Nouvelle

Nouvelle politique

Écrivaine

Les convictions politiques sont empreintes d’affect et de violence quand on en discute avec son entourage. Surtout en période de présidentielle.
Gaëlle Obiégly livre à AOC une nouvelle « politique ». L’œuvre de cette écrivaine, de mieux en mieux connue aujourd’hui, est celle d’une artiste en résistance à l’air du temps et aux conformismes – y compris au spectacle de cette résistance, comme en témoigne son dernier roman, N’être personne.

Je n’ai qu’un enfant, cela me rend très indulgente à son égard. En toute situation, elle a pu compter sur moi. Cette fois, c’est difficile. J’ai eu ma fille sur le tard. Si l’enfant s’était présenté avant, je lui aurais offert une autre compagnie que la mienne exclusive, je lui aurais donné un frère ou une sœur. Mais à l’arrivée du bébé, j’étais trop âgée pour la faire suivre d’une autre grossesse qui celle-ci aurait été voulue. Nous avons formé un couple, elle et moi. Le père de ma fille s’est absenté de plus en plus souvent pour voyager dans de très beaux pays que je n’ai jamais vus puis pour vivre une très belle histoire d’amour, ce sont ses mots. Avant-hier soir nous nous sommes revus, cela faisait longtemps qu’il ne m’avait pas contactée. En général s’il téléphone c’est pour parler à notre fille dont, dès qu’elle a été capable de manger de vrais aliments, il a scruté les manifestations d’intelligence. Parce que ça prouverait qu’il en était bien le géniteur, lui-même s’estimant doué de capacités intellectuelles considérables. Il le laisse entendre à la moindre occasion. A propos de sa fille, il arrange la conversation de manière à pouvoir y insérer un aparté flatteur à son sujet. Depuis toujours il est essentiel qu’il puisse dire que cet enfant, sa fille, est brillant. Ce mot de brillant, il sent la frite. Oh, je ne sais pas d’où me vient ce dégoût pour ce genre de valorisation et les odeurs de graille. N’importe. Une fois qu’il a pu caser dans une conversation que sa fille est brillante, ce que disent les autres lui paraît d’une importance moindre et d’ailleurs, une fois qu’il a satisfait ses besoins – manger, se soulager, louer sa progéniture – il se met à bâiller. Si je baisse alors les yeux, c’est pour m’épargner la vision de sa langue rétractée vers la gorge où les muqueuses forment un agglomérat brunâtre et puant. Et brillant, ça suinte à cause de la salive je suppose. De nouveau, il m’inflige cette disgrâce qui se cache dans sa bouche, et précisément dans son gosier, cette langue obèse et boudinée, elle m’est apparue encore avant-hier. Nous n’avions pas dîné ensemble depuis peut-être deux ans. Il a choisi un restaurant vénézuélien recommandé par un collègue. N’importe. De quoi m’a-t-il parlé en dehors du parcours estudiantin de sa fille qui ressemble beaucoup au sien, c’était avant-hier mais j’ai déjà oublié ce qu’on a raconté. Peut-être l’image parlante qu’il a laissé éclore devant moi, son gosier, a escamoté ses propos. Car je ne me souviens presque pas de ce qu’il disait, je me souviens surtout qu’il bâillait, et qu’ensuite il affichait une moue dédaigneuse, je me souviens aussi qu’il a jeté une pièce de monnaie sur la table en guise de pourboire, mais pas tellement comme un cow-boy, plutôt comme un homme imbu de ses privilèges sociaux. Être client en est un. Pourquoi ai-je le sentiment qu’il affichait exprès cette moue dédaigneuse, cette bouche béante, ce bâillement, quel but cherchait-il à atteindre par cette posture ? Je n’ai pas cru un instant qu’il était tout simplement fatigué. Cette explication innocente, je l’ai écartée bien que ce soit celle qu’il m’ait fourni. Il a éprouvé le besoin de justifier ses bâillements répétés, bien que je ne lui aie fait aucune remarque. Il a dit Je me suis couché tard hier. Il aurait peut-être voulu que je lui demande ce qui l’avait occupé si longtemps, puisqu’il avait annoncé un horaire effectivement tardif. Mais je n’ai pas posé de question, sciemment. Non que je m’en foute, seulement je ne voulais pas lui témoigner la moindre attention, je ne voulais pas qu’il croie qu’il avait encore le moindre effet sur moi, je ne voulais pas