et un corps très vivant, celui de Peaches, celui de Suri. Malgré la maladie de Suri, qui en est décédée, la vie émanait de son corps, même s’il était incapable de se lever, de bouger, de participer à la vie. Elle le faisait quand même d’une autre façon. C’est cet amour de la vie par un corps qui était malade que je trouve merveilleux et qui donne vie, aussi, à Peaches. Ça explique, quelque part, son énergie sur scène. Il y a quelque chose de la passation, de donner encore plus de la vie à un corps qui est bien là, bien vivant et qui, même vieillissant, reste beau et exposé. L’âge était très important dans ce film, pour moi et pour Peaches, parce qu’elle en parlait, que les gens lui en parlent et qu’elle l’expose.

Il y a un paradoxe sur le film au long cours. On sent les dix-sept ans où il a été fabriqué, mais le montage n’est pas chronologique et le film est assez ramassé quand on le regarde. Ce brouillage temporel est assez beau.
Je n’avais pas envie de dire : « Là, on est à Berlin en 1972. » Je voulais qu’on sente le temps passer, qu’on avance, qu’on reparte. C’est très élastique.

À la fin, Peaches parle de sa ménopause, dit qu’elle continue à montrer son corps pour les femmes de son âge. Juste après, elle rentre sur scène avec une chorale de jeunes filles. C’est la première fois qu’on la voit avec des personnes d’une autre génération. C’est aussi une passation.
C’était exactement la fin du film, le dernier tournage. C’était une commande. Elle adore collaborer. Elle avait demandé la chorale des jeunes. Beaucoup des jeunes étaient les enfants des gens qui travaillaient dans le théâtre. C’était un spectacle où plusieurs groupes et artistes, très jeunes, avaient pris une chanson de Peaches et se l’étaient appropriés avec leur propre mise en scène. Peaches traversait les divers tableaux, d’où la chorale, qui était le début du spectacle. Dans les loges, juste avant, elle dit qu’elle est ménopausée, mais qu’elle a besoin de continuer à créer pour que ça parle aux femmes et aux gens de son âge. Pour moi, ça me parle beaucoup parce que je suis proche de son âge et c’est aussi quelque chose qu’on ressent dans la vie, la place d’une femme qui prend de l’âge, bien que moi, je n’y pense pas beaucoup.
À New York, l’âge, ça ne compte pas autant. C’est quelque chose de très européen de demander l’âge ou même de noter l’âge dans les bios. « Cet artiste est né en telle année et a fait telles études », c’est une présentation très française qui n’existe pas à New York. C’est plutôt l’expérience de vie qui est intéressante.
Je trouvais que c’était important de montrer cet âge-là. Et c’est aussi mon premier film sur une femme, donc il fallait que ça me parle aussi.

Elle est aussi en guerre contre le jeunisme de l’industrie musicale.
À partir d’un certain âge, on se fait dégommer comme si on n’avait plus le droit d’exister ou plus rien à dire. Alors que tout le monde a le droit d’exister et tout le monde a quelque chose à dire. Une génération et l’autre ne peuvent exister que parce que l’une et l’autre existent et que l’une apprend à l’autre. C’est la richesse. Je suis profondément en accord avec ça. C’est très dur de tout le temps mettre des gens dans des boîtes, par rapport au sujet queer, au sujet de la jeunesse, au sujet de la vieillesse, au sujet des femmes, à chaque sujet de film ou d’être. C’est vraiment très compartimenté, et ça ne vient pas souvent de l’artiste. Ça vient des gens qui, par leur métier ou leur position dans l’industrie, doivent raconter les œuvres d’une certaine manière. Tout de suite, il y a une étiquette. Pour moi, c’est très important que le film soit ouvert à tout le monde, même les gens qui n’auraient aucun rapport avec Peaches, son monde et sa musique. Qu’il y ait une place pour tout le monde !

