Nouvelle

Cicciummardo

Ecrivain

À l’occasion de sa participation au festival Italissimo, l’écrivain italien Giosuè Calaciura a confié à AOC une nouvelle inédite en France, et traduite ici par Lise Chapuis. Qui a lu Passes noires ou Malacarne, parmi quelques-uns de ses romans, retrouvera la cruelle, l’exubérante, la légendaire, la misérable… l’insensée Sicile. Et l’ampleur de la langue de ce romancier, à découvrir – ou à redécouvrir.

Il était venu au monde sous le nom de Francesco Lombardo. Son père l’avait arraché au ventre de sa mère qui s’abandonnait à la mort dans une cascade hémorragique de sang plus fluide et rapide que les torrents. Il naquit avec deux dents, Francesco Lombardo, et en dépit de ce mauvais présage, son père le lava dans l’eau jaune et salée des puits qui s’alimentaient aux veines incandescentes de soufre et l’apaisa avec le lait gratuit des chèvres des pâturages sans limites parce qu’ils n’appartenaient à personne. Et il grandit comme les animaux carnivores de garde.

Les paysans des rocailles l’appelaient Ciccciummardo quand, du haut de leurs mulets, ils le saluaient en sifflant longuement, comme on rappelle les chiens, tandis qu’il grimpait comme un animal de montagne sur des colonnes de ruines, lui qui avait les cheveux roux de la mauvaise graine, plus roux que ceux de Rosso Malpelo [1], des dents de ruminant qu’il avait toujours gardées parce qu’elles étaient indestructibles, pérennes, et lui servaient pour sculpter dans la pierre douce des petits chiens errants à queue en point d’interrogation et, grignotés dans l’obsidienne, des poissons inexistants de la mer qu’il ne verrait jamais. D’en haut, il s’amusait à cracher sur la tête de son ami fou et sans nom, serviable et fidèle comme une ombre qui se présentait le matin pour les jeux sauvages du réveil à coups de pierres de soufre jaune qu’ils faisaient exploser sur la tête des lézards immortels, et qui repartait au crépuscule en s’éloignant sous la lune, caracolant avec ses bras énormes, marchant droit devant lui sans se soucier des fossés et des rochers qu’il ne contournait jamais parce qu’il était débile, et ne déviait de son trajet que pour fouiller dans les détritus de fumier et les peaux d’oignon avec la frénésie de la recherche déçue, puis disparaissait dans l’horizon jaune des pierres qui exsudaient le soufre en exhalaisons de vapeur formant des spirales dans la nuit.

Cicciummardo avait six ans quand son père le laissa aux hommes des mines, jaunes, inexpressifs et sans poils, à la peau si fine que l’on devinait le sang qui battait dans les veines. Ils lui payaient la peine convenue pour le transport des mottes de soufre dans les paniers liés à la tête avec les harnais des ânes en fougasses jaunes et soupe sucrée de bourrache épineuse, le dédommageant d’un grabat de sacs de jute pour les extras de sa vie passée entièrement sous terre.

Cicciummardo apprit la langue rugueuse de la roche, son refus opiniâtre de lâcher sa prise sur le soufre, son opposition têtue aux coups de pic, il apprit la complaisance humide des rigoles d’eau douce qui suintait de sources endormies au cœur de la montagne, l’indifférence immuable à la lumière de la torche comme à l’obscurité impénétrable des boyaux en toile d’araignée où, tout au fond, se cachait le serpent gigantesque qui dévorait les hommes de la mine attardés ou perdus et que Cicciummardo avait surpris dans la plainte solitaire de sa nuit perpétuelle à travers des aboiements désespérés de chiens enchaînés.

Il savait, dans le noir, faire la différence entre les tressaillements telluriques naturels aux profondeur de la terre, voués à ne jamais atteindre la surface, et le frémissement provoqué par les charges de dynamite qui ouvraient aux lointains lits de lave des volcans de nouvelles voies déjà écrites et prévues dans les cartes des ingénieurs. Il trouvait gravées dans la roche les traces humaines de cadavres fossiles, hommes grands comme des papillons avec six doigts aux mains, conservés à jamais dans l’âme indélébile de la pierre, et il découvrait des animaux désormais disparus qui peuplaient le sous-sol quand le temps n’existait pas encore, les squelettes intacts que la roche avait dévorés en les englobant en partie, prolongeant sa propre nature minérale dans les esquilles ossifiées du monde animal. C’étaient les colonnes vertébrales des brontosaures que les mineurs des soufrières utilisaient comme échelles pour faciliter le passage d’un boyau à un autre plus haut.

