Nouvelle

Musique ancienne

Écrivain

Rivalités, erreurs, médiocrité, manque d’argent, manque d’amour… les râleurs, mais aussi les râleuses, ont des raisons de se plaindre. Surtout les premiers (comprendre : les hommes), a l’air de dire Jeffrey Eugenides dans son prochain recueil de nouvelles intitulé justement Des raisons de se plaindre. Le célèbre auteur de Virgin Suicides et prix Pulitzer pour Middlesex en joue avec ironie, comme dans la nouvelle qu’AOC publie en primeur ce dimanche.

Sitôt rentré, Rodney fila directement dans la salle de musique. Il l’appelait ainsi, ironiquement mais non sans un réel espoir : la salle de musique. C’était une petite quatrième chambre, en L, créée lors du découpage du bâtiment en appartements. On pouvait l’appeler salle de musique car elle contenait un clavicorde.
Il était là, sur le parquet poussiéreux : le clavicorde de Rodney. Vert pomme, avec une bordure dorée, une peinture de jardins géométriques ornant l’envers de son couvercle relevé. Réalisé sur le modèle des clavicordes fabriqués par Bodechtel dans les années 1790, celui de Rodney provenait du Early Music Shop d’Édimbourg, d’où il était arrivé trois ans plus tôt. Pourtant, à le voir trôner là, majestueux, dans la faible clarté – c’était l’hiver à Chicago –, on aurait dit qu’il attendait Rodney non pas depuis son départ pour le bureau, il y avait de cela neuf heures trente, mais depuis plusieurs siècles.
Un clavicorde requiert assez peu d’espace. Ce n’est pas un piano. Les épinettes, les virginals, les pianoforte, les clavicordes, les clavecins, même, sont des instruments relativement petits. Les musiciens du XVIIIe siècle qui les utilisaient étaient de petite taille. Rodney, lui, était grand – il mesurait un mètre quatre-vingt-onze. Il s’assit doucement sur le banc étroit, glissa ses genoux sous le clavier et, fermant les yeux, commença à jouer de mémoire un prélude de Sweelinck.
La musique ancienne est rationnelle, mathématique, un peu rigide, et Rodney l’était aussi. Il était comme ça bien avant d’avoir vu son premier clavicorde ou rédigé sa thèse de doctorat (inachevée) sur les systèmes de tempéraments durant la Réforme allemande. Son immersion dans les œuvres de Bach père et fils n’avait fait que renforcer ses tendances naturelles. Le seul autre meuble de la salle de musique était un petit bureau en teck. Rangés dans ses tiroirs et ses casiers, se trouvaient les dossiers ultra organisés tenus par Rodney : relevés d’assurance maladie, notices d’utilisation classées par ordre alphabétique et accompagnées des garanties des appareils correspondants, les papiers des jumelles (carnets de vaccination, certificats de naissance, cartes de Sécurité sociale), ainsi que trois ans de budgets mensuels précisant les dépenses du ménage jusqu’au maximum alloué au chauffage (Rodney maintenait l’appartement à une température vivifiante de quinze degrés). Un peu de fraîcheur, ça fait le plus grand bien. C’est comme Bach : ça met de l’ordre dans les idées. Sur le bureau était posée la chemise du mois en cours ; « 02/2005 », y était-il écrit. Elle contenait trois relevés de carte de crédit au solde épouvantable, et les courriers répétés de la société de recouvrement qui harcelait Rodney pour le non-paiement des mensualités dues au Early Music Shop.
Il jouait le dos droit, le visage contracté de tics nerveux. Sous ses paupières fermées, ses globes oculaires frémissaient au rythme des notes rapides.
La porte s’ouvrit alors brusquement et Imogene, âgée de six ans, lança de sa voix de docker :
— Papa ! À table !
Cette tâche accomplie, elle referma la porte en la claquant. Rodney s’interrompit. Consultant sa montre, il constata qu’il avait joué – travaillé – exactement quatre minutes.
