Nouvelle

Quarantaine agile

écrivain

La rencontre récente entre le président Macron et une infirmière du CHU de Rouen était en fait une collision : celle d’une logique comptable appuyée sur l’argument de la dette et d’une réalité du « mal de chien » des soignants qui se lèvent « tous les jours à cinq heures du matin » pour tenter de soigner avec moins. Pour AOC, l’écrivaine Sandra Lucbert imagine une autre rencontre, fictive celle-là, entre les protagonistes de la réforme de l’hôpital : soignants, patients, et gouvernants.

« L’état des folles dans les vieilles loges de la Salpêtrière est un de ces désordres
qu’une administration humaine ne saurait tolérer. »
Cabanis, Rapport au département de Paris du 6 décembre 1791

 

« Recommandation de bonne pratique – Mis en ligne le 22/5/2017
Les objectifs de cette fiche mémo sont de définir le syndrome d’épuisement
professionnel ou burnout (…) Ces recommandations se limitent au volet
clinique du thème : l’action sur le milieu et l’organisation du travail
est exclue du champ de ces recommandations. »
La Haute Autorité de Santé

 

Un milliard six cents millions.

Il est encore là, ce graffiti ? Le docteur Taclant s’adresse aux infirmiers en désignant la porte de l’ascenseur. Martin hausse les épaules. L’équipe d’entretien est en sous-effectif. Le psychiatre examine l’énorme inscription au feutre noir. A votre avis, qui en serait l’auteur ? Jérôme fait la moue. Sans doute l’un des quatre persécutés de la dette souveraine. Taclant lève le sourcil : J’en compte deux… Monsieur Falret et le berger ? Jérôme opine. Tu n’étais pas là pour la transmission, docteur : il faut y ajouter deux nouvelles entrées. Un agent de la territoriale qui a cambriolé un pavillon à Saint-Maur pour rembourser l’emprunt toxique du 93… Une levée d’écrou ?, interrompt Taclant. Oui, et une retraitée qui voulait sauver l’allocation chômage avec des prêts à taux variable. Hospitalisation à la demande des petits enfants, ajoute Martin. Taclant hoche la tête ; il montre à nouveau l’inscription. Alors c’est la dette publique, ce montant ? Les infirmiers rient. Si c’était la dette publique, le secteur sous contrainte serait un sanatorium de luxe, on aurait des mini bars dans les chambres. Taclant grimace. Clairement, à force de compter les lits, les délais, les séjours des patients, j’ai développé un mécanisme défensif : cécité hystérique en présence de chiffres. Passons. C’est quoi, alors, « un milliard six cents millions » ? Les profits 2017 du CAC 40 ? Rire incoercible des infirmiers. Comme mécanisme défensif, ça se pose un peu là ce qui t’arrive, docteur : les profits du CAC 40, je les ai vus en une des kiosques à la sortie du métro, ils tapent à quatre-vingt seize milliards. Pas le même ordre de grandeur. Tu veux dire que si mon analyste méritait ses tarifs, je serais anti-capitaliste ? Martin est reparti à rire. Taclant croise les bras : Martin, je suis plutôt susceptible, je suis ton supérieur et mon analyste est à La République En Marche. Martin se contient avec un geste d’excuse. D’ailleurs tu le sais, toi, à quoi ça correspond « un milliard six cent millions » ? Pardon docteur, mais oui ; Shayna me l’a dit ce matin. C’est le montant des économies demandées à l’hôpital cette année. Jérôme intervient : je croyais que c’était le propos des Etats généraux de cet après-midi ? Le premier qui évoque à nouveau mon déni de gauchisme, je lui fais subir une pression hiérarchique. Les deux infirmiers lèvent les mains en signe d’innocence, Taclant reprend. Les Etats généraux de la santé mentale, c’était pour stopper la désagrégation de la psychiatrie, pas pour l’accentuer. Il était temps que je percute ; possible en effet qu’ils nous réunissent pour revenir sur les promesses de la ministre. Dire que je participe à une commission… Martin lui masse les épaules, Jérôme lui murmure des choses sur l’uppercut de l’austérité, sur l’importance du jeu de jambe pour esquiver les coupes. Taclant soupire. On va commencer par survivre au premier round : les cadres sont arrivés pour l’audit ? Elles zonent dans le service depuis midi. On est d’accord qu’en fait elles ne viennent pas enquêter sur le décès de madame Brache ? Martin secoue la tête : je dirais qu’elles sont envoyées par le Pôle pour repérer les ventres mous du service. Ils se regardent tous au ventre. Jérôme poursuit en rentrant le sien : Shayna les a subies pendant sa pause. Selon ces dames, 30% des dépenses de l’Assurance maladie peuvent être évitées. Martin complète : elles veulent apurer l’hôpital. Jérôme : augmenter l’activité. Martin : manager l’écoulement fluide des stocks de dysfonctionnements en pyjamas bleus. Jérôme : elles viennent nous aider à prendre le virage ambulatoire.

Ils se taisent, regards perplexes pour leurs ventres respectifs. Celui de Taclant est plus conséquent, quinze ans d’expérience hospitalière, ils l’ont tous trois calculé intérieurement.

On entend hurler une patiente depuis une chambre fermée. Elle tambourine à la porte. Ils se regardent avec découragement. Toujours aucune amélioration, madame Edwin ? Rien, elle résiste à tous les traitements, c’est infernal. Elle souffle le simoun du désespoir sur le service. Taclant et Martin regardent Jérôme avec circonspection : tu donnes dans la poésie de la folie qu’on enferme ? J’ai lu ça dans Balzac ; c’est pour dire qu’elle va tous nous faire décompenser. Ils considèrent à nouveau l’inscription au feutre noir. Un milliard six cents millions. Puis leurs ventres et l’heure que Taclant montre sur son écran de portable. Quinze ans de plus, comment il fait, pour diriger le service alors qu’on lui enlève tout, année après année? Taclant dit : on voit monsieur Falret en isolement avant la transmission. Lequel de vous m’accompagne ? Martin.

