Exposition

Alicia Knock et Eva Barois De Caevel : « Nous attendons avec « Paris Noir » une prise de conscience patrimoniale, intellectuelle et politique »

Historienne de l'Art

D’ores et déjà mis à l’honneur dans les grands musées internationaux, les arts visuels noirs sont longtemps demeurés un impensé dans l’approche curatoriale française. C’est à cet enjeu aussi bien politique qu’artistique que se consacre l’exposition « Paris noir », pensée comme un panoramique des multiples expériences noires de la seconde moitié du XXe siècle. Des œuvres qui déjouent toute essentialisation par leur nature fondamentalement relationnelle – à l’image de la capitale.

Alicia Knock et Eva Barois De Caevel sont conservatrices au Musée national d’art moderne (MNAM) du Centre Georges Pompidou et les commissaires de « Paris noir », une des dernières expositions avant la fermeture de Beaubourg pour cinq ans. Elles ont rassemblé et elles exposent des œuvres d’artistes africain·es et afro-descendant·es de toutes origines et ayant travaillé avec toutes sortes de médias, entre les années 1940 et les années 1990, dans la capitale. « Paris noir » est l’occasion de découvrir une production majeure – et jusqu’alors inconnue – de la modernité artistique, de plonger dans l’œuvre inédite de la négritude, des panafricanismes, des indépendances, des féminismes noirs, et de la lutte contre le racisme. Ainsi, dès mercredi prochain, un ensemble puissant, critique, d’œuvres d’art se déploiera dans le musée parisien. C’est à l’explicitation de ce dévoilement, et du nouvel horizon patrimonial qu’il entraîne, qu’est consacré cet entretien avec les deux commissaires. A.L.

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À quand remonte le projet de l’exposition « Paris noir » et quelles ont été les étapes majeures de son élaboration ?
Le projet s’inscrit dans un travail patrimonial mené depuis dix ans au sein du service de la création contemporaine et prospective du Musée national d’art moderne ; un travail d’acquisitions comme d’expositions (« Ernest Mancoba » en 2019 ou « Global(e) Resistance » en 2021), qui vise à décoloniser le musée. Il s’agit d’inscrire le moment postcolonial et le « renversement des gouffres » qu’il implique dans l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle et ainsi de pouvoir élaborer de nouveaux récits, de parvenir à implanter de nouvelles méthodologies de travail. Ce projet est également le résultat d’un travail actif, mené sur le terrain, dédié aux modernités panafricaines, qui se sont façonnées dans une conversation transnationale, de l’Afrique aux Amériques, et qui ont souvent eu Paris pour étape.
L’exposition « Ernest Mancoba » et le projet « La bibliothèque Chimurenga – Une installation et une exposition autour des Études noires présentées par le collectif Chimurenga » (en 2021, dans le cadre de la Saison Africa 2020) ont été décisifs pour inscrire Paris au centre de cette histoire et poser un cadre de réflexion intellectuelle, politique et esthétique à propos des présences noires dans la capitale. Un projet avorté sur Basquiat et l’Afrique, et notamment sur son passage à Abidjan et sa complicité avec Ouattara Watts, qui ouvrait d’autres perspectives sur le rôle de Paris dans des parcours de retour vers l’Afrique nourris par la pensée afro-centriste, a aussi été important. L’exposition articule ainsi des chapitres de recherche précédemment menés, mais elle a également suscité le déploiement d’une nouvelle archéologie parisienne, concentrée sur des pratiques souvent isolées d’artistes, en particulier ultramarins et afro-descendants.

L’exposition fait un effet puissant de dévoilement d’une production artistique inconnue, ou, au mieux, méconnue : comment avez-vous travaillé à reconstituer ces réseaux d’hommes et de femmes noir·es, et à retrouver leurs œuvres ?
Cela a été une gageure en effet, car même si certains artistes, notamment américains abstraits de la première génération, étaient présents dans des galeries importantes de l’époque comme la galerie Creuze et la galerie Iris Clert, ou gravitaient autour de lieux clé comme la librairie Présence Africaine ou l’American Center, pour beaucoup d’autres artistes, l’accès à l’institution n’a pas été possible. Ce sont les artistes eux-mêmes qui ont souvent pris en charge leur visibilité, leur monstration, et, à l’époque comme aujourd’hui, ce sont eux les porteurs de récits : il s’agit d’une histoire de l’art sur des artistes racontée par des artistes. Ce sont eux qui nous ont guidés les uns vers les autres. Au-delà des réseaux officiels de solidarité, nous avons ainsi découvert l’existence de nombreux réseaux informels : des associations d’artistes, des lieux non alignés… À travers les familles, les proches, nous avons peu à peu pu accéder aux œuvres historiques de ces artistes, parfois encore parisiennes, parfois dispersées par les exils et les déplacements des familles d’artistes. Ce n’est qu’une petite partie de cette recherche qui est exposée au Centre Pompidou, en raison, justement, de la dispersion et de la difficulté matérielle d’accès aux œuvres, sans parler de leurs conditions de conservation souvent critiques.

