Nos cabanes
Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé.
Trouver où atterrir : sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété — mais aussi sur quels espaces en lutte, discrets ou voyants, sur quels territoires défendus dans la mesure même où ils sont habités, cultivés, ménagés plutôt qu’aménagés. Pas pour se retirer du monde donc — s’enclore, s’écarter, tourner le dos aux conditions et aux objets du monde présent. Pas pour se faire une petite tanière dans des lieux supposés préservés et des temps d’un autre temps, ni croire renouer avec une innocence, une modestie, une architecture première, des fables d’enfance, des matériaux naïfs, l’ancienneté et la tendresse d’un geste artisanal… Mais pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là, avec leurs ressources et leurs saccages, avec leurs espérances, leurs colères, leurs rebuts, leurs possibilités d’échappées. Loin du cabanon solitaire de Thoreau, qui élaborait près du lac de Walden une réflexion sur les vertus d’une vie conduite à l’écart (même si la solitude d’une aventure rendue à la nature s’y concevait comme une révolte) : faire des cabanes aux bords des villes, dans les campements, sur les landes, mais aussi au cœur des villes, sur les Places, dans les joies et les peurs. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjours, de ses rejets, de ses débris) que certaines de ces cabanes ont à se faire, qu’elles sont donc co-construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés.
Faire des cabanes en tous genres — inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, de nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, des modalités de la pratique. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs.
Pas pour prendre place, se refaire une place là où ça ne gênerait pas trop, mais pour accuser ce monde de places — de places faites, de places refusées, de places prises ou à prendre.
Faire des cabanes sans pour autant se contenter de peu, se résigner à une politica povera (Sébastien Thiéry), ni s’accommoder de précarités de tous ordres (et encore moins les enchanter). Mais pour braver ces précarités, leur opposer des gestes et des idées. Des cabanes qui ne sauraient soigner la violence faites aux vies, mais qui la signalent, l’accusent, en réclamant très matériellement un autre monde qu’elles appellent à elles, et que déjà elles prouvent.
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J’écris sous la dictée de plus jeunes — sous la dictée de leurs vies matérielles, par gratitude et par admiration pour ce qu’ils tentent. Il faut voir en effet la vigueur, vigueur inquiète mais vigueur tout de même, avec laquelle certains collectifs affrontent la situation aujourd’hui faite en France à la jeunesse ; des collectifs artistiques, poétiques et politiques (Catastrophe, Mauvaise troupe, Jef Klak, Panthère Première…), qui s’emploient à imaginer à mêmes leurs pratiques les formes d’une vie à venir : nouvelles écritures, inventions de liens et de modalités de travail, politisation des affects, éco-diplomaties, défenses d’espaces en lutte, remobilisations de la pensée… Avec eux l’avenir n’est pas appelé sous la grande figure de l’utopie, mais sous celle, à la fois joyeuse et sans paix, de l’impatience : une impatience à faire, à inventer, à être ensemble.
Et pourtant c’est la précarité sous toutes ses formes, comprise comme l’enjeu politique de notre temps, c’est la précarité donc qui se trouve bravée dans ces pratiques imaginantes. « Bravée », avec ce que cela suppose de soulèvement — on pourrait dire aussi « étonnée », en pensant à cette injonction de Victor Hugo dans les Misérables : « Étonner la catastrophe, par le peu de peur qu’elle nous cause » (je me souviens que Patrick Boucheron a cité cette phrase en conclusion de sa Leçon inaugurale au Collège de France, quelques semaines après les tueries de novembre 2015).
En disant qu’elle est bravée, je ne veux pas dire que l’on triomphe de la précarité, qu’on lui règle son compte ; il s’agit au contraire d’accuser les précarisations et la situation sociale faite à toute une génération. Car, ceux qui ont aujourd’hui 20, ou 30, ou même 40 ans (et cela fait partie de la question : que l’on soit aujourd’hui jeune, fragile socialement, à 40 ans), ceux que concernait Nuit debout, ceux qui ont lutté « contre la loi Travail et son monde » (surtout cela : et son monde), sont précaires et se savent précaires. Ou plutôt, ils se savent précarisés, inégalisés — économiquement, historiquement. D’emblée il leur est refusé une place — c’est d’ailleurs ce qu’ils sont venus rappeler sur les Places un peu partout dans le monde. On ne cesse de leur dire qu’ils sont de trop, qu’ils viennent trop tard, endettés avant même d’arriver ; on ne cesse de leur dire que pour eux il n’y aura pas d’emploi, pas comme ça, pas de places, pas « comme nous ».