 

Entrant dans la chambre de soins intensifs, ils font effort pour réprimer un haut-le-cœur. La chambre sent la fosse d’aisance. Le psychiatre et l’infirmier échangent un regard. Un milliard six cents millions. Martin parle précipitamment pour surmonter l’effluve. Rebonjour monsieur Falret : ça n’a pas été, depuis tout à l’heure, on dirait ? Vous avez un inconfort ? L’homme attaché au lit, sangles au bassin, aux poignets, aux chevilles, tendu de résistance à cette entrave, les scrute sans aménité. Il est osseux, les membres comme des brindilles, toutes veines apparentes, la face mobile et creusée, l’œil furieux. Vous auriez un inconfort, à ma place, Martin Calmeil ? Il a lu avec une préciosité glaçante le nom inscrit sur la blouse de l’infirmier. Je voulais parler du trajet de votre bol alimentaire, monsieur Falret. Le visage du patient se soulève dans un rictus indéfinissable, Taclant s’assied au bord du lit, il dit : nous allons ajuster le traitement. Falret semble ravaler des paroles trop volumineuses. Il ferme les yeux. Sa peau tremble, mais, escamotée par les paupières, sa colère est moins abrasive pour les visiteurs. On parle un peu, monsieur Falret, vous voulez bien ? Taclant sent le froid lui courir la colonne quand le patient rouvre les yeux. Il entreprend cependant de sourire, Falret a les traits convulsés.

— Vous savez pourquoi vous êtes attaché, n’est-ce pas ? Hier, vous avez tout cassé dans le service. On voudrait vous laisser circuler librement, il faut nous expliquer. Pourquoi cette violence, monsieur Falret ?
— L’alarme.
— Vous nous appelez à l’aide ? D’après les agents de police, vous auriez différents remboursements en cours ?
— Vous seriez aimable de ne pas vous adresser à moi comme à un demeuré, docteur Chose. Aimable et surtout bien inspiré : l’endettement vous y êtes enfoncé, vous y êtes autant que moi. Alors gardez-les, vos airs patelins. Je n’appelle personne à l’aide, je tire l’alarme.

Les muscles des bras de Falret saillent, contenus par les sangles.

— Je suis touché par l’endettement ?
— La relation de crédit, elle est dans votre poche, docteur : le morceau de plastique glissé dans votre pantalon, contre votre caleçon, est sis dans votre intimité, l’endettement voisine vos organes intimes.
— Mes organes intimes n’ont pas besoin de vos commentaires monsieur Falret.
— Et les miens si, apparemment ? Le bol alimentaire, c’était bien un euphémisme merdique pour désigner mon cul ?

Martin fait un geste d’assentiment navré.

— Ma carte de crédit n’est pas dans ma poche, dit Taclant d’une voix sans timbre.
— Dans votre petite sacoche décontractée, alors : tapie à l’intérieur d’un signe de décontraction porté en bandoulière. Les créanciers vous tiennent par tous vos accessoires intimes de décontraction, docteur Chose.

Falret débite ses phrases à une vitesse frénétique.

— Monsieur Falret, c’est de l’argent à moi auquel cette carte me permet d’accéder, pas une dette.
— C’est de l’argent créé ex-nihilo pour être boursicoté. Falret avance le buste autant qu’il est possible, Taclant sursaute, malgré les sangles et malgré qu’il en ait. C’est une créance à tous points de vue. Ce soir, docteur Sacoche, vous croirez par exemple inviter une femme à dîner ; plein d’une suffisance décontractée vous poserez le carré de plastique sur le petit plateau d’addition. Ne secouez pas la tête patiemment, vous vous ridiculisez.  Quand, insérant cette carte d’endettement boursicotable dans la fente, vous croirez chiffrer votre puissance, vous serez en train de vous insérer plus étroitement dans le circuit financier. Ils vous tiennent par vos organes intimes, docteur Sacoche. Ils vous tiennent par les couilles.
— Laissez mes couilles à leur place.
— Vos couilles ne sont qu’une captatio. Vous ne m’écoutiez pas, maintenant vous êtes captif.

Le visage de Falret déraille en mauvais sourire. Il rit très bas en susurrant quelque chose à l’intention d’un tiers invisible.

— Je n’entends pas ce que vous dites monsieur Falret. Vous parlez à quelqu’un ? C’est ce quelqu’un qui vous pousse à la rage ?

Taclant s’applique à rester chaleureux.

— Contrairement à vous, imbécile sacochyme, je n’ai pas besoin d’informateur, je sens dans ma chair les courroies de la dette. Vous les voyez ces traînées rouges, les hématomes à mes poignets ? Je suis comme vous, accepteur de crédit tous les jours, même à présent que ma carte est confisquée, seulement je sais, moi, que je rembourse une dette infinie qui est une fausse trajectoire.
— Donc vous rendez compte que ce que vous m’expliquez ne fait pas sens ?
— C’est terrible ce que la décontraction à sacoche fait aux cerveaux. Ça se passe sous votre nez, bougre d’aliéniste à génitoires endettées ! « Fausse trajectoire » parce qu’elle est fabriquée, c’est une technique de gouvernement.

Martin intervient : monsieur Falret, vous allez vous blesser, calmez-vous.

