Jean-Michel Espitallier : « La poésie nous paraissait trop sérieuse pour la laisser entre les mains de gens trop sérieux »
Cette année marque la fin du premier quart du XXIe siècle, et donc le vingt-cinquième anniversaire de la publication par Jean-Michel Espitallier, en mars 2000, de son anthologie de poésie française « d’aujourd’hui » –, Pièces détachées. C’est ainsi l’occasion de remettre en perspective le dernier tiers de l’histoire de la poésie en France. L’aventure commence en 1989, lorsqu’il lance Java avec Jacques Sivan, tous deux vite rejoints par Vannina Maestri : Java, ce sera 28 numéros en dix-sept ans, de 1989 à 2006, de plain-pied avec le contemporain. Cette revue de création se distingue d’emblée par son titre, empreint de légèreté : à l’enseigne Java, on n’est pas sérieux quand on a trente ans… Quelques décennies plus tard, même si « l’on ne voit pas grand-chose lorsque l’on a le nez collé au contemporain » comme le dit Espitallier, on cherche encore à savoir à quel aujourd’hui on a à faire. F. T.

En 1989, en cette fin de siècle où l’on commémore en grande pompe le bicentenaire de la Révolution française, où en est la poésie française ? Est-ce que Java est une carmagnole littéraire ? Autrement dit, la France littéraire s’emmerde-t-elle à ce point qu’il faille la faire danser ? À qui fait-on danser la carmagnole ? D’où vous est venu ce titre ? Quel portrait pourrais-tu esquisser du jeune Jean-Michel ? Quelle ambiance de copains était-ce ? De quels horizons veniez-vous ?
Une carmagnole festive, joueuse, joyeuse, inventive, bordélique. Ce contexte du bicentenaire fait souffler comme un vent de liberté, un rappel des fondamentaux démocratiques. Ce sont aussi les années Gorbatchev et la chute du mur de Berlin. Le point d’orgue de la fête des années Jack Lang. Le bicentenaire c’est un peu le Palace ou les Bains-Douches déballés sur la voie publique. Et sans doute aussi comme l’achèvement des années d’utopie. Depuis alors deux ou trois ans, je collabore activement à la revue Digraphe de Jean Ristat, qui revendique l’héritage de la Révolution, plutôt celle de Saint-Just, celle de 93. La revue est proche du PCF. J’y publie mes premiers textes, participe aux comités de lecture (c’est d’ailleurs à cette occasion que je rencontre Christophe Marchand-Kiss qui deviendra très proche de Java) et, chaque 21 janvier, la revue organise une sorte de happening place de la Concorde pour fêter la mort de Capet. Tout ça pour rappeler ce contexte, cet imaginaire collectif.
Beaucoup plus déterminant, je retrouve Jacques Sivan, mon ami d’enfance, en arrivant à Paris en 1984. On parle beaucoup de littérature, de poésie. Nous partageons un certain nombre de points de vue, goûts communs, différences compatibles. Une période de grande fébrilité, de découvertes, d’échanges. Nous avons assez rapidement éprouvé le besoin d’agir sur et avec ce que nous avions envie de défendre. Un faire. Que résumera la courte déclaration d’intention publiée dans le premier numéro de Java justement intitulée « Aux lieux de faire ». Précision tautologique, si l’on veut bien se souvenir que l’étymologie du mot poésie, poïen, signifie « faire ». Faire époque, peut-être, inventer un lieu capable d’agréger une constellation de pratiques mitoyennes, une zone d’intérêts communs, des amorces de propositions. Nous avions l’impression d’une latence, d’un bric-à-brac comme figé, entre d’un côté les avant-gardes, je dirais de prescriptions dures, dont nous nous sentions assez proches, redevables, de l’autre le retour d’un lyrisme tiédasse, formellement réactionnaire dans lequel nous ne nous reconnaissions pas. Et puis il y avait les écritures dites blanches, fondamentales mais un peu poudrées, parfois d’essentialisme et d’esprit de sérieux et, en voisinage rapproché, la galaxie Orange Export d’Emmanuel Hocquard qui, notamment, contribuait avec Juliette Valéry à introduire en France la poésie américaine. Autre espace, celui de la performance et de la poésie sonore, qui commençaient à occuper les esprits en débordant leur territoire, etc.