Rodney avait grandi dans une maison propre et bien rangée. C’était comme ça, en ce temps-là. On faisait le ménage. « On », c’est-à-dire les mères. Toutes ces années de moquettes aspirées et de cuisines impeccables, de chemises qui disparaissaient miraculeusement du sol pour réapparaître fraîchement lavées et repassées dans le tiroir de la commode – toute cette mécanique bien huilée qui régissait autrefois une maison n’existait plus. Les femmes avaient laissé tomber tout cela lorsqu’elles s’étaient mises à travailler.
Et même lorsque leur emploi ne les contraignait pas à quitter la maison. Rebecca, la femme de Rodney, travaillait à domicile, dans une chambre du fond, qu’elle n’appelait d’ailleurs pas chambre mais bureau. Elle y était aussi peu productive que Rodney dans sa salle de musique. Elle y passait beaucoup de temps, pourtant, toute la journée, pendant que Rodney travaillait en ville dans un vrai bureau.
Sortant du sanctuaire de la salle de musique, Rodney se faufila entre les cartons, les rouleaux de papier bulle et les jouets épars qui encombraient le couloir. Il se mit de profil pour franchir l’escouade de manteaux d’hiver accrochés au mur, au-dessus des godillots craquelés et des moufles orphelines. En entrant dans le séjour, il marcha sur ce qui lui sembla être une moufle. Mais non. C’était une souris en peluche. Rodney poussa un soupir et la ramassa. Légèrement plus grosse qu’une vraie, cette souris-là était bleu layette et portait un béret noir. On l’aurait crue affligée d’un bec-de-lièvre.
– Tu es censée être mignonne, rappela Rodney à la souris. Fais un effort.
C’était ça, l’activité professionnelle de Rebecca : ces souris. Elles constituaient une gamme commercialisée sous le nom de Chauff’Souris™, laquelle comptait, à ce jour, quatre « personnages » : Souris Moderniste, Souris Bohème, Souris Surfeur Réaliste et Souris Flower Power. Chacun de ces rongeurs artistiques était rempli de granules aromatiques et donnait irrésistiblement envie de le malaxer. L’argument de vente (encore très théorique) était qu’après un passage au micro-ondes, ces souris devenaient chaudes comme des petits pains sortant du four et dégageaient un parfum de pot-pourri.
Rodney entra dans la cuisine en tenant la souris dans ses mains en coupe, à la manière d’un animal blessé.
— Une évadée, annonça-t-il, en guise de salut.
Rebecca leva les yeux de l’évier, où elle égouttait des pâtes, et fronça les sourcils.
— Mets-la à la poubelle, dit-elle. Elle est ratée.
Les jumelles attablées poussèrent un cri d’alarme. Elles n’aimaient pas que les souris connaissent une fin prématurée. Se levant d’un bond, elles se jetèrent sur leur père, les mains tendues.
Rodney leva plus haut Souris Bohème.
Immy, qui avait le menton pointu et l’œil clair et déterminé de Rebecca, monta sur une chaise. Tallulah, toujours la plus instinctive et sauvage des deux, se contenta de saisir le bras de Rodney et de se mettre à grimper le long de sa jambe.
Pendant que cet assaut était en cours, Rodney dit à Rebecca :
— Laisse-moi deviner. C’est la bouche.
— La bouche, oui, confirma Rebecca. Et l’odeur. Sens-la.
Pour ce faire, Rodney dut pivoter, fourrer la souris dans le micro-ondes et appuyer sur le bouton de réchauffage.
Au bout de vingt secondes, il retira la souris chaude et l’approcha de son nez.
— C’est pas si terrible, dit-il. Mais je vois le problème. Ça sent un peu plus le dessous-de-bras qu’il ne faudrait.
— C’est censé être du musc.
— D’un autre côté, les odeurs corporelles, c’est parfait pour une souris bohème.
— J’ai cinq kilos de granules au musc, gémit Rebecca. Cinq kilos bons à jeter.
Rodney traversa la cuisine et actionna la pédale de la poubelle avec le pied. Le couvercle se souleva. Il jeta la souris et laissa la poubelle se refermer. Le plaisir que cela lui procura lui donna envie de recommencer.