nourrir son orgueil. Autour de nous, dans le restaurant vénézuélien, les clients se témoignaient de l’amitié. Ils trinquaient, par exemple. Ils partageaient une bouteille de vin. Tandis que nous buvions de l’eau, notamment pour ne pas porter l’addition à un montant excessif par rapport au peu de joie que nous procuraient ces retrouvailles. Je ne comprenais pas ce qui avait motivé son appel quelques jours auparavant. Il m’avait dit qu’il voulait me voir. Il est vrai qu’il n’avait pas prononcé le mot « envie ». Du moins, dans mon souvenir, il ne l’avait pas prononcé. Sa formule était moins fantasque, moins impérative, moins risquée. Il avait dit qu’il voulait me voir. Et moi, naïve, j’avais cru qu’il en avait envie. À partir de là, j’ai envisagé que nos amours reprennent. Ne serait-ce que trois quatre nuits. Mais, de son côté, il s’agissait plutôt d’un rendez-vous hygiénique, pour maintenir la relation. Ou bien pour profiter d’un moment de liberté puisque, m’avait-il avoué, sa femme et ses enfants, enfants d’un deuxième lit, ou d’un remariage, devrais- je dire plus chastement mais de manière impropre puisque lui et moi n’avons jamais été mariés, donc il ne s’agissait pas d’un remariage mais bien d’un premier mariage qui, comme notre concubinage, l’avait fait père, et ses nouveaux enfants étaient partis en vacances avec leur mère qui est prof de français. Il m’a montré son alliance, un gros anneau que j’avais remarqué tout de suite sans le mentionner. Et quand il m’a annoncé qu’il était marié à présent, j’ai pris l’air indifférent qui m’est si souvent reproché. Cette attitude, pourtant, a pour bienfait de garantir une certaine paix dans des situations qui pourraient me faire déborder de rage. Avec lui, cela s’est produit souvent. Nous nous sommes aimés dans l’excès, en fait comme si nous n’y étions pas autorisés à cet amour. Nous n’en parlions jamais, ni entre nous ni à personne, c’était tabou, c’était obsédant. Désormais, j’arrive à me contenir. Grace à la brièveté de nos entrevues, notamment. En si peu de temps, le mécontentement ne peut se changer en fureur. Les sentiments ne prennent pas. Quelques heures après notre dernière rencontre, néanmoins, j’étais encore aux prises avec le dégoût que m’inspire le père de ma fille. Le seul instant où nous nous sommes accordés, durant cette soirée, fut celui où nous avons évoqué notre choix pour l’élection présidentielle. Il m’a demandé Tu sais pour qui tu vas voter ? J’ai dit Bah oui. Il a souri. Nous avons prononcé « Mélenchon » en chœur. Et cela nous a fait rire aux éclats, il avait des larmes qu’il n’essuyait pas, moi non plus. Ça venait du bonheur de s’aimer un instant comme jadis. Comme si nous avions retrouvé le plaisir de danser ensemble, comme si nous nous disions des paroles d’amour dans nos têtes. Nous avons été inséparables à ce point. Et à cet instant, nous en avions le souvenir précis. Cette époque où nous étions joyeusement ensemble n’existait plus qu’au gré des réminiscences. Autrement il était inaccessible, ce temps-là. Nous avons ranimé les ébats par ce rire succinct. Son jaillissement témoignait d’une fusion recommencée. Mais c’était provisoire. Notre envolée a vite pris fin. Je me suis repliée après les secondes euphoriques qui m’auraient fait pleurer beaucoup plus si mon partenaire, pour tarir l’exaltation sentimentale et politique, ne m’avait fait une remontrance. J’ai traversé la salle de restaurant dont les tables étaient occupées par des jeunes hommes relax. Je suis revenue sur mes pas pour injurier Jean-Paul mais rien n’est sorti de ma bouche. Je l’ai regardé en le haïssant. Ensuite, je me suis retirée dans les toilettes sans autre but qu’y passer le temps. Car je savais qu’au-delà d’une certaine heure il piafferait pour aller dormir. La lunette des toilettes était bleu turquoise, je m’étonne d’avoir gardé ce détail en mémoire. Mais comment était habillé Jean-Paul – ça, je ne sais plus. Dans les toilettes, en consultant mon téléphone, j’ai appris que quelque chose de très grave s’était produit, on me demandait de rappeler d’urgence un numéro. Evidemment, j’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait d’un attentat, et entrevu parmi les corps meurtris celui de notre fille. Donc je suis descendue et, le souffle court, j’ai demandé à Jean-Paul s’il avait, lui aussi, reçu un texto. Il a regardé son téléphone, il m’a dit que non. Mon inquiétude lui a donné l’occasion de mettre fin à la soirée dont quelques minutes avaient été agréables. Nous avons payé, en partageant scrupuleusement l’addition. Il n’est pas question qu’il paie pour moi, cela est-il jamais arrivé, il est avare et riche tandis que je suis désargentée. Les effets de sa pathologie et de mon problème sont les mêmes, nous n’invitons pas. Après l’addition, je suis sortie et j’ai foncé vers le métro. Il faisait froid, Jean-Paul grelottait. Je n’étais pas tranquille, à cause du sms inquiétant, et c’est ce qui me faisait claquer des dents. Nous avons vite pris congé. Jean-Paul a couru vers son bus qui approchait. Et alors, j’ai pu téléphoner pour apprendre que mon amie Nathalie et Carl, son copain, ils étaient morts. On m’a donné quelques détails sans que je les demande puisque j’étais sans voix. Ils avaient eu un accident de voiture. Il y avait une enquête. Est-ce qu’il s’agissait d’un assassinat, pourquoi une enquête ? La sœur de Nathalie n’a pas pu me répondre, elle a dit que l’enquête avait été demandée par l’assurance. Ah oui, j’ai dit ça machinalement avant de raccrocher. L’instant d’après, je me suis sentie seule au monde. Ni ma fille ni la satisfaction de la savoir en vie ne me consolaient de la perte d’une amie délurée avec qui il m’est arrivé de coucher. C’est difficile à avouer. J’ai plus d’amour pour certains amis que pour ma fille. Pourtant, je l’aime. Oui mais pas totalement. Des fois je pense que sa disparition allègerait mon existence quotidienne. Évidemment, la conscience s’en trouverait alourdie. Sauf si ma fille prenait elle-même la décision de s’éloigner pour se libérer de mon emprise, comme elle l’a déjà annoncé. Je n’attends que ça, au fond. Qu’elle s’en aille, qu’elle me déteste, qu’elle m’abandonne effrontément, sans états d’âme si possible. Qu’elle fasse tout ce qu’une mère n’a pas le droit de faire, sous peine d’opprobre générale. La mère a des comptes à rendre à son enfant. L’enfant a tellement de liberté qu’il ne sait pas quoi en faire, du moins le mien c’est comme ça. C’était comme ça, jusqu’à ce matin. Jusqu’à ce qu’elle me dise, sur le ton de la confidence complice, qu’elle était tombée amoureuse. Très bien. D’un garçon. Soit. Étudiant. Bien sûr. Brillant, elle a ajouté. Elle a dû prendre mon soupir pour un signe de satisfaction car elle s’est empressée de dire Cependant. Cependant, il y a cependant un problème. Lequel. Il est d’extrême droite. Il a sa carte. Il est au Front national. Mais papa l’aimera beaucoup. Je tiens l’occasion de les sortir de ma vie.

Un soir, en rentrant chez nous, très tard, j’avais surpris sous le porche de notre immeuble deux silhouettes enlacées, pleines de soupirs et l’un de ces corps était celui de ma fille. Dès qu’elle m’a reconnue, malgré l’obscurité, elle a fait un bond en arrière. Cette réaction exagérée, je ne me l’explique toujours pas. Que craignait-elle ? Que j’exige qu’elle rentre à la maison et fasse ses devoirs ? Non seulement elle était bien plus consciencieuse que moi mais en plus de ça à l’âge de vingt ans il me semble qu’on ne peut plus s’opposer aux pulsions de sa progéniture. Quelles qu’elles soient, d’ailleurs. Le seul vice contre lequel je pourrais me dresser c’est la paresse. Mais uniquement parce qu’elle conduit à l’ennui. Les gens paresseux finissent toujours par avoir des vies ennuyeuses, des vies sans lutte, sans enjeu. C’est donc pour ça qu’il faut sans cesse m’assurer que ce qui me fait repousser certaines activités n’a pas sa source dans la paresse. Et pour ma fille, je suis aussi scrupuleuse et inquiète à l’idée qu’elle puisse sombrer dans l’apathie où seules viendraient la réjouir les plaisirs passifs que sont la nourriture, la cigarette, l’échange de sms. Non mais, en y repensant, je ne sais pas ce qui a pu la faire sursauter ainsi quand je suis apparue. Elle n’avait pas dû me reconnaître tout de