Donc hybrider tout ça. Agir, en tentant de s’extraire de l’enfermement jargonnant des appellations, des marques déposées réductrices, des formatages illusoirement cool, des proclamations claironnées et légèrement cuistres : « l’avant-garde », les « néo- ou post-ce-que-vous-voudrez », « l’expérimental » voire « l’expé », etc. C’est ça qui était très ennuyeux, ces déclarations d’intention à bon compte, ghettos, cages à lapins, pieds dans le ciment. Créer une revue nous apparut bientôt comme une nécessité, dans un esprit d’ouverture (c’est-à-dire de curiosité) – mais pas n’importe laquelle –, étiquettes décollées à la vapeur, engin d’exploration et de papillonnage, capteur dans le brouillard, bricolage d’outils de mise au clair en même temps que de propositions, dans une légèreté programmatique joueuse, que voulait signifier la polysémie et le peu de sérieux du titre. Faire la java, danser, faire la fête, et peut-être faire sa fête à la poésie. Comment ouvrir un espace neuf entre ces énergies contraires ? Comment revisiter sans révérences nos proches ou plus anciens aînés ?
Chaque numéro comporte un ou plusieurs dossiers, des textes de création et de réflexion critique, des discussions et/ou entretiens… Au sommaire des premiers numéros : Zanzotto, Ernaux, Maulpoix, etc. (n° 1) ; Portugal, Lucot, Jouet, Joyce, etc. (n° 2) ; Butor, Trakl, Parant, etc. (n° 3) ; dossier sur les objectivistes américains (n° 4) ; Safran, Prigent, etc. (n° 5) ; dossier Fluxus (n° 6) ; dossiers Episcopi et Rimbaud (n° 7) ; dossier Novarina et image/écriture (n° 8)… C’est très éclectique, non ? D’aucun.e.s aujourd’hui trouveraient à critiquer le manque de mixité, non ?
On n’y voyait pas grand-chose, parce que l’on ne voit pas grand-chose lorsque l’on a le nez collé au contemporain. Les dossiers avaient donc pour vocation de nous faire prendre un peu de distance, de champ, de soumettre ces héritages à la question, de les frotter à nos attentes, à nos lectures, d’aller voir par nous-mêmes, de tracer de nouvelles lignes de réflexion, d’explorer et de récupérer chez nos aînés des modes d’emploi, des outils pour les rebricoler, les remixer. Interroger de possibles legs, d’où aussi ce texte intitulé « D’après les avant-gardes », que j’avais écrit pour la revue et qui jouait sur le double sens de ce « d’après ».
Parallèlement, comment réinterroger le genre poésie, devenu si flou, si élastique, le mettre à l’épreuve d’autres bibliothèques (Ponge plutôt que Char, Deleuze plutôt que Heidegger, etc.), d’autres cultures (les arts plastiques, la performance, les arts dits mineurs, la pop culture, c’est-à-dire au fond la post-modernité) ? Cet éclectisme dont tu parles c’était ça, opérer des soudures, ligaturer, coller des joints : publier Gertrude Stein et les artistes OuPeinPo, Denis Roche et les chants des femmes lobi du Burkina-Faso ; et regarder comment ça marche. Pour enfoncer le clou, nous avons souhaité que les couvertures de chaque numéro soient différentes, confiées à des artistes dont nous étions ou nous sentions proches, Hélène Delprat, Arnaud Labelle-Rojoux, Ben, Piotr Kowalski, Agnès Thurnauer, etc. Et puis très vite se forme une sorte de constellation qui commence à graviter autour de Java, apporteurs d’idées et de projets, conseillers fantômes, copains-qui-ont-envie-d’essayer-des-choses, hasard des rencontres, etc. C’était passionnant, très dynamique, très joyeux aussi. Je pense à Yves Di Manno par exemple qui nous apportait les objectivistes américains, à Arnaud Labelle-Rojoux qui avait piloté un ensemble Fluxus et une correspondance Bernard Heidsieck-John Giorno, à Jean-Claude Schneider qui nous avait « offert » un long poème de Trakl inédit en français, à Patrick Beurard-Valdoye dont nous avions accueilli un dossier sur Gherasim Luca, à Philippe Di Méo qui traduisait pour nous des textes rares de Zanzotto, Gadda, Pasolini, Episcopi, à Jean-Luc Steinmetz qui avait bien voulu ajouter son grain de sel à l’année Rimbaud (1991), à Allen S. Weiss et son ensemble sur « la création radio », à Stacy Doris qui présentait la jeune poésie américaine, etc.
