Nouvelle

La douce odeur de la pisse

Écrivain et Entrepreneur

Dans la nouvelle que nous a confiée Diana Filippova, par ailleurs auteure pour AOC de brillantes analyses critiques des technologies et qui révèle ici de prometteurs talents d’écrivain, il est question de débauche, à tous les sens du terme. La narratrice, femme désormais perdue, rencontre l’obscène dans une taverne interlope. Comment le sale, sous les auspices de ses odeurs, et surtout sous la forme privilégiée de l’urine, est objet de fantasme, de jouissance, de sublimation, mais aussi tout simplement d’affection. Tel est le jeu sérieux de l’érotisme, et sa puissance.

Посади свинью за стол, она и ноги на стол.
Invite un porc à table, et il juchera ses pieds sur la table.
Proverbe russe

 

Je me trouvai il y a peu dans un train bondé qui rentrait de province, un voyage pareil au retour du troupeau d’une épuisante séance de traite. Les corps et les murs étaient semblables à un pullulement de cavités grisâtres. Les yeux clos par intermittence, les commissures marquées, les jambes encombrantes défiant les coups de pieds, les passagers subissaient avec une résignation exemplaire la promiscuité de chairs hostiles. Une chape de plomb coiffait le train, boîte compacte séparée du monde, et la pluie battante rendait l’enfermement plaisant, et l’on se consolait tous de vivre un moindre mal.

Comme tant de trains qui rompent l’oisiveté d’un repos dominical, le nôtre avait été programmé en fin de journée, mais pas tout à fait en soirée. Éloignés encore pour un temps court et précieux du tumulte de la ville, les voyageurs accomplissaient les rituels du dimanche soir dans la compagnie réconfortante de leurs semblables. Du coup, ça suintait. Un nez curieux comme le mien s’amusait à décomposer la puanteur en composantes primitives, les sources premières qui dodelinaient et s’entrechoquaient dans une ronde joyeuse. Le pelage canin mal séché : clairement perceptible. La sueur : se tient à l’écart, en vertu de la loi universelle de l’acide qui domine l’âcre et de la supériorité des reflux gastriques sur les sécrétions organiques. Malgré l’apparence d’une guerre des tranchées, tout ce petit monde olfactif s’entendait très bien et ne tenait pas vraiment à se brusquer, laissant émerger ce bouquet singulier qui plane, intraitable, sur tous les voyages en train à l’heure du dîner.

Pressée par une intense envie d’uriner, je dégageai mes jambes de l’amoncellement de sacs et bagages du carré enfant et me dirigeai vers les portes coulissantes qui ne s’écartèrent qu’après un coup de pied assorti d’un juron bref. Je me glissai dans la voiture 7 et suffoquai : l’odeur de la bouffe se planta dans ma peau comme une armée de picots rouillés. Jambon défraîchi, fromage ramolli par la moiteur, biscuits gorgés d’eau, relent entêtant de sac plastique usé. L’équilibre délicat qui m’avait bercée dans mon wagon d’origine s’était brisé, et c’est avec nostalgie que je repensais à mes voisins — un jeune militaire tourmenté par le désir et la honte du désir, une fille au parfum sucré et au front tendu, une femme dévorant un livre épais — qui m’avaient abandonnée seule avec ces effluves inconnus et hostiles. M’extirpant de force de ma paralysie, j’avançai dans l’allée étroite à petits pas rapides tout en attrapant sièges, têtes et épaules pour garder l’équilibre dans le train ballotté par le vent et la vitesse. Cette fois, les portes coulissantes s’écartèrent en avance et me laissèrent m’engouffrer dans la cabine des toilettes, où l’odeur de la pisse m’emplit d’une joie simple. Je l’inspirai goulûment, saveur dense, rondeur maternelle, main douce, parée du voile singulier des personnes singulières qui se vidèrent ici et nulle part ailleurs.

C’est que la pisse me console. Contre le haut de cœur soulevé par les saveurs de l’usine Spandex pas loin de la prison de Beauvais, contre la merde pendant au cul du bâtard dans l’ascenseur, contre l’âcre traîne des parfums criards, elle me berce et m’apaise. Il me suffit de voir un homme qui se soulage dans les gouttières du métro, un enfant qui inonde son pantalon au grand dam de ses parents indignés, une figure anonyme qui s’engouffre avec un sac rempli de croûtons dans les toilettes publiques, me voici rassurée ; rien ne peut m’arriver lorsque ma jaune amie me prend dans ses bras et m’apporte ses effluves en offrande familière. Cette relation extraordinaire que nous avons nouée, elle et moi, remonte à des temps très lointains où m’arriva une histoire prodigieuse.