Au point qu’enseigner aujourd’hui, c’est souvent parler à des jeunes gens d’un monde dont l’entrée leur est explicitement barrée ; et qu’étudier aujourd’hui (ou simplement être jeune), c’est souvent travailler à comprendre et à toucher un monde dont on s’exclut a priori, vers lequel on accepte de ne tendre que depuis les « limbes », en attendant d’être choisi, en attendant qu’on vous sélectionne, qu’on veuille bien vous faire travailler, vous reprendre… Luc Boltanski a consacré un vaste poème dramatique à cette société de Limbes, d’attente et de sélection — attente pour prétendre à un appartement, à un soin, à des études, à un emploi. Un livre-poème de Noémie Lefebre, Poétique de l’emploi, le dit aussi, à sa façon : on peut avoir aussi peur, aujourd’hui, de trouver du travail que de ne pas en trouver. Et si je parle de situations d’enseignement, d’étudiants, c’est que ces pensées me sont venues grâce à des étudiants, face à la vulnérabilité sociale que je les vois affronter, aux solidarités que je les vois construire, et aux recours qu’ils trouvent dans la pensée ; je leur dois en vérité la politisation de tout mon travail.
Pour eux la question n’est décidément plus de « prendre sa place », de se faire une place coûte que coûte, mais de manifester et de combattre, tant ils l’éprouvent, la violence d’un monde de places occupées et de places refusées. Oui, l’espace ne peut plus, mais alors vraiment plus, être pensé comme un système de postes à maintenir et à défendre (par exemple contre ceux qui pourraient « nous » les prendre). Le goût des zones, des ZAD, des rives, quelque chose comme un nouveau « recours aux forêts » (qui reconduit à Élisée Reclus, à Thoreau, à Humboldt) (1), c’est aussi l’abandon de ce monde de places et l’invention d’autres façons d’habiter et de se relier.
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Il y a là des bravoures, des bravades, une joie à s’emparer du présent. Mais c’est une joie grave, une danse au dessus des ruines. « Ruines », c’est par exemple le mot d’Anna Tsing, dans Le Champignon de la fin du monde, sous-titré Sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme. Anna Tsing pose que ce n’est pas seulement « dans les pays ravagés par la guerre qu’il faut apprendre à vivre dans les ruines », mais en vérité partout : au long des fleuves ultra-aménagés, dans des forêts asphyxiées, dans des paysages naturels saccagés et des sites en friches. Et « l’erreur serait de croire que l’on se contente d’y survivre ». Car dans les ruines des pratiques capitalistes prolifèrent « de nouveaux mondes », où cohabitent toutes sortes de vivants, humains et non humains, et toutes sortes d’histoires. Tout un monde par exemple dans un champignon, le matsutake, qui pousse dans les forêts détruites (aide les arbres à repousser, mais ne pousse que dans les forêts détruites, et ce tourniquet est sans fin) et qui, cueilli par des travailleurs précaires en Oregon (précaires de toutes sortes de façons — de toutes ces manières d’abîmer des vies, de démolir, de confisquer, que produisent le monde capitalistique : sans papiers, immigrés, chômeurs, vétérans des guerres américaines), est l’objet d’une économie complexe, jusqu’à devenir un produit de luxe au Japon.
Des ruines donc ou, sans la patine qui orne peut-être un peu trop ce mot, des saccages, des destructions, des pollutions, des « expulsions » en tous genres (c’est le mot de Saskia Sassen). Car c’est décidément d’un monde abîmé qu’il s’agit, et abîmé par des pratique précises, celles du capitalisme avancé et de ce qu’il fait aux vivants, aux sols, au sentiment même du commun. Et l’enjeu est bien d’inventer des façons de vivre dans ce monde abîmé : ni de sauver (sauvegarder, conserver, « réparer »), ni de survivre, mais de vivre, en coopérant avec toutes sortes de vivants.