Comment avez-vous travaillé avec les artistes vivants pour l’exposition en tant que telle ? 
Les quatre commandes qui ont été faites l’ont été à des artistes ayant travaillé dans les années 1980-1990, mais qui revisitent cette histoire afin de la raconter et de la transmettre dans toutes ses ramifications. Nous trouvions particulièrement pertinent, dans un contexte de relecture historiographique, de pouvoir offrir ce recul aux publics. Chacun et chacune de ces artistes explore des pans spécifiques de l’histoire que remémore l’exposition, et surtout chacun et chacune invente des outils plastiques pour en rendre compte : Shuck One revient sur les indépendances ultramarines en mettant en place un graffiti-signe éclaté ; Nathalie Leroy-Fiévée travaille le lien entre Guyane et espace amérindien états-unien, cherchant à représenter une ancestralité commune ; Valérie John investit l’axe Fort-de-France-Dakar, via Paris, en mobilisant la coloration indigo et la notion de strate et de palimpseste ; Jay Ramier s’attache à l’histoire guadeloupéenne et à une histoire par la musique et la poésie, en tissant mémoire individuelle, et notamment archives familiales, et mémoire collective.

Dans quelle proportion les œuvres exposées proviennent-elles de collections publiques ou privées, ou bien encore de fonds d’atelier ?
La plupart des œuvres présentées dans l’exposition « Paris noir » n’ont pas été collectionnées par des institutions ou des galeries, elles sont pour beaucoup dans les mains des familles, qui ne savent pas toujours comment les gérer ni les préserver. Beaucoup d’ateliers ou de fonds d’atelier sont aujourd’hui en danger, comme l’atelier de Vicente Pimentel aux Frigos de Paris.

Un catalogue d’exposition volumineux paraît en parallèle : quelles en sont les forces ? Pourquoi les voix américaines semblent-elles omniprésentes ?
Le parti pris du catalogue a été de mettre en valeur les artistes à travers des notices biographiques dédiées car, pour beaucoup d’entre eux, très peu de recherches ont été conduites à ce jour. Ces notices sont présentes dans le catalogue dans une ampleur qui dépasse le cadre strict de l’exposition, puisqu’un certain nombre d’artistes présentés dans le catalogue ne sont pas dans l’exposition. Il y a environ 30 % d’artistes en plus dans le catalogue, sur lesquels nous avons mené des recherches approfondies. Le catalogue a également permis d’ouvrir des champs thématiques spécifiques autour, par exemple, des féminismes noirs, des lieux non alignés, ou encore du cinéma noir. Un peu moins d’une moitié des auteurs sont Américains. Cela reflète la réalité d’un écosystème de recherche, dans lequel les États-Unis sont, à ce jour, bien plus présents ; certains champs universitaires sont inexistants en France alors que les universités historiquement noires ont des programmes dédiés à ces sujets. Nous nous sommes adossées à cette réalité mais avons aussi travaillé dans l’optique de faire avancer la recherche et les infrastructures en France. Nous avons cependant été très soucieuses d’inclure des voix issues des différentes géographies mobilisées par l’exposition, avec un accent certain sur les outre-mer.

A l’issue de ce long travail, comment définiriez-vous le panafricanisme du point de vue de l’histoire de l’art ?
Le panafricanisme, si l’on comprend cette notion du point de vue d’un programme politique et culturel, comme l’a été la négritude dans années 1950-1960, puis les mouvements afro-centristes dans les années 1970, présente du point de vue de l’histoire de l’art des spécificités, iconographiques, techniques, ou encore des spécificités dans le choix de médiums. Mais ce que l’exposition propose, c’est aussi de s’interroger sur l’existence d’expressions plus informelles, visuelles, de connivences culturelles, d’expériences et d’inconscients partagés. L’exposition rend possible des dialogues qui n’ont pas forcément eu lieu mais qui se jouent dans des iconographies et des choix de matériaux liés à des conditions de travail et à des expériences similaires. C’est l’exploration de cet imaginaire panafricain, moins doctrinaire, qui rend l’exposition particulièrement excitante.