Cicciummardo avait conscience d’être à mi-chemin entre les deux natures, bête de chair et de sang dans une vie pétrifiée et jaune, identique aux animaux de bergerie par sa puanteur sauvage, égal au soufre par les relents d’œufs pourris de son haleine. Cicciummardo avait vingt ans, et pourtant ni lui ni personne d’autre ne le savait parce qu’il parlait le dialecte cristallisé et simple des enfants mineurs de soufre qui ne se distinguaient dans l’obscurité des galeries et des boyaux que par la flammèche d’acétylène et les cadences individuelles de leur voix. Et tandis qu’il observait la procession pétrifiée de ces feux follets, Cicciummardo découvrit le goût de la mort dans l’onde du tremblement provoqué par les charges de dynamite, il sentit le poids de l’air comprimé par la lave qui, dans un rugissement d’ébullition, envahissait par erreur le mauvais boyau, il vit l’air s’enflammer et brûler les hommes comme de la paille en partant des poumons, et pour la première fois sa vie souterraine s’illumina dans la puanteur de chair brûlée, dans l’avalanche de lumière qui traçait sa route en faisant fondre jusqu’à la pierre obstinée et avare, il éprouva la brûlure du feu sans flamme qui lui déchirait la chair d’invisibles coups de fouet.

Cicciumardo en réchappa, avec l’attachement viscéral à la vie des animaux du sous-sol, en escaladant les vertèbres des brontosaures, s’agrippant à la roche incandescente de ses crochets osseux de mineur de soufre, arrachant de l’oxygène à la pierre noyée de lave, grimpant comme les araignées, découvrant sur son corps, inconnus de lui-même, des membres en forme de grappin qui surgissaient de son ventre ou de ses flancs, à l’instant où il glissait vers le feu liquide, pour assurer sa prise dans l’obscurité transpercée pour la première fois par une lueur.

Cicciummardo en réchappa en compagnie de cette bande de sans-visage et sans-âge qui le suivit grâce aux ruses identiques de leurs corps préhensiles, éteignant les uns sur les autres les flammes soudainement embrasées par la chaleur à même leur peau de soufre. Ils restèrent dans une anfractuosité de ténèbre, en hauteur, loin de ce torrent infernal qui charriait des squelettes incandescents et les désintégrait sous forme gazeuse, ils virent le serpent gigantesque de leurs cauchemars brûler vif en un unique et terrifiant aboiement, emporté dans le jaillissement d’un éclair. Ils restèrent ainsi, immobiles, incapables de déchiffrer le passage du temps parce qu’ils avaient perdu le rythme du labeur qui scandait leurs journées sans pauses.

Ce fut la lave elle-même qui, par une grande flambée en quête d’oxygène à brûler, leur indiqua les parcours tortueux menant vers l’extérieur à travers les labyrinthes où l’air avait trouvé refuge.

Usant de leurs sens à la manière des animaux aveugles, ils suivirent les traces de l’air respirable en s’écartant des boyaux sans issue, en devinant à tâtons les parcours de leur survie, et ils finirent par faire pivoter la pierre tombale de la surface.

Ils se virent pour la première fois lorsque le soleil les gifla de lumière et transperça leurs pupilles engourdies, ce manipule de fantômes de pierre, ces jumeaux identiques dans leurs haillons d’un jaune indélébile qui recouvrait leurs cheveux d’une brillantine poisseuse, une couche de soufre imperméable : jaunes leurs mains et leurs ongles, jaunes leurs dents et leur langue, jaune l’haleine de leur incurable ictère. Ils se touchèrent mutuellement le visage, se reniflèrent sans pouvoir se reconnaître parce que leur flair était troublé, investi par les parfums aveuglants du printemps de la surface, et il leur fallut se parler pour retrouver l’identité de chacun grâce au son de sa voix.