Le « monde » ici est la terre rendue en même temps à sa vulnérabilité et à ses potentialités (comme nous tous, qui sommes à la fois capables et blessables). Un monde de « zones », un territoire de liens, de métamorphoses, d’incertitudes, fait de tous les endroits, à la fois fragiles et féconds (une « diversité contaminée », dit Anna Tsing, qui est donc encore une multitude).
C’est dans des espaces naturels en lutte (forêts, zones humides, landes, rives) qu’il faut prioritairement faire des cabanes, et qu’on en fait, dans des espaces qui sont défendus dans l’exacte mesure où ils sont réhabités, recultivés (ménagés, décidément) ; c’est ce qui se passe à Sivens, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dans la forêt de Bure, dans le Val de Suse… Mais il faut aussi se faire des cabanes dans les villes, dans ce que l’on appelle les « délaissés urbains », les lieux de réoccupations, et évidemment les Places, puisque le lien urbain lui aussi est abîmé. Et ici tout est à prendre ensemble, comme le fait Bruno Latour lorsqu’il demande Où atterrir ?, posant l’unité de la triple crise écologique, migratoire et sociale du monde actuel, une crise faite de toutes sortes de déterrestrations, auxquelles répondent des gestes de reterrestration eux aussi de tous ordres, et dans l’élargissement radical des formes de vie à considérer.
L’élargissement radical des formes de vie à considérer : à percevoir, à soutenir, à côtoyer, avec lesquelles collaborer, dont s’étonner et dont prendre leçon. C’est peut-être le point vif. Il y faut une sorte de tact, des égards, une attention à ce qui survient, aux possibles, aux formes qui s’essaient et qui sont à soutenir ou à augmenter, au pluriel de tous les vivants, à leur vulnérabilité et aux enjeux toujours complexes, souvent contradictoires (impossibles mais à vivre) de notre côtoiement avec eux. Je pense aux Âmes sauvages de Nastassja Martin, qui documente les mutations écologiques du Grand Nord, s’intéresse à des hommes qui parlent encore à l’ombre des arbres, et n’y voit pas une survivance folklorique, mais des façons de se mouvoir dans les plis d’un monde métamorphique, où tout est à considérer. Et la poésie ici peut être solidaire de cette anthropologie du vivant, de l’instabilité des formes de vie, de l’incertitude, quand elle se rend elle aussi attentive aux métamorphoses, et ne se hâte pas de requalifier des formes de vie en transformation. Il nous faut récrire sur nos landes abîmées, sur les glaciers saccagés, au milieu des oiseaux morts, des techniques, et des modernités de tous ordres, le grand poème d’Ovide. Ovide à Sivens, dans les environs de Bure, dans les forêts subarctiques, vates chantant nos cabanes.
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Braver, donc, c’est d’abord « faire », dans une joie très matérielle — bâtir, repriser, ramasser, cultiver, cuisiner, habiter, fabriquer, jardiner, prendre l’air, changer de rythme, assembler, tresser, élever, creuser, parler, citer, bâtir plus vite et partout, raconter, inventer des histoires.
Et ce n’est pas seulement faire, mais faire à plusieurs : vivre à plusieurs, expérimenter des modes de vie, des styles de vie (pitié, pas « se donner un style ») ; habiter à plusieurs (habiter à plusieurs un territoire vulnérable pour le défendre) ; penser à plusieurs ; et bien sûr, écrire à plusieurs.