Figuration, abstraction, graffiti, sculpture, métal, bois, film, tapisserie… les modes d’expression des artistes noir·es couvrent tous les médias, tous les matériaux, tous les genres picturaux : dans quelle mesure est-on face à un pan, jusqu’alors trop superficiellement étudié, de l’histoire de la modernité artistique ? Est-ce que cela compte, aujourd’hui, d’inscrire ces œuvres dans la modernité ?
C’est absolument essentiel parce qu’il y a beaucoup de malentendus sur l’interprétation de ces œuvres modernes, qui pratiquent de manière extrêmement complexe, consciente, conceptuelle, les outils de la modernité. Des outils que les artistes de l’exposition s’attachent à assimiler pour se les approprier et parfois les contester. Ce sont des « agents doubles » qui introduisent d’emblée un rapport critique à la modernité tout en l’intégrant dans le même geste. Ces œuvres portent aussi souvent l’idée de synthèse comme programme esthétique et politique ; cette synthèse qui est la réalité du moment postcolonial : un moment de jonction, de négociation et de redéfinition de soi dans des transactions globales.

Comment cette exposition fait-elle écho aux grandes expositions matricielles du MNAM sur les villes ?
Elle y fait écho parce qu’elle prend en charge des axes négligés, absents de ces expositions « Paris-Paris » (1981), « Paris-Berlin » (1978), « Paris-New York » (1977), « Paris-Moscou » (1979), et assume d’autres trajectoires : c’est un Paris-Port-au-Prince, Fort-de-France, Dakar, Lagos, Alger, Johannesbourg, La Havane, qui s’affirme avec « Paris noir ». Mais « Paris noir » est surtout la synthèse, ou une incarnation de la synchronicité de l’expérience noire, dépassant fondamentalement les frontières géographiques. Il s’agit d’affirmer la capacité à se relier à une expérience commune, qui peut être décrite de manière épique comme dans L’Atlantique noir (Paul Gilroy, 1993), une expérience de dissémination des corps inédite, celle de la traite, qui a produit un inconscient commun et global, auquel, depuis des géographies distinctes il est possible et nécessaire de se relier ; à partir duquel, il est possible et nécessaire de relationner.
L’exposition a aussi une dimension panoramique, pluridisciplinaire, elle vient inscrire des lieux de Paris dans l’histoire de l’art, mais elle ouvre tout autant des dynamiques, des diagonales : Paris est aussi un lieu d’appel, de retour, de transit, de passage, de rejet, et encore une fois, relationnel.

Comment avez-vous défini l’espace parisien et comment définissez-vous la noirceur ? 
L’espace parisien est défini dans l’exposition comme un espace physique qu’on essaye de cartographier : ce sont des lieux comme la librairie Présence Africaine, les clubs de jazz, mais aussi beaucoup de lieux auto-gérés et disparus qui sont convoqués. Deux temps forts de cette carte sont le début et la fin de l’exposition : les années 1950 au commencement du parcours donc, et les années 1990 en fin de visite. Ces deux temps forts se traduisent par l’évocation d’un ensemble de lieux pour ces deux périodes. Paris est présente de bien des manières, et dans toute sa réalité.
Le métro, par exemple, apparaît dans une œuvre de Romare Bearden dans la première séquence de l’exposition puis dans la dernière par le film Bienvenue en Métropotamie de Clem Lawson (1980). Est également présente une géographie de Paris telle qu’observée par les artistes, ou encore les traces de la présence des ateliers et de la fréquentation des musées parisiens. Robert O’Meally, qui a écrit dans le catalogue de l’exposition, évoque cette géographie parisienne et ses particularités, citant Richard Wright, qui parle d’un Paris où « il y a toujours un café, puis un autre » et « plus de démocratie dans un seul bloc (…) que dans tous les États-Unis », et Gordon Heath qui évoque lui, l’absence de blocs, la sinuosité riche de Paris, une ville où les choses ne sont pas « trop droites ».