En 1999, nous tentons même une première esquisse anthologique, dans le numéro 16 sobrement intitulé « Attention travaux », avec des textes de Philippe Beck, Michelle Grangaud, Katalin Molnar, Christophe Tarkos, Olivier Cadiot, Nathalie Quintane, etc. Mais nous ne nous interdisions pas de publier aussi des choses plus patrimoniales, comme Velimir Khlebnikov ou un ensemble « CobrAmsterdam ». Bref, Java faisait se côtoyer (et danser) des pratiques et des personnalités aussi diverses que le plasticien Olivier Blanckart et la poétesse Anne Portugal, le poète beat Claude Pélieu, la spationaute Claudie Haigneré ou le compositeur Gérard Grisey. La revue comme centrifugeuse, hall de gare, site de rencontres.
Créer une revue est aussi une aventure éditoriale, c’est-à-dire collective, c’est très concret. Ce collectif c’était deux puis trois personnes, Jacques Sivan et moi-même bientôt rejoints par Vannina Maestri. À trois, les décisions se prennent plus vite. Surtout, ce point est capital, notre lien était très affectif – Vannina était la compagne de Jacques et Jacques mon ami d’enfance. Ça donnait beaucoup de force et en même temps beaucoup de légèreté à notre équipe. Zéro tension, telle que j’avais pu en connaître à Digraphe ou dans les quelques revues auxquelles j’avais collaboré de près. Inventer un objet, le penser, le connecter au champ, le faire vivre y compris financièrement, tout cela nous stimulait. Et puis, construire un sommaire c’est opérer des montages avec des pièces détachées (nous y voilà !), agencer des éléments hétéroclites, procéder à des opérations de collages, organiser des frottements, des collisions, des répons, orchestrer des idylles et des zones de friction pour que s’invente une musique en perpétuelle réécriture. Construire un objet hybride avec du scotch et des bouts de ficelle et tenter de le faire tenir. En équilibre instable, en constant devenir.
Sur la non-mixité, bien sûr, avec le recul on se rend compte d’une moindre présence des poètes femmes, mais à regarder les sommaires de Java, on peut dire que nous étions plutôt dans la moyenne très haute. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Les femmes poètes étaient beaucoup moins accessibles, beaucoup moins présentes, il suffit de regarder les catalogues des éditeurs de poésie et les sommaires des revues dans ces années 1980-1990 – il y a d’ailleurs encore assez peu d’éditrices, assez peu de revuistes femmes –, pour voir à quel point les femmes y sont minoritaires, mais moins qu’elles ne l’avaient été dans les décennies précédentes. C’est d’ailleurs aussi ce qui nous gênait dans certains mouvements d’avant-garde, une espèce d’autoritarisme testostéroné, où les femmes faisaient parfois figures d’exception, voire de curiosité. Et puis, Vannina Maestri, qui nous a rejoints à partir du six ou septième numéro, était particulièrement sourcilleuse sur ce point !
En une décennie, Java a contribué à faire connaître une nouvelle génération de poètes, dont certains sont aujourd’hui reconnus comme majeurs : en plus de votre trio, Pierre Alferi, Philippe Beck, Olivier Cadiot, Anne-James Chaton, Christophe Fiat, Jérôme Game, Katalin Molnár, Charles Pennequin, Anne Portugal, Nathalie Quintane, Christophe Tarkos… Avec le recul, quels traits caractéristiques dégages-tu de ces écritures qui se différencient par bien des aspects ?
Aussi différentes soient-elles parfois, ces écritures ont quand même un certain nombre de points communs qui résident peut-être dans une bibliothèque et des références communes, donc un imaginaire commun, et, pour en revenir à ce rapport à l’avant-garde, qui entretiennent avec elle des relations ambiguës, adhésion et mise en critique. Un entre-deux. Adhésion politique, désir assumé d’expérimentation, rigoureuse attention accordée à la forme, intérêt théorique, et en même temps défiance à l’égard des manifestes et des collectifs en béton armé, légèreté, second degré, autodérision hérités de la pop culture, de la performance, du détournement des cultures dites mineures tel qu’il s’opérait déjà dans le roman, le cinéma, les arts plastiques, la musique.