La tragédie de la mine avait été oubliée depuis bien des jours. Depuis ces jours où avaient accouru en foule les croquemorts, les ingénieurs et les techniciens des mines qui tentaient de donner un sens à la catastrophe où avaient péri cent mineurs de soufre voire plus, le compte restant variable et toujours imprécis en l’absence de livres de paye et de registres comptables, en raison des témoignages oculaires qui se basaient sur le seul fait d’avoir entendu plutôt que vu puisque l’obscurité régnait dans ces boyaux où dormait désormais la lave. Seuls les sons, les hurlements, les appels au secours pouvaient donner une idée acoustique du cataclysme et du carnage. Les ingénieurs fournissaient des chiffres de magma en volumes cubiques, des pourcentages en degrés Fahrenheit, anhydride carbonique et azote, ainsi que des graphiques de survie si étroits qu’ils avaient dès le départ rendu vain tout espoir de retrouver en vie d’éventuels rescapés. Et le soufre avait recommencé à glouglouter sans retenue, effaçant tous les souvenirs.

Quand Cicciummardo et ses jumeaux de pierre jaune arrivèrent dans la ferme à l’écart des circuits habituels de la ricotta et des chemins des troupeaux de vaches ou de moutons, la famille de paysans pensa tout de suite aux bandits sauvages, plaie cyclique, qui dans leurs incursions habituelles emportaient les bêtes, les outils, et les femmes et les enfants s’ils en avaient envie, avec la soudaineté calculée des embuscades de campagne. Mais ces paysans s’enfuirent plus vite encore quand ils virent Cicciummardo parce qu’il avait l’air d’un bandit en forme de fantôme infernal, avec sa faim insatiable de viande qui lui fit mordre dans un agneau vivant tout surpris de mourir par morsure plutôt qu’égorgé selon la tradition, avec son langage incompréhensible de démon qui vous parle à l’envers pour vous brouiller les idées, qui exhalait des vapeurs de soufre et une puanteur d’œufs pourris comme tous les démons souterrains dont il portait les signes ineffaçables depuis l’expulsion des cieux.

Cicciummardo et ses compagnons assouvirent leur faim en dévorant tout ce qui avait forme animale, ils pourchassaient les poules en train de picorer et tous les bipèdes de basse-cour, attaquaient par derrière les cochons et les mulets, mordaient dans le cou les chiens incrédules, et n’épargnaient que les chats à qui ils reconnaissaient le mérite de leurs chasses aux rats dans les profondeurs des boyaux de mine. Ils avaient asséché l’eau des puits et plus ils mangeaient plus ils se rendaient compte que cette faim était sans limite et l’alimentaient par la voracité de leurs abstinences prolongées.

Ils continuèrent à dévorer des fermes selon des parcours sans logique, attirés par les odeurs de saucisses suspendues pour sécher, par les fromages affinés et les laitages du jour, par les biscuits trempés dans le lait pour les vieux édentés et les gâteaux de fête cachés dans les crédences et abandonnés dans la fuite.

Ils étaient des bandits. Les paysans fugitifs racontaient aux carabiniers de Favara la voracité inextinguible de ces fantômes d’outre-tombe venus se goinfrer du monde entier pour apaiser qui sait quelle injustice d’autres temps, ils racontaient les relents de soufre, les sabots de bouc à la place des pieds de chrétiens, ils racontaient ce vocabulaire renversé qui brouillait la logique des pensées simples, et puis cet air de déterrés qui ne connaissent pas la paix. Alors les carabiniers demandèrent aux commandants des garnisons l’envoi de nouvelles troupes à cheval pour affronter cette recrudescence inhabituelle de bandits de grand chemin dont la renommée pillarde croissait ferme après ferme. Les paysans qui ne parvenaient pas à s’enfuir à temps marchandaient leur vie en échange des trésors de famille, bijoux dynastiques, trousseaux de mariage. Cicciummardo et sa troupe, par curiosité plus que par rapacité, prenaient tout : un bric-à-brac d’objets inutilisables et encombrants qui s’amoncelaient sur les mulets épargnés dans un moment de satiété mais toujours comestibles en cas de carence de fermes à piller.