En dix-sept ans, avez-vous senti des différences de réception de son œuvre et de son propos ? Les discours queer et féministes se sont davantage diffusés dans la société depuis 2006.
C’est vachement important qu’on puisse en parler aujourd’hui. C’est dur des deux côtés. En même temps, ça devient même presque un peu trop pour moi. Parfois, on se fait taper sur les doigts quand on n’utilise pas le bon terme ou quand on n’est pas assez à la hauteur d’avoir les paroles ou le discours intellectuel par rapport au sujet. En même temps, ce qui est beau, c’est que ça permet que tout le monde puisse avoir un respect, des termes et une place et de pouvoir l’exprimer. Même si la question de la liberté est complexe avec la politique d’aujourd’hui puisqu’on ne sait pas vers quoi on va.
Mais, oui, j’ai trouvé que Peaches évoluait toujours avec son temps, qu’elle avait toujours un œil ouvert sur tous les discours de tous les âges, pas seulement les jeunes. Autant dans le féminisme, le queer que la musique. Ses paroles évoluaient aussi, même si ce qu’elle crée reste très caractéristique d’elle-même. On ne peut pas dire que ça se recoupe dans d’autres musiques. Les paroles de « Vaginoplasty »… tout le monde ne parle pas aussi ouvertement et spécifiquement du sexe féminin ! C’est quelqu’un de toujours très à l’écoute, très ouverte et qui n’est pas dans un discours intellectuel des choses. C’est ce qui me convient à moi aussi ! Elle n’aime pas faire des discours, d’ailleurs. Elle est beaucoup plus dans l’acte de faire, que ce soit sur scène, à montrer un tee-shirt sur l’avortement, à chanter pour telle cause, ou en participant à la Gay Pride. Elle est militante, mais pas dans le discours intellectuel et les classifications, plutôt dans l’action et la participation. Ce qui, moi, me parle beaucoup aussi. Après les projections du film, je n’ai pas envie d’un discours intellectuel sur le propos. Ce n’est pas de là d’où je viens. Je suis plus dans la liberté des propositions faites par le film.

Dans ses performances ou ses concerts, il y a tout un jeu sur la crudité, la nudité et, même, la vulgarité. Elle n’a pas peur de reprendre des codes du peep-show, par exemple.
Elle n’a pas peur du mauvais goût, qui n’est pas mon goût non plus. C’est un endroit où j’avais déjà été avec Cassandro. Je ne filme pas toujours quelque chose que j’aime passionnément, dont je suis fan et dont j’aime tout. C’est parfois l’inverse, mais il y a l’amitié. Il y a le lien qui fait qu’on peut tout filmer et tout filmer avec amour. Même la vulgarité. Même les clichés totaux de représentation des costumes, par exemple.
La nudité, ça ne m’a même pas effleurée. Comme je suis derrière la caméra, je suis aussi tout le temps protégée par l’optique. Je suis déjà dans le cinéma quand j’ai l’œil derrière l’œilleton. Je ne suis pas du tout dans un système où il y a des gens qui m’aident physiquement pendant les tournages. À travers la caméra, la nudité apparaît déjà comme un film. J’ai aussi cette distance-là.
Quand j’ai filmé Genesis P-Orridge, il était déjà en transition. Son corps était au service de l’art depuis toujours. Il faisait déjà des performances avec son groupe Throbbing Gristle et, dans les années 1970, avec William Burroughs. Le corps a toujours été au centre. L’histoire du corps à travers la performance. L’histoire de la performance à travers la vidéo de la côte Est des États-Unis dans les années 1970, où le corps est toujours en action. Tout ça ne m’est pas inconnu, ayant fait les Beaux-Arts aussi.
Ça ne m’a donc pas du tout posé question de filmer un corps nu qui, en plus, n’en a rien à foutre ! Elle est tellement à l’aise avec son corps et la beauté du vieillissement qu’elle se permet des choses vulgaires ou clichés, comme quand elle joue une vieille dame qui vient en déambulateur sur scène. L’enlaidissement devient une beauté parce qu’elle en fait une comédie. Elle sait rire d’elle-même, donc elle nous fait rire, donc il y a une distance entre elle et le sujet proposé. Elle est totalement au courant de là où elle joue. C’est cet endroit-là qui permet de tout filmer avec grâce, même pour des choses que je trouve extrêmement vulgaires et que je ne vais pas voir au quotidien.

Il y a aussi tout un goût du déguisement, du postiche, des paillettes. Des déguisements avec des perruques et des poils, aussi !
Des poils et de la peau ! Des seins, des couleurs chair.