Dans tous ces groupes on écrit en effet (ou l’on traduit) des textes à plusieurs, des textes souvent somptueux, d’un grand soin, d’une grande verticalité de parole (Maintenant, Constellations, Ne crois pas avoir de droits…) ; on écrit à plusieurs pour constituer un « nous » ; parfois en l’instituant d’emblée, parfois sans se hâter à prononcer ce « nous » ni s’y réchauffer trop vite, en explorant ses pentes, ses impatiences, en essayant beaucoup de façons de se nouer et de se dénouer ; et l’on est très attentifs à rester anonymes ; pas pour rester souverainement dans l’ombre, cultiver le mystère, mais pour affirmer à quel point cette vie-là reposera sur le fait de faire à plusieurs :
Faire à plusieurs, parier sur des « nous », se nouer parce qu’on s’est délié par ailleurs — qu’on s’en est allé, pour déjouer les surveillances ou vivre plus loin (Fugitif, où cours-tu ?) Et encore partager, aimer ; car la sensibilité et les affects, ici, sont essentiels, et d’emblée politisés. L’une des armes de ces combats est l’amitié, la joie et la force données par les amis et par l’amour pour les amis.
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« Nous construisons des cabanes. Nous nous déplaçons.
Nous sommes invisibles.
Comme les anges nous n’avons pas de noms.
Nous avons tous le même nom.
Nous habitons vos ruines, mais.
Nous appelons une révolution possible.
Nous écrivons logiques et politiques ». (2)
Le Livre des cabanes de Jean-Marie Gleize tresse tous ces fils ; et je le crois écrit lui aussi sous l’impulsion de plus jeunes : parce que, s’il se trouve que Jean-Marie Gleize est né à Tarnac, que Tarnac s’est mis à dire autre chose, de très précis ; et que de cela il a su faire de grandes choses dans son poème : un récit qui roule entre les pierre, dévale les années, retrouve les rivières et les sous-bois, change Tarnac en « Cantar », écoute avec Nerval ce que dirait le sol, plante des arbres partout où il peut (arbres de mai dans un « air rouge »), dit « nous » : nous qui habitons « vos ruines » (« et combien nommes-nous ? »), qui utilisons les accidents du sol, nous qui sortons, nous qui nous plantons là, dehors, tenant droit comme troncs, nous qui transportons les planches, nous qui ouvrons grand les yeux et les mains, nous qui « sommes dans ces huttes avec eux, écoutons les enfants, la folie des enfants, dans nos mains, dans l’eau, partout ».
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Cabanes, donc : des façons de faire, et des façons de penser, notamment de penser les territoires, les gestes et les liens. En surtout de penser le temps, de se rapporter à lui d’une autre façon.
Le collectif Catastrophe, aux si beaux visages, a publié en 2016 une tribune tout entière dirigée vers la possibilité joyeuse, énergique, aimante, grave aussi, de reprendre la main sur le temps. Où il est question de ruines, de places, de potagers numériques, de marges joyeuses, d’amour, de « nous » :
« Nous avons grandi dans une impasse. Cernés d’un réseau de petites phrases anxiogènes qui s’aggloméraient comme des narcotiques dans nos cerveaux en formation. Enfants, nous avons pris connaissance du monde en même temps que de sa fin imminente. (…) On (…) avait déjà décidé pour nous qu’il n’y avait plus rien à faire. (…). L’hypothèse communiste ? Un délire de pyromanes. Mai 1968 ? Une bataille de boules de neige. L’idéal du progrès ? On avait vu Hiroshima. Les utopies avaient toutes été ridiculisées. (…) Toujours, et sans que nous n’ayons décidé quoi que ce soit, nous nous situions après, une génération de retardataires qui se sentaient tout petits en face des statues de pierre. Nous n’avions pas 20 ans : nous arrivions trop tard. / Alors que faire ? Mourir ? (…) regretter ? La réponse est simple : renaître, comme il nous plaira. (…) Étant tout sauf désabusés, nous n’avons plus d’autre choix que celui d’inventer une nouvelle voie. La place est déjà prise ? Trop prisée ? Nous irons ailleurs, explorer. Sur les ruines des Trente Glorieuses, certains d’entre-nous au-dessous du seuil de pauvreté, nous ferons très exactement ce que nous voulons. Tant pis pour le confort, tant pis pour la sécurité, et tant pis si nous ne sommes plus capables d’expliquer à nos parents ce que nous faisons de nos journées. Nous sommes soutenus par l’amour que nous nous portons. (…) Plus rien n’est entre nous et la musique : l’énergie et la