Les artistes sont nombreux à évoquer cette ouverture relationnelle, pour ainsi dire, proprement parisienne. Paris est aussi un espace de transit (une porte vers l’Afrique pour beaucoup d’artistes de « Paris noir »), et à ce titre, encore, fondamentalement relationnelle. Elle est expérimentée, vécue, comme une méthodologie du débat et de la rencontre. C’est ce que signifie la matrice circulaire qui ponctue le parcours et que les visiteurs sont invités à traverser trois fois. Elle est dédiée à la pensée d’Edouard Glissant, aux notions de Tout-monde, de « composite » et de poétique de la relation.

Noir se pense, dans le cadre de cette exposition, comme un projet politique d’émancipation, transnational et mondial, qui parcourt l’Atlantique noir de l’Afrique aux Amériques. Noir signifie aussi une condition partagée qui confronte au racisme, à l’isolement, à la discrimination, à l’invisibilité. Tout cela dans un cadre historique précis, qui enveloppe les décolonisations et la montée du racisme, la non-redéfinition de l’identité française et le tabou d’une France multiculturelle. Au sein de l’exposition est perceptible une bascule à l’œuvre au cours de la chronologie : le passage d’une internationale noire (dans les années 1950) à celui d’une France noire (bien réelle dans les années 1990). On voit cette question se déployer dans le parcours et s’illustrer dans une tension permanente entre enjeux de visibilité, réclamée – qui passe par le combat, les affirmations de soi – et droit à l’opacité, au retrait, voire à l’invisibilité.

En quoi l’exposition échappe-t-elle à l’essentialisation naturaliste et, en même temps, indexe une communauté culturelle, voire transculturelle, puisqu’elle est composée d’Africain·es et d’afrodescendant·es ?
C’est la diversité des positions des artistes qui permet cette échappée tout en traçant des communautés et des espaces de partage. Par ailleurs, le prisme de l’Atlantique Noir déploie une continuité culturelle qui inclut des artistes aussi bien afro-brésiliens qu’indiens (Krishna Reddy par exemple, acquis par le musée et présent dans le catalogue de l’exposition) ou américains. Il ne s’agit donc vraiment pas d’une essentialisation mais d’un geste panoramique, qui permet de rendre compte de positions singulières tout en traçant du commun autour de solidarités noires et décoloniales.

Le parcours est celui d’une spirale : un disque indigo, central, organise la constellation de salles, ou l’archipel pour évoquer une figure centrale de l’exposition : Édouard Glissant. Pouvez-vous nous expliquer le sens de la scénographie autour de l’installation centrale de Valérie John ?
Le disque central, que le visiteur traverse donc trois fois, évoque chronologiquement le travail d’Edouard Glissant, sa production intellectuelle et son compagnonnage avec les artistes : ce sont les deux premiers passages. Le troisième et ultime passage dans cette matrice est une installation réalisée in situ par l’artiste Valérie John à qui nous avons passé cette commande ; il s’agit d’un espace de teinte indigo, qu’on aperçoit déjà, par des jeux d’interstices, lorsqu’on franchit précédemment cette matrice. L’œuvre de Valérie John est infusée de ses parcours entre la Martinique, Paris et Dakar. Son installation est une plongée dans l’indigo, une signature plastique qui renvoie à cette teinture naturelle bleue qui porte une charge magique et historique en Afrique et dans l’espace caribéen et dont la culture est liée à l’histoire de l’esclavage. L’installation est composée d’un ensemble d’images imprimées, de boîtes, d’objets et de suspensions qui créent des strates de lecture multiples et forment un palimpseste ; comme un autel à la mémoire. L’œuvre invite le spectateur à agir avec certains des éléments, elle a notamment une dimension sonore. Il s’agit d’un espace océanique, porteur de cette expérience de l’Atlantique noir, nourri de références multiples, d’un espace qui travaille l’idée de réussir à respirer dans des espaces de contraintes.

Quelle médiation avez-vous mise en place pour faire connaître ce travail au-delà du public du MNAM ?
Nous avons mis en place un très important appareil d’évènements annexes en nous appuyant notamment sur le savoir-faire du Centre Pompidou, de ses instances et de ses métiers, et en multipliant les invitations. « Paris noir » est ainsi également une programmation très riche qui va scander l’exposition sur toute sa durée : un séminaire de recherche, un colloque international, des « mensuels Paris noir » dédiés à la littérature, au spectacle vivant ou aux féminismes noirs, avec de multiples invités, mais aussi une importante rétrospective cinéma consacrée à Sarah Maldoror.
Nous proposons également divers supports de partage de l’exposition : des livrets spécifiques, un podcast, des visites portées par des personnalités et des acteurs historiques et contemporains du « Paris noir » comme le guide conférencier et créateur de podcasts engagés Kévi Donat ou le photographe et artiste Amadou Gaye. Nous avons également beaucoup travaillé un aspect de la programmation moins évident à mettre en place qui est celui d’un rayonnement de l’exposition dans toute la ville à travers ce que nous avons nommé les « Echos Paris noir ». Il s’agit d’une série d’évènements partenaires, coconstruits par les équipes du Centre et celles de lieux culturels parisiens, institutionnels ou non, qui font vivre la communauté et la créativité noire aujourd’hui à Paris.