Ça montre et ça masque en même temps.
C’est aussi lié au monde de l’art contemporain. Il y a énormément d’œuvres, aujourd’hui, qui sont présentées sous silicone avec le rapport à la peau. Dans les sculptures hyperréalistes de bébés ou de personnes âgées de Ron Mueck, tout est tellement vrai que c’est extrêmement angoissant de regarder de près les poils, la peau. Tout ça, ça attire beaucoup Peaches, et il y a un lien entre l’art contemporain, la musique et le théâtre.
Chez elle, le costume n’est pas seulement là pour costumer. Il est là pour permettre à la personnalité de se transformer, de changer de peau. Le costume devient une nouvelle peau, d’où ces textures de la peau même. Elle prend l’empreinte d’un sein pour en faire un costume avec mille seins. Ne pas avoir peur des poils sous les bras ou sur les jambes, c’est un acte féministe. Et donc, l’afficher, encore plus ! On ne va pas aller dans l’embellissement, mais vers le côté un peu monstrueux et freak du costume qui colle à la peau. Ce ne sont pas seulement des costumes pour changer de peau. Les costumes sont aussi performatifs. Le costume est en mutation sur scène, devient un autre costume et permet de faire apparaître des danseurs, des musiciens, de se transformer pendant la chanson. Ces costumes racontent aussi des histoires.

Dans La Ballade de Genesis et Lady Jaye, il y avait aussi des costumes ou des combinaisons qui évoquaient des créatures « à la Georges Méliès », comme des sirènes ou des tritons. J’ai l’impression que ça vient plus de vous.
Ça, c’est vraiment moi ! Ce sont des jolies petites créatures. J’étais encore très timide et très attirée par Méliès. D’un seul coup, la jolie créature devient un poisson ou un oiseau. À l’inverse, quelqu’un comme Genesis pouvait faire peur avec ses dents en or. Certaines personnes recevaient d’elle une sorte de dureté alors que je la connaissais intimement et qu’elle pouvait être si drôle et si douce. L’amener dans la douceur était un endroit intéressant pour moi, d’où les créatures douces. À l’inverse, pour Peaches, c’est elle qui crée les créatures. Beaucoup moins moi ! Sauf la scène finale, avec les gâteaux, c’est totalement moi. Jamais elle ne se serait retrouvée sur une table de gâteaux sur lesquels elle devait écraser les noms de ses albums. C’est un geste punk, mais à travers le sucre. Je ne pense pas que c’était son délire à elle.

Cette scène fait penser aux Petites Marguerites de Věra Chytilová, où il y a une fameuse bataille de nourriture.
Oui, c’est vrai, mais plutôt avec des hors-d’œuvre en forme d’yeux et avec de la mayonnaise. Moi, j’ai une obsession pour le sucre, qu’on retrouve dans plein de mes films. Il y a quelque chose de très présent dans l’excès. Les gâteaux, je voulais vraiment allier la douceur de leur côté pastel avec la destruction. Le fait de s’asseoir sur chaque gâteau qui avait le titre d’un album, qu’elle les détruise et qu’elle les bouffe… il y avait toute une imagerie. Je ne savais pas que ça finirait le film, mais c’était parfaitement timé. Sans le savoir, c’était la fin de la pelloche. Je n’y ai pas pensé comme ça, mais j’aime beaucoup ce film, bien sûr !

Un autre point commun avec Les Petites Marguerites, c’est un esprit d’enfance. Le film de Chytilová utilise des techniques d’animation pour des prises de vues réelles. Chez vous, parfois, on est presque, aussi, dans le stop motion. Il y a un rapport très ludique à la caméra. Est-ce que vous la considérez comme un jouet ?
Comme les documentaires prennent des années, il y a un endroit où l’intimité et le rapport à l’autre peut s’ouvrir ou se dégager. Il faut trouver une autre manière que la façon dont cette personne veut se raconter dans son atelier, sur scène ou dans son espace de création. Il faut trouver un espace entre les deux qui est l’espace de la mise en scène, du jeu. Cet espace peut être le plus minimal possible, comme la table avec les gâteaux. C’est entraîner l’autre vers un espace ludique dans lequel il va se laisser porter, partir et lâcher quelque chose. Cet étrange espace permet, pour moi, d’apporter quelque chose qui est très proche et de jouer avec eux. Le jeu est très important pour moi, pour parler, parfois, de choses extrêmement profondes, dures et tristes de la vie, mais avec beaucoup d’humour. Ce décalage, c’est aussi ne pas oublier que l’humour est aussi une façon de raconter la vie.