Acheter ce clavicorde n’avait sans doute pas été très avisé. Déjà, parce qu’il coûtait une petite fortune, et qu’ils n’avaient aucune fortune, de quelque taille que ce soit, à dépenser. Ensuite, parce que Rodney ne jouait plus professionnellement depuis dix ans. Après la naissance des jumelles, il avait totalement cessé de jouer. Aller jusqu’à Hyde Park en voiture depuis Logan Square, tourner ensuite en rond pour chercher une place de stationnement (à Hyde Park, disait la blague, on ne pouvait ni se cacher ni se garer[1]), puis sortir de son portefeuille sa carte de l’université de Chicago et l’agiter à l’attention de l’agent de sécurité, le pouce sur la photo antédiluvienne, afin d’accéder à la salle de répétition numéro 113 où, durant une heure, sur le clavicorde délabré mais assez mélodieux de l’université, il travaillait quelques bourrées et rondeaux, histoire de ne pas perdre la main – tout ça était devenu trop difficile après la naissance des filles. À l’époque où Rebecca et lui étaient tous les deux en doctorat (alors sans enfants, tout entiers dévoués à leurs passions respectives et ne se nourrissant que de yaourt et de levure de bière), il passait trois à quatre heures par jour sur le clavicorde du département. Contrairement au clavecin d’à côté, très demandé, le clavicorde, lui, était toujours libre. Personne n’aimait l’utiliser. Réplique supposée d’un instrument du début du XVIIIe siècle, c’était un clavicorde à pédalier, cette bête rare, et son pédalier (qu’un étudiant aux pieds de plomb n’avait pas ménagé) était un peu récalcitrant. Mais Rodney s’y était habitué, et ce clavicorde avait un peu été son instrument personnel, jusqu’à ce qu’il mette fin à ses études, devienne père et aille donner des cours de piano dans le North Side, à la Old Town School of Folk Music.
Le problème de la musique ancienne était que personne n’en connaissait vraiment le son. Les débats sur la manière d’accorder un clavecin ou un clavicorde constituaient une bonne part de la discipline. Comment Bach, lui, accordait-il son clavecin ? se demandait-on. Et personne ne le savait. Les avis divergeaient sur ce que Johann Sebastian entendait par wohltemperiert. On accordait les instruments d’une manière historiquement probable, et on étudiait les schémas tracés à la main sur les pages de titre de diverses compositions de Bach.
Rodney avait eu l’intention de trancher cette question dans sa thèse. Il était bien décidé à découvrir une bonne fois pour toutes comment Bach accordait son clavecin, quel était le son de sa musique à l’époque et, par conséquent, comment il convenait de la jouer aujourd’hui. Pour cela, il lui fallait se rendre en Allemagne. Plus exactement en Allemagne de l’Est (à Leipzig), afin d’examiner le véritable clavecin sur lequel Bach lui-même avait composé et sur le clavier duquel (disait la rumeur) le Maître avait noté ses repères de prédilection. À l’automne 1987, avec l’aide d’une bourse de doctorant – Rebecca bénéficiant elle-même d’une Stiftung de la Freie Universität –, Rodney était parti pour Berlin-Ouest. Ils avaient habité un deux-pièces en sous-location près de Savignyplatz, doté d’une minuscule baignoire sabot et d’une cuvette de toilettes à plateau. Le locataire officiel était un dénommé Frank, originaire du Montana, venu à Berlin fabriquer des décors de théâtre expérimental. Un prof d’université marié avait lui aussi utilisé l’appartement pour y recevoir ses petites amies. Dans le lit aux draps de flanelle où Rodney et Rebecca faisaient l’amour, ils trouvaient divers poils pubiens. Le matériel de rasage du prof était encore là, dans la petite salle de bains malodorante. Dans la cuvette des toilettes, les excréments tombaient au sec sur le haut plateau, prêts pour une inspection. Il fallait avoir vingt-six ans, être pauvre et amoureux pour supporter tout cela. Ils s’étaient habitués à la baignoire exiguë mais avaient continué de se plaindre des toilettes, horrifiés par le plateau.
Berlin-Ouest ne correspondait en rien aux attentes de Rodney. C’était très différent de la musique ancienne. Totalement irrationnel et antimathématique, Berlin-Ouest était tout sauf rigide. Ça grouillait de veuves de guerre, de déserteurs, de squatteurs, d’anarchistes. Rodney était gêné par la fumée de cigarette. La bière lui donnait des ballonnements. Alors il s’échappait en allant le plus souvent possible à la Philharmonie ou au Deutsche Oper. Rebecca s’était mieux adaptée. Elle avait sympathisé avec les membres de la Wohngemeinschaft du dessus. Arborant chaussures maoïstes à semelles de corde, bracelets de chevilles et monocles ironiques, les six jeunes Allemands faisaient pot commun, s’échangeaient leurs partenaires amoureux et débattaient de leur voix gutturale sur la morale kantienne appliquée aux conflits entre automobilistes. Régulièrement, l’un d’entre eux disparaissait en Tunisie ou en Inde, ou bien rentrait à Hambourg pour intégrer la société d’exportation familiale. Sur l’insistance de Rebecca, Rodney participait poliment à leurs soirées, mais il se sentait toujours trop propret en leur compagnie, trop apolitique, trop joyeusement américain.
En octobre, lorsqu’il se rendit à l’ambassade est-allemande pour récupérer son visa universitaire, Rodney apprit que sa demande avait été rejetée. Le diplomate de second rang qui lui transmit cette information n’était pas un austère fonctionnaire du bloc de l’Est mais un homme aimable et nerveux, atteint d’une calvitie naissante, qui paraissait sincèrement désolé. Lui-même était originaire de Leipzig, expliqua-t-il, et avait fréquenté, enfant, la Thomaskirche où Bach avait été maître de chapelle. Rodney s’adressa à l’ambassade américaine de Bonn, qui se révéla impuissante. Il appela, paniqué, son directeur de thèse, le professeur Breskin, à Chicago. Alors en plein divorce, celui-ci ne lui montra aucune compassion. D’un ton sardonique, il lui lança : « Vous avez d’autres idées de thèse ? »
