Roman (extrait)

Les Livres de Jakób

Écrivaine

La vie de Jakób Frank est tellement stupéfiante qu’elle semble imaginaire. Hérétique, schismatique, Juif converti à l’islam puis au christianisme, libertin, hors-la-loi, tour à tour misérable et richissime… il a traversé l’Europe des Lumières avec un seul souhait, que son peuple puisse connaître la sécurité et le respect de tous. L’autre grand personnage du prochain roman d’Olga Tokarczuk, romancière polonaise lauréate du Booker Prize 2018, est le père Chmielowski. C’est de lui qu’il est question dans les premières pages, qu’AOC publie ici en avant-première.

PROLOGUE

 

Le bout de papier avalé se coince dans la trachée à la hauteur du cœur, la salive l’imprègne, l’encre noire, spécialement conçue pour cette missive, se dissout lentement et les lettres perdent figure. Dans le corps humain, le mot se divise alors en substance et en essence. Tandis que la première disparaît, la seconde, privée de forme, se laisse capter par les cellules du corps parce qu’étant essence, elle est toujours en recherche d’un support matériel, même si cela doit se faire au prix de nombreux malheurs.

Ienta se réveille alors qu’elle était presque morte. À présent, elle sent clairement en elle comme une douleur, un courant de rivière, un frémissement, une pression lente, un mouvement.
Une subtile vibration renaît dans la région de son cœur qui, lui, bat faiblement, mais avec régularité et assurance. La chaleur afflue à nouveau dans sa poitrine asséchée et squelettique. Ienta cligne des yeux et, non sans peine, elle soulève les paupières. Elle voit le visage soucieux d’Elisha Shorr penché sur elle. Elle voudrait lui sourire, mais son visage s’y refuse. Elisha Shorr, les sourcils froncés, la regarde avec un air de reproche affligé. Il remue les lèvres, mais aucun son ne parvient aux oreilles de Ienta. D’on ne sait où apparaissent des mains, ce sont celles, très grandes, du vieux Shorr, elles se portent au cou de Ienta avant de se glisser sous l’édredon. Shorr s’efforce maladroitement de tourner sur le côté le corps inerte de Ienta pour regarder le drap sous elle. Non, Ienta ne perçoit pas ses efforts, elle ne sent qu’une chaleur et une présence, celle de l’homme barbu couvert de sueur.
Soudain, comme sous l’effet d’un choc, Ienta découvre les choses par en haut, elle se voit, mais distingue aussi le crâne dégarni de Shorr, dont le bonnet est tombé alors qu’il s’escrimait à faire basculer le corps de Ienta.

Dorénavant, il en sera ainsi : Ienta verra tout.

 

I. LE LIVRE DU BROUILLARD

 

1.

1752, Rohatyn

 

C’est la fin octobre, très tôt le matin. Le père doyen se tient dans l’entrée du presbytère, il attend son attelage. Il est coutumier du lever aux aurores, mais, ce jour-là, il ne se sent guère réveillé ; en réalité, il ne sait pas trop comment il a fait pour se trouver là, seul face à une mer de brume. Il ne se rappelle ni comment il s’est levé, ni comment il s’est habillé, ni même s’il a déjà déjeuné. Il est surpris de voir le bout de ses bonnes chaussures qui pointent sous sa soutane, les basques quelque peu effilochées de son manteau en laine fatigué ou les gants qu’il tient dans la main. Il enfile le gauche, l’intérieur lui semble chaud et parfaitement adapté, comme si sa main et le gant se connaissaient depuis des lustres. Il pousse un soupir de soulagement, touche le sac qui pend à son épaule, suit par automatisme le contour des angles droits, durs et renflés comme l’est une cicatrice sous la peau. Peu à peu, il se souvient de ce que la sacoche renferme, de ce qu’est cette forme lourde, agréable et familière. C’est une chose bien, elle l’a amené en ce lieu, il se rappelle les paroles, les signes, tous ces éléments étroitement liés à sa propre existence. Ô oui, il connaît ce contenu, et cette prise de conscience lui réchauffe doucement le corps, tandis que le brouillard y perd en opacité. Derrière l’ecclésiastique se trouve l’ouverture sombre de la porte, un battant est fermé, les frimas sont probablement déjà arrivés, le premier gel a peut-être fripé les prunes au verger. Une inscription imprécise surplombe l’entrée, il la voit sans la regarder, il la connaît puisqu’il en a été le commanditaire. Deux artisans de Podhajce ont passé toute une semaine à en tailler les lettres dans le bois, car il avait exigé qu’elles fussent décoratives, exécutées avec soin :

