Roman (extrait)

Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père

Écrivain

Dans le prochain roman de Gonçalo M. Tavares, à paraître en septembre, Marius rencontre Hanna, une jeune fille « handicapée mentale » (les guillemets comptent), et part avec elle à la recherche de son père. Thème archaïque qui fait de leur voyage une quête initiatique les menant à Berlin, à travers le temps. Avec ces trois chapitres de la partie IV d’Une jeune fille perdue dans le siècle à la recherche de son père, AOC poursuit sa prépublication de textes de littérature étrangère de la rentrée.

3
Don Quichotte

 

Cher Don Quichotte, commença Marius – et Vitrius lui retourna son sourire –, pensez-vous pouvoir déterminer de quel objet ancien proviendrait ceci ? l’interrogea-t-il en sortant quelque chose de sa poche.

Il déchira le papier qui entourait la pièce métallique, puis tendit celle-ci au plus remarquable des sosies de Don Quichotte, l’antiquaire Vitrius.

Vitrius prit la pièce et l’observa en silence, en la faisant tourner dans sa main. C’était un objet que Marius avait trouvé dans une poche de Hanna le jour où il était tombé sur elle, perdue, en pleine rue, et qu’elle lui avait demandé de l’aider à trouver son père. C’était un indice. Sur la base, il était écrit : Berlin. On aurait dit une minuscule balance, mais ça n’en était pas une.

— Vous arrivez à identifier cet objet ?

Vitrius resta silencieux pendant plusieurs secondes, irritantes pour Marius qui, l’espace d’un instant, un millième de seconde, ressentit une haine féroce pour cet homme qui ne décrochait pas un mot, comme quelqu’un qui a le pouvoir et qui, face à celui qui ne l’a pas, l’exerce. Il le détesta simplement pour n’avoir pas prononcé le moindre lieu commun, la moindre phrase, ou au moins un ou deux mots, même sans rapport et sans signification ; il le détesta pendant ce millième de seconde et regretta aussitôt de lui avoir souri et de l’avoir appelé Don Quichotte – manifestation imprudente et trop rapide d’une intimité qui, très clairement, ne pouvait exister entre deux personnes se trouvant face à face pour la première fois. Mais ce sentiment de haine se dissipa aussi vite qu’il était apparu et, même si ses paroles étaient quasi inconsistantes (« Je ne sais pas, dit seulement Vitrius, je ne reconnais pas cette chose… »), l’antiquaire retrouva aux yeux de Marius, de plus en plus intrigué, son statut de Don Quichotte, un fou de vieilleries, avec une boutique au quatrième étage d’un immeuble abandonné et qui avait choisi cet emplacement pour des raisons non seulement straté-giques et d’efficacité commerciale, mais aussi existentielles : ne pas perdre son temps avec « les clients du vide », ainsi que Vitrius désignait ceux qui entraient seulement pour regarder, comme s’ils venaient non pas dans un magasin, plaisantait Don Quichotte, mais dans un cinéma. Comme ça, j’ai du temps pour le reste, disait Vitrius. Et le reste était immense ; de multiples tâches qui comprenaient notamment l’étude de livres anciens, dont il recopiait des passages dans ses carnets, et la restauration d’objets anciens souffrant d’un défaut ou pour partie endommagés. Au fond de la boutique, sur la gauche, se trouvait un tout petit atelier (six mètres carrés au maximum), mais contenant une énorme quantité d’outils – un tour, une machine à souder, des scies, des rabots, etc. On apercevait, sur un grand établi en bois, nombre de travaux en cours ; on comprenait si bien et si vite le plaisir que Vitrius prenait à ses études, à ses travaux de restauration d’objets anciens et à une série d’autres tâches – certaines plutôt absurdes et difficilement compréhensibles, il est vrai – qu’il devint évident pour moi que la boutique n’était que l’extérieur visible d’un monde immense qui se déployait à l’arrière. Vitrius – nous le comprîmes peu après, lorsque la glace fut rompue entre nous trois – vivait sur place. Une des pièces – il y en avait cinq au total – était une chambre exiguë ; du reste, toutes les pièces étaient minuscules, à l’exception de celle qui servait de boutique, où étaient exposés les objets anciens. Avec une armoire entièrement remplie de livres et des étagères tout aussi chargées qui cernaient complètement un lit étroit, ce qui était le plus surprenant dans cette chambre, finalement, c’était sa taille modeste, pas plus de cinq mètres carrés – guère plus grande que l’établi de l’atelier –, sans rapport avec l’impressionnante quantité d’ouvrages qu’elle pouvait contenir. Hormis quelques vêtements laissés en tas, il n’y avait nul autre objet, pas un cendrier, pas un verre, pas un crayon, rien – du moins rien que Marius ait pu détecter avec ses yeux normalement efficaces –, rien sinon des livres, en rangées doubles, des étagères où le plus minuscule des traités sur la délicatesse n’aurait pu trouver de place ; des étagères complètement remplies, rappelant – Marius eut cette image en tête durant quelques instants – la glace qui, dans un congélateur, a besoin de plus d’espace et qui, après avoir forcé la porte, à l’air libre, ne fond pas, au contraire, reste solide et continue à croître, à avancer, très lentement, comme un animal muet à la patience considérable qui obligera bientôt le propriétaire à sortir de la pièce. Marius avait la sensation que c’était imminent : les livres finiraient par obliger Vitrius à partir – il y avait des piles de livres sur le sol et sur presque toute la surface du lit. Évidemment, avant de se coucher, Vitrius devait au préalable mettre les livres par terre – en procédant sans doute délicatement car, en dépit du désordre ambiant, les livres étaient en très bon état, ni écornés ni maltraités. En réalité, nous n’étions pas entrés dans la chambre, nous avions juste jeté un œil – moi en premier, Hanna ensuite, qui rit un long moment et trouva tout cela fascinant. Il était impossible de pénétrer dans la chambre, elle était de fait de dimension très réduite, et le sol, comme je l’ai dit, couvert de livres – personne n’aurait pu envisager d’y poser un pied. Vitrius se mettait donc directement au lit, en laissant ses chaussures dehors, et c’est seulement après avoir déplacé plusieurs livres depuis la couverture jusqu’à terre – opération effectuée en ayant encore les pieds et la plus grande partie de son corps à l’extérieur de la chambre, en tendant le bras droit –, c’est seulement après avoir libéré son lit que, grâce à sa minceur et à son agilité, il plongeait – encore que ce terme ne soit pas approprié, car il le faisait très lentement, mais peut-être n’y a-t-il pas de terme approprié –, il plongeait, donc, précautionneusement dans son lit, en posant d’abord sa main droite, le plus loin possible, puis aussitôt sa main gauche, avant d’avancer le reste de son corps, un genou sur le matelas, habituellement le droit, puis l’autre : enfin, il se trouvait dans sa chambre, sur son lit.