Les tilleuls bordant le Ku’damm perdirent leurs feuilles. Pour Rodney, ces feuilles n’avaient jamais été assez orange, assez rouges, pour mourir. Mais c’était ça, l’automne en Prusse. L’hiver non plus ne devenait jamais vraiment l’hiver : de la pluie, de la grisaille, de rares chutes de neige – guère plus qu’une humidité qui s’infiltrait dans les os de Rodney tandis qu’il marchait d’église en église, de concert en concert. Il lui restait six mois à passer à Berlin, et il se demandait bien comment les occuper. Puis, au début du printemps, un événement formidable se produisit. Lisa Turner, l’attachée culturelle de l’ambassade américaine, invita Rodney à partir en tournée pour jouer Bach dans le cadre d’un programme de Deutsche-Amerikanische Freundschaft. Durant un mois et demi, parcourant principalement de petites villes de Souabe, de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et de Bavière, il donna des concerts dans les salles locales. Il logea dans des chambres d’hôtel grandes comme des maisons de poupée et remplies du même genre de bibelots ; il dormit dans des lits une place, sous des couettes merveilleusement moelleuses. Lisa Turner ne le quittait pas d’une semelle, aux petits soins pour lui et plus encore pour son compagnon de voyage. Il ne s’agissait pas de Rebecca. Rebecca était restée à Berlin pour rédiger un premier jet de sa thèse. Le compagnon de Rodney était un clavicorde fabriqué par Hass en 1761, par moments le plus fabuleux, le plus expressif et le plus exigeant que les mains tremblantes et ravies de Rodney aient jamais touchées.
Contrairement à Rodney, ce clavicorde de Hass était célèbre. À Munich, trois photographes pour des journaux différents se déplacèrent avant le concert au Rathaus afin de le photographier. Rodney posa derrière, simple serviteur.
Que le public qui venait voir Rodney soit peu nombreux, que ces gens, tous retraités, affichent en permanence un visage de marbre après des années de confrontation dévouée à la grande culture, qu’au bout de quinze minutes d’un morceau de Scheidemann un tiers de la salle dorme, la bouche ouverte comme pour chanter sur la musique ou pousser un long râle – rien de tout cela ne gênait Rodney. Il était payé, chose qui ne lui était encore jamais arrivée. Les salles que Lisa Turner louait avec optimisme comptaient deux ou trois cents places assises. Devant un public de vingt-cinq, seize, voire (à Heidelberg) trois personnes, Rodney avait l’impression d’être seul et de ne jouer que pour lui. Il tentait d’entendre les notes produites par le Maître plus de deux siècles auparavant, de les saisir dans la magie de l’instant et de les reproduire. C’était comme ramener Bach à la vie et remonter le temps simultanément. Voilà à quoi pensait Rodney en jouant dans ces vastes salles qui résonnaient. Le clavicorde de Hass était moins emballé que Rodney. Il se plaignait beaucoup. Il ne voulait pas retourner en 1761. Il avait assez travaillé et aspirait au repos, à la retraite, comme le public. Les tangentes cassaient et devaient être réparées. Chaque soir, une nouvelle touche devenait muette.
Malgré tout, la musique ancienne se faisait entendre – fière, heurtée, indéniablement d’un autre âge – et Rodney, son véhicule, tel un homme chevauchant un cheval volant, se maintenait en équilibre sur son tabouret. Le clavier s’élevait et retombait, claquait, et la musique filait.
À son retour à Berlin, fin mai, Rodney s’aperçut qu’il avait perdu de son engouement pour la musicologie pure. Il n’était même plus certain de vouloir persévérer dans la voie universitaire. Au lieu de décrocher un doctorat, il caressait désormais l’idée de s’inscrire à la Royal Academy of Music de Londres et d’entamer une carrière d’interprète.
Entre-temps, Berlin-Ouest avait remodelé Rebecca. Dans cette demi-ville cloisonnée et subventionnée, personne ne semblait travailler. Les camarades de la Wohngemeinschaft passaient leur temps à s’occuper de leurs tristes orangers sur leur balcon de béton. Bénévole au Schwarzfahrer Theater, Rebecca jouait de la musique électronique, mi-Kraftwerk, mi-Kurt Weill, pour accompagner les bouffonneries antinucléaires sur scène. Se couchant tard le soir et se levant de plus en plus tard le matin, elle progressait peu dans son analyse de l’Allgemeine Theorie der schönen Künste de Johann Georg Sulzer, et des concepts théoriques qui y étaient développés sur l’écoute musicale dans l’Allemagne du XVIIIe siècle. Plus précisément, pendant l’absence de Rodney, Rebecca réussit à rédiger cinq pages.
Ils passèrent une année formidable à Berlin, Rodney et Rebecca. Mais leurs recherches pour leur doctorat les conduisirent à l’inéluctable conclusion qu’ils ne voulaient être docteurs en rien.
Ils rentrèrent à Chicago et se laissèrent aller. Rodney intégra un groupe de claviers anciens qui donnait des concerts de temps en temps. Rebecca se mit à la peinture. Ils s’installèrent à Bucktown puis, un an plus tard, à Logan Square. Ils dépensaient trois fois rien. Ils vivaient comme Souris Bohème.
Pour son quarantième anniversaire, Rodney se réveilla grippé. Il se leva avec une température de 39,5, appela l’école pour annuler ses cours et retourna se coucher.
Dans l’après-midi, Rebecca et les filles lui apportèrent un étrange gâteau d’anniversaire. Entre ses paupières collées, Rodney discerna la table d’harmonie en génoise au citron, le clavier en pâte d’amande, et le couvercle en chocolat, soutenu par un bâtonnet de sucre d’orge.
Le cadeau de Rebecca était un billet d’avion pour Édimbourg et un acompte versé au Early Music Shop. « Lance-toi, lui dit-elle. Ne réfléchis pas. Tu en as besoin. On se débrouillera. Les souris commencent à se vendre. »