foi suffisent pour la créer, un ordinateur pour la mixer et la distribuer tout autour du monde. Nous sommes cosmopolites mais pratiquons le local : dans des sphères restreintes et de fait habitables, nous façonnons des objets qui nous ressemblent, puis nous les partageons. Dans nos potagers numériques, nous cultivons les liens, IRL comme URL, échangeant nos enthousiasmes, nos connaissances et les nuances de nos vies intérieures. Partout, nous nous réapproprions nos heures. (…) Nous sommes indépendants, multitâches et bricoleurs. (…) Nous échangeons nos vêtements, nos logements, nos idées. / Sans faire de bruit, une révolution discrète, locale et qui ne cherche à convaincre personne a déjà eu lieu. Nous acceptons désormais d’être sans statut, retirés dans les marges joyeuses, par nécessité comme par choix. L’avenir est pour nous dans les friches. C’est dans les terrains encore vagues qu’adviendra une nouvelle renaissance. Nous ne réclamons ni n’attendons plus rien de la société telle qu’elle va : nous faisons. Par-dessus tout, et fragilement. (…) Pareils à des ballons déjà partis trop haut, nous ne pouvons plus redescendre: dans un ciel sans repères, nous cherchons les nouvelles couleurs. Le monde est une pâte à modeler, pas cette masse inerte et triste pour laquelle il passe. Des futurs multicolores nous attendent. N’ayez pas peur, il n’y a plus rien à perdre. »
Un rendez-vous donné à leur propre avenir par des corps impatients qui l’imaginent comme une promesse qu’ils se font à eux-mêmes. À la lecture on est comme agrippée par de bien plus jeunes, plus intrépides, gracieux et souriants, pour entrer en piste, aller plus vite, reprendre l’air.
Les Potentiels du temps, de Kantuta Quirós, Aliocha Imhof et Camille de Toledo entre lui aussi dans la bataille qui s’engage pour la « reconstruction des futurs », dans une époque hantée par les endisms. Aux temps obscurs, aux récits de la fin ou de la dette, il est ici aussi répondu par l’impatience, une impatience à vivre le temps autrement, autour d’outils forgés par une « pensée potentielle ». La potentialité est la réponse majeure au sentiment de la dette infinie, du « trop tard ». Il s’agit se travailler à d’autres envoûtements, « d’adopter un rapport potentiel au réel, à nos vies, nos désirs, nos modes de gouvernement, nos habitations, nos écologies », afin de transformer notre rapport à ce qui est présenté comme « réel », afin de lire la réalité non pas à partir de nos finitudes, mais de ses propres potentialités, et de les mettre « en expansion ».
La potentialité est d’abord cette reconnaissance que le présent est fondamentalement non-un, et altérable. C’est aussi une impatience : par exemple une impatience à prendre acte du saccage écologique, et à commencer d’y répondre en dilatant la scène politique aux glaciers, aux océans, aux bêtes (ce que firent Frédérique-Aït Touati et Bruno Latour dans Make it work, un preenactment de la COP 21, organisant un théâtre des négociations, avec des jeunes gens encore une fois, forçant les conditions de négociations, élargissant le parlement, observant aussi des timidités, afin de déjouer les échecs programmés en laissant un temps, sur scène, proliférer les possibles).
Et il s’agit aussi ici de réfléchir à nouvelles façons de penser le passé, de se relier à lui, et de le relier au futur. De nouvelles façons de se rapporter au passé, en refusant d’être en dette, mais pas pour tourner le dos au passé : pour se relier à lui autrement, hériter autrement, c’est-à-dire repotentialiser le passé lui-même. Le passé n’est plus ce qui pèse, ce qui enchaîne, mais ce qui continue de vibrer de potentialités, de propositions — ce qui avait lui aussi de idées de futurs (cela vient de Benjamin). Il s’agit alors de se réemparer des choses inadvenues, inabouties, et de les retourner vers leur avenir et vers notre propre avenir. Autrement dit : transmettre des possibles, non des choses mais des forces, ou même des rêves. Écouter par exemple la voix des morts, entendre les spectres des indiens ou les spectres des esclaves, ce qu’ils auraient à dire aujourd’hui. « Non pas pour reconduire des hantises, mais pour se replacer du point de vue des vies inachevées, dans le corps des morts, afin de repartir d’une vie comme aspiration ». Les dés sont relancés, c’est une repotentialisation, et c’est une forme non mélancolique de réparation.