CE QUI FUT AUJOURD’HUI EST DÉJÀ RÉVOLU
LE TEMPS QUI PASSE ИE SE RATTRAPE PLUS

Le « N » l’agace prodigieusement, la lettre est inversée tel son reflet dans un miroir.
Irrité par ce détail pour la énième fois, le doyen fait un violent mouvement de dénégation de la tête… et cela finit par le réveiller. Cette lettre à l’envers, ce « И »… Quelle négligence ! Il faut toujours être derrière eux, les surveiller à chaque pas. Comme ces artisans sont des Juifs, ils ont donné une tournure juive à l’inscription, les lettres sont trop entortillées, trop inclinées. Et qui plus est, l’un des graveurs osa affirmer que ce « N » était parfait, plus joli car l’oblique allait de bas en haut et de gauche à droite, à la chrétienne, alors que l’inverse serait précisément à la juive. Sa légère irritation fait reprendre tous ses esprits au père Benedykt Chmielowski, doyen de Rohatyn, qui voit désormais d’où lui venait cette impression d’être toujours en train de dormir, mais oui, de ce qu’il se trouve dans un brouillard dont la teinte rappelle celle de ses draps, une couleur grisâtre, un blanc altéré, déjà atteint par la saleté, par les réserves énormes de cette grisaille dont est faite la doublure du monde. La brume stagne, elle remplit toute la cour au-delà de laquelle se dessinent vaguement les formes familières du grand poirier, du muret et, au plus loin, de la calèche en osier. Le brouillard est un simple nuage céleste tombé sur terre pour y coller son ventre. La veille, le père doyen a lu quelque chose là-dessus chez Comenius.
Voilà qu’il entend les grincements et bruits de roulage familiers qui, lors de chaque voyage, le plongent immanquablement dans une méditation fructueuse. Ces sons précèdent l’apparition de Roszko, qui mène le cheval par la bride, et de la calèche. À cette vue, l’ecclésiastique se sent gagné par un afflux d’énergie, il fait claquer l’autre gant dans sa paume avant de se hisser sur le siège. Silencieux comme à son habitude, Roszko ajuste le harnachement, il jette un long regard au doyen. Le brouillard rend un peu plus gris le visage du serviteur, il semble plus âgé que jamais au révérend père, comme s’il avait vieilli pendant la nuit, et pourtant il n’est encore qu’un tout jeune garçon.
Les deux hommes finissent par se mettre en route, mais c’est comme s’ils faisaient du surplace – seul le balancement du véhicule, avec son grincement apaisant, témoigne du mouvement. Ils ont si souvent parcouru cette route, pendant tant d’années, qu’ils n’ont nul besoin de regarder les paysages, aucun point de repère ne leur est nécessaire. Le doyen sait qu’ils viennent d’atteindre le chemin qui longe la forêt, ils trotteront ainsi jusqu’au croisement où se trouve le petit sanctuaire qu’il a fait ériger des années plus tôt, quand il avait été nommé curé de Firlej. Il s’était longtemps demandé à quel saint dédier la chapelle, il songea à saint Benoît, son saint patron, ou encore à saint Onuphre l’Anachorète, miraculeusement nourri de dattes au désert et auquel les anges du Ciel apportaient le corps du Christ tous les huit jours. Pour le père Benedykt, Firlej se présentait aussi comme une contrée désertique. N’arrivait-il pas là après avoir veillé à l’éducation de Dymitry, le fils de Son Altesse Monsieur le duc Jabłonowski ? Après réflexion, il avait pourtant décidé que ce petit calvaire ne devait pas être construit à son unique bénéfice, pour satisfaire sa vanité, mais pour les simples gens, afin qu’ils trouvent où se reposer à la croisée des chemins et puissent y élever leurs pensées vers le Ciel. Aussi est-ce la Sainte Mère de Dieu, la Reine du Monde avec sa couronne sur la tête, qui s’y dresse sur un socle de briques peint en blanc. Un serpent se contorsionne sous le petit soulier pointu de la Vierge.
Elle aussi disparaît aujourd’hui dans la brume, tout comme la chapelle et le carrefour. Seules les cimes des arbres sont visibles, signe que le brouillard commence à se lever.
— Voyez, monsieur le curé, Kaśka ne veut pas avancer, dit sombrement Roszko quand la calèche s’arrête.
Il descend de son siège et fait d’amples signes de croix.
Ensuite, il s’incline pour scruter le brouillard comme il se pencherait au-dessus d’une étendue d’eau. Sa chemise s’échappe hors de sa livrée d’un rouge déjà quelque peu délavé.
— Je ne sais pas où aller, dit-il.
— Comment cela, tu ne sais pas ? Nous sommes déjà sur la route de Rohatyn, déclare le doyen étonné.
Et pourtant ! Il descend à la suite de son serviteur et tous deux, dans leur impuissance, font le tour du véhicule, ils fixent intensément le blanc laiteux qui les cerne. Il leur semble voir quelque chose, mais leurs yeux, qui n’ont rien sur quoi se poser, commencent à leur jouer des tours. Quelle histoire que ce qui leur arrive ! C’est un peu comme s’ils se perdaient dans leur propre poche.