Chaque ville a sa pisse. Dans le Sud, la chaleur décompose la pisse en particules cristallines qui s’infiltrent partout et s’accouplent avec la poussière, le linge qui sèche, les fritures enveloppantes, la sueur, surtout la sueur. Courant le long du trottoir, elle abreuve les pavés assoiffés de son suc beurré, dans l’air confiné et torride, elle protège, derrière les jalousies toujours closes, les corps de la décomposition, contre les traces fécales des gosiers éreintés, contre l’indifférence du temps suspendu. Mais dans le Nord, la pisse ne se laisse pas sentir, elle se montre seulement par le biais de ces trous jaunes qui percent la neige, formés par les jets chauds que les enfants déchaînés font gicler en écartant les couches innombrables de vêtements, visant aussi loin qu’ils le peuvent et riant de l’impuissance de l’hiver devant le feu de l’eau pâle. Ce n’est qu’une seule et unique fois que la jaune s’est laissée sentir dans une ville du Nord, et il se trouve que j’en fus témoin.

Une après-midi de février, la ville s’apprêtait à plonger dans son sommeil quotidien. Je me dirigeais vers l’immeuble gris de la banlieue éloignée où j’habitais alors, vingt minutes de marche soutenue depuis la gare. Les passants étaient rares et je remarquai, en les observant pour me divertir, qu’en hiver, nous étions tous plus ou moins logés sous la même enseigne, puisque ce ne sont pas les gens qui s’enveloppent de plusieurs couches de vêtements, mais les tissus et matières qui se trouvent fourrés de chair humaine.

« Pourriez-vous m’indiquer où je pourrais trouver une brasserie ? »

L’homme qui m’avait interpellée était enveloppé de la tête aux pieds dans une combinaison épaisse de couleur grise, serti d’un nombre important de fermetures éclair jaune canari. Son visage boursouflé de la taille d’une crêpe dardait d’une capuche resserrée énergiquement par un lien jaune. Je lui répondis qu’il n’y avait probablement pas de brasserie dans ce lieu oublié du Seigneur comme du gouvernement.

« Je cherche un endroit pour déjeuner », répéta l’homme d’un ton égal, comme s’il ne m’avait pas entendue, me fixant de ses yeux livides dont le blanc reflétait la neige d’une teinte bleutée. Étrangement, son désir de trouver une brasserie s’immisça en moi comme un impératif dont ni lui ni moi ne pouvions nous défaire. Comme l’homme demeurait aussi immobile et compact qu’un tronc ancestral, je lui indiquai qu’un kiosque dont on disait qu’il vendait des plats à emporter se trouvait à dix minutes de là. Son regard, muet et immobile, se teinta de l’ombre d’une prière. Agitée et inquiète sans trop en comprendre la raison, j’ajoutai que je pourrais l’y conduire, si vraiment il n’était pas familier du coin.

« J’aimerais un endroit où je pourrais m’asseoir, je n’aime pas manger debout. »

Un goinfre, me dis-je, pas étonnant qu’il soit au garde-à-vous à cette heure de la journée. Il se peut bien que sa combinaison ne soit pas tant épaisse que gonflée par les résidus d’innombrables brasseries passées. Je détournai le regard, craignant de l’ausculter trop grossièrement, mais son expression neutre, le pincement des lèvres, les mouvements légers de sourcils accrochaient malgré moi ma vision périphérique et, en partie pour y échapper, je fis demi-tour et fonçai dans une direction opposée à chez moi en lui faisant signe de me suivre, comme s’il n’y avait aucune possibilité autre que de lui trouver une brasserie et de m’assurer qu’il y fût assis dans un confort et un rassasiement décents. Il me suivit sans un mot, la démarche précipitée et pataude, le tronc élancé vers l’avant, son corps tout entier défiant la chute à chaque pas. À mesure qu’on s’éloignait de la route, s’enfonçant dans les jardins déserts et sombres, je me rappelai que je n’avais aucune idée de la localisation précise de cette brasserie qui n’était peut-être qu’un produit fortuit de mon imagination. Je jetai un regard par-dessus mon épaule, l’homme était toujours là, trottant avec zèle lorsque la distance entre nous devenait trop grande. Saisie d’une excitation folle, je me dirigeai vers un paquet d’immeubles sales et défraîchis, au milieu desquels figurait un passage étroit où je ne m’étais encore jamais aventurée. À cause des sapins qui le bordaient de part et d’autre, et aussi de la lueur sombre produite par les deux tours voisines, il n’était pas possible de voir où le passage pouvait bien conduire. Je m’assurai que l’homme me suivait toujours et m’y enfonçai d’un pas déterminé qui répondait à cet instant à une question de vie ou de mort. Nous nous arrêtâmes à la lisière d’une cour, grande et sombre. Sept immeubles l’entouraient, collés si étroitement l’un à l’autre qu’ils ne laissaient pénétrer que des faisceaux aussi fins qu’un épi de blé. Cette diffraction singulière conférait à la cour un aspect de passoire persillée de trous jaunes qui laissaient deviner sans les voir les objets laissés à l’abandon — voiture, jeux pour les enfants, poussette, banc. Je tournai la tête et croisai le regard placide de mon compagnon où je lis de l’affliction, sans doute à cause de ses tentatives répétées d’enrouler son bras épais autour du mien. Je me dégageai, impatiente, et lui pris la main. Devant nous se dressait un cabanon de bois modeste auquel on accédait par un petit escalier dont les trois marches étaient simplement éclairées par une lanterne. « Victoire ! », m’écriai-je et traînant mon compagnon par la main, enfonçai la porte, le poussant à l’intérieur, puis m’y glissant moi-même, la porte retombant dans ses gonds avec un grincement paresseux.