Qu’attendez-vous de l’exposition ?
Nous attendons une prise de conscience patrimoniale, intellectuelle et politique. Il s’agit de redéfinir l’histoire de l’art du XXe siècle, notamment lors de la réouverture du Musée et pour l’accrochage qui sera proposé au public en 2030. Nous attendons une prise de conscience du rôle joué par les artistes de cette exposition dans toutes ses dimensions : philosophique, politique, esthétique et pédagogique. Nous attendons une série d’expositions monographiques et de rétrospectives thématiques qui permettront de poursuivre et d’approfondir le travail engagé par « Paris noir » et qui n’en est qu’à ses prémisses. Cette exposition ne vient pas cocher une case, n’est pas une itération ponctuelle thématique ou avec un focus géographique, elle incarne un programme patrimonial et de recherche pour le long terme et souhaite mettre l’institution au travail sur le long terme également.

Dans quelle mesure, cette exposition est-elle aussi une première étape transformative pour la constitution des collections publiques françaises ?
Elle l’est car l’exposition est aussi une présentation du résultat d’une politique d’acquisition que nous allons poursuivre : une quarantaine d’œuvres de l’exposition sont aussi des acquisitions récentes du Musée. Cette entrée en collection importante va susciter de nouveaux parcours, de nouvelles monstrations de l’espace social que le Musée cherche à représenter. C’est une réécriture des parcours qui devient matériellement possible. Par ailleurs, ce que l’exposition a provoqué pour le Musée, c’est une mise à l’épreuve de sa capacité à traiter des œuvres aux parcours parfois sinueux, non institutionnels, hors galeries et dont l’état de conservation ne correspond pas aux attendus patrimoniaux occidentaux. C’est aussi l’ouverture d’un nouveau chapitre et l’augure d’une transformation nécessaire des pratiques.

Contrairement à la Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, pour ne prendre que des exemples européens, l’archive visuelle noire est, jusqu’à maintenant, un enjeu artistique, patrimonial et politique impensé en France : quelles seraient vos préconisations pour qu’elle fasse désormais l’objet d’une politique publique ? 
Au Musée par exemple, il nous semble très important de travailler également à collecter des archives qui pourront rejoindre les fonds de la Bibliothèque Kandinsky. Mais plus largement, nous aimerions pouvoir véritablement susciter des programmes de recherche sur ce sujet pris en charge par le Musée et permettant d’accueillir des chercheurs internationaux qui travaillent cette archive visuelle noire. Il s’agit aussi d’asseoir les priorités du service dont la dimension prospective implique cet effort de rattrapage et de relecture. Le service de la création contemporaine et prospective, c’est aujourd’hui deux conservatrices et trois attachés de conservation qui ont développé une expertise scientifique très spécifique sur cette question et qui gèrent déjà une archive visuelle noire que les artistes nous ont confiée.
Nous devons réfléchir à la manière d’institutionnaliser son traitement et aux façons de poursuivre cette expertise, notamment à l’endroit des méthodologies, qui sont plus difficiles à transformer : continuer à travailler de manière transnationale et trans-chronologique est déjà un bon objectif. Si on considère la question en dehors du cadre que nous connaissons qui est celui du Musée, il serait bien sûr opportun de travailler en synchronicité avec le champ universitaire ou des instances dédiées soutenues par une politique publique. C’est ce que nous avons commencé à expérimenter dans le cadre de la programmation autour de « Paris noir » par exemple en travaillant avec la Maison des mondes africains (MansA), autour de différents projets qui recoupent nos intérêts communs pour une archive visuelle noire.

NDLR : L’exposition « Paris noir » est présentée au Musée national d’art moderne du Centre Georges Pompidou (Paris) du 19 mars au 30 juin 2025.


Anne Lafont

Historienne de l'Art, Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)