Roman (extrait)

Manhattan Beach

Romancière

L’Amérique, peu après 1929. Anna a 12 ans et accompagne son père chez Dexter Styles, un homme qui, comprend-t-elle, est crucial à la survie de sa famille – son père, qui disparaîtra quelques années plus tard. L’Amérique, la guerre. Les hommes sont au front, Anna devient la première femme scaphandrier et répare les navires de la future victoire. Elle croise le chemin de Styles et commence à comprendre. En avant-première, les premières pages du prochain roman de Jennifer Egan, prix Pulitzer pour Qu’avons-nous fait de nos rêves ?.

Ils avaient fait tout le chemin jusqu’à la maison de Mr Styles avant qu’Anna s’aperçoive que son père était nerveux. D’abord, elle avait été distraite par le trajet, en filant sur l’Ocean Parkway comme s’ils mettaient le cap sur Coney Island, quatre jours après Noël alors qu’il faisait incroyablement froid pour aller à la plage. Ensuite, par la maison : un palais de deux étages en brique dorée, avec des fenêtres sur tous les côtés, un claquement bruyant de stores à rayures jaunes et vertes. C’était la dernière maison de la rue, une impasse donnant sur la mer.
Son père gara la Model J en douceur et coupa le moteur.
— Chérie, dit-il, ne louche pas sur la maison de Mr Styles.
— Bien sûr que non.
— Tu le fais, là.
— Non, dit-elle. Je plisse les yeux.
— Loucher ou zieuter, c’est pareil.
— Pas pour moi.
Il se tourna soudain vers elle.
— Arrête !
C’est à ce moment-là qu’elle comprit. Elle l’entendit déglutir, la gorge sèche, puis sentit un piaillement d’inquiétude dans son estomac. Elle n’avait pas l’habitude de voir son père anxieux. Distrait, oui. Préoccupé, sans doute.
— Pourquoi il n’aime pas qu’on zieute, Mr Styles ?
— Personne n’aime ça.
— Tu ne me l’as jamais dit.
— Tu veux rentrer à la maison ?
— Non, merci.
— Je peux te ramener, tu sais.
— Si je zieute ?
— Si tu me donnes la migraine que je sens venir.
— Si tu me ramènes, dit Anna, tu seras affreusement en retard.
Elle crut qu’il allait la gifler. Il l’avait fait une fois, sa main atteignant sa joue, invisible comme un fouet, lorsqu’elle avait laissé échapper un chapelet de jurons qu’elle avait entendus sur les quais. Le fantôme de cette gifle hantait encore Anna, ce qui avait pour étrange effet de renforcer son audace, par défi.
Son père se frotta le front, puis se tourna vers elle. Sa nervosité avait disparu ; elle l’avait calmé.
— Anna, dit-il. Tu sais ce que j’attends de toi.
— Bien sûr.
— Que tu sois gentille avec les enfants de Mr Styles pendant que je lui parle.
— J’avais deviné, papa.
— Ça ne m’étonne pas.
— Elle sortit de la Model J les yeux écarquillés, larmoyants au soleil. Ça avait été leur voiture jusqu’après le krach boursier. À présent, elle appartenait au syndicat, qui la prêtait à son père pour les affaires qu’il lui confiait. Anna aimait l’accompagner quand elle n’était pas à l’école : aux champs de courses, à des repas de communion et des fêtes religieuses, dans des immeubles de bureaux où des ascenseurs les propulsaient aux derniers étages – parfois même au restaurant. Mais jamais dans une maison particulière comme celle-ci.
Ce fut Mrs Styles qui leur ouvrit, une dame semblable à une star de cinéma avec ses sourcils sculptés et sa bouche pulpeuse, ourlée d’un rouge brillant. Anna, habituée à trouver sa mère plus jolie que toutes les femmes qu’elle rencontrait, fut désarmée par l’évidente séduction de Mrs Styles.
— J’espérais faire la connaissance de Mrs Kerrigan, dit celle-ci d’une voix rauque, en serrant dans ses paumes la main du père d’Anna.
Il répondit que sa fille cadette était tombée malade dans la matinée et que sa femme avait dû rester chez eux pour la soigner.
Pas trace de Mr Styles.
Poliment, mais (espéra-t-elle) sans montrer son admiration, Anna accepta un verre de limonade, servi sur un plateau d’argent par une domestique noire en uniforme bleu. Dans le parquet luisant du hall d’entrée, elle surprit le reflet de sa robe rouge, façonnée par sa mère. Derrière les fenêtres d’un salon voisin, la mer frissonnait sous le pâle soleil hivernal.