Il avait l’impression, nous expliqua-t-il plus tard, de pénétrer chaque soir dans un tunnel, et sa dextérité et sa constitution physique s’expliquaient en partie par cette habitude, acquise depuis de longues années, de se mettre au lit de la sorte. Il devait impérativement garder la ligne, plaisantait Vitrius, sinon il ne lui serait plus possible de vivre dans cet endroit. Pour sortir du lit sans jamais toucher le sol de la chambre, Vitrius commençait par progresser sur les fesses de la tête vers le bout du lit, puis, faisant de nouveau usage de son agilité peu commune, il posait un pied hors de la chambre. En général, il sortait d’abord le pied gauche, puis, en s’accrochant au chambranle de la porte, il faisait basculer le poids de son corps vers l’avant et se projetait vivement hors de la pièce. C’était donc ainsi qu’il sortait de son lit tous les matins, comme s’il venait de tomber, selon sa propre expression, car le second pied atterrissait sur le sol à grande vitesse et avec un fort impact – et cette sensation du réveil en sautant lui était devenue quasi indispensable, nous confia-t-il. Il s’agit de sortir de la chambre et d’entrer dans la journée en étant déjà résolument en mouvement ; pas de prologue, pas d’introduction, comme il disait, je pénètre dans les autres pièces fort de l’élan acquis dès le saut du lit. Je n’ai jamais la sensation de me réveiller, continua-t-il, je me sens toujours réveillé, comme s’il n’y avait pas de phase intermédiaire entre le moment où je quitte le sommeil et celui où je me prépare à être à l’état de veille, à devenir actif ; pour moi, il n’y a que deux états : l’activité et le sommeil. J’aime dormir, cela ne me pose pas de problème, c’est le plus beau des besoins que l’on nous a imposés, murmura-t-il, peut-être le seul qui vaille. Après cette phrase, entre grandiloquence et ironie, Vitrius porta la main sur le cou épais de Hanna et, gentiment, comme pour se faire pardonner son long discours, il commença, d’abord avec l’index, puis avec tous ses doigts, à lui faire des chatouilles si efficaces qu’à un moment, même si je comprenais son geste et lui en étais reconnaissant, je dus lui demander d’arrêter. Je connaissais suffisamment Hanna désormais pour savoir que ces séances de rigolade pouvaient parfois dégénérer.