Cicciummardo et sa troupe ne savaient pas négocier avec les recéleurs qui se présentèrent aussitôt pour extorquer à la bande les trésors non comestibles arrachés aux paysans mais n’avaient rien d’autre à offrir que de l’argent, tout aussi peu comestible et exempt de sang. Ils acceptaient en revanche des rachats sous forme alimentaire de la part des fermiers qui reprenaient ainsi possession de leurs trésors de famille en échange de cuisses de veau et côtelettes de porc.

Alors Cicciumardo et sa troupe, une fois les mules chargées, repartaient vers leurs rocailles de soufre, inaccessibles, où ils avaient trouvé refuge dans des demeures souterraines si contiguës au royaume des morts que personne n’avait jamais eu le courage de les fréquenter parce qu’on entendait, à l’entrée des cavernes, les murmures des trépassés inconsolables et privés d’espérance. Bien que rassasiés, ils continuèrent à mener ces rapines qui donnaient un sens à leurs journées de vivants donnés pour morts. Ils continuèrent à piller les paysans et les bergers, à dévaliser les trains d’agrumes et les autocars, tuant chauffeurs et conducteurs par erreur ou pour prévenir d’improbables réactions. Ils apprirent la cruauté sans raisonnement des animaux prédateurs, dévorant à pleine bouche les escortes armées de carabiniers bergamasques qui protégeaient les autobus en service sous les yeux des passagers épouvantés qui racontaient à la caserne la vérité des morts vivants, le témoignage oculaire des rappelés à la vie pour donner la mort qui volaient les emplettes faites en ville aussi bien que des bibelots de misère pour embellir des salles d’apparat de Satan.

Arriva alors l’armée, appelée pour reprendre possession de ce territoire qui mêlait ses frontières à celles de l’outre-tombe. Les soldats cherchaient des bandits en enfonçant à coups de pied les portes des bergeries au nom du Duce et de Sa Majesté et pour le compte du colonel Mori en personne, ils se saisissaient de voleurs de passage et de tueurs à gage d’autres provinces en mission fatale et les exécutaient sur place par une décharge des fusiliers, puis leur transperçaient le cœur avec les baïonnettes sommaires de la justice de guerre. L’armée se présentait à l’aube dans les villages en laissant tout autour, en guise d’avertissement, les bouches à feu et les canons légers traînés par les chevaux, les officiers, levant poliment leur chapeau à plume pour saluer, rassuraient les notables en pyjama réveillés en sursaut par des visites de courtoisie, et acceptaient un café tandis que les soldats rassemblaient à coup de crosse tout le village sur la place de l’église principale et appelaient un à un les chefs de famille en suivant les listes des registres d’état-civil. Ceux qui ne répondaient pas à l’appel étaient considérés comme fugitifs et condamnés à mort sans enquête ni autre forme de procès parce que le couvre-feu de période de guerre était décrété et que la vie était gouvernée par le code militaire. C’est ainsi que la troupe de Cicciummardo se heurta à l’État.

Le premier des compagnons fut pris alors qu’il poussait sa vache étique et retardataire, fruit de leur dernier assaut de pillage. L’animal était si maigre et abattu, accablé par le poids du lustre pompeux que même les fermiers n’avaient pas voulu racheter, tout dégoulinant de pampilles de verre qui scintillaient à chaque pas et reflétaient le soleil de midi en brusques arcs-en-ciel, si lent dans sa marche de bête de somme que ni les ordres grognés, ni les mégots sur les flancs, ni la badine de jonc cinglant sur la croupe, et pas même l’aspect hideux et effroyable du fugitif, ne suffisaient à lui faire presser l’allure. Alors les militaires le virent, à cause des reflets du verre, ils le poursuivirent et l’attrapèrent alors même qu’il avait abandonné la bête moribonde et tout son chargement de trésors luminescents et qu’il se défendait avec les crochets de ses mains de mineur de soufre, avec les grappins de son corps préhensile, les morsures de sa bouche cannibale. Ils le saisirent vif parce que l’ordre signé par le colonel en personne et de sa main était de ne pas tuer les bandits à capturer s’ils étaient jaunes d’aspect et vaguement démons, qu’on ne se laisse pas berner par leur vocabulaire renversé qui brouillait les pensées simples des soldats, ni épouvanter par les sabots de bouc à la place des pieds de chrétiens. Au contraire, il fallait les prendre vivants, en les calmant, les effrayant si nécessaire à coups de bâton précis et bien assénés sans léser les organes vitaux, il fallait, fers aux poignets et attachés par une chaîne à la selle des chevaux, les traîner de force jusqu’au bourg de Favara en les protégeant de la vindicte populaire, enfin il fallait les conserver en bon état pour l’interrogatoire rituel que le colonel allait mener en personne.