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Faire des cabanes donc : jardiner les possibles. « Jardiner » revient d’ailleurs comme un mot lesté d’une nouvelle audace, et le « jardin » excède ici tout pré carré. C’est une pratique plus vaste, une idée, un éperon, une façon de se rapporter à l’existant dans une sorte d’éco-politique généralisée.
Jardiner les possibles, ce serait prendre soin de ce qui se tente. Ménager plutôt qu’aménager. Partir de ce qui est là, en faire cas, le soutenir, l’élargir, le laisser rêver. Cela se passe à même l’existant, dans la perception, l’attention, la considération de ce qui se murmure : une certaine façon de guetter ce qui veut advenir, là où des vies s’essaient, tentent des sorties hors de la situation qui leur est faite ; une certaine façon d’augmenter ces sorties et ces appels d’air, de soutenir les liens en voie de constitution, de prendre soin des idées qui se phrasent, parfois de façon très ténue, comme de petites utopies quotidiennes ; une certaine façon, même, d’entendre une idée de vie dans toute forme de vie : être fleuve, être forêt, être pierre, et de comprendre quelle ligne d’existence elle ouvre, quelle proposition de pratiques, d’expérience, elles formulent.
Il ne s’agit pas pourtant d’encourager à une politique du bricolage et des accommodements ; car les cabanes dont il est question sont de toutes sortes, elles disent aussi bien ce qui se tente que ce qui se malmène, ce qui s’essaie que ce qui se voit rabattu, maltraité. — Où « nos cabanes » ne seront donc pas nécessairement aimables, légères, mais diront quelque chose de ce monde de violences sociales en tous genres, de vulnérabilités, de confiscations, de destruction des sols, et pourtant aussi d’espérances, de bravades et d’imagination pratiques. Dans le formidable Bois dont les rêves sont faits, la cinéaste Claire Simon s’approche de toutes les cabanes, et par conséquent des vies très disparates qui se font un séjour et se tentent dans le bois de Vincennes, depuis les contacts sexuels plus ou moins furtifs et plus ou moins heureux, jusqu’aux cabanons nichés sous les arbres, aux fêtes, aux relégations, ou au souvenir totalement arasé de l’Université de Vincennes (dont il ne reste qu’un bout de tuyau enfoui dans l’herbe, trace dont Émilie Deleuze devient ailleurs le témoin), cette « autre » université qui s’était à la fois essayée et prouvée ici, dans ces espaces où quelque chose tout ensemble s’écarte, se cache, s’abrite et se tente.
Les cabanes sont, comme le dit Sébastien Thiéry, « co-construites » par le saccage et par les gestes qui sont opposés au saccage ; et de ce tourniquet, on ne saurait sortir : « au ras du sol et du temps », elles témoignent de la constitution même du monde qu’elles accusent, de ce monde abîmé auquel elles s’opposent et dont, tout ensemble, elles cherchent à dévier la trajectoire.
Il y a les cabanes des ZAD, bâties pour protéger un sol en le réhabitant et en le cultivant ; mais aussi les cabanes des jardins ouvriers (on ne dit plus ouvriers, on dit familiaux, mais on ne devrait pas), les parcelles ou plutôt les « squats potagers » de ce que Gilles Clément a appelé le « tiers-paysage », où c’est la ville elle-même que l’on jardine ; et encore les cabanes qui se construisent sur les délaissés urbains réoccupés, réaménagés, réinventés (la Halle Papin, le Grand Train, le 6B, la Station, parfois sur-produits et bien trop modes, mais pleins d’imagination et de joie) ; mais aussi celles qui s’établissent sur les Places ; et celles que constituent les Places elles-mêmes, avec tout ce qu’elles suscitent : tracts, liens, parole, pratiques, contestations, luttes de toutes parts (« Nous sommes un peuple de casseurs-cueilleurs », se disait-il dans les cortèges de 2016).