— Don Quichotte est ton ami, dis-je ensuite à Hanna en essayant de la calmer, mais son fou rire semblait déjà hors de contrôle.

 

4
La main

 

Vitrius voulut ensuite nous montrer une de ses pièces. Une curiosité, dit-il. Qui me plut énormément, qui me plut tant que j’en oubliai tout le reste.

Nous étions dans le vaste espace occupé par la boutique proprement dite. Il y avait des objets partout. Et chacun semblait se trouver là comme la première partie d’une histoire longue, étrange, rare, enthousiasmante. Comme s’ils étaient – c’est ce que je pensai – des titres de livres, comme si ce que l’on voyait n’était rien d’autre, des couvertures avec des titres, une espèce de tache, en l’occurrence, matérielle, concrète, qui donnait juste une idée du thème, pour ainsi dire, de l’objet – qui indiquait s’il s’agissait d’une arme, d’un ustensile de cuisine ou d’un outil que les hommes emportaient aux champs. Mais le plus fascinant pour Marius, c’était de voir ces pièces comme les vestiges d’une ou plusieurs biographies. Il s’intéressait moins aux objets qu’il voyait, en dépit des formes extravagantes de certains, qu’aux mains qui avaient entouré, tiré, poussé, adoré à distance, chacun de ces artefacts. Du reste, à partir d’un moment, c’était cela que Marius voyait – il ne voyait plus que ce qui n’était pas là –, il observait en simple spectateur une sorte de bal de mains, bal interminable avec d’innombrables mains.

— Par quel bout doit-on tenir cette chose ? demanda Marius à plusieurs reprises, en désignant des objets aux formes insolites et dont l’utilité semblait parfois à tout le moins mystérieuse.

À première vue, nombre de ces antiquités donnaient le sentiment étrange d’avoir appartenu à une autre espèce humaine – comme si l’évolution ne concernait pas seulement la technique, mais aussi les organismes eux-mêmes. Pour Marius, il semblait presque évident que ce n’étaient pas des mains semblables aux siennes qui avaient pu manipuler ces objets – obtus, presque tous, à première vue, ou laids simplement parce que incompréhensibles. Certains, bien sûr, étaient des ancêtres plus ou moins récents d’objets qu’on utilisait encore – une extraordinaire balance couleur argent, par exemple – et on songeait alors à un petit garçon devant des photos de son grand-père : on notait des ressemblances physiques, certains traits avaient résisté d’une génération d’objets à l’autre.

Chez Marius, l’inquiétude tenant au fait que Hanna, par maladresse, pouvait casser quelque chose se superposait à un effort mental, qui lui procurait un plaisir évident, effort mental qui se fixait, comme nous l’avons dit, sur ce que pouvaient bien faire les mains autour de ces objets. Et le plus évident, ce qui sautait aux yeux comme une réduction de l’homme, c’était que tous ces objets qui l’entouraient étaient faits pour être manipulés, pour être branchés, actionnés, poussés, portés exclusivement par les mains. Cela donnait l’impression que l’espèce humaine était dépourvue de tout autre organe ou membre – pieds, jambes, tronc, tête : toutes ces parties semblaient avoir pour seul rôle de supporter les mains, elles existaient uniquement pour que les mains ne soient pas seules en l’air, abandonnées.