Ainsi fut fait. Même si le bandit égaré de la bande de Cicciummardo essayait de brouiller les pensées avec ce vocabulaire à la Pim Pam Poum et que seuls les gamins qui chahutaient derrière le cortège le comprenaient et lui répondaient par des phrases inaccessibles aux soldats et aux adultes, nouant un dialogue nourri avec le prisonnier. Lorsque le colonel en personne lui intima à coups de gifle de parler l’idiome courant de la Patrie, ce furent les gamins qui s’avancèrent pour traduire, monsieur le colonel, ce que le prisonnier ne sait pas dire dans votre langue parce qu’il parle notre vocabulaire à nous, les enfants, dans le dialecte pétrifié des galeries de mine. Alors ils traduisirent le besoin pressant du prisonnier de faire pipi, monsieur le colonel, et on l’escorta au bout du chemin, et lui, avec ses yeux égarés de bête au licol, fit son pipi comme tout le monde, alors on lui porta une pomme d’amour avec les dragées de fête pour réveiller sa mémoire enfantine engourdie, le touron bien dur en sucre et amandes, le bâton de réglisse à mordiller pour les dents de lait. On comprit alors que ces bandits-là n’étaient que des enfants déguisés en démons sanguinaires par incompétence dans le vol et le pillage et, tout en pleurant à cause de la certitude retrouvée d’être orphelin, il donna au colonel les précisions nécessaires pour attraper ses autres compagnons de faim et de boyaux de mine perdus dans l’oubli et l’indifférence depuis la tragédie de l’explosion, depuis leur éphémère enfance de bêtes de somme, depuis leur naissance maudite de bouches à nourrir, il révéla les parcours habituels, les assauts fortuits, les chemins tracés par les odeurs de nourriture. Au lieu de le mettre en cellule en attendant de le passer par les armes, on l’abandonna devant l’église à jouer à saute-mouton avec l’archiprêtre et les enfants de chœur.

Les soldats commencèrent à récolter des succès, se saisissant un à un des bandits fugitifs pris la main dans le sac de leur faim inextinguible, de leur férocité sans profit ni logique parce qu’ils ne tuaient pas par haine mais par un besoin contingent d’extermination, ils les attrapaient quand ils s’enfuyaient dans les gorges des ruisseaux taris par les sécheresses habituelles de l’été, entravés par des nœuds de saucisses qui s’entortillaient autour de leurs chevilles, une main dans la bouche pour lécher la crème de la ricotta et l’autre tenant la tête tranchée d’un paysan récalcitrant. Ils s’emparaient d’eux selon des indications précises, tandis qu’ils tentaient de fuir parmi les buissons en traînant derrière eux les longs brocards dont on revêtait, le vendredi de la Passion, les Vierges des églises de campagne.

Ils les prirent tous dans des pièges simples où ils tombaient par l’excès de leurs désirs de rapine, de leur ingénuité de vivants donnés pour morts, mais ils ne parvinrent pas à se saisir de Ciciummardo qui possédait l’habileté mimétique des animaux de montagne et fréquentait les anfractuosités inaccessibles des mines de soufre, les alvéoles qui s’ouvraient en serpentant au plus profond de la montagne et que le fugitif avait arrangées avec le bric à brac des caves des fermes pauvres, avec les trousseaux des épousailles annoncées et jamais réalisées, avec les crucifix et les icônes de la dévotion simple, les daguerréotypes de visages secs et bruns au-dessus de vêtements du dimanche peints à la main.

Les soldats trouvèrent en rampant ces refuges creusés avec les ongles où ils découvrirent des restes humains indigestes et des animaux vivants qui avaient trop grandi pour pouvoir emprunter les boyaux tortueux qui les auraient ramenés vers l’extérieur. Et ils avaient beau scier les cornes des chèvres, briser les os des vaches, ils furent obligés de les abattre sur place pour les faire sortir par quartiers.