suite, en fait. C’est quand j’ai dit bonsoir, de façon un peu trop enjouée, que la silhouette féminine s’est détachée de l’enchevêtrement de membres, langues, cheveux. Enfin, cheveux, pas tellement. Lui, il était chauve. Ou rasé. On lui voyait même le crâne entièrement. Je n’ai rien vu d’autre que cette belle forme de crâne, la nuque gracile, un profil souligné par un nez long, étroit. Vu la perfection du crâne, je me suis dit qu’il avait dû glisser du corps de sa mère en un instant, sans l’intervention des forceps, il avait dû se jeter dans le monde avec une résolution que je lui enviais. Bien sûr, tout ça était mon fantasme. Ne mettais-je pas ma fille dans des bras qui m’avaient autrefois été refusés, un jeune fasciste dont le mépris m’avait à jamais guéri de cette perversion politique. Les gauchistes étaient moins regardants, ils aimaient les idées, ils reconnaissaient l’intelligence bien plus que la vertu des corps. Du moins, en faire cas s’écartait de leur ligne. Alors, un soir, il y avait ces deux jeunes, là, je disais, enlacés à l’entrée de l’immeuble. Je me suis éloignée du couple sans me retourner, en repensant à l’effet que ma présence avait eue sur ma fille. Elle a sursauté, elle a frémi comme moi quand je vois une araignée. Je faisais intrusion dans son intimité, c’était ça pour elle l’horreur. Et pour moi, l’horreur c’est l’araignée qui, justement, investit mon espace. La tuer m’amène à la culpabilité, je préfère que les autres s’en chargent. Ils ont de la méthode, la plupart saisissent l’araignée, l’enferment dans un torchon qu’ils secouent au-dessus du vide. Est-ce que ce soir-là je me suis sentie coupable de rentrer chez moi pile au moment où ma fille échange un baiser, même plus qu’un baiser ? Non. Me suis-je sentie coupable d’avoir été témoin de cette baisade ? Non. D’avoir porté mon attention sur ce désir ? Non. En effet, ma fille aura surtout apprécié ma discrétion puisque je me suis éclipsée en un rien de temps, la laissant dans la gêne. De la gêne, c’est ce que ma discrétion aura provoqué, j’en suis certaine. Le malheur d’être mère tient à la quête vaine de la perfection. Pire qu’une difficulté, la difficulté cela peut être stimulant. Non, c’est un malheur, c’est-à-dire que c’est lourd. À tout reproche, à toute négligence de sa part, l’enfant vous oppose sa liberté. Mais la vôtre, elle vous est contestée. Je regrette de m’être laissée prendre à ce piège social de la procréation. On n’a pas décidé, ni Jean-Paul ni moi. C’était un accident. Au fond, il me plaisait que cela soit hors de nos projets.

Elle a donc ce copain, ma fille, avec lequel je l’ai surprise. Un gentil type, apparemment. Quand il est venu dormir chez nous, je ne savais pas encore que c’était un facho. Il est venu deux trois fois. La situation embarrassante que j’aurais préférée ne jamais vivre, cette soi-disant complicité de la mère et de la fille quand cette dernière se ramène avec son petit ami et l’introduit non seulement dans son lit mais surtout et malheureusement dans la salle de bains et la cuisine. Nous nous y sommes croisés, le matin, avec ce jeune type qu’elle m’a ramené. Il n’était pas encore lavé. Il était pieds nus. Il faisait les cent pas. Je lui ai demandé Qu’est-ce qui ne va pas ? Et il a répondu qu’il devait prendre une décision importante. Bien évidemment, je n’ai pas osé aller plus loin dans mes questions. Cette réponse m’a intimidée, au point de me rendre muette. Je ne lui ai plus adressé la parole jusqu’à ce qu’ils partent tous les deux, lui et ma fille, pas du tout comme des amoureux mais comme des polissons. Je me suis fait la réflexion que ça sonnait faux, qu’il y avait de la posture, qu’on voulait m’exhiber de l’innocence, de la fraîcheur alors que je les avais entendu gémir toute la nuit, chose que je me serais moi interdite quand je vivais chez mes parents et même maintenant, et même à l’époque où je vivais encore avec son père je n’aurais pas laissé échapper de tels soupirs, de tels bruits. Ou bien elle n’a pas de retenue ou bien elle me nargue, quant à son copain je crois qu’il se considère comme un maître. Trois visites et il s’est mis à