Renouvellement de la bibliothèque aussi, qui s’enrichit de francs-tireurs, Raymond Roussel, Carlo-Emilio Gadda, Gertrude Stein, William Burroughs, Sarah Kane, Clarice Lispector, Laurence Sterne (la nouvelle traduction dépoussiérée de Tristram Shandy paraît chez Tristram à cette époque), etc. Ça n’était pas nouveau (et l’on doit aux essais de Christian Prigent des éclairages pertinents et décisifs sur quelques-uns de ces « irréguliers »), mais disons que la liberté ambiante se retrouvait dans la liberté de changer les références, de prendre de la distance, notamment vis-à-vis de l’obligatoire et intouchable sainte trinité Sade-Artaud-Bataille. Et puis, lire Nathalie Quintane en écoutant les Ramones, ça raconte quelque chose d’une communauté. D’un imaginaire. D’un rapport au réel. Les questions politiques paraissaient moins prégnantes, c’était moins frontal, peut-être plus proche de la théorie guévariste des focos (toutes proportions gardées, ne nous racontons tout de même pas trop d’histoires !), des provocations dadaïstes ou d’une certaine désinvolture dandy-punk-je-m’en-foutiste c’est-à-dire au fond plus libertaire et plutôt du côté du fameux credo d’une Emma Goldman : « Si je ne peux pas danser dans ta révolution, je n’y participerai pas » (je cite de mémoire).
Mais ce qui fait communauté doit aussi s’envisager en termes de rejets communs. Il faut imaginer un contexte très anti-avant-gardes dans ces années 1980, très anti-expérimental, une vague assez révisionniste, et refuser de jeter le bébé avec l’eau du bain c’était déjà faire territoire. Rapport circonspect aux avant-gardes donc en même temps que rejet du lyrisme surjoué, de l’essentialisation de la poésie, du « p’tit poème sympa ». La poésie nous paraissait trop sérieuse pour la laisser entre les mains de gens trop sérieux. C’est peut-être au fond l’un des axes qui nous rassemblaient. Un désir de chercher sans révérences ni passages obligés. Tabula rasa mais sans changer les couverts.
Vu l’importance qu’a pris la revue au bout d’une décennie, la parution, en mars 2000 chez Pocket, de Pièces détachées a constitué un deuxième outil stratégique : ce « Meccano multicolore » vise à attester à quel point « la poésie est redevenue multiple, plurielle, inventive ». Et il me faut bien avouer que, moi qui appartenais à la décennie suivante, j’ai senti un air frais émaner de ces nouvelles références, tout en demeurant attaché aux avant-gardes… Au reste, vous vous démarquiez surtout des années Tel quel et TXT (60-80), vous situant en droite ligne des pratiques de détournement dadaïstes et du cut-up (Burroughs et Cummings), non ?
Ta position résume assez bien celle qui était la nôtre : attachés aux avant-gardes avec le besoin de rebattre les cartes et d’ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d’air frais. Pour Pièces détachées, concrètement, tout a commencé à l’automne 1998, au cours d’un déjeuner avec mon vieil ami François Laurent, alors directeur littéraire chez Pocket, qui s’intéressait au parcours de Java. À la fin du repas, il me demande si je n’aurais pas envie de « faire quelque chose chez Pocket ». Sa proposition me laisse sans voix, elle me paraît totalement ahurissante ; poésie contemporaine et Pocket, non, vraiment, je ne voyais pas. Et puis, après mûre réflexion, j’ai saisi l’occasion, convaincu que le meilleur moyen de défendre les formes les plus innovantes de la poésie était justement de déborder les frontières, sortir du champ, du ghetto, de la consanguinité. Et j’aimais cette idée de publier de la poésie contemporaine dans son versant le plus novateur, parfois le plus expérimental directement en poche, chez un éditeur grand public. Ça produisait un frottement et les frottements produisent des étincelles. C’était un peu gonflé, un peu provoc, donc ça m’allait très bien !
La seule contrainte que je me suis alors imposé a été de ne publier que des auteurs ayant publié dans Java ; avec, dans l’immense foutoir que représenta ce chantier de sélection et d’ajustement, je m’en confesse aujourd’hui, deux ou trois oublis, dont Liliane Giraudon que je regretterai toujours d’avoir « manquée ». Il ne s’agit pas d’une anthologie générationnelle : à l’époque, Cécile Mainardi ou Charles Pennequin ont moins de 35 ans, Bernard Heidsieck en a 71 et Gherasim Luca était mort six ans plus tôt à 80 ans. Mais bien d’une convergence de langues, d’imaginaires, de références et de bibliothèques. Avec la singularité que pouvait représenter chacun de ces ateliers. Je me souviens que j’ai rencontré Guy Bennett à cette époque-là. Il m’avait confié que ce qui avait attiré son attention dans Pièces détachées, c’était d’abord les deux épigraphes du livre, celle de Gilles Deleuze et plus encore celle de George Harrison, qui résumait bien l’état d’esprit qui était le mien, sous quels parrainages je plaçais cette poésie-là. La réception du livre, globalement très positive, a été un petit événement, avec bien entendu des poils hérissés, des polémiques, des réactions scandalisées, ce qui était le plus bel hommage qu’on puisse rendre à ce petit livre, à ce qu’il présentait et représentait.