— Silence, fait soudain le curé qui, tout ouïe, lève un doigt.
En effet, sur la gauche, à travers les volutes de brume, leur parvient comme un frissoulis.
— Suivons ce clapotis. C’est de l’eau qui coule, décide le doyen.
Ils vont maintenant se traîner avec lenteur le long de la rivière appelée Gniła Lipa. Elle les guidera.
Le doyen se détend bientôt dans sa calèche, il allonge ses jambes et autorise son regard à flâner sur la mer de brume. Il sombre vite dans l’état pensif propre aux voyages, car un homme ne réfléchit jamais aussi bien que lorsqu’il est en mouvement. Doucement réticent, le mécanisme de son esprit s’anime, les rouages s’enclenchent et les verges mettent en branle les roues d’échappement, tout à fait comme dans l’horloge, à l’entrée de son presbytère, qu’il a achetée – très cher – à Lwów. Sous peu, elle sonnera ding, dang, dong. Le monde n’aurait-il pas son origine dans pareil brouillard, songe le père Benedykt. Flavius Josèphe, l’historiographe juif, affirme pourtant que le monde a été créé en automne, à l’équinoxe de septembre. On peut le croire, puisqu’au paradis il y avait des fruits, une pomme était sur l’arbre, ce devait être l’automne… Cela fait sens. Mais aussitôt une autre pensée vient à l’esprit de l’ecclésiastique : c’est quoi cet argument ? Le Tout-Puissant n’aurait-il pas pu créer ces fruits misérables spécialement, à n’importe quelle saison de l’année ?
Quand le curé et son serviteur atteignent la route principale qui mène à Rohatyn, ils se mêlent au flot de piétons, de gens à cheval et en attelages de toute sorte qui émergent du brouillard pareils aux figurines en mie de pain que l’on confectionne pour Noël. Mercredi est jour de marché, les haquets de paysans chargés de sacs de graines, de cages à volailles et de divers produits agricoles s’y rendent. Au milieu d’eux, marchent d’un pas alerte les vendeurs de toutes les marchandises imaginables, leur étal astucieusement plié est posé sur leurs épaules telle une palanche, qui deviendra dans un instant une table couverte de tissus multicolores, de jouets en bois, d’œufs achetés dans les villages au quart de leur prix… Les paysans mènent aussi des chèvres et des vaches à la vente ; les animaux effrayés par le brouhaha se cabrent dans les flaques. Une charrette à ridelles couverte d’une bâche trouée, pleine de Juifs bruyants qui, de toute la région, se pressent à la foire de Rohatyn, les dépasse à vive allure. Dans son sillage se faufile un riche carrosse qui, dans le brouillard et la cohue, peine à garder sa dignité avec ses portes en laque claire noires de boue ; le cocher en pèlerine bleue fait grise mine, il ne s’attendait manifestement pas à pareille confusion et, désormais, il cherche désespérément des yeux le moyen de quitter cette voie infernale.
Roszko est opiniâtre, il ne se laisse pas pousser dans les champs, il reste sur la droite, une roue dans l’herbe, l’autre sur le chemin, il va adroitement de l’avant. Son triste visage oblong prend des couleurs et s’anime d’une grimace de damné. Le doyen lui jette un regard et se rappelle une gravure vue pas plus tard que la veille : en enfer, les réprouvés avaient la même expression.
— Faites place pour le révérend père, pour monsieur le doyen ! Ouste, de l’air, rangez-vous, manants ! crie Roszko.
Soudain, sans aucun signe avant-coureur, les premières habitations se dressent devant eux. À l’évidence, le brouillard trouble la perception des distances, car Kaśka semble, elle aussi, surprise. Elle bondit brusquement, tire sur le timon et, n’était la réaction décidée de Roszko avec son fouet, elle aurait fait verser la calèche. La jument a-t-elle eu peur des étincelles qui jaillissent du brasier du forgeron ou a-t-elle été gagnée par l’inquiétude des chevaux qui attendent leur tour pour être ferrés ?
Plus loin, il y a l’auberge, aussi pitoyable que misérable, pareille à une masure de paysan. Le balancier du puits se dresse au-dessus d’elle comme un gibet, il traverse la brume et sa pointe disparaît quelque part en hauteur. Le doyen voit que le carrosse couvert de boue s’est arrêté devant l’auberge, la tête de son cocher épuisé est presque posée sur ses genoux, il ne descend pas de son siège et personne ne quitte le véhicule. Déjà, un grand Juif s’en approche avec, à ses côtés, des petites filles aux cheveux ébouriffés. Le père Benedykt Chmielowski ne voit rien de plus, le brouillard engloutit tour à tour chaque paysage dépassé, qui disparaît, qui fond comme un flocon de neige.