C’est donc avec plaisir et un soulagement presque inconvenant, que personne ne comprendrait si on cherchait à l’expliquer, que Marius s’arrêta devant une des antiquités de Vitrius, au milieu de centaines de pièces : des pédales, d’extraordinaires pédales qui servaient à faire tourner une machine à coudre. Ensuite, le regard de Marius se spécialisa, pour ainsi dire – en quelques minutes, il devint attentif seulement à certaines choses et indifférent à d’autres. Un peu comme lorsque les yeux s’adaptent à l’obscurité : ils semblent d’abord être aveugles, puis recouvrent petit à petit leur capacité à voir, à séparer dans l’espace deux objets entre eux, à comprendre qu’un objet est devant et un autre derrière, un à gauche et un autre à droite. Ainsi, malgré la forte lumière qui baignait entièrement la boutique, Marius sentit que ses yeux, après un moment passé dans l’obscurité absolue, à ne voir qu’un seul élément – les objets faits pour les mains –, s’étaient adaptés et, passé quelques minutes seulement, ils étaient maintenant pareils à des chiens de chasse à la recherche d’objets d’une autre nature. Après s’être fixé sur les pédales, son regard bondit sur un objet énorme, proche ancêtre des microscopes ; puis de cet objet pour les yeux passa à un objet pour les oreilles, un téléphone à la forme étrange, rectangulaire ; puis à des boîtes contenant de la poudre – qu’est-ce que cela pouvait bien être ? – clairement destinées à l’odorat humain. Son regard procédait par bonds et, comme l’on progresse de pierre en pierre pour ne pas tomber à l’eau, se posait désormais sur les objets les plus insolites, sans le fantôme d’une main présente autour d’eux. Cependant, si la dimension de chaque membre humain avait dépendu de la quantité d’objets qui se trouvaient là pour, disons, le servir, l’homme aurait été une chose monstrueuse : muni de mains géantes, colossales, dominatrices, mains qui deviendraient le visage, la partie de l’homme que l’on ne peut s’empêcher de regarder, et tout le reste – pieds, yeux, tête, tronc – ne serait plus que des vestiges, marques laissées par une existence éloignée. Marius – et le fait qu’à cet instant Hanna lui serrait la main très fort comme elle le faisait si souvent, en lui transmettant la chaleur de son corps, y était peut-être pour quelque chose – se rappela un épisode qu’il avait vécu quelques années auparavant, épisode qui continuait d’apparaître dans ses cauchemars.

Marius s’était assis à la terrasse d’un café et avait été servi par un homme, jeune, l’allure impeccable, beau même, mais dont les premiers gestes avaient immédiatement trahi un manque d’assurance et alerté Marius. Il comprit rapidement que le serveur tentait de tout faire pour garder sa main gauche discrètement près de son buste, afin qu’il soit possible qu’elle reste inactive. Le premier moment où Marius vit cette main, d’une certaine manière, entrer en scène ne lui permit pas de tirer de conclusions – c’était la main qui se trouvait sous le plateau. Malgré tout, il eut la sensation qu’il y avait là quelque chose d’anormal. En dépit d’une visibilité insuffisante, une énergie inquiétante semblait provenir de sous le plateau, énergie à laquelle Marius ne parvenait pas à résister. Son regard se fixa un objectif précis pendant ces quelques secondes : comprendre ce qui se passait, là, sous le plateau. Évidemment, rien ne se passait, il ne s’agissait pas de ça, rien n’était fait à proprement parler à cet instant, mais quelque chose se trouvait là, et ce qui se trouvait là allait bientôt devenir évident. Le serveur posa le plateau sur la table, de sa main droite il disposa devant les clients des bouteilles et des verres et, à quelques centimètres seulement, toujours sous le plateau, mais à présent plus sur le côté, se trouvait sa main gauche qui, maintenant, sous cet angle, laissait voir toute sa monstruosité. Et ce qui terrorisa le plus Marius, il s’en souvenait bien, c’était que la monstruosité ne tenait pas à une déformation, une anomalie, un défaut, un manque ; au contraire, la main était parfaite, elle avait ses cinq doigts, les doigts étaient proportionnels entre eux et proportionnels à la paume, mais la main était gigantesque, elle avait la taille d’environ une main et demie, et cette demi-main de plus, qui peut sembler à première vue relativement anodine, avait des conséquences absolument effrayantes. Ce qui était terrifiant, car c’est bien le cas, tenait précisément à l’harmonie de ce qu’il y avait autour, au fait que tout était normal, à sa place – que cet homme avait un beau visage, sympathique, un corps d’athlète et, subitement, cette main gauche, énorme, comme si on lui avait greffé la main d’un géant. Quand les deux mains, par hasard, se rapprochaient, le contraste était terrible – et tous les mouvements précédents de cet homme, toute cette impression de manque d’assurance qu’il avait transmise, prenaient sens, finalement, aux yeux de Marius. Toute cette existence, aussi extraordinaires ou monotones que fussent les événements, était orientée vers un seul objectif : vivre en tentant de cacher au maximum sa main gauche. Marius, comme bien d’autres, s’efforçait à présent de regarder cette main, le plus discrètement possible, sans que cet homme s’en aperçoive mais cet homme avait évidemment compris depuis bien longtemps où était située sa souffrance, où était situé son malheur. Cette main énorme se savait observée, en permanence.