La fille de Mr Styles, Tabatha, n’avait que huit ans – trois ans de moins qu’Anna. Pourtant, elle laissa la fillette la tirer par la main jusqu’à une « nursery » en sous-sol, une pièce entièrement consacrée au jeu, remplie d’une débauche de jouets. Un coup d’œil rapide lui permit de découvrir une poupée Flossie Flirt, plusieurs grands ours en peluche et un cheval à bascule. Il y avait une « nurse » dans cette nursery, une femme couverte de taches de rousseur dont la robe peinait, telle une étagère débordant de livres, à contenir son buste énorme. Anna devina à son visage large, rieur et expressif, qu’elle était irlandaise, et sentit le danger d’être percée à jour. Elle décida de garder ses distances.
Deux petits garçons – jumeaux, ou du moins interchangeables – s’efforçaient d’emboîter les rails d’un train électrique. En partie pour éviter Nurse, qui ignorait leurs appels à l’aide, Anna s’accroupit entre les rails épars et offrit ses services. Elle pouvait sentir du bout des doigts la logique des pièces mécaniques ; ça lui venait si naturellement qu’elle pensait que les gens n’essayaient pas vraiment. Ils se contentaient de regarder, attitude aussi inutile pour assembler des éléments qu’étudier un tableau en le touchant. Elle encastra la pièce sur laquelle les garçons butaient et en sortit d’autres de la boîte fraîchement ouverte. C’était un train Lionel, d’une qualité palpable à la manière ferme dont les rails s’imbriquaient. Pendant qu’elle travaillait, Anna jetait parfois un coup d’œil à la Flossie Flirt calée au bord d’une étagère. Elle en avait convoité une si ardemment deux ans auparavant que des bribes de son désespoir étaient restées ancrées en elle. C’était étrange et pénible de retrouver ce vieux rêve aujourd’hui, dans cet endroit.
Tabatha berçait la nouvelle poupée qu’elle avait reçue à Noël, une Shirley Temple en manteau de renard. Elle regardait, fascinée, Anna monter les rails du train de ses frères.
— Tu habites où ? demanda-t-elle.
— Pas loin.
— Sur la plage ?
— À côté.
— Je pourrai venir chez toi ?
— Bien sûr, dit Anna, qui fixait les rails aussi vite que les garçons les lui tendaient.
— Elle avait presque achevé un grand huit.
— Tu as des frères ? demanda Tabatha.
— Une sœur, répondit Anna. Elle a huit ans, comme toi, mais elle est stupide. Parce qu’elle est très jolie.
Tabatha s’affola.
— Jolie à quel point ?
— Fabuleusement, dit Anna d’un ton grave, avant d’ajouter : elle ressemble à notre mère, qui a dansé dans les Follies.
L’erreur de cette fanfaronnade la frappa juste après, quand la voix de son père résonna dans son esprit : Ne révèle jamais rien, sauf si tu n’as pas le choix.
Le déjeuner fut servi par la même domestique noire, à une table de la salle de jeux. Ils s’assirent tels des adultes sur leurs petites chaises, des serviettes en tissu sur les genoux. Anna jetait des coups d’œil furtifs à la Flossie Flirt, cherchant un prétexte pour la toucher sans montrer qu’elle l’intéressait. Si elle pouvait juste la sentir dans ses bras, elle serait contente.
Après le déjeuner, comme pour les récompenser de s’être bien conduits, Nurse les laissa s’emmitoufler dans leurs manteaux, mettre leurs bonnets et filer par une petite porte vers une plage privée, derrière la maison de Mr Styles. Une anse de sable, longue et poudrée de neige, s’inclinait vers la mer. Anna était déjà allée l’hiver sur les quais, mais jamais sur une plage. Des vagues miniatures se dressaient sous des croûtes de glace qui craquelaient quand elle les piétinait. Des mouettes, au ventre d’un blanc immaculé, criaient et plongeaient dans le vent déchaîné. Les jumeaux avaient emporté des pistolets à rayons Buck Rogers, mais le vent tournait en ridicule leurs tirs et leurs parodies d’agonie.
Debout sur le rivage, Anna observait la mer, saisie d’un sentiment intense : un mélange électrique d’attirance et d’effroi. Que dévoilerait toute cette eau si, soudain, elle disparaissait ? Un paysage d’objets perdus : épaves, trésors cachés, or et pierreries, peut-être son bracelet à breloques tombé dans une bouche d’égout. Des cadavres, ajoutait toujours son père en riant. Pour lui, l’océan était un terrain vague.
En regardant Tabby (comme on la surnommait) frissonner auprès d’elle, Anna fut tentée de lui dire ce qu’elle ressentait. Il était souvent plus facile de parler à des inconnus. À la place, elle répéta ce que son père disait en général face à un horizon dégagé : « Aucun bateau en vue. »