Il y a les cabanes d’artistes, ces huttes imaginantes, comme celles de Laurent Tixador.
Il y a les cabanes d’architectes, qui se soutiennent elles aussi de sens très différents, très dispersés, et d’idées de vie parfois sans points de contact les unes avec les autres. Je songe aux constructions modernistes (par exemple celle de Le Corbusier dans la solaire Roquebrune, qu’animait un idéal de pureté préindustrielle ; ou, déjà tout autre, celle de Jean Prouvé, La Maison des jours meilleurs conçue en réponse à l’appel lancé par l’abbé Pierre en 1954 pour bâtir des abris d’urgence). Je songe aux lieux d’hébergement provisoire conçus après les désastres, guerres, séismes. Mais aussi aux lieux d’« hébergement insolite », ces cabanes parfaitement ridicules lorsqu’elles accompagnent des formes simples de tourisme : yourte en pleine Beauce, cabanon wifi, glamping for an in wood lifestyle. Ridicules non parce qu’elles seraient inauthentiques, mais parce qu’elles jouent à enchanter la précarité : elles jouent avec le dénuement, avec le peu, la perte, la ruine, la gravité des temps, avec l’envie de savoir l’espace d’un instant ce que ça ferait de ne pas avoir de sol ou de maison, quand justement on en a une.
Mais il y a aussi, et surtout évidemment, les cabanons des bidonvilles, les tentes des canaux et des campements, les bâches et les baraques de Calais. Ces constructions archi-précaires qui font un séjour provisoire aux sans-abri ou aux migrants. Et se pencher sur ces cabanes-là, en prendre soin même, n’est pas du tout dire qu’elles constituent un lieu vivable, habitable, à pérenniser ; mais qu’elles constituent un lieu vécu, un lieu de vies. Et qu’il y a là quelque chose à ménager.
Je m’arrête un instant sur l’action d’un collectif d’architectes, d’urbanistes, de sociologues, qui porte le beau nom de PEROU, qui agit dans les campements et dans les bidonvilles, et qui s’est justement mis à l’écoute de ce qu’il y a à ménager dans les abris construits par les migrants eux-mêmes, en particulier à Calais. Les gens du PEROU prennent soin des baraquements, des liens qui s’y ébauchent. Dans ces lieux qui ne sont jamais des non-lieux, tout simplement parce que des vies effectives s’y vivent, ont à se vivre malgré les conditions qui leurs sont faites, dans ces lieux de vie donc, le PEROU lutte contre les réponses trop rapides (le démantèlement) et accompagne la construction, prend soin de ce qui existe, cultive, relève, documente l’existant, bref, le considère et agit à partir de lui. Pas pour pérenniser les bidonvilles, mais pour prendre acte ce qui s’y vit. Ce qui pérennise les bidonvilles, dit et redit le PEROU, ce n’est pas le soin que l’on tente d’en prendre, ce sont les pelleteuses (qui détruisent un habitat provisoire… qui se reconstruit 500 mètres plus loin). Il ne s’agit donc pas de condamner à vivre là, mais « d’équiper un présent » : plus les bidonvilles seront vivables, disent-ils, plus vite on pourra en partir, en laisser partir. Des cabanes décidément « co-construites » par la violence sociale et les tentatives pour y répondre.
Le 22 décembre 2012, dans un campement rom édifié au bord de la Nationale 7, s’était aussi inaugurée une Ambassade du PEROU, avec une salle de réunion, une piste de danse, un espace de conseil juridique… Ce bâtiment était conçu avant tout pour entraver le passage des pelleteuses parmi les cabanons, mais c’était aussi, vraiment, une ambassade : « un corps diplomatique conçu pour faire se nouer d’autres relations avec les acteurs en présence », cherchant à coopérer avec le conseil général, à trouver des fonds pour construire et accompagner ce qui déjà s’était construit, à équiper des pratiques, à soutenir des liens en voie de constitution (de même qu’une éco-diplomatie s’invente dans l’élargissement radical des formes de vie à considérer).
