Roman (extrait)

Le Monarque des ombres

Écrivain

Un jeune homme pur et courageux, mort au combat pour une cause mauvaise (la lutte du franquisme contre la République espagnole), peut-il devenir, quoique s’en défende l’auteur, le héros du livre qu’il doit écrire ? Le grand écrivain espagnol Javier Cercas a, une nouvelle fois, fait brillamment le choix de la difficulté. Extrait de ce nouveau roman à paraître fin août.

Tu vas encore écrire un roman sur la guerre civile ? T’es con ou quoi ? Écoute, la première fois, ça a marché, tu as pris le public au dépourvu ; à l’époque personne ne te connaissait, on pouvait se servir de toi. Maintenant, c’est plus pareil : ils vont te réduire à néant, mec ! Quoi que tu écrives, les uns vont t’accuser d’idéaliser les républicains parce que tu ne dénonces pas leurs crimes, et les autres d’être révisionniste ou de farder le franquisme parce que tu ne présentes pas les franquistes comme des monstres mais comme des personnes ordinaires, normales. C’est comme ça : la vérité n’intéresse personne, t’as pas encore pigé ça ? Il y a quelques années, on avait l’impression que ça intéressait les gens, mais c’était une illusion. Les gens n’aiment pas la vérité : ils aiment les mensonges ; et je ne te parle même pas des intellectuels et des politiciens. Les uns s’irritent dès qu’on met le sujet sur la table parce qu’ils pensent encore que le coup d’État de Franco était nécessaire ou en tout cas inévitable, même s’ils n’osent pas le dire ; et les autres ont décidé que refuser de considérer tous les républicains comme démocrates, y compris Durruti et La Pasionaria, et admettre que des putains de curés ont été assassinés et des putains d’églises brûlées, c’est faire le jeu de la droite. Et je ne sais pas si tu as remarqué, mais la guerre, c’est passé de mode. Pourquoi tu n’écris pas une version postmoderne de Sexe ou pas sexe ou bien Divorce ? Oh le pied ! Je te les adapte, promis. On va s’en mettre plein les poches.

En novembre 2012, je passai un coup de fil à David Trueba et lui demandai de m’accompagner à Ibahernando pour filmer l’entretien que je voulais mener avec le dernier témoin de l’enfance de Manuel Mena (ou que je croyais alors être son dernier témoin), et je n’avais pas fini de lui expliquer qui était Manuel Mena qu’il m’interrompait par la tirade que je viens de résumer.
Je mentirais si je disais que sa réaction me surprit. Quelques années plus tôt


Javier Cercas

Écrivain