Les petits garçons traînaient leurs pistolets à rayons sur le sable vers les déferlantes, Nurse pantelant à leurs trousses.
— Ne vous approchez pas de l’eau, Phillip et John-Martin ! siffla-t-elle d’une voix étonnamment forte. C’est bien clair ?
Elle jeta un regard dur à Anna, qui les avait conduits aussi loin, puis entraîna les jumeaux vers la maison.
— Tu mouilles tes chaussures, glissa Tabby en claquant des dents.
— On les enlève ? demanda Anna. Pour sentir le froid ?
— Je ne veux pas sentir le froid !
— Moi, si.
— Tabby regarda Anna déboucler les chaussures vernies qu’elle partageait avec Zara Klein, une fille de son immeuble. Elle ôta ses bas de laine et plaça ses pieds maigres, longs pour son âge, dans l’eau glacée. Une vive douleur les traversa et remonta jusqu’à son cœur telle une flamme, d’une façon étonnamment agréable.
— C’est comment ? hurla Tabby.
— Froid. Très, très froid.
Elle résista de toutes ses forces pour ne pas reculer, ce qui aviva son étrange enthousiasme. En jetant un coup d’œil vers la maison, elle vit deux hommes en pardessus noir suivre un sentier pavé au-delà de la plage. Arrimant leur chapeau sous le vent, ils ressemblaient à des acteurs d’un film muet.
— Ce sont nos papas ?
— Le mien aime parler de ses affaires dehors, dit Tabby. Loin des oreilles indiscrètes.
Anna éprouva un élan de compassion pour la jeune Tabatha, exclue des affaires de son père alors que le sien la laissait écouter quand elle voulait. Elle n’entendait pas grand-chose d’intéressant. Le travail de son père consistait à transmettre des salutations, ou des souhaits, entre des hommes du syndicat et leurs amis. Ces échanges de politesses comprenaient une enveloppe, quelquefois un paquet, qu’il donnait ou recevait en passant – on ne le remarquait pas si on n’y faisait pas attention. Au fil des ans, il lui avait dit beaucoup de choses sans s’en apercevoir, et elle avait écouté sans savoir ce qu’elle entendait.
Elle fut surprise par le ton familier, animé avec lequel il parlait à Mr Styles. Apparemment, ils étaient amis, malgré tout.
Les hommes changèrent de cap, traversant le sable vers Tabby et elle. Anna sortit de l’eau en vitesse, mais ses chaussures étaient trop loin pour qu’elle puisse les remettre à temps. Mr Styles était un homme grand et imposant, avec des cheveux noirs pommadés qui dépassaient de son chapeau.
— Dites donc, c’est votre fille ? demanda-t-il. Elle résiste à des températures polaires sans même une paire de bas ?
Anna sentit le mécontentement de son père.
— En effet, convint-il. Anna, dis bonjour à Mr Styles.
— Ravie de vous connaître, déclara-t-elle en lui serrant la main d’un geste ferme, comme son père le lui avait appris.
Elle veilla à ne pas plisser les yeux en les levant vers lui. Mr Styles avait l’air plus jeune que son père, avec un visage sans rides ni cernes. Elle perçut une vigilance en lui, une tension bourdonnante, même à travers son pardessus gonflé par le vent. Il semblait attendre quelque chose qui l’amuse ou le fasse réagir – en l’occurrence, elle.
Il s’accroupit à ses côtés sur le sable et la regarda droit dans les yeux.
— Pourquoi te mettre pieds nus ? demanda-t-il. Tu ne sens pas le froid, ou bien c’est pour frimer ?
Elle n’avait pas de réponse toute prête. Ce n’était ni l’un ni l’autre. Plutôt l’instinct d’impressionner Tabby, de la tenir en haleine – mais même ça, elle n’arriva pas à l’exprimer.
— Pourquoi j’aurais envie de frimer ? dit-elle. J’ai presque douze ans.
— Alors, quel effet ça fait ?
Malgré le vent, elle sentit la menthe et l’alcool dans son haleine. Son père, apparemment, ne pouvait entendre leur échange.
— Ça pince juste au début, mais au bout d’un moment, on ne sent plus rien.
Mr Styles sourit, comme si sa réponse était une balle qu’il avait pris un plaisir physique à attraper.
— Des mots pleins de sagesse, opina-t-il, puis il redressa son corps immense.
— Elle est solide, fit-il observer à son père.
— Oh oui, dit ce dernier en évitant le regard d’Anna. Mr Styles balaya le sable sur son pantalon et tourna les talons. Il avait épuisé l’intérêt de ce moment et il attendait le suivant.
— Elles sont plus fortes que nous, l’entendit-elle dire à son père. Heureusement pour nous, elles ne le savent pas.
Elle crut qu’il allait peut-être se retourner pour la regarder, mais il avait dû l’oublier.