— Si vous persistez à m’insulter et à vous faire du mal on ne pourra pas vous détacher.
— Vous n’avez pas perdu l’odorat, si ? ça pue la merde, ici, Sacocheté. Je suis allongé dans la merde par manque criant de personnel d’entretien, par manque de soignants à qui parler parce qu’ils assurent la traçabilité informatique de mon parcours santé. Et pourquoi ? A cause de l’austérité. Cet établissement où vous limitez avec décontraction mon droit à disposer de moi-même n’évacue plus ma merde parce qu’on l’a déclaré redevable.
— Nous allons revoir votre traitement. La diarrhée…
— … Vous voudriez que je taise la merde dans laquelle nous baignons comme vous voudriez que je taise l’existence à rembourser par décision politique. Vous êtes un mouton, vous avez une tête de mouton décontracté, Sacochard.
— Vous êtes beaucoup trop agité.
— J’aspire à devenir agitateur, Sacochiant.
— Et vous l’avouez ? Bon sang, vous êtes ici par décision de police, vous comprenez que nous sommes garants de l’ordre public ? Pourquoi vous en prendre à la société ? D’abord Pôle emploi, puis l’hôpital : vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis monsieur Falret.
— Je rembourse encore plus depuis que je suis chômeur, Sacochieur !
— Vous vous rendez compte que votre raisonnement part dans le décor ? Voilà le bénéfice de tant d’agitation.
— Les chômeurs et les malades sont exhibés comme principaux artisans de la dette! S’ils pouvaient, ils nous castreraient en place publique pour calmer l’ire sociétale sur laquelle ils engraissent. On nous fait porter la faute pour que les financiers continuent de spéculer librement sur nos endettements titrisés. En colère, mais c’est bien le moins, bougre de castrat à sacoche de crédit ! Vous ne lisez pas les nouvelles sur votre réseau social décontracté ? « Le nouvel arsenal de sanctions contre les chômeurs », ça ne vous dit rien ? Moi ça m’entre dans la chair ! Alors oui, je suis violent ! Comme ils le sont avec nous, Sacochiasse !
— Nous ?
— Les non-rentiers. Moi je la sais, la dette qui m’attache à ce lit. Moi, je n’ai toujours pas remboursé mes études d’ostéopathe, je n’ai pas réussi à rembourser les emprunts que je n’avais pas le choix de solliciter pour pouvoir lancer mon activité, il me reste vingt-cinq ans de crédit immobilier à payer parce que le prêt revenait moins cher que la location, et en sus, grâce à ce bienveillant endettement qui, après m’avoir fait perdre cabinet et clientèle, m’étrangle de solidarité, je dois signifier régulièrement à Pôle emploi que je mesure combien la dette publique s’accroit chaque jour par la faute des allocations qui me sont versées ! Et il faudrait pour finir que je m’excuse ? Laissez-moi parler, Sacochon ! Je devrais quasi quotidiennement faire la preuve de ma grande contrition et de ma volonté empressée d’accepter les bilans mensuels, les questions sur ma vie privée, les formations inutiles et les offres d’emploi sans rapport avec l’excellence de mon âme et de mes compétences à crédit et payables à jamais ? Ils suppriment les postes pour se rouler dans les billets et c’est moi, moi qu’on attache à ma merde, qui fais injure au vivre-ensemble ?
— Tout est contre vous, si je comprends bien ? C’est pour ça que vous avez démoli le box de votre référente Pôle emploi et mordu les forces de l’ordre ?
— Je vous le répète: j’entends le décompte, il me revient d’avertir les sourds décontractés, de démolir les boxes de culpabilité. Ça fait trente ans que j’entends, et depuis septembre ça vire à l’acouphène général, les chiffres passent au compteur avec un accroissement d’intensité : j’ai aux oreilles le tintamarre de la dette. Il faut dévider les fausses raisons des profiteurs, Sac à foutre!
— Vous êtes donc quelqu’un de très spécial, de particulièrement clairvoyant ?
— Les moutons déambulent avec l’innocence détendue des idiots. Parce que vous ne voyez pas que la dette publique est construite pour votre destitution, vous croyez que ma colère est folle, et vous m’attachez avec décontraction sur un lit de merde.
— Mais le déficit public, monsieur Falret, ce n’est pas une chose dirigée contre vous !

Le corps du patient s’effondre, brusquement écrasé par le poids des sangles. De grosses larmes gouttent sur ses mains décharnées.

— Elle est privée la dette, pauvre Sacoche, elle est privée. Elle est dedans et pas dehors. Ils nous l’ont racontée comme une morale, ils nous la font entrer dedans à la naissance. Elle croît parce que nous y croyons. Moi, vous, Martin, ils nous ont mis le compteur à l’intérieur. Ils vous ont mis la carte au plus profond mais vous ne le voyez pas, mais vous n’entendez rien, mais vous avez des bouchons dans les narines et l’anus. Moi elle m’effracte, elle m’attaque les tympans et elle me troue le cul.
— Vous souffrez monsieur Falret.
— Triste Mouton consentant : comprendre c’est souffrir. L’envers est clair pour moi, nos droits sont devenus des dettes. Les aides sont de nouvelles sangles de remboursement. Les financiers décident, ils changent les mots ; avec leurs mots renversés ils changent le monde. Les Etats les aident, ils nous travaillent le corps et l’âme à être coupables. Moi j’ai les yeux retournés, c’est une métamorphose irréversible. « L’indépendance de la banque centrale », retournée : « dépendance de la banque centrale aux marchés financiers ».
— Allons, la banque centrale à présent. Vous traitez d’égal à égal avec les grandes institutions, si je comprends bien ?
— Je vois la trame, je vois les services publics qui depuis 74 ne peuvent plus emprunter à la banque centrale et sont forcés par décision étatique d’émettre des obligations sur les marchés financiers. Le triplement en dix ans de la dette des établissements hospitaliers fin 2012, avec 20% d’emprunts toxiques Dexia, ça ne vous rappelle rien, Sacochement ? Quand je ferme les yeux je vois les spéculations remplaçant la répartition des richesses. C’est atroce.
— On va vous aider à dormir monsieur Falret.
— Sacochiard castré, je voudrais que vous vous taisiez d’urgence. Vous ajoutez le désespoir au désespoir. Que les aveugles décontractés nous fassent taire et appellent ça nous soigner, c’est le pire.
— Monsieur Falret, nous allons modifier le traitement, vous allez vous apaiser. Je reviens cet après-midi, pour voir si ça va mieux ? C’est entendu ?