Et Marius pensa qu’en définitive, bien que tout le reste fût normal, et même beau, cet homme se réduisait à sa main gigantesque ; cet homme ne parviendrait jamais à ôter de son esprit l’image de sa main, il mourrait en pensant à son énorme main gauche, il recevrait l’extrême-onction en pensant à son énorme main, il entrerait dans l’autre monde, le monde des morts, en tentant encore et toujours de cacher sa main gauche.

 

5
Les deux aiguilles

 

— Cette montre est une merveille, dit Vitrius, regardez ça.

Nous nous approchâmes. Hanna murmura quelque chose d’inintelligible.

Marius pensait encore à l’image de l’homme à la main énorme ; au cercueil ouvert, lors de la veillée funèbre, avec la main droite sur la poitrine et la main gauche cachée, ultime geste d’attention et d’amour de la part de sa femme ou de sa fille.

— Vous avez remarqué ? demanda Vitrius, en nous présentant la montre.

À première vue, c’était simplement une vieille montre détraquée, avec une seule aiguille : celle des minutes.

— Cette montre a clairement eu deux aiguilles, deux, c’est indubitable. Celle des minutes, ici, est complètement arrêtée, morte, car ce qui la faisait tourner ne fonctionne plus – et Vitrius retourna la montre pour nous montrer les mécanismes –, alors que là, juste derrière, regardez, c’est effrayant : le mécanisme de l’aiguille des heures, l’aiguille qui n’existe plus, ce mécanisme-là fonctionne, il tourne encore, vous arrivez à voir ? C’est troublant.

Le fait est que, à cet instant, nous arrêtâmes de parler. Le silence s’installa, même Hanna resta muette à regarder, ébahie, nous observant nous plus que le mécanisme de la montre, et tentant de comprendre notre stupéfaction. Ce que je voyais, en regardant désormais avec toute l’attention requise, était une chose, j’en eus immédiatement conscience – comme pour la main de ce serveur – que je n’oublierais jamais. Le mécanisme de l’aiguille des heures continuait de tourner, de tourner à un rythme normal, régulier, en un mot : la montre marchait, elle était vivante. Mais, d’un autre côté, il n’y avait plus de membre pour exhiber cette vie interne de la montre, pour l’extérioriser. Comme pour ces hommes qui, bien des années après avoir perdu un bras, sentent encore bouger son fantôme à l’endroit laissé vide, il n’y avait plus de membre en train de bouger ici non plus ; persistait en revanche la volonté de le faire bouger.

Nous restâmes silencieux encore quelques instants, le regard fixe, hypnotisés par cette petite partie de la montre qui continuait de tourner, inutilement, toujours au même rythme ; comme si ce mouvement inutile et incessant les regardait tous les trois – Hanna, Vitrius et lui-même, Marius – et que chacun appelait à l’aide ; comme quelqu’un qui est en train de se noyer, mais jamais ne se noie pour de bon, pas plus qu’il ne reçoit de l’aide, et reste ainsi indéfiniment, songea Marius, sans un instant de répit, dans cette angoisse d’être au bord de la noyade, condamné en enfer à subir cette peine pour l’éternité.

— Je cherche mon père, dit tout à coup Hanna, interrompant les divagations de Marius et de Vitrius.

Marius resta muet.

 

© Gonçalo M. Tavares, 2014, et © Éditions Viviane Hamy, septembre 2018, pour la traduction française de Dominique Nédellec.

En librairie le 13 septembre.