Voici Rohatyn.
Le bourg commence par des maisons en torchis argileux, couvertes de toits de chaume qui semblent les écraser contre terre, mais, plus on approche de la grand-place, plus les habitations s’affinent, le feurre est plus travaillé et ensuite des bardeaux le remplacent, ils couvrent de petites demeures en briques d’argile crue. Sont également là l’église paroissiale, le couvent des dominicains, l’église Sainte-Barbara sur la place et, plus loin, deux synagogues et cinq églises orthodoxes. La place du marché est entourée de petites maisons semblables à des champignons dont chacune pratique un commerce. Tailleur, cordelier ou pelletier, tous ces artisans sont juifs et, à côté, le boulanger s’appelle Bochenek ; que son nom veuille dire « miche de pain » réjouit toujours le père Benedykt, car il y voit l’existence d’un ordre caché du monde – qu’il suffirait de rendre plus visible et plus systématique pour que les gens mènent une vie plus vertueuse. Vient ensuite l’atelier du fourbisseur appelé Luba ; sa façade se distingue par son caractère cossu, les murs ont été récemment repeints en bleu et une grande épée rouillée est suspendue au-dessus de la porte. À l’évidence, ce Luba doit être un bon artisan et ses clients ont sans doute des bourses bien remplies. Plus loin vient le sellier, qui a sorti devant sa porte un cheval d’arçons sur lequel il a posé une selle magnifique dont les étriers doivent être argentés, tant ils brillent.
Une odeur sirupeuse, écœurante, flotte partout et imprègne chaque marchandise exposée à la vente. On peut s’en rassasier comme avec du pain. Plusieurs petites brasseries se sont installées dans les faubourgs de Rohatyn, à Babińce, et c’est de là que sur toute la région se diffusent ces effluves nourrissants. Nombreuses sont les échoppes qui vendent de la bière, les meilleures boutiques proposent aussi de l’eau-de-vie et de l’hydromel, surtout du Trójniak où un tiers de miel a fermenté avec deux tiers d’eau. La boutique du marchand juif Wakszula propose du vin, du hongrois authentique, du vrai rhénan, mais également un autre, un peu acide, qu’il fait venir de la lointaine Valachie.
Le doyen longe les échoppes fabriquées avec tous les matériaux possibles et imaginables, des planches, des pièces de grosse toile, des paniers en osier et même du feuillage. Une brave femme en foulard blanc vend dans une carriole des citrouilles empilées, dont la couleur orange et criarde attire les enfants. Une autre mégère, à côté d’elle, vante ses fromages aux formes fuselées, posés sur des feuilles de raifort. Plus loin se tiennent de nombreuses autres bonnes femmes devenues vendeuses d’huile, de sel ou de toile à cause d’un veuvage ou d’un époux ivrogne. Le curé de Firlej achète régulièrement les terrines de la charcutière, et là, en passant devant elle, il lui fait un aimable sourire. Plus loin, deux échoppes sont décorées d’une branche verte, ce qui signale que l’on y vend de la bière nouvelle. Et voici la boutique de marchands arméniens avec de belles matières légères, des couteaux dans des étuis décorés. Tout de suite après viennent les poissons séchés dont l’odeur nauséabonde imprègne les tapis turcs. Après cela, un homme au manteau couvert de poussière vend des œufs emballés par douzaines dans des corbeilles en herbe tressée qu’il sort d’une boîte accrochée à ses maigres épaules. Un autre propose soixante œufs dans de grands paniers à un prix défiant toute concurrence, presque de gros. Des bagels sont suspendus sur toute la devanture du boulanger ; quelqu’un en a fait tomber un dans la boue et un petit chien le dévore goulûment.
On vend ici toute sorte de chose. Tissus à fleurs, foulards, châles tout droit venus du bazar d’Istanbul, chaussures d’enfants, fruits, noix. Un homme près d’une clôture vend une charrue et des clous de diverses tailles, fins comme des aiguilles ou gros comme le doigt, pour bâtir les maisons. À côté de lui, une belle femme à la coiffe amidonnée étale devant elle des crécelles pour les veilleurs de nuit : des petites, dont le son fait davantage penser au chant nocturne des grillons qu’à une invitation au sommeil, et des grandes, qui, au contraire, pourraient réveiller un mort.