Falret ne répond pas. Les yeux clos, il susurre quelque chose d’inaudible.

 

 

Le docteur Taclant verrouille la porte. Les deux hommes aspirent l’air du couloir avec avidité. La chambre a pourtant été nettoyée ? Martin acquiesce. Pas assez d’effectifs pour tenir le rythme de monsieur Falret. Il est très très fou, là, monsieur Falret, la molécule n’est pas adaptée, il est terriblement persécuté. Et puis il se fait dessus, ça ne lui va pas du tout ce qu’on lui a donné. Martin complète. Ce matin il m’a expliqué qu’il s’emploierait à « chier activement sur la tête de ses créanciers intériorisés pour compenser la décontraction générale ». Merveilleux, ce sera facile à expliquer aux cadres quand elles nous demanderont pourquoi il est en isolement depuis plus de 24 heures, malgré les bonnes pratiques de la Haute Autorité de Santé. On a le temps de voir le berger avant la transmission ? Il dort toujours. Ah, lui au moins le traitement l’a calmé. Dieu merci ! Il a quand même bouffé l’oreille de l’expert de la PAC qui venait estimer le remboursement de ses brebis. Dans le couloir, on entend toujours les cris et le tambourinement. Ils repassent devant « un milliard six cents millions ». Martin triomphe : simoun du désespoir. Ils descendent l’escalier en silence. Au rez de chaussée, un groupe de patients en pyjama bleu est agglutiné devant le hublot de la salle de garde. Taclant leur fait signe de prendre le large : pas le moment de venir nous solliciter, réunion de service, vous le savez bien, on s’occupe de vous tout à l’heure. Les patients s’écartent en récriminant plus ou moins énergiquement. Taclant ouvre la porte de la salle, elle est pleine à craquer. La porte refermée, les patients se collent à nouveau au hublot.

Vous ne vous impliquez pas assez dans la gestion des flux. C’est la première phrase qu’ils entendent. Vous devez le meilleur aux usagers. C’est une grosse brune en tailleur qui parle. Deux réunions de transmission par jour ? Deux la nuit ? Où en êtes-vous de la bascule numérique ? A côté de la brune, il y a une blonde navrée. Bonjour mesdames, Docteur Taclant, je suis le chef du service ; vous êtes ? Elles sont madame Gambard et madame Daoudi, elles l’en informent très distinctement. Les séjours s’éternisent. Les séjours se répètent. Autour de la table sont réunis les soignants au complet, leur alignement compact séparé du binôme des cadres par un espace de réticence. Le turn-over des lits est insuffisant. Aurélie, l’une des infirmières, distribue les tableaux d’occupation des chambres sans regarder ses collègues. Un milliard six cents millions. Notre responsabilité à tous, madame Gambard le souligne, c’est de fluidifier la prise en charge. Pendant ce temps, la brune Daoudi écarquille les yeux à la lecture du tableau d’occupation, elle souffle bruyamment, elle enlève sa veste. Gambard estime plus urgent de regarder chacun dans le blanc des yeux. Taclant propose qu’on commence la transmission : le planning, vous comprenez, mesdames ? Oui, ça, vous comprenez. Sur le papier, il y a des cases pour les chambres, des abréviations pour les différentes prises en charge sans consentement, les noms des patients et les noms des médecins qui s’en occupent. La brune Daoudi se prend la tête dans les mains.