C’était il y avait trois ans. Ils étaient à présent rassemblés dans la cuisine, autour de la table d’occasion bancale, et Rebecca mit Rodney en garde :
— Ne réponds pas au téléphone.
Les jumelles mangeaient leurs habituelles pâtes au beurre. Les adultes, ces fins gourmets, des pâtes avec de la sauce.
— Ils ont appelé six fois, aujourd’hui.
— Qui ça ? demanda Immy.
— Personne, dit Rebecca.
— La femme ? s’enquit Rodney. Darlene ?
— Non. Quelqu’un de nouveau. Un homme.
Ce n’était pas bon signe. Darlene faisait quasiment partie de la famille, désormais. Avec tous les courriers qu’elle avait envoyés, en caractères toujours plus gras, et tous les appels téléphoniques qu’elle avait passés pour réclamer poliment, puis exiger, de l’argent, avant de finir par formuler des menaces avec ces revendications persistantes, elle était devenue comme une sœur alcoolique ou une cousine accro au jeu. Sauf qu’en l’occurrence, c’était elle qui avait l’ascendant moral. Ce n’était pas Darlene qui devait vingt-sept mille dollars avec un taux d’intérêt de dix-huit pour cent.
Ses appels, Darlene les passait depuis son alvéole, au centre d’appels téléphoniques ; en fond sonore, on entendait le bourdonnement d’innombrables autres abeilles ouvrières. Leur travail consistait à récolter du pollen. Dans cet effort, elles battaient des ailes et, au besoin, montraient leur dard. En tant que musicien, Rodney était très sensible à ce déploiement d’énergie. Parfois, son esprit s’égarait et il oubliait complètement l’abeille en colère qui était après lui.
Darlene savait capter à nouveau son attention. Contrairement à un téléprospecteur ordinaire, elle ne se trompait sur rien. Ni sur la prononciation du nom de Rodney, ni sur son adresse : elle connaissait tout cela par cœur. Parce qu’il est plus facile de résister à un inconnu, Darlene s’était présentée dès son premier appel. Elle avait expliqué sa mission et avait bien fait comprendre qu’elle ne partirait pas tant qu’elle ne l’aurait pas accomplie.
Et voilà qu’elle était partie.
— Un homme ? dit Rodney.
Rebecca hocha la tête.
— Et pas très agréable.
Immy brandit sa fourchette.
— T’as dit que personne n’avait appelé. C’est pas personne, un homme.
— J’ai voulu dire, personne que tu connaisses, ma chérie. Personne dont tu doives t’inquiéter.
Juste à ce moment-là, le téléphone sans fil sonna.
— Ne réponds pas, dit Rebecca.
Rodney prit sa serviette (une serviette en papier) et la plia sur ses genoux. D’un ton grandiloquent, il déclara à l’attention des filles :
— On n’appelle pas les gens à l’heure du dîner. C’est impoli.
Les deux premières années, Rodney avait honoré les échéances. Puis il avait démissionné de la Old Town School of Folk Music et avait tenté de se mettre à son compte. Les étudiants venaient directement chez lui, où il leur donnait leurs cours sur le clavicorde (un parfait entraînement pour le piano, expliquait-il aux parents). Pendant un temps, il avait gagné environ deux fois plus qu’avant, puis les élèves avaient commencé à abandonner. Aucun n’aimait le clavicorde. Le son était bizarre, se plaignaient-ils. Un instrument de fille, avait prétendu un garçon. Affolé, Rodney s’était mis à louer une salle de répétition dotée d’un piano et à donner ses cours là-bas, mais il avait vite gagné moins qu’à Old Town. C’était à ce moment-là qu’il avait troqué son activité de prof de musique contre celle qu’il exerçait aujourd’hui, à savoir gestionnaire santé dans un organisme médical privé.
Entre-temps, cependant, les sommes dues au Early Music Shop s’étaient accumulées, et le taux d’intérêt (ça, c’était marqué en tout petit sur la convention de prêt) était monté en flèche. Le retard était devenu irrattrapable.
Darlene avait menacé Rodney de lui saisir son clavicorde, mais jusqu’ici, il l’avait conservé. Il continuait donc d’en jouer quinze minutes le matin et quinze minutes le soir.
— J’ai quand même une bonne nouvelle, dit Rebecca, une fois que le téléphone eut cessé de sonner. Aujourd’hui, j’ai décroché un nouveau client.
— Super. Qui ?
— Une papeterie, à Des Plaines.
— Ils veulent combien de souris ?
— Vingt. Pour commencer.
Capable de distinguer, dans la structure harmonique des partitions pour clavier de Bach, les quintes diminuées d’un sixième de comma (fa-do-sol-ré-la-mi), les quintes pures (mi-si-fa#-do#) et les diaboliques quintes diminuées d’un douzième de comma (do#-sol#-ré#-la#), Rodney n’eut aucun mal à faire le calcul suivant dans sa tête : chaque Chauff’Souris™ était vendue 15 $. La marge de Rebecca était de 40 %, soit 6 $. En retranchant à cela le coût de fabrication, environ 3,5 $, son bénéfice unitaire était de 2,5 $. Multiplié par vingt, on arrivait à 50 $.
Il fit un autre calcul : 27 000 $ divisé par 2,5 $ était égal à 10 800. La papeterie voulait vingt souris pour commencer. Il fallait que Rebecca en vende plus de dix mille pour rembourser le clavicorde.
L’œil terne, Rodney regarda sa femme de l’autre côté de la table.
Les femmes qui travaillaient vraiment ne manquaient pas. Rebecca n’était pas l’une d’elles, voilà tout. Aujourd’hui, dès qu’une femme exerçait une activité, on disait qu’elle travaillait. Un homme confectionnant des souris en peluche était considéré, au mieux, comme pourvoyant mal aux besoins de sa famille, au pire, comme un minable. Alors qu’une femme titulaire d’une maîtrise et d’un quasi-doctorat en musicologie, et qui cousait à la main des rongeurs parfumés micro-ondables, était à présent considérée (surtout par ses amies mariées) comme un entrepreneur.