À quel moment vous dites-vous que vous êtes vraiment dans la cocréation ?
Dans le film de Peaches, il y a une scène où elle joue avec des colliers. On s’était donné une journée à la Ménagerie de verre. Philippe Quesne m’avait gentiment donné un studio. J’avais couvert les murs de tissu noir. J’avais apporté des lumières, des accessoires. J’étais aussi venue avec une actrice, Marlène Saldana. Bon… la scène n’a pas fonctionné parce que j’ai eu un problème et de caméra et de mise en scène. Mais c’était vraiment merveilleux, avec Marlène, de faire des cocréations par rapport à ce que Peaches est et aime, dans un espace qui était ouvert, avec des petites mises en scène. Cela me permettait de relier ces dix-sept ans avec des vignettes, des tableaux vivants sur lesquels on pouvait faire du montage son ou des transitions. Là, Peaches me dit qu’elle veut « faire le collier », mais sur un fond noir. J’ai donc éclairé pour le fond noir et j’ai filmé au ralenti. Même si c’est quelque chose qu’elle fait sur scène et qui est très important pour elle, cet espace-temps n’est pas du tout lié à ce qu’elle fait en concert.
Elle a fait des scènes, qui ne sont pas dans le film, avec un téléphone avec des seins, qui est toujours le symbole qu’elle utilise dans ses costumes. On a fait plein de choses avec les costumes, les danses et les lumières stroboscopiques pour raconter la mort de sa sœur. Il y avait la scène avec Marlène Saldana qui était peinte de la tête aux pieds, tout le corps nu, en pêche. Il y avait, donc, la rencontre d’une vraie pêche et d’une pêche qui pensait être une vraie pêche. Quelque chose d’extraordinaire se passait, mais cette scène a complètement raté, très tristement. Par contre, il reste des merveilleuses photos que j’ai faites en 6×6, donc il y a quand même un reste. Voilà. Ce sont des espaces où on se rencontre et qui permettent aussi – puisque c’était le dernier tournage du film – de finaliser quelque chose qu’on veut ensemble et dans lequel l’une et l’autre se laissent aller.
C’est vrai qu’avec Peaches, il y a eu des moments de tournage très durs parce que c’est quelqu’un de très têtue, qui a des idées très entières, qui contrôle tout. On le voit dans le film. Elle manage tout le monde. Elle est toujours au téléphone en train d’organiser. Après le concert, elle pense déjà à l’organisation du lendemain. Elle est autoproduite, autodidacte, donc je comprends qu’elle veuille tout chapeauter. Quand on filmait, parfois, il n’y avait pas l’espace qui restait le mien, où je pouvais trouver ma place. Donc il y avait des moments où je refusais certains tournages parce que ça faisait redite ou parce que je n’avais pas l’argent pour voyager. Ça a été des négociations entre deux personnes qui s’aiment, qui sont amies. Ce n’est pas lié à la production. C’est lié aux négociations entre deux artistes.

On sent d’emblée la proximité, que ce soit dans les coulisses des spectacles ou dans la famille. À quel moment décidez-vous de sortir la caméra ?
C’est instinctif, mais c’est assez précis. C’est difficile de répondre parce que j’avais toujours la caméra dans le dos. Du fait même que Peaches voulait absolument que je rencontre Suri, c’était déjà un acte de confiance. Elle m’invitait à apporter la caméra parce qu’elle savait que j’allais filmer. La rencontre avec Suri était tellement naturelle et tellement drôle, tellement immédiate qu’elle en venait presque à me dire : « Vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ? Filme ! » Les filmer, c’était aussi une façon d’être avec elles en étant respectueuse des moments d’intimité de Suri. Ça, on le sent. Je suis assez pudique. Je n’avais surtout pas envie de la mettre en danger. Les parents, pareil. Ils étaient trop contents. Ils avaient vu que je connaissais bien Peaches, que j’avais filmé sa sœur, et ils étaient là : « Et nous ? » Je les ai vus plusieurs fois et c’était assez naturel. Ils étaient timides, mais très à l’aise en même temps parce que leur fille était bien plus foldingue que moi. Les filmer ensemble, c’était plutôt joyeux pour eux.