Soudain, on entend « Blong ! » Daoudi et Gambard sursautent. Au hublot apparait le visage de Madame Pussin. Toute la table non cadre lui fait signe de partir vite vite. Elle n’en fait rien, elle articule « Ci-ga-rette » en bavant sur la vitre avec une certaine application. Les cadres en restent béantes. Madame Pussin utilise à présent sa bave pour dessiner sur le hublot une cigarette qui fume en volutes. Martin se lève, il ouvre la porte : Madame Pussin, ça suffit : nous sommes en transmission, vous savez que ce n’est pas le moment. Il referme. Au hublot, le visage de Pussin est marqué par la perplexité, elle gonfle les joues avec exaspération, puis elle les dégonfle l’une après l’autre en les piquant de l’index. Autour de la table, les soignants rigolent, et Nina dit : ah notre madame Pussin ! Les cadres restent interloquées tandis que madame Pussin entreprend de mimer un téléphone à son oreille et une conversation pleine d’intensité. Elle fait les deux personnages. Tous dans la salle sont prêts à revenir à la transmission. Tous, sauf les cadres. Daoudi en a déboutonné son chemisier, elle étouffe. Gambard pince les lèvres et finit par dire : une administration humaine ne peut tolérer un tel désordre. Martin sort : Madame Pussin, arrêtez vos bêtises ! On parle dans une demi-heure. D’ailleurs vous savez bien que vous n’êtes pas autorisée à téléphoner avant ce soir. Mais ! Non, Madame Pussin, c’est non ! Mais je dois les avertir ! Avertir qui, avertir de quoi, vous avez vu votre sœur ce midi, vous lui avez expliqué que vous n’étiez pas prête à sortir. Mais elle ne sait pas pour les préparatifs ! Quels préparatifs, Madame Pussin, vous savez ce qu’a dit le docteur Taclant. Mais pas ces préparatifs-là, voyons: les préparatifs des noces ! Croyez-vous que je ne sache pas pourquoi ces deux inconnues sont venues inspecter les locaux ? Je sais qu’elles viennent organiser les réjouissances! De quelles réjouissances parlez-vous madame Pussin ? Enfin, Martin, des noces avec Emmanuel Macron ! Les patients interrompent-ils toujours la dynamique de réunion ? demande Gambard, livide. Martin est sorti s’occuper de madame Pussin. Taclant explique que c’est la liberté qui leur reste, que le délire a un sens et qu’il est moins une interruption qu’une manière d’entrer en relation. En relation…, répète Daoudi en s’épongeant le front, avant de poser énergiquement son mouchoir sur le classeur des suivis de stocks de médicaments et de proposer une refonte du tableau d’occupation des chambres. Elle le brandit et montre certaines cases de la pointe de son feutre : pourquoi ne pas ajouter des grisés pour les chambres en cours de libération ? Lorsque Martin revient, la transmission est en cours. Pourquoi cette madame Edwin est-elle ici depuis six mois ? Ne niez pas : nous l’avons entendu crier, docteur Taclant !, précise Gambard, l’air de quelqu’un qui ne s’assiéra pas sur ses convictions éthiques. Taclant répond lentement. Madame Edwin est rendue aux dernières extrémités du délire, aucun traitement ne fonctionne, elle appelle Dieu à l’aide, elle refuse de se nourrir car elle pense que nous voulons l’empoisonner pour libérer son lit. Actuellement, nous ne pouvons ni la faire sortir, ni l’apaiser. Et augmenter les doses ? ça n’y fait rien. La contention mécanique avec perfusion ? Nous nous occupons de souffrance mentale, nous ne privilégions pas ces solutions ; d’ailleurs vous m’étonnez mesdames : elles sont contraires aux recommandations de la Haute autorité de santé. Les cadres ont un frisson synchrone : docteur Taclant, voyons ! Alors vous comprenez que notre seul espoir, c’est d’entendre la détresse de madame Edwin. Ça prend du temps. Montrant une infirmière qui est restée debout, bras croisés: cela dit, elle accepte encore de parler à Shayna, tout n’est pas perdu. Daoudi et Gambard se tournent vers la jeune femme. Vous pensez pouvoir la raisonner dans des délais humainement acceptables, mademoiselle ? Shayna les regarde froidement. Je ne vais pas la baratiner, je suis sa soignante, elle n’a pas tort de penser qu’on veut son lit. Daoudi sursaute : mais pas qu’on veut l’empoisonner, enfin ! Mademoiselle, vous ne voulez pas prendre une chaise ? Vous semblez tendue, je suis certaine que vous avez passé la nuit debout, asseyez-vous donc. Sans façon mesdames, et concernant l’empoisonnement: à ce dosage de psychotropes, on peut vraiment se poser la question. Ah, mais si le relationnel entrave la bonne gestion, on comprend pourquoi votre service dysfonctionne !, Daoudi calme sa collègue d’une main sur l’avant-bras, elle tient une solution : Et la sismothérapie ? Taclant répond. Nous avons écarté l’hypothèse : madame Edwin est loin d’être catatonique, elle chante et crie à tue tête, elle se tape la tête sur le radiateur pour se tuer avant qu’on s’en charge. Si ce n’est pas de la force vitale, ça. Les électrochocs ne sont pas une indication dans ces cas-là. Et une IRM ?, enchaine Daoudi: il faudrait commencer par cibler le problème, docteur.

Les visages des soignants se brouillent. Taclant a pris une teinte parchemin, il répond sans inflexion de voix. Gambard au contraire a retrouvé prestance ; la ligne « Chambres de soins intensifs » du tableau lui a mis le feu aux joues. Nous ne pouvons accepter les pratiques maltraitantes ; l’isolement est recommandé uniquement en « réponse à une violence immédiate, non maîtrisable, sous-tendue par des troubles mentaux, avec un risque grave pour l’intégrité du patient ou celle d’autrui. », je cite la Haute Autorité. Taclant acquiesce, cireux. Par exemple, ce monsieur Falret ? Jérôme raconte la démolition du box de Pôle emploi, la résistance violente du patient malgré l’injection, son œil au beurre noir comme pièce à conviction. Les cadres ripostent : la recommandation d’isolement est limitée à six heures. Jérôme : nous avons renouvelé la fiche de prescription conformément aux bonnes pratiques de la Haute Autorité. Vous avez dépassé les 24 heures ! Nous avons renouvelé la fiche de prescription, conformément aux bonnes pratiques de la Haute Autorité. La Haute Autorité est formelle : les contentions mécaniques de plus de 24 heures doivent être exceptionnelles. Taclant n’y tient plus : Mesdames, il ne vous a pas échappé que nous n’avons que six infirmiers pour 30 lits. Aaaah voi-là ! Gambard triomphe sans modestie, elle jette un regard appuyé à Daoudi qui déboutonne un peu plus son corsage. Nous y sommes! Docteur Taclant, il ne vous a pas échappé que la Haute Autorité est sans appel quant à ce type de dérive : l’isolement ou la contention ne doivent en aucun cas être employés « pour résoudre un problème administratif, institutionnel ou organisationnel, ni répondre à la rareté des intervenants ou des professionnels » ? Le silence. Shayna dit très bas : un milliard six cents millions. Comment ? s’inquiète Gambard. Jérôme lui répond : le simoun du désespoir. De quel désespoir parlez-vous ? interroge Daoudi ; dois-je vous rappeler que la ministre a pris la mesure de la situation  et qu’elle a affirmé que le budget de la psychiatrie serait préservé ?