 

En remontant péniblement le sentier, Dexter Styles sentit du sable s’insinuer dans ses richelieus. Sans surprise, la solidité qu’il avait perçue, recroquevillée, chez Ed Kerrigan s’était magnifiquement épanouie chez sa fille aux yeux bruns. Une preuve de ce qu’il avait toujours pensé : les hommes étaient trahis par leurs enfants. Voilà pourquoi il traitait rarement avec un type avant de rencontrer sa famille. Il regrettait que Tabby n’ait pas marché pieds nus, elle aussi.
Kerrigan roulait dans une Duesenberg Model J, bleu Niagara, de 1928, signe de son bon goût et de ses perspectives brillantes avant le krach. Il avait un excellent tailleur. Pourtant, on devinait en lui une part obscure, qui tranchait sur son complet et sa voiture – même sur sa conversation habile et directe. Une ombre, un chagrin… mais qui n’en avait pas ?
Lorsqu’ils atteignirent le sentier, Dexter était décidé à l’engager, pour peu qu’ils trouvent des conditions acceptables.
— Vous avez le temps de faire un saut chez un de mes vieux amis ? demanda-t-il.
— Sans problème, dit Kerrigan.
— Votre femme vous attend ?
— Pas avant le dîner.
— Votre fille ? Elle va s’inquiéter ?
Kerrigan s’esclaffa.
— Anna ? C’est plutôt elle qui m’inquiète.

 