Combien de fois n’a-t-on pas interdit aux Juifs de vendre des objets propres à l’Église ! Les prêtres comme les rabbins y sont allés de leurs voix tonitruantes, mais sans effet. On trouve donc à la foire de beaux livres de prières avec un signet pour marquer la page, des reliures aux magnifiques lettres argentées en cuir repoussé qui, quand on y passe le bout du doigt, semblent chaudes et vivantes. Un homme propre, presque élégant, en bonnet de fourrure, les propose emballés comme des reliques dans du papier très fin couleur crème, pour éviter que cette journée brumeuse et sale ne dépose des taches sur les pages chrétiennes et innocentes à la bonne odeur d’encre d’imprimerie. Il a aussi de vrais cierges et même des images de saints avec des auréoles.
Le doyen s’approche de l’un des vendeurs ambulants de livres dans l’espoir d’en trouver en latin. Hélas, tous ces livres sont juifs, car ils voisinent avec des objets dont l’ecclésiastique ne connaît pas l’usage.
Plus son regard plonge dans les rues latérales, plus la misère qu’il y voit est grande, elle pointe comme un orteil sale hors d’une chaussure trouée ; c’est une pauvreté rude, silencieuse, courbée jusque terre. Les boutiques, les échoppes laissent place aux cabanes semblables à des niches de chiens, fabriquées en planchettes ramassées sur les tas d’ordures. Dans l’une d’elles, un cordonnier répare des chaussures déjà maintes fois recousues, ressemelées et rapiécées. Dans une autre, couverte de casseroles, un ferblantier se tient assis. Il a le visage maigre et creusé, et son bonnet dissimule mal les pétéchies brunes qui constellent son front. Le père Benedykt redouterait de lui faire réparer ses marmites ; le toucher des doigts de ce malheureux ne risquerait-il pas de transmettre à autrui une maladie terrible ? À côté, un vieil homme aiguise les couteaux et toute sorte de faux et serpettes. Tout son atelier tient dans la meule de pierre qu’il s’est attachée au cou. Quand un objet lui est confié, il pose à terre un chevalet primitif, quelques lanières de cuir en font une machine simple dont la roue, mise en branle d’une main, caresse les lames métalliques. Parfois des étincelles des plus authentiques en jaillissent pour tomber dans la boue, elles réjouissent particulièrement les enfants sales et galeux. Le rémouleur ne gagne presque rien. Son métier ne lui procure qu’un avantage : il peut se servir de sa meule pour se noyer dans la rivière.
Des femmes vêtues de haillons ramassent dans les rues les copeaux et le crottin pour se chauffer. Il serait difficile de décider à leurs guenilles si leur pauvreté est juive, orthodoxe ou catholique. La misère n’a ni foi, ni nationalité, ni religion.
Si est, ubi est ? s’interroge l’ecclésiastique en songeant au paradis. Certainement pas ici, à Rohatyn, ni, comme il lui semble, ailleurs en terre de Podolie. Quiconque imagine que les choses vont mieux dans les grandes villes se trompe lourdement. À vrai dire, Benedykt Chmielowski n’est jamais allé à Varsovie ou à Cracovie, mais il sait ceci ou cela par les récits du bernardin Pikulski, plus introduit que lui, ou encore par ce que lui-même a entendu ici ou là, chez tel ou tel magnat. Le paradis, autrement dit le Jardin des Délices, a été placé par Dieu en un bel endroit inconnu. Comme il est écrit dans l’Arca Noe, le paradis se trouve quelque part au pays des Arméniens, très haut en montagne. Brunus affirme pour sa part que c’est sub polo antarctico, sous le pôle Sud. La proximité du paradis serait signalée par quatre fleuves, le Gihon, le Pishon, l’Euphrate et le Tigre. Il est des auteurs qui, dans l’incapacité de trouver un lieu sur terre pour le paradis, le situent en l’air, à quinze coudées au-dessus des montagnes. Mais ceci semble assez déraisonnable au doyen. Comment donc ? Les gens vivant sur terre le verraient par en dessous ? Ils regarderaient les talons des saints ? Par ailleurs, on ne saurait être d’accord avec ceux qui cherchent à proclamer des jugements faux selon lesquels le paradis de la Genèse n’aurait qu’une valeur mystique, autrement dit que ce saint texte devrait être entendu selon l’esprit ou l’allégorie. Le doyen, par conviction profonde, et pas juste parce qu’il est prêtre, considère que les Saintes Écritures doivent être comprises à la lettre. Il sait presque tout sur le paradis, car, pas plus tard que la semaine précédente, il a achevé la rédaction du chapitre sur le Jardin d’Éden. Il écrit un livre dont la grande ambition est d’être une compilation de tous les ouvrages qu’il possède à Firlej, et il en a cent trente. Pour acquérir certains d’entre eux, il s’est déplacé jusqu’à Lwów, et même Lublin, plus à l’ouest encore.