En quoi l’essai formant un diptyque avec tes Pièces détachées, Caisse à outils (Pocket, 2006), et qui met en avant une esthétique du bricolage, enfonce-t-il le clou post-moderne ?
Il faudrait ici définir ce que l’on entend par post-moderne, désenchantement du monde et résistance par la dérision et l’autodérision (mise en critique goguenarde de la figure de l’écrivain démiurge, du poète oraculaire), le comique, le parodique, mais aussi déhiérarchisation des valeurs, des genres, non pas en termes d’équivalence (tout ne se vaut pas), mais de disponibilité (tout est utilisable, rien n’est impropre à la création), recyclage, impureté générique, métissage, relativité des goûts, détournement des cultures mineures, bien sûr bricolage transgenre et un peu de traviole – Maurice Roche, Robert Filliou, Esther Ferrer, les trois Marcel (Duchamp, Mariën, Broodthaers), etc.
Oui, c’est en tout cas ce que je propose et peut-être défends dans Pièces détachées puis Caisse à outils et c’est aussi dans cet esprit que j’écris mes livres : avec sur ma table de travail Charles Reznikoff, les Beatles, Cindy Sherman ou Brian Eno. Je me souviens d’une conversation avec Christophe Tarkos, dans un café près de Jussieu où nous avions nos habitudes, c’était juste avant qu’il ne tombe malade. Nous parlions des futuristes italiens. À un moment, Christophe s’est mis à faire des sortes de liens avec Saint-Simon qu’il était en train de lire, tout à fait ébloui. Il faisait du tissage. Voilà, c’est ça aussi la post-modernité, « désaffubler » (Francis Ponge), faire des connexions sans logique apparente, sans révérence ni interdit et, bien sûr, sans frontières. Et abattre les frontières est un geste éminemment politique.
Quelle vision as-tu aujourd’hui de ta trajectoire poétique ?
Je ne suis certainement pas le mieux placé pour en juger ; ce que je peux dire, c’est que j’ai toujours fait à peu près ce que je voulais faire, je n’ai pas le sentiment d’avoir jamais trahi mes obsessions ni cédé sur mes désirs, comme disent les psychanalystes. Avec une évolution à mes yeux en accord avec qui je suis, avec ce qui m’est arrivé en chemin : de Pont de Frappe (1995) à Tueurs (2022), il y a un monde, le mien – et 23 livres. Pour satisfaire à ma vieille marotte rock’n’rollesque, je comparerais ce que j’ai fabriqué jusqu’à aujourd’hui, par la diversité des formes, la fantaisie, les parodies et détournements, au White Album des Beatles ou à Sandinista ! des Clash. C’est déjà beaucoup. Mais l’heure n’est pas aux bilans, pas encore. Je suis engagé sur une multitude de fronts, livres, textes, créations diverses. Donc la trajectoire est devant moi.
Par exemple je démarre une collaboration avec le compositeur (et ami) Kasper Toeplitz et le vidéaste Victor Lafagne pour un projet multimédia autour de la mémoire des mineurs du Nord de la France, projet piloté par Art Zoyd Studios à Valenciennes. Création : février 2026. Je collabore également avec plusieurs photographes, Karine Sicard-Bouvatier pour un petit ouvrage sur ses magnifiques photos de mer(s), un long texte pour le livre de photos d’insectes de Rémy Artiges à paraître chez UV Éditions, et quelque chose avec Bernard Plossu. Et bien sûr l’anthologie Java à laquelle je travaille avec Vannina et Yves Di Manno. Donc ma trajectoire poétique, comme tu dis, est en chantier, ce qui m’intéresse c’est ce qui va advenir, ce qui m’attend, l’inattendu de ce qui m’attend, posté en embuscade, flèche ou zigzags, virages dangereux ou quatre-voies sur la roue arrière, désirs constamment aux aguets, en éveil. Chaque création, quelle qu’elle soit, est toujours un moment particulier, un petit récit personnel, je laisse le soin aux autres de faire des liens, des points de vue panoramiques et de tracer des trajectoires.