Ces cabanes si diverses, des ZAD aux campements, devraient n’avoir rien à voir les unes avec les autres. Pourtant, je les crois animées par une même lutte, celle d’un « vivre autrement », se refaire des séjours quand on en est privé, ménager et réaménager des mondes. D’ailleurs, depuis leur propre précarité, si constamment bravée, les jeunes gens savent très bien qu’ils se relient à d’autres précarités — à toutes ces crises qui dessinent les conditions du monde futur et déjà là, celui qui devra faire avec toutes ces déterrestrations. C’est de leur précarité, de leur non-place (de toutes ces places qui sont refusées, et de cette violence qu’il y a à se savoir objet de sélection), que partent leurs actions d’hospitalité, leurs gestes d’accueil envers ces expulsés par excellence que sont les migrants, à qui plus qu’à quiconque est évidemment refusée une place ; et c’est dans l’énergie avec laquelle ils bravent ces précarités et ces saccages que renaît l’élan politique : depuis leur précarité vivable et pourtant inacceptable, vers des précarités invivables et pourtant vécues.
C’est en tous ces sens que les cabanes nourrissent, avec constance, l’imaginaire politique contemporain : « elles ne sont pas solides, pas durables, très rarement monumentales, de plus en plus souvent illégales, généralement en marge (…) ; à une époque où leur existence même est menacée, que ce soit par l’aménagement du territoire et l’urbanisme, la déforestation, les lois et normes de sécurité, elles n’ont jamais autant habité nos pages, nos écrans, nos rêveries ». (Julien Zerbone)
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« 47 % des vertébrés disparus en dix ans, faut qu’on se refasse
une cabane, mais avec des idées au lieu de branches de saule, des images
à la place de lièvres géants, des histoires à la place des choses »
Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, t. II.
Il est urgent en effet que la littérature se repeuple, tout autant que les ciels et les sols, elle qui s’était franchement dépeuplée — elle qui à vrai dire s’exagérait surtout l’absence d’un peuple que peut-être elle avait tout simplement cessé d’aimer : pouah !, ce peuple en Nike et en survêt. D’ailleurs elle le fait : la littérature se repeuple, du moins parfois et en certains endroits, d’un peuple qu’elle regarde enfin, tel qu’il est, ou se risque, ou se rêve (ainsi Nathalie Quintane).
Et la littérature se repeuple aussi de toutes sortes de petits peuples, peuples de choses et de bêtes, qui ne sont pas moins politiques que le premier, participant d’un même désir de monde. La poésie reterrestre en effet à son tour, ramassant partout les oiseaux morts, élevant des cabanes, traduisant les « langues ocelles ». Poésie, anthropologie élargie, fabriques et luttes : je crois qu’il y a là un même effort, un même sursaut (à la fois joyeux et sans paix) hors de la situation historique qui nous est faite ; et cela passe par un élargissement des mondes : se demander sérieusement ce que ce serait, ce que c’est d’être fleuve, d’être plante, d’être mousse, d’être pierre, d’être cheval mourant dans les bras de sa mère, d’être mollusque, merle, plante (3). S’essayer à penser comme une bête, une forêt : non pas se demander comment pensent les forêts, mais poser qu’elles le font (4), penser, et les suivre dans leur idée (ce n’est pas si bizarre, c’était tout le propos de Ponge). Être forêts, c’est ce qu’a récemment proposé un philosophe et bâtisseur en pierres sèches, avec des accents peut-être un peu trop heideggeriens, mais surtout avec une grande sensibilité aux territoires en lutte, qui ne voit pas dans la forêt une ressource ni même une réserve de biosphère, mais « un peuple qui s’insurge », dans des lieux et des liens où il est enfin possible de respirer.
— Faire des cabanes donc : braver les destructions, les expulsions et les laideurs, prendre l’air, en finir avec la fin du monde. Écouter pour cela toutes les idées du monde — les idées qu’a le monde, les idées qu’ont les choses, qui n’en manquent pas — et les suivre, s’en remettre à elles, soutenir les vies qui s’essaient, tenter des liens, repousser, faire avec toutes sortes de vivants.