Vous avez plusieurs caméras ?
Une seule, la Bolex ! Mais il y a des moments en vidéo.

Il y a des différences de grain. Le film est un collage.
Parfois, c’est une des Bolex. Parfois, c’est l’autre Bolex. Parfois, c’est la caméra vidéo parce que je n’avais pas de fric, mais avec une lentille de Bolex 16 mm. Il y a des archives, parfois en SD, parfois en HD. Les médiums sont très variables et le temps évolue aussi. Quand Aël est allée chez les parents pour chercher quelques archives, il y en avait pour sept téraoctets. C’est là que je me suis rendu compte que Peaches se filme depuis qu’elle est hyperjeune. On la voit à quatorze ans. En fait, elle n’a jamais cessé de filmer. Elle avait l’habitude de la caméra, mais ses proches aussi. Elle filmait tout, des choses très intimes. Après, ça devient un outil. C’est comme ça qu’elle a médiatisé son travail. Elle arrive aujourd’hui à faire des Instagram de ouf. Elle sait très bien filmer, ce que je ne sais pas du tout faire. Elle sait très bien parler et présenter mon film. En regardant ces archives, on voit qu’elle a toujours mis en scène, filmé son quotidien. La caméra a toujours été présente.

Dans Felix in Wonderland, il y a aussi une archive incroyable où Felix Kubin donne un concert adolescent. C’est très beau de voir cette fidélité à soi-même. Même si les personnalités ont évolué, elles étaient déjà là.
Tout jeune ! À quatorze ans. L’archive de Felix est extraordinaire. Le génie du garçon de quatorze ans qui avait déjà trouvé sa méthode de travail, de pensée et son rapport incroyable au monde du Korg, cet instrument auquel il est si fidèle et avec lequel il continue de créer. C’est impressionnant quand une archive peut révéler ça. Quand on voit l’archive de Peaches avec les enfants, on comprend aussi ce qu’elle a réussi, dans la pédagogie, par la musique, à établir comme pensée de travail. Elle interagit avec les enfants comme avec le public qu’elle aura et qu’elle a aujourd’hui. L’analogie est géniale.

La Bolex impose de tourner des plans assez courts. Par rapport à un documentaire classique, on ne peut pas tourner en continu pour choisir plus tard au montage. Même si ça doit être aussi très instinctif, est-ce que les moments où vous choisissez de tourner apparaissent comme des flashs ?
Ça doit rendre certaines personnes malades tellement c’est rapide. C’est vrai qu’il faut peut-être que je me calme un peu. Parfois, je me dis : « Oh, là, là, c’est trop rapide ! », mais Peaches provoque ça aussi dans son énergie. Ce sont des bobines de trois minutes, où il faut remonter le moteur quatre fois pendant ces trois minutes. Les plans durent à peu près trente secondes. Le moment de tourner est assez magique, assez instinctif. Je ne me dis pas : « Ah, là, c’est super ! », je le sens ! Il y a quelque chose du corps. Ça se voit que je filme en bougeant beaucoup, en dansant avec les personnages. Avec le temps, j’ai appris aussi à me poser plus, à prendre plus de temps sur chaque plan. On évolue et on regarde différemment. Comme ce film est très « corps-à-corps », l’instinct marche aussi des deux côtés.
Cette caméra apporte aussi un rythme d’automontage, de tourné-monté. L’instinct du montage, c’est quelque chose que j’ai toujours eu dans mes films. De par la caméra et de par le son. Ce qui m’intéresse beaucoup avec ce rythme et avec cette caméra, c’est que, comme il n’y a pas de son synchro enregistré au même moment, il y a tout l’univers sonore à construire et à inventer. C’est immensément plus riche au montage pour moi. Pour chaque univers, même s’il y a quelques synchros et quelques bruitages à faire, il y a beaucoup d’espace, d’imaginaire. Même sur les concerts, il n’y a qu’une chanson alors qu’il y en a dix puisqu’on condense une heure et demie de concert en une minute cinquante. On n’est pas dans le synchronisme. Pour moi, c’est une façon de voir le monde et d’inviter les autres à y rentrer.