Pané, grillé, bouilli : un vent d’odeurs de bouffe nous enveloppa en un instant. Devant les fourneaux, entourée de grosses casseroles en fonte, une jeune femme versait une soupe d’oignon dans une armée de bols en terre cuite, puis en disposa trois sur un plateau qu’elle apporta sans précipitation à une table où trois vieux jouaient aux dames. Deux femmes enfoulardées étaient assises à l’autre bout de la taverne devant des assiettes recouvertes d’os et de détritus d’où surnageaient des pelures de patates et quelques bouts de carottes. Une autre femme sans âge se tenait derrière le comptoir où nous entrevîmes toutes sortes de mets en sauce jouxtant des cruches de jus de pomme et des bouteilles de vin. Soudain, j’eus très faim.

« Voilà, on n’a pas exactement une brasserie, mais une taverne. »

Puis, je demandai à la femme derrière le comptoir si elle servait encore à manger. Elle ne sembla pas m’entendre, et comme je répétai ma requête, elle interrompit sa tâche, s’essuya longuement les poignets et les avant-bras, puis nettoya son front d’un trait persillé de gras et de suie avec le revers de la main.

« Nous ne servons pas les étrangers. »

Elle se frottait désormais les joues avec ses deux mains et me regardait sans expression.

« Nous ne sommes pas vraiment des étrangers, rétorquai-je d’une voix tremblotante, nous habitons dans le coin, même si vous ne nous connaissez peut-être pas.

— Si je ne vous ai jamais vus par ici, c’est que vous êtes des étrangers, mes poulets. »

Soudain, une bouffée de chaleur m’enflamma les joues, et je retirai d’un geste mon bonnet et mon écharpe pour me dégager le cou et la nuque. Les couteaux, les murs crasseux, les femmes et la bouffe, tout me devint insupportable, je pris appui sur le comptoir et m’affalai à demi-inconsciente sur un tabouret qui se trouvait près de moi. Pendant ce temps, mon compagnon s’était débarrassé de sa combinaison, découvrant un ventre replet débordant sur un corps maigrichon, et se dirigea vers la matrone d’un pas décidé, s’affaissant sur le comptoir et plantant son nez à quelques centimètres du visage rougeaud de la maîtresse des lieux. Je ne voyais plus grand-chose à cause d’un brouillard dont je ne savais s’il était dû à l’étourdissement ou aux monceaux de bouffe fumante qui traînaient un peu partout. L’homme-ballon chuchotait pendant ce temps quelque chose à l’oreille de la femme, qui avait bien changé d’humeur. Ils poussaient tous deux, l’un après l’autre, des ricanements courts, dans une harmonie sonore qui indiquait qu’ils s’étaient tacitement accordés tant sur la tessiture que le phrasé. Les mains occupées à récurer, essuyer et échafauder les casseroles, la femme n’oubliait pas de renverser la tête de temps à autre dans un éclat de rire, découvrant un cou large et rouge, plus rouge que la poiscaille qu’elle se mit à dégoupiller à l’aveugle.