Plus personne ne dit rien. Taclant vérifie nerveusement l’heure sur son portable, les soignants regardent la pendule murale. Il reste quatorze patients à évoquer.

En fin de réunion, les cadres jugent nécessaire de revenir sur madame Brache. Gambard se charge d’expliquer pourquoi le décès par fausse route au réfectoire, la veille, demande examen. Bien sûr, ce n’est pas souvent remédiable pour une octogénaire démente d’avaler de travers, moi-même – Gambard se montre chaleureuse -, j’ai une arrière grand-tante qui…, ce n’est certainement pas de votre faute, mais qu’on connaisse ou non les statistiques de mort par fausse route chez les seniors, qu’on ait ou non une arrière grand-tante qui…, voir quelqu’un bleuir, hoqueter, mourir au déjeuner, cela inquiète les services d’organisation, cela saisit la Haute Autorité de Santé. Alors je vous le demande sans qu’il faille y voir une accusation: comment expliquer la présence d’une vieille dame démente dans votre service d’hospitalisation sous contrainte pendant plus de deux semaines ? Jérôme intervient : hospitalisée à la demande de sa fille, elle fait l’objet d’une saisie pour surendettement, elle achetait tout ce qu’elle trouvait sur internet, sa fille réclamait une mise sous tutelle. Et les EHPAD, à quoi ils servent, les EHPAD, sinon à vous relayer dans la prise en charge ? Les EHPAD d’Ile de France n’ont plus de place, intervient Nina, l’assistante sociale, j’ai tout ratissé, ils perdent des lits chaque jour. Les soignants l’écoutent d’un air triste. Nina reprend : et la liste d’attente ne risque pas de s’amenuiser avec l’austérité. Daoudi l’interrompt : mais mademoiselle, la dette, vous croyez que c’est une partie de plaisir ? Taclant s’est levé, il montre l’écran de son téléphone aux cadres. Précisément, Mesdames, vous m’excuserez, je suis attendu aux Etats généraux de la santé. La réunion psychiatrie est à 16 heures. Gambard et Daoudi se dressent : bien sûr docteur Taclant, nous ne pouvions deviner. Nous nous y verrons plus tard ! Taclant sort sans se retourner.

 

La salle est comble, Taclant met un certain temps à retrouver ses collègues dans la marée de spécialistes. Au coin gauche de la pièce règne une grande animation : le groupe des désaliénistes, comme toujours, plein d’une fièvre que Taclant trouve un peu embarrassante. Il n’appartient pas au collectif des 39. Non qu’il soit en désaccord, enfin il n’en sait rien, il n’a pas été lire leurs déclarations, il en entend parler. Ils ont l’air sérieux. Il les voit passer dans les média, toujours les mêmes depuis qu’il est chef de service, les mêmes réclamations et appels à une réaction immédiate. Ils lui en imposent, oui, mais ils sont trop énervés, leur exaspération est sans résultat. C’est déjà beaucoup, de soutenir ce métier. Il faudrait qu’il aille à la piscine. On lui pose la main sur l’épaule. Alban Ferrus, le chef du pavillon ouvert d’Antony. Taclant désigne les 39 de la tête. Parfois je me demande s’il ne faudrait pas les rejoindre. Ferrus s’écarte légèrement : tu as oublié ton traitement ou quoi ? Tu réclames des réunions supplémentaires ? Enfin libre à toi ; si tu veux recevoir un appel des RG, vas-y, dénonce la maltraitance par l’austérité. Tu as vu ce qui est arrivé à la lanceuse d’alerte des handicapés ? Je croyais qu’elle avait gagné son procès ? Le beau résultat ! Elle est fichée S désormais, et les 39 aussi, sois-en certain. Pour les effets que ça produit… Taclant rechigne : d’accord, mais leurs 22 mesures d’urgence sont bien, il parait. Leurs recommandations pour sauver la psychiatrie ? Ils les ont faites en 2003 ! Et tu vois où on en est en 2018 ? Ce sont les experts de la stat et de l’évaluation qui décident : il y a des économies à faire, que veux-tu qu’on oppose à ça ? Taclant secoue la tête : est-ce qu’on est sûrs que la dette n’est pas un montage politico économique ? Ferrus est sidéré : tu vires complotiste ? Taclant répond avec agacement: C’est la règle européenne qui… Ferrus l’attrape énergiquement par le bras et l’oblige à s’asseoir, l’envoyé du ministère va parler. Ils sont à côté des 39. Ferrus n’en revient pas : eurosceptique par dessus le marché… Tu as des problèmes à la maison, c’est ça, Taclant ?

Mesdames, messieurs,

Les désaliénistes n’ont pas cessé de parler, ils laissent passer l’exorde. Les 39 ont tout de même quelque chose d’attirant. Taclant les entend par moments : « la Haute autorité doit nous laisser élaborer les protocoles qualité et les évaluations, on n’ira nulle part avec une administration à la solde des industriels pharmaceutiques. Ils font des médicaments une fin en soi, alors que c’est le préalable au traitement. » A ses côtés, Ferrus fait « chut ! » énergiquement, appuyé par plusieurs collègues.