Cette esthétique de cinéma entre en écho avec l’esthétique musicale. L’électricité que vous ressentez devant les concerts, elle est déjà dans le processus du tourné-monté.
Pour moi, filmer, c’est comme si je pouvais composer. Je ne sais pas faire de musique. Je ne sais pas jouer d’instrument. Mais, à l’endroit du cinéma, c’est là où la beauté de la musique peut être la plus proche du tournage. Autant dans le montage que dans le tournage, c’est une façon de se rapprocher au plus proche de l’émotion instantanée et spontanée que la musique donne au corps, et que je ne trouve dans aucun autre art. Faire des films, c’est presque faire de la musique, s’en rapprocher et sentir ce que la musique fait au corps. Comment ça nous traverse. C’est tellement fort. C’est difficile, dans ma vie, de travailler avec de la musique parce que, sinon, je suis trop émotive. Ça me déconcentre, ou j’ai envie de courir, ou de sauter, ou de danser, ou de pleurer. Je suis totalement embarquée. C’est presque trop. La musique ne peut pas être banale. D’où je déteste les musiques de fond qu’on entend dans les cafés et restaurants. Je n’aime pas qu’on m’impose la musique, qui est souvent une musique d’ascenseur pour remplir l’espace. C’est dur parce que la musique est envahissante dans toute la vie du quotidien. Ce n’est pas juste. La musique, on la choisit, on la traverse. C’est tellement émotif. J’y pense beaucoup, à ça.

Dans Felix in Wonderland, il y a une séquence d’expérimentation sonore assez radicale, où il donne le micro à des chiens qui se mettent à jouer avec, et même à les ronger. Ça venait de vous ou de lui ?
Vraiment les deux ! Felix et moi, on a vraiment l’amour du son, de la musique et de l’expérimentation du son. Il a eu une bourse pour faire une radiophonie sur les différents micros, comment ils réagissent à tel ou tel environnement. D’où la destruction du son par les micros. Comment arriver à filmer cette idée du son et de sa destruction ? C’était l’endroit où nous avons travaillé pour que cette expérimentation sonore devienne visuelle. L’idée de donner les micros aux chiens, c’est vraiment Felix. J’ai trouvé ça génial parce que, visuellement, je n’aurais pas pu faire mieux. Après, il y en a d’autres, mais qu’on n’a pas mises dans le film. Il y avait des micros qu’on plongeait dans l’eau, dans une baignoire, dans un aquarium rempli de paillettes. Felix brûlait un micro ou le découpait à la scie sauteuse. Il y en avait une autre dans une rivière, mais on ne pouvait pas tout mettre. C’était génialissime, pour moi, de pouvoir imaginer comment filmer le son. J’ai adoré ça et lui aussi était comme un fou, comme un enfant.

En pensant à votre filmographie, j’avais l’impression que vous filmiez des personnalités assez excentriques, des électrons libres assez distincts les uns des autres. Là, on voit un lien entre Genesis P-Orridge et Peaches et que les deux films se sont un peu entremêlés dans leur fabrication.
C’est le temps qui fait ça. Ce sont vraiment des électrons libres. Ce qui m’intéresse dans chacune de ces rencontres, c’est qu’on se choisit. Ce sont deux électrons libres qui s’aimantent. Ce sont souvent des artistes en marge, pas toujours très écoutés ou regardés d’une manière qui pourrait être pour tout le monde. Même si ce que je fais reste pointu et que la production reste underground – ce n’est pas le cinéma qui fait vivre –, il y a un désir de les porter comme des stars hollywoodiennes dans un grand classique. Les mettre en valeur et les filmer de manière à ce qu’on les écoute et à ce qu’on rentre dans leur univers, leur parole, leur pensée et leur processus créatif. Ce qui m’intéresse toujours, c’est le processus créatif. Qu’il soit excentrique ou pas… mais, souvent, pour se laisser filmer, il y a une partie d’excentricité qui permet ça. La personne qui était la plus complexe à filmer, parce qu’elle n’est pas excentrique – alors que son art est teeeeeeeellement excentrique ! –, c’est Richard Foreman, qui est décédé récemment [Marie Losier l’a filmé pour réaliser le court-métrage The Ontological Cowboy (2005), ndlr]. Le théâtre de Richard est tellement fou, mais, lui, je ne pouvais le filmer qu’assis, immobile. D’où j’ai trouvé la ressource de filmer ses acteurs, de filmer la scène, pour intervertir la folie et la rendre à la hauteur de son théâtre.
Le côté excentrique ou électron libre se recoupe parce qu’on se rend compte de certaines histoires avec le temps. Je viens de finir un film sur The Residents. Pendant les années de tournage – sept ans ! pour un moyen-métrage… –, Felix me dit : « Quoi, tu filmes The Residents ! Mais j’en suis fou ! Tu dois me les présenter ! » Je lui réponds : « Ok, mais tu sais qu’ils sont anonymes. » Je vais faire le truc pour respecter leur masque et l’individu caché. Felix allait à Los Angeles en résidence pendant six mois. Je lui ai dit qu’il n’avait plus qu’à aller à San Francisco pour rencontrer Homer Flynn, celui qui s’occupe de l’imagerie et des visuels du groupe. Je les mets en contact, et Felix a pu rencontrer The Residents. Je sais que tout finit par se croiser, même si ça ne se fait pas de façon pensée ou réfléchie. J’ai filmé Genesis et il y avait Peaches dans le coin, mais je n’ai jamais fait gaffe. C’est au montage, parce que je ne regarde pas du tout les rushes pendant dix-sept ans, que je me suis rendu compte que Genesis était là et que c’était ça, le début et la rencontre. C’est devenu très touchant de la mettre dans le film parce que ça se croise.