Bien sûr, en raison de son « travail », Rebecca ne pouvait pas s’occuper des jumelles à plein temps. Il leur fallait faire appel à une baby-sitter, dont les émoluments excédaient ce que gagnait Rebecca en vendant ses Chauff’Souris™ (raison pour laquelle ils ne pouvaient s’acquitter chaque mois que du minimum autorisé pour rembourser les prêts relatifs à leurs cartes de crédit, ce qui accroissait encore leurs dettes). Rebecca avait maintes fois proposé de laisser tomber les souris et de trouver un travail salarié. Mais Rodney, qui savait ce que c’était que d’aimer une chose inutile, répondait toujours : « Attends encore quelques années. »
En quoi l’activité de Rodney était-elle un travail, contrairement à celle de Rebecca ? Primo, Rodney touchait un revenu. Secundo, il devait plier sa personnalité aux désirs de son employeur. Tertio, il n’aimait pas ce qu’il faisait. Ça, c’était un signe incontestable que c’était un travail.
— Cinquante dollars, dit-il.
— Quoi ?
— C’est ce que te rapportent vingt souris. Avant impôts.
— Cinquante dollars ! s’écria Tallulah. C’est beaucoup !
— J’ai d’autres clients, souligna Rebecca.
Rodney eut envie de lui demander combien elle en avait au total. Aurait-elle pu lui montrer un bilan mensuel, avec actif et passif ? Elle avait dû griffonner tout ça au dos d’une enveloppe. Mais il s’abstint, parce que les filles étaient là. Il se contenta de se lever et de commencer à débarrasser. « Je vais faire la vaisselle », dit-il, comme si c’était une nouveauté.
Rebecca emmena les filles dans le séjour et les installa devant un DVD de location. Elle avait pour habitude d’utiliser la demi-heure après le dîner pour téléphoner à ses fournisseurs en Chine, où c’était le lendemain matin, ou pour appeler sa mère, atteinte de sciatique chronique. Seul devant l’évier, Rodney récura les assiettes et rinça les verres maculés de kéfir. Il nourrit le broyeur, ce dragon dans sa grotte. Les mains d’un vrai musicien auraient été assurées. Mais quelle importance que Rodney se fasse déchiqueter les siennes ?
Pour être malin, il aurait fallu qu’il prenne une assurance d’abord, puis qu’il plonge sa main dans le broyeur. Ainsi, il aurait pu rembourser le clavicorde et en jouer tous les soirs avec son moignon bandé.
S’il était resté à Berlin, s’il était allé à la Royal Academy, s’il ne s’était pas marié et n’avait pas eu d’enfants, il jouerait peut-être encore de la musique. Il serait peut-être un interprète de renommée mondiale, comme Menno van Delft ou Pierre Goy. Ouvrant le lave-vaisselle, Rodney constata qu’il était envahi d’eau stagnante. Le tuyau d’évacuation avait été mal installé ; le propriétaire avait promis de régler le problème mais ne l’avait jamais fait. Rodney observa la mare couleur rouille, comme s’il était plombier et s’apprêtait à intervenir, mais il finit par remplir le compartiment à détergent, ferma la porte et mit l’appareil en marche.
Le séjour était vide lorsqu’il ressortit de la cuisine. Le téléviseur affichait l’écran d’accueil du DVD, avec la même boucle musicale qui se répétait encore et encore. Rodney l’éteignit. Il prit le couloir en direction des chambres. L’eau coulait dans la baignoire et il entendait la voix de Rebecca tentant de convaincre les jumelles d’entrer dans le bain. Il guetta les voix de ses filles. C’était ça, sa musique, aujourd’hui, et il aurait voulu l’entendre ne serait-ce qu’un instant, mais le bruit de cascade était trop fort. Les soirs où Rebecca baignait les filles, c’était à Rodney qu’il revenait de leur lire une histoire au lit. Il se dirigeait vers leur chambre lorsqu’il arriva à la hauteur du bureau de Rebecca. Il fit alors une chose inhabituelle. En général, lorsqu’il devait traverser cette zone-là du couloir, Rodney veillait à baisser les yeux. Il était préférable pour son équilibre psychologique de ne pas voir ce qui se passait dans cette pièce. Mais ce soir-là, il s’arrêta et regarda fixement la porte. Puis, levant sa main non assurée, il la poussa. Sur le sol, depuis le mur du fond, massés autour des longs plans de travail et s’entassant contre la machine à coudre, des rouleaux de tissu dans les tons pastel formaient comme un immense radeau de rondins descendant une rivière. Il emportait avec lui des bobines de ruban, des sacs éventrés de granules aromatiques, des épingles, des boutons. En équilibre sur les rondins, certaines avec l’aisance crâneuse de bûcherons, d’autres, terrifiées, s’accrochant comme les victimes d’une inondation, les quatre variétés de Chauff’Souris™ se dirigeaient vers les chutes du point de vente.
Rodney contempla ces petits visages tournés vers lui, implorants ou confiants. Il les contempla aussi longtemps qu’il le put, c’est-à-dire-une dizaine de secondes. Puis il se retourna et rebroussa chemin dans ses raides chaussures de ville. Il passa devant la salle de bains sans s’arrêter pour écouter les voix d’Immy et de Lula, et continua jusqu’à la salle de musique, où il ferma la porte derrière lui. Une fois installé au clavicorde, il respira profondément et commença à jouer une partie d’un morceau pour deux claviers en mi bémol de Müthel.
C’était un morceau ardu. Johann Gottfried Müthel, le dernier élève de Bach, était un compositeur difficile. Il n’avait étudié avec Bach que trois mois, avant de partir pour Riga et de disparaître dans le crépuscule balte de son génie. Plus personne ne connaissait Müthel aujourd’hui. Sauf les clavicordistes. Pour eux, jouer Müthel était l’accomplissement suprême.
Rodney commença bien.
Alors qu’il jouait depuis dix minutes, Rebecca passa la tête par la porte.
— Les filles sont prêtes pour leur histoire, dit-elle. Rodney continua de jouer.
Rebecca le répéta plus fort et Rodney s’arrêta.
— Vas-y, toi, dit-il.