régner chez moi. Tout est permis. C’est ça, tout est permis dorénavant. Notre époque, c’est ça. Ces phrases m’ont été soufflées, je ne sais pas qui m’a dit ces phrases. Peut-être les ai-je lues. Et je les ai faites miennes. Disons que là, dans la situation, elles m’apportent un certain réconfort. J’ai dû lire ces phrases dans une interview, mais je ne me souviens pas qui énonçait ce point de vue et bizarrement alors que sur le moment cela ne me semblait pas du tout significatif et même assez banal, je trouve là une justesse à ces phrases, si on peut appeler ça des phrases. C’est un homme qui s’exprimait ainsi dans un magazine qui a longtemps occupé le haut de la pile d’illustrés qui s’accumulent dans les W.C., un homme qui n’est pas un maître à penser, car ce moment de ma vie sentimentale est révolu, je n’ai plus besoin de guide en rien. Dorénavant, les paroles qui m’occupent viennent de moi ou de personnes qui ne se prévalent d’aucune autorité. Les personnalités politiques véhémentes n’ont pas de prise sur moi. Et leur bagout me donne plutôt envie de me boucher les oreilles. Enfin, ce que je dis là n’est pas entièrement vrai. Puisque ce Mélenchon auquel je compte donner ma voix harangue les foules de manière déplaisante. Du coup, j’hésite. Il m’est arrivé dans une certaine situation où chacun affichait sa position, son choix pour la présidentielle, de me faire passer pour muette. Et ce mutisme garantissait ma liberté, mais aussi, bizarrement, ça m’a donné une certaine autorité puisque chaque membre de l’assistance se tournait vers moi après avoir parlé, comme pour chercher mon assentiment. Tandis que ma fille, je crois qu’elle se fiche de mon approbation. Est-ce que son choix politique s’indexe sur ses élans sexuels ? Sujet tabou. Et le fait qu’elle m’annonce, sans gêne, son amour fou pour cet homme en voie de devenir député sous l’étiquette du parti d’extrême droite, cette annonce décomplexée tient-elle de l’état de crétinerie dans lequel nous propulse l’amour, par moment ? Et quand il s’agit d’amour parental c’est encore pire, parce que ça dure. On est indulgent. Ou bien cette annonce décomplexée tient à la banalisation de ce parti politique. Je n’ai pas de réponse. Toujours est-il que depuis ce matin je m’interroge sur les mesures à prendre. Je ne sais pas si je dois en parler à son père. Je ne sais pas du tout quoi faire de cette révélation de ma fille. S’agit-il d’une confidence ? Ou de la confession d’un méfait ? Dans un cas, en faire état à son père reviendrait à trahir ma fille, dans l’autre à la dénoncer. Mais après tout, est-ce que je tiens à être bonne, pas vraiment. Ne devrais-je pas saisir cette occasion pour me libérer de liens familiaux devenus oppressants ? Rompre avec ma fille pour des raisons louables, être une mauvaise mère mais oui je le peux, c’est à ma portée. Ne l’en aimerais-je pas davantage ? À moins que cela ne soit comme avec son père une séparation irrémédiable, pourtant avec lui l’entente politique est manifeste. Mais nous avons perdu la faculté d’échanger, et perdu le moindre élan mutuel. Sauf le soir où on s’est dit nos intentions. Tandis que ma fille, c’est l’amour de haut vol. Ils se regardent dans les yeux, longuement. Leur émoi aux gestes de l’autre me donnerait quasi le frisson. Ils ont de grands rires partagés. Ils se donnent la becquée. Je les ai vus se glisser des fraises dans la bouche. Ma fille nous accompagnait dans les manifs, elle nous soutenait, son père et moi, dans les discussions houleuses au cours de dîners. Lui et moi, on était les plus virulents, les plus progressistes, les plus attachés à la gauche. En le disant ainsi, je trouve ça un peu convenu. C’est d’ailleurs peut-être cette convenance, cette morale, ce dédain qui aura dégoûté notre enfant, l’aura poussé vers un faf. À vrai dire, je n’en sais rien. Peut-être que le type l’a séduite en la flattant, ou l’inverse. Peut-être que c’est son odeur, la beauté de son crâne, la texture de ses gencives, son sexe qui font la différence. Ce que je peux tout à fait comprendre, mais de là à aimer.


Gaëlle Obiégly

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