L’esthétique de votre cinéma rappelle celle de Jonas Mekas. Chez lui, l’idée de la communauté, artistique ou familiale, est très importante. Avec vous, on a plus l’impression que votre filmographie crée une communauté plus informelle. Ce sont des personnalités plus éloignées les unes des autres, mais qui ont un état d’esprit commun.
C’est un état d’esprit, et c’est ça, la communauté. C’est cette communauté dans laquelle j’ai été acceptée et dans laquelle je me suis sentie en famille, sans avoir des vies communes obligatoirement. C’est très politique aussi comme engagement, donc les films sont politiques aussi, à leur façon. C’est une façon de penser la vie, et donc de faire les films avec une certaine économie, une certaine pratique et éthique de vie. Et donc d’entraide. Et aussi un milieu d’avant-garde qui était à New York, la côte Est, une grande famille où on se prêtait les caméras, où on s’entraidait. Parce que c’était une économie de tournage, aussi. Tout le monde avait des jobs à côté. Ça créait donc une façon de faire ensemble. Je faisais aussi partie de deux ciné-clubs, donc c’était d’autres familles, où on montrait des films, où on rencontrait d’autres personnes. Dans les grandes villes, on peut se retrouver vite seul. Dans une certaine économie du cinéma, on peut aussi se retrouver très vite seul. C’est beau aussi d’avoir un langage commun avec les autres freaks de la Terre (rires). Bizarrement, quand on change de pays, on retrouve toujours, avec le temps, d’autres freaks, et ils sont très beaux.