— J’ai des coups de fil à passer.
De la main droite, Rodney joua une gamme de mi bémol.
— Je travaille, dit-il.
Il fixa son regard sur sa main, tel un étudiant apprenant à jouer des gammes pour la première fois, et resta ainsi jusqu’à ce que Rebecca s’en aille. Alors il se leva et referma la porte un peu violemment. Il se remit au clavicorde et reprit le morceau depuis le début. Müthel avait peu écrit. Il ne composait que lorsque le cœur lui en disait. C’était comme Rodney. Rodney ne jouait que lorsque le cœur lui en disait.
Et c’était le cas ce soir-là. Pendant les deux heures qui suivirent, il joua et rejoua le morceau de Müthel.
Il jouait bien, avec beaucoup de sensibilité. Il commettait également des erreurs. Mais il persévéra. Puis, pour se rassurer, il termina par la Suite française en ré mineur de Bach, morceau qu’il travaillait depuis des années et connaissait par cœur.
Il ne tarda pas à être en nage, le visage cramoisi. Ça lui faisait du bien de jouer à nouveau avec autant de vigueur et de concentration, et, lorsqu’il finit par s’arrêter, les notes tintinnabulantes renvoyées par le plafond bas de la pièce résonnant encore dans ses oreilles, Rodney baissa la tête et ferma les yeux. Il se rappelait ces six semaines, à vingt-six ans, durant lesquelles il s’était produit, ravi et invisible, dans des salles de concert vides en Allemagne de l’Ouest. Derrière lui, sur le bureau, le téléphone sonna ; Rodney pivota et décrocha.
— Allô ?
— Bonsoir, vous êtes bien Rodney Webber ?
Rodney comprit son erreur.
— Lui-même, dit-il malgré tout.
— Je suis James Norris, de Reeves Collection. Je sais que vous connaissez notre société.
Si on raccrochait, ils rappelaient. Si on changeait de numéro, ils trouvaient le nouveau. Seul espoir : s’arranger, se dérober, faire des promesses et gagner du temps.
— Je connais bien votre société, hélas.
Rodney cherchait le ton juste, léger sans être désinvolte ni irrespectueux.
— Jusqu’ici, je crois que vous avez eu affaire à Mme Darlene Jackson. C’est elle qui était chargée de votre dossier. Maintenant c’est moi, et j’espère que nous allons pouvoir trouver un arrangement.
— Moi aussi, dit Rodney.
— Monsieur Webber, j’interviens quand les choses se compliquent, mon rôle est de les simplifier. Mme Jackson vous a proposé plusieurs échéanciers, je vois.
— J’ai envoyé mille dollars en décembre.
— En effet. C’était déjà bien. Mais, selon nos fichiers, vous vous étiez engagé à en envoyer deux mille.
— Je n’ai pas pu réunir autant. C’était Noël.
— Monsieur Webber, tâchons de raisonner simplement. Vous avez cessé de rembourser les sommes dues à notre client, le Early Music Shop, il y a plus d’un an. Noël n’a donc pas grand-chose à voir avec tout ça, n’est-ce pas ?
Rodney n’avait pas apprécié ses conversations avec Darlene. Cependant, il en prenait conscience à présent, Darlene avait fait preuve d’une compréhension et d’une flexibilité totalement étrangères à ce James. La voix de cet homme avait quelque chose de moins menaçant qu’obstiné : cette voix était un mur de pierre.
— Vos arriérés de paiement concernent un instrument de musique, je crois ? De quel genre d’instrument s’agit-il ?
— D’un clavicorde.
— Je ne connais pas cet instrument.
— Ça ne m’étonne pas. L’homme gloussa sans se vexer.
— Heureusement pour moi, ce n’est pas mon métier, de connaître les instruments anciens.
— Le clavicorde est l’ancêtre du piano, expliqua Rodney. Sauf qu’à la place des marteaux, les cordes sont frappées par des tangentes. Mon clavicorde…
— Là, je vous arrête, monsieur Webber. Vous faites erreur. Ce n’est pas le vôtre. Cet instrument appartient encore au Early Music Shop d’Édimbourg, et ce sera le cas tant que vous n’aurez pas remboursé le crédit que vous avez souscrit pour l’acheter.
— Je pensais que ça pourrait vous intéresser d’en connaître la provenance.
Comment ce petit ton méprisant s’était-il infiltré dans la voix de Rodney ? Rien de surprenant : il voulait simplement remettre James Norris de Reeves Collection à sa place. Il s’entendit poursuivre :
— Il s’agit d’une reproduction, par Verwolf, d’un style de clavicorde fabriqué par un dénommé Bodechtel en 1790.
— Laissez-moi terminer, dit James.
Mais Rodney n’en fit rien.
— C’est mon outil de travail, dit-il, la voix trop tendue, comme mal accordée. C’est mon outil de travail. Je suis clavicordiste. J’ai besoin de cet instrument pour gagner ma vie. Si vous me le reprenez, je ne pourrai jamais vous rembourser. Ni vous ni le Early Music Shop.
— Il ne tient qu’à vous de le conserver. Je ne demande pas mieux. Il vous suffit de le régler en totalité avant dix-sept heures demain, par chèque de banque ou virement, et vous pourrez continuer à profiter de votre clavicorde aussi longtemps qu’il vous plaira.
Le rire de Rodney fut amer
—  Évidemment, c’est impossible.
— Dans ce cas, à partir de dix-sept heures demain, nous allons malheureusement devoir venir saisir l’instrument.
— Je ne peux pas réunir une somme pareille pour demain.
— Vous avez atteint la limite, Rodney.
— Il doit bien y avoir un moyen…
— Un seul moyen, Rodney. Paiement intégral.
Maladroitement, avec colère, sa main tel un pavé tentant d’en jeter un autre, Rodney abattit le combiné sur son socle.
Pendant un moment, il resta immobile. Puis il pivota à nouveau et posa les mains sur le clavicorde.
On aurait pu croire qu’il cherchait un pouls. Il passa ses doigts sur la décoration dorée et sur la partie supérieure des touches inertes. Ce n’était pas le clavicorde le plus beau ni le plus raffiné sur lequel il ait joué. Il ne pouvait être comparé au Hass, mais c’était le sien, du moins ça l’avait été, et ça restait un très bel instrument au son envoûtant. Rodney ne l’aurait jamais acquis si Rebecca ne l’avait pas envoyé à Édimbourg. Il n’aurait jamais su à quel point il était déprimé ni à quel point ce clavicorde, pendant un temps, le rendrait heureux.