Et depuis ces Caisses à outils, quelles lignes de force perçois-tu dans l’espace poétique contemporain ?
Caisse à outils est publié, toujours chez Pocket, en 2006, année qui sonne la fin de Java au cours de deux soirées mémorables, au Point-Éphémère à Paris, et à l’IMEC, à l’Abbaye d’Ardenne où se trouvent aujourd’hui les archives de la revue. Au même moment, je suis engagé comme batteur au sein de Prexley, un trio post-rock. Changement de paradigme, de champ, d’énergie, de publics, de façon d’inventer des choses et même de façon d’écrire. Depuis cette date – presque vingt ans ! –, je suis beaucoup moins connecté à la poésie contemporaine. « Je ne m’occupe plus de ça » pour le dire comme Rimbaud. Je ne pense donc pas être le mieux placé aujourd’hui pour répondre à cette question, parce que je ne suis pas sûr d’avoir quelconque légitimité pour donner un avis qui aille un peu au-delà de ce que j’aime. Je viens même de décliner l’offre qui m’était faite par un éditeur d’écrire – encore ! – un nouveau livre sur la poésie. Donc lecteur attentif, oui, acteur et observateur du champ, certainement pas.
D’un peu loin, et en ayant raté pas mal d’épisodes, je vois tout de même une multitude d’ateliers qui travaillent, réinvestissent, transforment ou rebricolent certaines des voies défrichées dans ces années 1990, par exemple la poésie sonore et la performance comme pratiques naturelles et continuation de la poésie par d’autres moyens ; le lien entre poésie et arts plastiques, qui a été l’une des grandes affaires des années 1990-2000, cette fameuse « transversalité », même si le terme a été surutilisé jusqu’à la nausée ; peut-être aussi les cultures mineures mises au centre du jeu. Un exemple : je suis très attentif au travail de Natacha Guillet qui mixe tout un tas de médiums, pratiques, interventions diverses dans une radicale liberté d’invention. Une absolue nécessité artistique. Bricolage, foutoir, bouts de papiers, montages de trucs. Vitesse d’exécution. C’est très puissant. Qu’attend-on d’une œuvre, d’un geste artistique ? Qu’ils nous chahutent, nous perturbent, nous bousculent, nous fassent perdre les pédales, l’étrangeté de quelque chose qui vient nous percuter, une soudaine accélération d’intensité, une réalité augmentée, pour élucider autrement, plus finement le réel et nous faire vivre une expérience (sinon à quoi bon ?), qu’importe le genre dans lequel ils s’implémentent, que ce soit chez Gaëlle Obiégly, Philippe Artières ou Dorothée Elmiger. Bertrand Leclair (son inclassable dernier livre, Transformations, mi-récit, mi-essai est exemplaire) ou des auteur.e.s labellisé.e.s plus explicitement « poètes », comme Nicolas Vargas, Virginie Poitrasson ou Laura Vasquez, par exemple. Je viens de lire le très singulier petit livre de Véronique Vassiliou, Toucouleurs, et j’attends avec impatience les Fables d’Anne-James Chaton. Bref, l’histoire continue…
En revanche, j’ai l’impression parfois d’un retour au syndrome un peu « bon élève », travail bien fait, postures plus sérieuses, « concernées », impureté générique en baisse, transversalité parfois convenue – généralisation des lectures publiques avec le petit coup de trombone par-ci, le petit coup de guitare par-là et deux doigts de vidéo, emballez c’est pesé ! ; mais ce n’est peut-être qu’une impression. Une chose est certaine, dans ces années 1990-2000 soufflaient un vent d’audace et une liberté tous azimuts, chez les auteurs comme chez les éditeurs. Je pense notamment à la création, décisive, en 1994 des Éditions Al Dante qui vont publier quasiment toute notre génération et au-delà, remettre la poésie sonore au centre du terrain, ouvrir un espace incroyablement novateur, fertile, vraies prises de risque et choix fil-de-féristes, ou à la prolifération de revues avec des lignes éditoriales à la fois très affirmées, très exigeantes et très ouvertes, Java, donc, mais aussi Poézie Proléter, la RLG, Doc(k)s, Nioques, tant d’autres.