Anna s’était attendue à ce que son père lui crie de quitter la plage, mais ce fut Nurse qui arriva, haletant d’indignation, pour leur ordonner de ne pas rester dans le froid. La lumière avait changé et la salle de jeux paraissait sombre et oppressante. Elle était chauffée par son propre poêle à bois. Ils mangèrent des biscuits aux noix et regardèrent le train électrique filer sur le grand huit qu’elle avait construit, de la vraie vapeur s’échappant de sa cheminée miniature. Anna, qui n’avait jamais vu de jouet pareil, ne pouvait imaginer combien il pouvait coûter. Elle en avait assez de cette aventure. Celle-ci avait été bien plus longue que leurs visites de courtoisie habituelles, et jouer un rôle pour les autres enfants l’avait épuisée. Il lui semblait qu’elle n’avait pas vu son père depuis des heures. Finalement, les garçons délaissèrent leur train électrique pour contempler des livres d’images. Nurse s’était assoupie dans un fauteuil à bascule. Tabby, couchée sur un tapis tressé, pointait son nouveau kaléidoscope sur la lampe.
Mine de rien, Anna lui demanda :
— Je peux prendre ta Flossie Flirt ?
Tabby acquiesça distraitement et Anna ôta soigneusement la poupée de l’étagère. Les Flossie Flirt existaient en quatre tailles et celle-là était la deuxième : pas le nouveau-né, mais un poupon un peu plus grand, aux yeux bleus étonnés. Anna le tourna sur le côté et – oui, l’annonce du journal n’avait pas menti ! – les iris bleus s’enfoncèrent au coin des yeux, comme pour ne pas la perdre de vue. Elle explosa d’une joie pure qui faillit lui arracher un rire. La bouche de la poupée, garnie de deux dents peintes sous la lèvre supérieure, formait un « O » parfait.
Tabby se leva d’un bond. On aurait dit qu’elle avait flairé son plaisir.
— Tu peux la garder ! s’écria-t-elle. Je ne joue plus avec.
Anna absorba le choc de cette offre. Deux Noël plus tôt, alors qu’elle désirait si vivement la Flossie Flirt, elle n’avait pas osé la demander : les bateaux avaient cessé d’arriver et l’argent manquait. La soif aiguë qu’elle avait eue de cette poupée la tenailla soudain, entamant sa certitude de devoir la refuser.
— Non, merci, dit-elle enfin. J’en ai une plus grande à la maison. Je voulais juste voir comment était la petite.
Dans un effort déchirant, elle s’obligea à remettre la Flossie Flirt sur l’étagère, gardant une main sur une jambe caoutchouteuse jusqu’à sentir le regard de Nurse peser sur elle. Avec une feinte indifférence, elle se détourna.
Trop tard. Nurse avait vu, elle savait. Lorsque Tabby quitta la pièce, appelée par sa mère, Nurse saisit la poupée et la lança presque dans ses bras.
— Prends-la, mon chou, dit-elle farouchement. Elle s’en fiche : elle a des jouets à ne savoir qu’en faire. Ils en ont tous.
Anna hésita, croyant à moitié pouvoir, d’une façon ou d’une autre, emporter le poupon sans que nul ne le sache. Mais la seule pensée de la réaction de son père l’endurcit.
— Non, merci, dit-elle froidement. Je suis trop vieille pour jouer à la poupée, de toute façon.
Sans un regard derrière elle, Anna sortit de la salle de jeux. Mais la compassion de Nurse l’avait affaiblie, et ses genoux tremblaient quand elle remonta l’escalier.
À la vue de son père dans le hall d’entrée, elle résista tout juste à la tentation de courir vers lui pour serrer, comme d’habitude, ses jambes dans ses bras. Il portait son manteau. Mrs Styles leur disait au revoir.
— La prochaine fois, il faut que tu viennes avec ta sœur, dit-elle à Anna, l’embrassant sur la joue dans une bouffée de parfum musqué.
Anna le lui promit. Dehors, la Model J luisait faiblement au soleil de cette fin d’après-midi. Elle brillait davantage quand c’était leur voiture. Les gars du syndicat l’astiquaient moins.
Tandis qu’ils s’éloignaient de la maison de Mr Styles, Anna chercha une remarque astucieuse pour désarmer son père – de celles qu’elle faisait intuitivement quand elle était plus petite, déclenchant un rire étonné, signe qu’elle était drôle. Ces derniers temps, il lui arrivait souvent de vouloir recréer un état antérieur, comme si elle avait perdu une sorte de fraîcheur ou d’innocence.
— Je suppose que Mr Styles n’avait pas d’actions en Bourse, dit-elle finalement.
Il eut un petit rire et la serra contre lui.
— Il n’en a pas besoin. Il possède des boîtes de nuit – et d’autres choses.
— Il travaille pour le syndicat ?
— Oh, non ! Il n’a rien à voir avec ça.
Cela surprit Anna. De manière générale, les hommes du syndicat portaient un chapeau, et les dockers une casquette. Quelques-uns, dont son père, pouvaient mettre l’un ou l’autre selon les jours. Anna était incapable de l’imaginer avec un crochet de docker lorsqu’il était bien habillé, comme aujourd’hui. Sa mère gardait des plumes exotiques de son travail à la pièce pour en orner les chapeaux de son mari. Elle recoupait ses costumes afin de suivre la mode et de flatter son corps svelte : depuis que les bateaux n’arrivaient plus, il avait maigri et prenait moins d’exercice.
Son père conduisait d’une seule main, serrant une cigarette entre ses doigts sur le volant, un bras autour des épaules d’Anna. Elle s’appuya contre lui. Au bout du compte, elle se retrouvait toujours à rouler avec lui, se laissant flotter sur une vague de contentement ensommeillé. Elle sentit quelque chose d’insolite dans la voiture, à travers la fumée de la cigarette de son père, une odeur de glaise familière qu’elle ne pouvait totalement définir.
— Pourquoi t’es-tu mise pieds nus ? demanda-t-il, comme elle s’y était attendue.
— Pour tâter l’eau.
— C’est bon pour les petites filles.
— Tabatha a huit ans, et elle ne l’a pas fait.
— Elle a plus de bon sens.
— Mr Styles a aimé.
— Tu n’en sais rien.
— Si. Il m’a parlé quand tu ne pouvais pas l’entendre.
— J’ai remarqué, fit-il en lui jetant un coup d’œil.
— Qu’a-t-il dit ?
Elle repensa au sable, au froid, à la douleur dans ses pieds et à cet homme curieux à ses côtés – tout cela se mêlant à présent avec son envie de la Flossie Flirt.
— Que j’étais forte, souffla-t-elle, la gorge serrée.
Ses yeux se brouillèrent.
— Et c’est bien vrai, chérie, dit-il en déposant un baiser sur son crâne. Tout le monde peut le voir.
À un feu rouge, il sortit une autre cigarette de son paquet de Raleigh. Anna glissa un œil à l’intérieur, mais elle avait déjà ôté le coupon. Elle aurait aimé que son père fume davantage : elle avait déjà réuni soixante-dix-huit coupons mais, avec moins de cent vingt-cinq, les articles du catalogue n’étaient même pas tentants. Pour huit cents, on pouvait avoir six plats de service en argent dans un coffret personnalisé, et un grille-pain automatique pour sept cents. Or, de tels nombres semblaient inaccessibles. Le catalogue B&W Premiums manquait de jouets : on n’y trouvait qu’une poupée Betsy Wetsy avec une layette complète ou un panda Frank Buck pour deux cent cinquante, des babioles qu’elle jugeait indignes d’elle. Les fléchettes « pour adultes et grands enfants » l’attiraient, seulement elle ne pouvait s’imaginer les lancer dans leur petit appartement. Et si l’une d’elles frappait Lydia ?
De la fumée montait des campements de Prospect Park.
— J’ai failli oublier, dit son père. Regarde ce que j’ai là. Il sortit un sac en papier de son pardessus et le lui donna. Il était plein de tomates rouge vif à l’odeur âcre, terreuse – celle-là même qu’elle avait remarquée.
— Mais comment…, s’émerveilla-t-elle. En hiver ?
— Mr Styles a un ami qui les fait pousser dans une petite maison de verre. Il me l’a montrée. On fera une surprise à maman, d’accord ?
— Tu es parti ? Pendant que j’étais chez Mr Styles ?
Elle fut stupéfaite et blessée. Durant toutes les années où elle l’avait accompagné dans ses tournées, il ne l’avait jamais laissée nulle part. Il était toujours resté à portée de vue.
— Juste un petit moment, chérie. Je ne t’ai même pas manqué.
— C’était loin ?
— Non.
— Si, tu m’as manqué.
À présent, il lui semblait qu’elle avait su qu’il était parti, senti distinctement le vide de son absence.
— Sottises, dit-il, l’embrassant à nouveau. Tu t’amusais comme une folle.

 

© Jennifer Egan, 2017. Traduction française, Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2018.
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Aline Weill. 
En librairie le 16 août.


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