Sa main droite jouait à nouveau le morceau de Müthel.
Rodney savait qu’il n’avait jamais été un musicologue de premier plan. Il n’était au mieux qu’un médiocre, quoique sincère, interprète, et ce n’était pas avec quinze minutes de travail matin et soir qu’il allait s’améliorer.
Être clavicordiste avait toujours eu quelque chose d’un peu pathétique. Rodney en était conscient. Le morceau de Müthel qu’il jouait, malgré ses erreurs, était tout de même très beau, d’autant plus, peut-être, qu’il était obsolète. Il joua encore quelques instants. Puis il posa ses mains sur le bois chaud de l’instrument et, se penchant en avant, contempla les jardins peints sur l’envers du couvercle.
Il était plus de dix heures lorsqu’il sortit de la salle de musique. L’appartement était silencieux et plongé dans le noir. En entrant dans la chambre, Rodney n’alluma pas la lumière, pour ne pas réveiller Rebecca. Il se déshabilla dans l’obscurité et, de la main, chercha un cintre à l’intérieur du placard.
En caleçon, il gagna à tâtons son côté du lit et se glissa sous les draps. Prenant appui sur un coude, il se pencha pour voir si Rebecca dormait. Il s’aperçut alors qu’elle n’était pas au lit. Elle était encore dans son bureau, en train de travailler.
Rodney se laissa retomber sur le dos et ne bougea plus. Il avait un oreiller sous lui, mal positionné, mais manquait d’énergie pour le déplacer.
Sa situation n’était au fond pas si différente de celle de n’importe qui d’autre. Il avait simplement atteint le bout de la route un peu plus tôt. Mais c’était pareil pour les rock stars et les musiciens de jazz, pour les romanciers et les poètes (pour les poètes, assurément) ; pareil pour les cadres, les biologistes, les développeurs informatiques, les comptables, les décorateurs floraux. Artiste ou non, universitaire ou non, Menno van Delft ou Rodney Webber, même pour Darlene et James de la Reeves Collection Agency : peu importait. Personne ne savait à quoi la musique originale ressemblait. Il fallait utiliser les connaissances dont on disposait et la jouer telle qu’on l’imaginait. Quoi qu’on joue, il n’existait aucun accord incontestable ni schéma manuscrit, et le visa dont on avait besoin pour aller voir le clavier du Maître nous était toujours refusé. Parfois on avait l’impression d’entendre cette musique, surtout quand on était jeune, et ensuite on passait le reste de sa vie à tenter d’en reproduire le son.
La vie de chacun était de la musique ancienne.
Rodney ne dormait toujours pas lorsque Rebecca arriva une demi-heure plus tard.
– Je peux allumer ? demanda-t-elle.
– Non.
Elle marqua un temps, puis :
– Tu as travaillé longtemps, ce soir.
– C’est en forgeant qu’on devient forgeron.
– Qui a appelé ? Quelqu’un a appelé.
Rodney resta silencieux.
– Tu n’as pas répondu, hein ? Ils appellent de plus en plus tard, en ce moment.
– Je travaillais. Je n’ai pas répondu.
Rebecca s’assit sur le bord du lit. Elle jeta un objet en direction de Rodney. Il le ramassa et l’examina en plissant les yeux. Le béret, le bec-de-lièvre. Souris Bohème.
– Je vais arrêter, dit Rebecca.
– Quoi ?
– Les souris. J’abandonne.
Elle se releva et commença à se déshabiller en laissant tomber ses vêtements sur le sol.
– J’aurais dû terminer ma thèse. J’aurais pu devenir maître de conférences en musicologie. Aujourd’hui, tout ce que je suis, c’est Maman. Maman, Maman, Maman. Une maman qui fabrique des animaux en peluche.
Elle alla dans la salle de bains. Rodney l’entendit se brosser les dents, se laver le visage. Elle ressortit et vint se coucher.
Après un long silence, Rodney dit :
— Il ne faut pas que tu abandonnes.
— Pourquoi ? C’est ce que tu as toujours voulu.
— J’ai changé d’avis.
— Pour quelle raison ? Rodney déglutit.
— Ces souris sont notre seul espoir.
— Tu sais ce que j’ai fait, ce soir ? dit Rebecca. D’abord, j’ai récupéré la souris dans la poubelle. Ensuite, j’ai défait la couture, j’ai retiré les granules au musc, je les ai remplacés par des granules à la cannelle, et j’ai refait la couture. Voilà à quoi j’ai passé la soirée.
Rodney approcha la souris de son nez.
— Ça sent bon, dit-il. Ces souris sont promises à un brillant avenir. Tu vas nous gagner des millions.
— Au premier million, je rembourse ton clavicorde.
— Marché conclu.
— Et tu arrêtes ton boulot et tu te remets à la musique à plein temps.
Elle roula vers lui et l’embrassa sur la joue, puis se remit de son côté et ajusta ses oreillers et ses couvertures.
Rodney garda la souris en peluche contre son nez, inhalant son arôme épicé. Il continua de humer la souris même après que Rebecca se fut endormie. Si le micro-ondes avait été à portée de main, il y aurait réchauffé Souris Bohème pour raviver son parfum. Mais le micro-ondes se trouvait au bout du couloir, dans la cuisine miteuse, aussi resta-t-il allongé là, à humer la souris, devenue froide et presque inodore.

2005

 

Cette nouvelle est extraite du recueil « Des raisons de se plaindre », traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Deparis, Éditions de l’Olivier, 2018.

En librairie le 13 septembre.

 


[1]. En anglais, Hyde se prononce comme hide, qui signifie « se cacher » ; park signifie « se garer ».

Jeffrey Eugenides

Écrivain

Rayonnages

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Notes

[1]. En anglais, Hyde se prononce comme hide, qui signifie « se cacher » ; park signifie « se garer ».