Mais de Cicciummardo, dans ces vastes antres au cœur de la montagne, il ne restait que l’odeur d’œufs pourris de son haleine de soufre. Ils suivaient ses traces, ils connaissaient ses itinéraires de rapine, ses parcours secrets pour se sauver, ses grabats nocturnes pour se reposer, ils foulaient même ses excréments reconnaissables à leur puanteur et leur couleur de soufre. Mais ils ne parvenaient pas à mettre la main dessus. Plus d’une fois pourtant les agents et les gendarmes avaient eu la possibilité de le déloger. Ils le suivaient des yeux le long des escarpements, ils le voyaient apparaître et disparaître entre les bosses des oliviers, ils sentaient son souffle court de bête traquée et prise au piège, ils devinaient ses rictus de fatigue somnolente parce qu’ils ne lui laissaient pas le temps de fermer les yeux, ils le contraignirent à quitter la montagne et le terrain sûr des domaines habités à découvert jusqu’au jour où, le pistant, ils le virent entrer dans le village par des ruelles désertes parce que les gens s’étaient barricadés dans les maisons depuis l’aube, quand l’armée avait pris possession de la grand-place et de toutes les ruelles proches en faisant évacuer les charrettes, les mules, les tas d’ordures séculaires, les fagots de branches coupées à faire flamber dans les cheminées, et avait nettoyé les rues afin d’en supprimer la moindre pierre pouvant servir de cachette à Cicciummardo.

Le traquenard avait été imaginé de façon à ce que, une fois entré dans le village, le bandit ne puisse plus en sortir parce que les ruelles se refermaient derrière lui, avec des barrages serrés de fusiliers royaux. Cicciummardo s’aperçut du guet-apens une fois pris dedans et les soldats s’esclaffaient en rires de caserne bien gras parce qu’ils le tenaient, ils savouraient déjà le plaisir des bastonnades, le grand uniforme pour l’exécution rituelle, l’adieu à ces contrées de vent et de silence. Mais Cicciummardo escalada les maisons en s’agrippant avec les crochets osseux de ses doigts de mineur de soufre, sortant de ses flancs et de son estomac des membres en forme de grappin qui le maintenaient à la paroi et, tel une araignée, gagna les toits, vacilla sur les tuiles, sauta d’un toit à l’autre par-dessus les ruelles tandis que, d’en bas, les gendarmes suivaient du doigt son parcours, encerclaient des pâtés de maisons entiers que Cicciummardo évitait d’un bond, et se communiquaient en hurlant la position du bandit pendant que des pelotons au complet enfonçaient les portes et montaient sur les toits. Mais Cicciummardo était toujours sur le toit de la maison d’à-côté, difficile de repérer lequel, jusqu’au moment où les soldats le perdirent de vue.

Cicciummardo n’éprouvait pas de haine mais une rage folle à sentir brûlants les liens de la trahison, il crachait du haut des toits une salive jaune sur les casques des soldats, ruait comme un bélier sur les tuiles de terre cuite et, bondissant à pieds joints, contraignait des garnisons entières à le suivre dans tout le ciel du village avec le déplacement lent des pièces d’artillerie légère, des mitrailleuses, des chevaux servant d’appui, des pelotons de renfort, des véhicules médicaux, des cuisines et des cuisiniers, de l’aumônier militaire et de l’aumônerie transportant les images bénissantes des saints patrons de guerre, les effigies et les étendards de Sa Majesté, et les fanions fascistes avec la tête de mort et l’inscription « Mort aux lâches ». Alors, pendant que le dispositif militaire se mettait et remettait en route, Cicciummardo choisit une grande cheminée et se coula dans une maison. C’était celle où il y avait des tentures françaises, des cristaux tchécoslovaques et les armoires fermées à clef des médicaments toxiques du pharmacien qui, à travers les persiennes entrebâillées de sa chambre, épiait avec sa femme l’agitation de cette guerre sans ennemi, tandis que le crépuscule soudain rendait encore plus incertaine et vaine la traque.

Cicciummardo sortit par le foyer noir de suie de la cheminée qui s’ouvrait dans la chambre des filles, très belles, de blanches et diaphanes jumelles identiques, qui eurent le souffle coupé quand elles virent le démon de fumée noire aux yeux jaunes qui se glissait au milieu de leur lit, faisant ainsi perdre sa trace.