Nous nous félicitons de la manière dont s’est engagé l’effort collectif. Car le diagnostic, la ministre l’a posé avec réalisme : nous sommes rendus à la fin d’un système, et la psychiatrie est aujourd’hui une discipline paupérisée. Or la situation de la psychiatrie n’est pas isolable, elle est à mettre en perspective avec un problème plus large : le point de non retour du déficit français. N’ayons pas peur de regarder les choses en face : la dette n’est pas tombée du ciel mais de certaines erreurs. A partir des années 80 a été engagée une transformation de l’hôpital sur le modèle de l’entreprise. On a voulu faire du soin un bien marchand, mesurable à l’acte, d’où disparaîtraient les zones d’ombre, les heures invisibles nécessitées par la composante psycho-sociale. Hélas, les groupes homogènes de malades et les protocoles balisés, c’est une standardisation qui convient au fonctionnement d’une usine, pas aux enjeux vitaux de la santé.

Des applaudissements éclatent dans la salle. Ferrus s’y joint. Les 39, qui le front dans la main, qui la jambe agitée, qui les bras croisés, attendent la suite.

La santé, c’est le cœur battant d’une économie. La sagesse populaire ne s’y trompe pas quand elle soutient avec sa droiture simple que le travail, c’est la santé. Seulement la proposition est vraie dans tous les sens. Si aujourd’hui il nous faut œuvrer à la santé publique, c’est avant tout pour que la croissance relève la tête. Considérons donc l’urgence dans son entièreté dérangeante. Au nombre des missions de l’hôpital, il y a l’accueil inconditionnel des détresses : comment prétendre que cela peut se tarifer ? Pourquoi nier l’épidémie de mal-être qui sévit aujourd’hui en Europe ? Tant que ne sera pas revenue la croissance, tant que ne sera pas donnée à tous la possibilité du bien-être, il y aura de la souffrance, et elle déferlera sur l’hôpital.

Des bravos fusent. Les 39 ont des regards d’intelligence lasse qui ponctuent le discours pour Taclant. Il ne regarde plus l’estrade.

C’est pourquoi madame la ministre protègera votre enveloppe…

« Mais les moyens sont déjà dramatiquement insuffisants ! », c’est l’un des 39 qui a crié. L’envoyé du ministère sourit patiemment :

… et mènera une vaste réorganisation, non seulement de la psychiatrie, mais de son amont : la prévention. Nous sommes réunis, non seulement pour soigner, j’y mets des italiques, c’est important, mais pour guérir la société française des maux qui l’accablent. Ainsi, la question de la chronicité du problème mental se pose sous une forme élargie pour toutes les angoisses qui embolisent les prises de traitements médicamenteux. Comment comprendre que des miraculés de cancers, sauvables par des traitements de pointe remboursés malgré leur coût vertigineux, renoncent à les prendre ? Ces malades ne veulent-ils pas vivre ? Ces vies gagnés sur la mort et intégralement remboursées leur semblent-elles indésirables ? Dans le cadre des Etats généraux de la santé publique, nous avons audité ces récalcitrances à la guérison. Elles sont innombrables. En psychiatrie, vous connaissez particulièrement ce problème du traitement non pris ; les injections retard ne peuvent pas tout résoudre.

« Il faut des mots en psychiatrie, il faut des humains ! Il faut des CMP pour lier et donner du sens ! », s’exclame le voisin direct de Taclant. Cette fois la salle gronde de désaccord avec l’interruption, et Ferrus se penche pour dire à l’importun : votre agitation est complètement irresponsable. L’affrontement ne mènera nulle part !

Les récalcitrants de la guérison interrogés dans le cadre de l’enquête de santé publique nous parlent de souffrance. Ils nous parlent de désespoir, ils nous parlent d’angoisse. Ils nous parlent de vies amoindries. Je ne vous apprends rien, c’est de cette boite noire que vous vous occupez. Seulement la société a besoin d’individus bien portants pour persévérer dans son être. Contre le déchainement des errances passionnelles, il faut donner à la raison les moyens de s’imposer. Or ces moyens, nous les avons. La psychiatrie biologique, la psychiatrie génétique, la neuropsychiatrie sont à l’hôpital ; elles seront développées. Nous soutiendrons les nouvelles molécules à mesure des mises à jour du DSM, nous équiperons systématiquement les services pour l’imagerie cérébrale, nous miserons sur la recherche scientifique. L’équilibre mental est une chimie, tous les facteurs de guérison doivent être harmonieusement coordonnés. La ministre entend revoir le mode de financement jusqu’à supprimer le clivage entre somatique et psychique.

« Pour le plus grand bénéfice de l’industrie pharmaceutique ! » Cette fois-ci, l’envoyé du ministère ne peut réprimer un mouvement d’agacement. « Le DSM invente des symptômes pour vendre des médicaments, vous le savez ! Sa classification nous a fait passer d’une dizaine de pathologies à plus de quatre cent « désordres » ! » Sur les côtés de la scène, des individus en costume touchent leur oreille. Taclant les voit progresser vers les 39. Une certaine agitation s’ensuit, quelques personnes quittent la salle bruyamment. L’une d’elle parvient à dominer le brouhaha : « Le psychisme n’est ni une maladie ni une sécrétion du cerveau, c’est une relation à soi-même et au monde ! »