Voici la maison d’angle, elle est modeste, il s’y rend sur le conseil du père Pikulski. La porte basse à deux battants est grande ouverte, il en émane des effluves d’épices, exceptionnels en des lieux où règne l’odeur du crottin de cheval et de l’humidité automnale. Il y a aussi une autre odeur perturbante, que le père doyen connaît, celle du cahvé. Il n’en boit pas, mais il lui faudra tout de même se familiariser un peu plus avec ce breuvage.
Il regarde derrière lui, cherche des yeux Roszko qu’il voit examiner avec un sérieux sinistre des peaux de mouton ; plus loin, tout le marché est occupé à ses propres affaires. Personne ne regarde l’ecclésiastique, chacun est absorbé par son troc. Brouhaha et tapage.

Au-dessus de l’entrée du bâtiment se trouve une enseigne exécutée de façon assez grossière :

SHORR MAGASIN DE TISSUS

Suivent des lettres hébraïques. Près de la porte, une plaquette métallique a été accrochée, il y a aussi des signes à côté et le doyen se souvient qu’Athanasius Kircher relate dans son livre que, quand leur épouse accouche et qu’ils craignent la reine des sorcières, les Juifs écrivent sur les murs « Adam, Chavvah. Hùc – Lilith », ce qui signifierait « Adam et Ève, venez ici, et toi, Lilith, la sorcière, sauve-toi ». Ce doit être cela, ces signes. Un enfant doit certainement être né là, il y a peu.

 

Copyright © by Olga Tokarczuk, 2014.
Édition originale publiée par Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 2014.
© 2018, Les éditions Noir sur Blanc
Traduction du polonais par Maryla Laurent.
En librairie le 13 septembre

 


Olga Tokarczuk

Écrivaine