Personne ne sut jamais comment Ciciummardo s’était enfui, on pesa les hypothèses, on en fit de crédibles, d’autres d’une logique tortueuse, on découvrit de vagues traces de charbon fossile et des empreintes caprines dans le potager de l’archiprêtre. Pendant une semaine entière après l’inutile invasion du pays, les très belles jumelles du pharmacien perdirent l’usage de la parole et la faculté de dormir, et l’on avait beau tenter de les endormir avec les sédatifs hypnotiques de leur papa le pharmacien, les deux filles restaient muettes, les yeux écarquillés dans la contemplation de la terreur qui rendait leur âme inaccessible. Et rien n’y fit, ni les berceuses que leur maman leur chantait pour les ramener à l’enfance, ni les gifles thérapeutiques administrées pour les réveiller de leur cauchemar éveillé. Inexplicablement elles moururent toutes les deux par manque de sommeil et personne, pas même le croquemort des derniers artifices, ne parvint à clore leurs paupières figées.

Le monde oublia Cicciummardo. On ne signala pas de fermes dévorées, seulement des animaux solitaires, abandonnés après avoir été mordillés çà et là comme par un renard, l’armée flânait en attendant le signal du retour puisque que la chasse avait été profitable, on s’affairait à restituer à la société et à Dieu les ex-compagnons bandits avec la précieuse contribution d’un élève de Lombroso et de zélés envoyés de l’Institut caritatif Cottolengo qui vinrent de Turin mesurer les crânes et les os du front, limer les dents et amputer ces membres en forme de grappin qui sortaient sous forme osseuse des estomacs, évaluer les capacités enfantines d’apprentissage. Ils les nettoyèrent des sédiments de soufre à coups d’étrille suivis de frictions au pétrole, ils les rasèrent à zéro parce qu’il était impossible de peigner ces cheveux de roche sulfureuse, ils les revêtirent des habits de l’œuvre de charité et les envoyèrent comme commis apprendre des métiers humbles et utiles en les gratifiant du sempiternel bouillon sucré de bourrache et du grabat de sacs de jute. Et chaque soir, dans la chambrée charitablement installée dans la soupente de la cure, il y avait un compagnon de moins qui remontait du travail civique. Il disparaissait au crépuscule sans laisser de traces, et revenait le matin emballé dans des feuilles de papier journal, la tête au capitaine des carabiniers, les pieds au cordonnier, les mains jointes en prière à l’archiprêtre, un bras à untel, l’autre à untel, et le reste à la porcherie. Soir après soir, un compagnon de moins chaque soir. Alors ce petit manipule de rescapés et rhabillés comprit qu’il s’agissait d’une vengeance et que cette volonté d’extermination ponctuelle et d’application chirurgicale ne prendrait fin que lorsque Cicciummardo aurait apaisé la douleur de la trahison. Ils ne se comptaient plus que sur les doigts d’une main et quoique n’ayant jamais su combien ils étaient au total, ils choisirent de calmer la rage de Cicciummardo, de panser la plaie de la délation pour se sauver, ils décidèrent de préférer la misère de leur vie de déments précaires à la mort définitive en tronçons envoyés par courrier. Alors ils préparèrent des mulets volés de nuit au diocèse en les chargeant de bonbonnes de vin vieux et d’aliments légers pour repas en plein air, puis ils s’engagèrent sur les chemins sauvages des soufrières.

 

L’histoire de Cicciummardo et de ses compagnons de rapine, c’est ma tante Mela qui la racontait, elle avait quatre-vingt-douze ans et confondait les neveux du présent avec les parents de son antiquité du siècle précédent, et elle nous appelait par les prénoms enfouis de sa mère et de son père, culbutant les époques, évoquant ses sœurs disparues, chantant les chansons qu’elle était la seule à connaître, avec ses yeux couleur de l’eau qui coule, tandis qu’elle naviguait sans cap désormais vers l’oubli de la mort. Elle nous racontait au temps présent le jour très lointain où elle avait vu de ses propres yeux passer les mules de la réconciliation dans une aube de tâches ménagères effectuées solitairement parce qu’elle avait décidé qu’elle ne se marierait jamais, elle, l’aînée qui avait survécu à tous, et elle observa ces mules qui s’éloignaient, étonnée de voir qu’elles n’étaient ni chargées d’outils de labeur ni précédées par les chiens qui reconnaissaient au flair les points cardinaux des voyages de peine. Ce qui se passa dans les soufrières bouillonnantes, elle put seulement l’imaginer et le recomposer en associant des bribes de vérités chuchotées et interdites aux jeunes filles, saisies au vol dans des conversations familiales ou des arrière-boutiques quand elle faisait les commissions du jour, des vérités qui racontaient des accords nocturnes entre les gendarmes et les ex-bandits en échange d’argent qui les libèrerait de l’esclavage de la réinsertion, qui éloignerait les gardes-chiourme scientifiques des leçons d’alphabétisation obligatoire. En échange, par reconnaissance, ils se chargeaient d’effacer jusqu’au souvenir de Cicciummardo. Et ces on-dit non vérifiables racontaient que les compagnons de Cicciummardo l’avaient trouvé qui attendait au milieu des fosses gargouillantes de fumerolles de soufre, et qu’il avait arrangé un drap pour se protéger du soleil et une espèce de table pour trinquer à la paix prévue et à son pardon calculé d’ami trahi. Alors les compagnons installèrent le repas en aiguillonnant sa soif d’incendie avec ce vin pourvoyeur d’une immédiate torpeur, l’invitèrent sans arrêt à trinquer ensemble en l’honneur de leur camaraderie, tout en lui offrant des tranches de pain et des œufs crus à gober pour étancher les excédents d’alcool. Lui, il éclusait tout, heureux comme il ne l’avait plus été depuis qu’il avait découvert la pierre tombale qui débouchait à la surface et libéré son âme des profondeurs souterraines. Il les prenait dans ses bras, les serrait contre lui, plein de nostalgie pour le soufre qu’on avait ôté à ces têtes rasées, et il pleurait en les voyant dans ces habits dus à la pitié des œuvres de charité qui, quant à elles, les avaient extorqués aux paysans en retard pour le terme des terres appartenant à la Curie, il les étreignait en leur rappelant leurs festins de sang, la joie insouciante des assassinats au moment des cambriolages, les supplications pour un peu de pitié. Il leur offrait le lait goûteux de ses chèvres des pâturages de soufre, et ils trinquaient avec du vin et du lait à la fois, buvant à petites gorgées les yeux bien ouverts pour ne pas se perdre de vue.

Cicciummardo buvait, et gobait les œufs en découvrant la merveille superstitieuse des trois jaunes, un qui avait le goût de la mer, l’autre le goût de l’eau de source et le troisième noir comme une perle qui vous brûlait la gorge tel un charbon ardent. Devant ce mauvais tour de la nature, il ne laissa pas paraître son étonnement qui se changea soudain en certitude d’être en train de mourir lorsque ses compagnons le saisirent par les jambes et les bras et, le saluant à jamais, le jetèrent vivant dans le soufre gargouillant en cuisson lente, tandis que l’attendaient le serpent gigantesque et la lave patiente qui se dédommageait de l’avoir épargné une fois dans les boyaux souterrains. Et, au moment où il s’embrasait, ses compagnons assassins lurent sur son visage un sourire grimaçant parce qu’il avait, au lait de ses chèvres, mêlé ce poison des douleurs atroces et fatales qu’il avait volé une nuit de fuite dans l’armoire bien close du pharmacien.

 

Traduit de l’italien par Lise Chapuis.

« Cicciummardo », in « Bambini e altri animali » di Giosué Calaciura © 2013 Sellerio Editore, Palermo.

 


[1]. Rosso Malpelo, protagoniste de la nouvelle éponyme de l’écrivain vériste Giovanni Verga, dont le héros est un enfant misérable et victime du préjugé populaire attribuant aux roux des pouvoirs maléfiques. (NdT)

Giosuè Calaciura

Ecrivain, Journaliste

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

[1]. Rosso Malpelo, protagoniste de la nouvelle éponyme de l’écrivain vériste Giovanni Verga, dont le héros est un enfant misérable et victime du préjugé populaire attribuant aux roux des pouvoirs maléfiques. (NdT)