Nouvelle

2028

Écrivain

« j’avais trouvé un vieil agenda au fond du tiroir de l’armoire, et perdu dans le demi-jour de ces soirs d’automne qui n’en finissaient pas d’agoniser, j’ai commencé à écrire, tout contre les flammes j’ai commencé à écrire, traçant au crayon le premier mot qui me venait à l’esprit » : dans cette nouvelle que Mathieu Belezi donne à AOC, on pourrait croire retrouver Théo, personnage de son dernier roman Le Pas suspendu de la révolte.

J’ai fini par ne plus répondre à rien

à peine remis de mes aveuglements, et décidé à rompre une fois pour toutes, j’ai pris le bateau de 15h54, celui qui fait la navette entre l’île et le continent, c’était un jeudi de grisaille automnale, le Front venait de perdre les élections, dépités les gens étaient repartis au travail, se faufilant entre les voitures et leur rumeur de ferraille, baissant la tête, allongeant des mines d’enterrement

j’ai abandonné ma Fiat sur le parking du port d’embarquement, ai traversé la passerelle et suis monté à bord du bateau comme n’importe quel passager, et comme n’importe quel passager je me suis assis dans un fauteuil, tout contre le hublot, – pour voir quoi ? je serais bien incapable de le dire puisque la crasse jamais ôtée de la vitre m’empêchait de voir quoi que ce soit –, ai croisé les bras sur la poitrine en soupirant, soulagé de n’avoir que trois autres compagnons de voyage, un homme et deux femmes qui portaient l’une et l’autre des bottes de caoutchouc en prévision de la pluie que la météo annonçait pour aujourd’hui

le bateau s’est éloigné du quai, a laissé derrière lui le port de Saint-Gabriel, doublant à petite vitesse le phare rongé de vermine

— Vous avez votre billet, monsieur ?

je me suis retourné, ai présenté le billet que me réclamait l’employé de la compagnie de navigation, ai attendu qu’il le poinçonne et me le rende en inclinant sa grosse tête fatiguée sur une espèce de remerciement mâchouillé comme un chewing-gum

— Merci, monsieur

avant d’allonger les jambes et de fermer les yeux jusqu’à ce que le bateau atteigne la pointe de l’île et ralentisse son allure, un temps à peine mesurable, une demi-heure de répit tout au plus, pendant lequel je crois bien avoir dormi

et rêvé peut-être

dormi et rêvé qu’un monde meilleur avait existé en des temps anciens, j’ai ricané derrière mes mains en me demandant quels avaient pu être ces temps anciens, c’est vrai, comment des temps anciens auraient-ils pu être meilleurs ?

foutaises sc


Mathieu Belezi

Écrivain, Romancier

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