Pouvez-vous nous présenter votre nouveau film sur The Residents ?
Le film s’appelle Barking in the Dark et je pars demain à Rotterdam pour la première ! Il a été produit par Mathilde Delaunay, de Barberousse Films, qui avait déjà produit Felix in Wonderland. The Residents, ça a aussi été une rencontre. J’étais en résidence à Bourges pour préparer une expo de dessins, parce que je n’ai pas d’atelier pour faire du mural. J’ai été accueillie par le centre d’art Bandits-Mages, qui m’a dit : « On est en train de refaire des bâtiments, donc tu peux t’étaler, mettre de la peinture partout. » Isabelle Carlier, qui dirigeait le lieu, m’a dit qu’elle avait une surprise pour moi, qu’il y avait des Américains à bord qui étaient en résidence musicale. Mais elle ne m’a pas dit qui ils étaient. Je connaissais très mal The Residents et, quand je suis arrivée, tout le monde était démasqué. Une dizaine de jeunes issus des conservatoires environnants participaient à cette résidence, avec comme clause de ne pas révéler leurs identités. Moi, je ne connaissais pas cette histoire d’anonymat du groupe. The Residents préparait un spectacle pour le Musée d’art moderne de New York (Museum of Modern Art, MoMA), God in Three Persons (2020). The Residents en résidence, c’était drôle, et je suis venue sans savoir qui c’était. Je suis arrivée au dîner, à la cantine où ils avaient préparé un dîner pour les dix étudiants et moi. J’étais tellement heureuse de parler anglais et de San Francisco. Homer Flynn était là, le président de The Cryptic Corporation, avec sa femme, Leigh Barbier, que j’adore. Elle est artiste et elle a fabriqué beaucoup d’accessoires et de décors pour le groupe. À l’époque, je montrais Cassandro the Exotico ! à Bourges. Ils sont venus le voir, puis ils m’ont vue dessiner tous les jours. J’adorais ce qu’ils faisaient, même si je ne connaissais pas. Avec les jeunes, c’était génial. Homer est venu me voir avant qu’on reparte chacun. On était tous les deux très timides, mais il m’a dit que si, un jour, on voulait collaborer, j’étais la bienvenue à San Francisco et qu’une chambre m’attendait. Wahou !
« Tu es sûr ? Moi, je ne sais faire que des films !
— Viens, on verra, on fera quelque chose.
— Je n’ai pas d’argent, ça prendra des années, et je ne sais même pas ce que je veux faire.
— Ça me correspond très bien, vu que les Residents, c’est pareil ! On ne sait pas ce qu’on fait, on est hyper underground et on n’a jamais eu de fric ! »
J’en ai parlé à Mathilde, de Barberousse, qui m’a dit : « Allons-y ! » Elle a trouvé une bourse. J’y suis allée, et c’est là que ça a commencé. Ça a duré six ans d’allers et retours. Ils sont venus en Europe. Il y a beaucoup d’Homer puisque c’est le seul membre du groupe que j’ai le droit de démasquer. Il est très important car il a créé l’image graphique de tout leur travail.

Vous enseignez également à la HEAD de Genève : qu’est-ce que vous y transmettez ?
J’ai été autodidacte pour beaucoup de choses. Moi qui n’ai pas fait d’école de cinéma, j’adore la pédagogie plutôt punk. C’est là où je les pousse. L’endroit que je sens le mien, c’est plus les Beaux-Arts parce qu’on peut y faire du cinéma d’une autre façon. Il n’y a pas la hiérarchie et tous les échelons de la production d’un film et du cinéma. C’est plus ouvert. La HEAD, à Genève, qui est une école des Beaux-Arts avec un département cinéma, me correspond mieux. L’enseignement, c’est de les amener à faire un film, peu importe le désir de par où ils vont passer, mais être ingénieux dans le bricolage, dans le DIY, dans les idées. Et, surtout, trouver le plaisir, et donc la joie, de créer sans les échelles de production, sans savoir si c’est bien écrit, est-ce qu’on a le droit de faire ça, est-ce qu’on n’a pas le droit de faire ça, de vraiment ouvrir les possibles pour trouver quelque chose de très personnel, et son langage. Et, aussi, énormément enseigner le son ! Le bruitage, le montage sonore, l’enregistrement du son sur le terrain. Pousser toute l’histoire du son ! C’est très lié à la musique. J’enseigne souvent la comédie musicale !

Est-ce que, spontanément, les étudiants et étudiantes réalisent des films narratifs ou non-narratifs ?
Il y a les deux, un mélange des deux. Parfois, ils pensent que c’est très narratif, et ça finit pas très narratif. Parfois, ils ressentent le besoin d’expliquer, mais sans plein de dialogues, sans champ-contrechamp. Avec moi, il y a quelque chose qui s’est défait de quelque chose de peut-être plus conventionnel. Mais ça reste principalement axé sur le son et la musique et cette façon de raconter sans synchronicité entre le son et l’image. Ça, c’est essentiel ! Et j’adore enseigner, parce qu’il y a du partage, qu’eux me donnent pour être aussi à jour avec la société qui change, et, aussi, moi, pouvoir sentir qu’il y a de la transmission. Ce n’est pas facile. C’est hyper intense, mais j’adore !

NDLR : Marie Losier a présenté Barking in the Dark le 1er février 2025 dans le cadre de l’International Film Festival de Rotterdam. Son nouveau film, Peaches Goes Bananas, sortira en salles le 5 mars prochain.


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