Nous entendons la détresse et nous la partageons. L’hôpital, c’est un monde que la ministre connaît bien. Elle a été bouleversée par le flot de révélations #balancetonhosto. Elle fait une affaire personnelle d’une réorganisation selon les bons critères. Ce qu’il faut à la France, c’est un hôpital lisible et agile. A compter d’aujourd’hui, nous veillerons à ce que les parcours santé soient transparents et flexibles de bout en bout. La Haute Autorité de Santé se chargera de définir au mieux les protocoles nécessités par chacune des maladies. Nous contrôlerons les pratiques avec une sévérité accrue car la dignité humaine n’est pas une option, j’y mets des italiques, c’est important. Vous le criez vous aussi  – à l’instant encore –l’urgence vous submerge. On vous vous en demande trop, et d’abord parce que les misères sont plus nombreuses, d’abord parce que les difficultés économiques de la société française se démultiplient. Aussi ne faut-il pas séparer artificiellement les problèmes. Le système atteint son terme parce qu’on compte sur l’hôpital psychiatrique là où il n’a aucun rôle à jouer. Vous devez gérer un flux de vulnérabilités dans les plus brefs délais, il est urgent tout à la fois de vous assouplir et de réduire ce flux. D’une part, nous n’avons plus la possibilité économique de le laisser déborder, le temps de rembourser est venu. D’autre part, la vulnérabilité aux risques psycho-sociaux est à tort considérée comme l’affaire de toute une vie. On confond tout. On dit : il n’y a pas assez de lits. Mais non : il y a des raideurs systémiques et trop de patients en crise. On dit : il n’y a pas assez de personnel soignant, on attache les patients, c’est inhumain : mais non, il y a un déficit de coordination et trop de patients portés aux limites d’eux-mêmes, c’est cela qui est inhumain. C’est la souffrance le scandale. On attribue à l’aval les insuffisances de l’amont. Le vrai problème, c’est comment empêcher que détresse il y ait. Cessons de suivre au long cours des individus déjà démolis ; anticipons la fragilité. L’école a déjà pris la direction des neurosciences, l’hôpital ne sera pas de reste. Sans doute, cela demandera de débloquer des fonds alors même que l’hôpital doit économiser. Nous ferons ce sacrifice. Parce que c’est une question de morale, parce que c’est une avance sur recette. Saisir les prémisses d’hyperactivité, de trouble oppositionnel, d’autisme, de troubles somatoformes, de troubles dépressifs : les saisir et les soigner avant qu’ils soient, c’est donner sa chance à la France dans sa lente reconquête d’elle-même.

« Fascistes ! », crie quelqu’un très près. Taclant sursaute. L’a-t-il rêvé ? Les 39 ont été évacués. Ferrus le regarde drôlement.

Je remarque que les troubles oppositionnels sont décidément parmi nous aujourd’hui ! (Rires dans la salle). Eh bien, qu’il soit clair que notre direction est ferme. Désormais, il s’agit d’offrir à la France un hôpital agile, il s’agit d’impliquer les personnels soignants dans une gestion épanouie, il s’agit de remettre le bonheur à l’ordre du jour. »

 

Soudain c’est la commission. La transition s’est perdue dans un mouvement de foule. Autour de la table en plastique vert espoir, ils sont six. Taclant ne retrouve aucun des 39. L’animateur du gouvernement offre des rafraichissements sans caféine. Il distribue en toute transparence des fiches de diagnostic et des stylos FondaMental.

Il demande :

— Quel est le point commun entre l’armée, l’éducation nationale et l’hôpital psychiatrique ?
— Michel Foucault.

Taclant a répondu avant même d’y penser. L’animateur du gouvernement prend les autres à parti :

— Ahah ! Nous avons un représentant de la gauche radicale parmi nous !
— Vous voulez dire un trouble oppositionnel non dépisté ? Taclant parle depuis un ailleurs de lui-même.
— Attention docteur, attention ! L’animateur du gouvernement secoue le doigt. Même pour le regard non averti, vous sembleriez plus proche de la paranoïa en ce moment.

Autour de la table, certains professionnels de la santé mentale ont un gloussement nerveux.

— Pardon, je croyais que Michel Foucault était professeur au Collège de France.
— Hélas, selon toute vraisemblance, Michel Foucault était un peu fou. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre la force de conviction de ces gens-là n’est-ce pas ?
— Regardez Donald Trump !, surenchérit l’un des participants.

Les visages s’acheminent vers le rire automatique, Taclant s’est levé :

— Ah non, ça je ne vous permets pas. Quand bien même Foucault aurait été fou, on ne lui fera pas l’injure de le comparer à un idiot.
— Docteur, voyons ! Rhooo, asseyez-vous donc, il s’agissait d’une plaisanterie.
— Je n’ai plus envie d’être assis.

Les regards se fuient, on sait quoi penser de ce professionnel surmené.

— Alors restez debout ! Et revenons à nos moutons. Le point commun entre l’armée, l’éducation nationale et l’hôpital psychiatrique, c’est le financement par dotations.
— Les techniques disciplinaires ne sont pas toutes tarifables à l’acte, c’est vrai.
— Docteur, essayez de vous décontracter. Vous êtes très agité.
— Je ne suis pas agité, je suis en désaccord, nuance.
— En désaccord avec une politique budgétaire ? Mon dieu je ne sais pas quoi vous dire. Faites-vous arrêter docteur, vous êtes au bord du burn-out. Il faut dormir.
— J’ai quinze ans de sommeil derrière moi.
— Nous comprenons très bien l’épuisement, la souffrance, le sentiment d’abandon ressentis par les personnels soignants.
— Non, vous ne comprenez pas.
— Docteur, je suis mandaté pour apporter une intelligence économique de la situation : je suis expert. Du reste, vous êtes seul de votre conviction.
— Vous vous trompez, nous sommes quarante.

 

Pour des raisons d’efficacité narrative, l’auteur du texte a pris quelques libertés avec la stricte réalité des formes de résistance des 39. Jamais ils ne créeraient de désordre dans une réunion. Qu’ils aient la civilité de pardonner cette déformation, eux qui, justement, parviennent depuis 15 ans à résister avec calme, intelligence et créativité – elle s’imposait pour construire le sens.

 


Sandra Lucbert

écrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle