Les Livres de Jakób
PROLOGUE
Le bout de papier avalé se coince dans la trachée à la hauteur du cœur, la salive l’imprègne, l’encre noire, spécialement conçue pour cette missive, se dissout lentement et les lettres perdent figure. Dans le corps humain, le mot se divise alors en substance et en essence. Tandis que la première disparaît, la seconde, privée de forme, se laisse capter par les cellules du corps parce qu’étant essence, elle est toujours en recherche d’un support matériel, même si cela doit se faire au prix de nombreux malheurs.
Ienta se réveille alors qu’elle était presque morte. À présent, elle sent clairement en elle comme une douleur, un courant de rivière, un frémissement, une pression lente, un mouvement.
Une subtile vibration renaît dans la région de son cœur qui, lui, bat faiblement, mais avec régularité et assurance. La chaleur afflue à nouveau dans sa poitrine asséchée et squelettique. Ienta cligne des yeux et, non sans peine, elle soulève les paupières. Elle voit le visage soucieux d’Elisha Shorr penché sur elle. Elle voudrait lui sourire, mais son visage s’y refuse. Elisha Shorr, les sourcils froncés, la regarde avec un air de reproche affligé. Il remue les lèvres, mais aucun son ne parvient aux oreilles de Ienta. D’on ne sait où apparaissent des mains, ce sont celles, très grandes, du vieux Shorr, elles se portent au cou de Ienta avant de se glisser sous l’édredon. Shorr s’efforce maladroitement de tourner sur le côté le corps inerte de Ienta pour regarder le drap sous elle. Non, Ienta ne perçoit pas ses efforts, elle ne sent qu’une chaleur et une présence, celle de l’homme barbu couvert de sueur.
Soudain, comme sous l’effet d’un choc, Ienta découvre les choses par en haut, elle se voit, mais distingue aussi le crâne dégarni de Shorr, dont le bonnet est tombé alors qu’il s’escrimait à faire basculer le corps de Ienta.
Dorénavant, il en sera ainsi : Ienta verra tout.
I. LE LIVRE DU BROUILLARD
1.
1752, Rohatyn
C’est la fin octobre, très tôt le matin. Le père