 

L’impuissance que je ressentis à cet instant était d’une telle intensité qu’elle occulta les défaillances corporelles ; l’indignation m’avait désertée, me laissant en guise de consolation une tristesse ténue, peu belliqueuse. Je me laissai alors tomber en l’arrière. Ma nuque frappa le sol la première et le reste du dos s’arrangea peu après en une courbe douteuse, mes jambes dispersées en anarchie sur le tabouret. Pendant ce temps, la situation au comptoir avait encore évolué. Mon compagnon séducteur s’en était allé s’assoir sur une chaise, pas trop loin de l’entrée, face à une large table qu’on avait dressée exprès pour lui. La matrone avait tout laissé tomber dès qu’elle le vit s’éloigner d’elle, secoua fortement ses mains, se précipitant à sa suite, tira de sa poche un chiffon qu’elle utilisa pour épousseter énergiquement les dernières miettes de la table royale. Son visage à lui avait beaucoup changé ; « maître chez lui », pensai-je. Avec l’assistance de tout son personnel, la matrone disposait sur la table de l’homme-ballon toutes sortes de mets – soupes, saucisses, salades, brochettes et patates cuites à l’ail, et de la boisson aussi dans de grandes carafes en terre cuite, probablement du jus, de l’eau et du vin rouge. À chaque claquement sourd de la vaisselle sur la table, il décrochait une petite claque sur ses genoux avec ses poings serrés, que la matrone marquait à son tour avec un sursaut sec, l’ensemble s’articulant en une farandole harmonieuse dont les tremblements secouaient tout jusqu’au sol. Je commençais à perdre les pédales, et chaque odeur faisait miroiter un océan de saveur que je me rêvais de goûter comme un malfrat, en douce. Leur vue m’était devenue insupportable, je dégageai avec peine mon regard et le plantai sur le plafond en forme de dôme, dont les planches irrégulières en bois semblaient si friables et fragiles qu’on se demandait comment elles tenaient encore par ce froid, chargées de vingt centimètres de neige dense.

Une lumière fade m’aveugla tout à coup, je plissais les yeux pour y voir plus clair, mais seuls des points noirs et jaunes continuaient à s’acoquiner dans un tourbillon sans fin. Quelques minutes plus tard, je parvins à retrouver partiellement la vue, quoique les images m’apparussent encore comme enveloppées d’une pellicule perlée d’une teinte ocre. Matrone et Ballon étaient tous deux penchés sur moi, l’air concentré de deux infirmières en panne de diagnostic, Matrone tenant à un mètre au-dessus de ma tête une lampe à huile métallique qu’aucune usine ne produisait plus depuis au moins plusieurs décennies. Sans me quitter du regard, ils échangeaient des paroles que je n’entendais pas plus – la pellicule perlée avait des propriétés auditives qui étouffaient jusqu’à les rendre inintelligibles les voix et les sons – que je ne pouvais les lire sur leurs lèvres maculées de gras. Tout indiquait une concertation méthodique qui piétinait moins par un désaccord sur le fond que par une paresse de l’imagination. Mais voilà, un compromis semblait trouvé, et leurs visages furent saisis de contorsions abominables évidant leur être du dernier semblant d’humanité.

Commença alors une danse dont les figures désordonnées me reviennent encore en flashs monstrueux. Elle s’ouvrit par un coup de pied oblique dans ma hanche ; soufflée, j’oubliai d’en identifier la source. Puis ils me relevèrent la tête et me dévêtirent, ôtant le manteau, les chaussures, la double couche de chaussettes, le pull, le sous-pull, le t-shirt, mais ne touchèrent pas aux sous-vêtements et au collant en fin cachemire. Ballon fit quelques pas en arrière et me lança quelque chose que je ne distinguai pas toute de suite, à ma propre surprise je me relevai pourtant d’un bond énergique, me retrouvai à quatre pattes, ma longue chaîne en or blanc sertie d’une croix caressant le sol poisseux, et sautai sur l’objet dont mon corps soudain agile détermina allègrement la position. L’objet s’avéra être un détritus protéiné, avant que je n’eusse le temps de réfléchir, me voilà qui le dévorais avidement, les dents éreintées par les morceaux d’os. Tout le beau monde avait déjà arrêté de manger et s’était assemblé en cercle autour de moi. Je m’ingéniai à attraper chaque morceau qu’on me lançait, et certains, fâchés sans doute par une dextérité qui ne me fit jamais défaut, rompirent la valse des solides et me projetèrent les contenus plus ou moins liquides d’assiettes creuses et cruches ; alors qu’au début je fis preuve d’un certain talent à attraper au vol les longs filets grisâtres dont les collisions et entrecroisements évoquaient les arabesques de Pollock, je fatiguai brusquement, mes jambes tremblaient et mon corps vacillait — je finis tout à fait prostrée, repliée sur moi-même dans une crampe, défaite, faible et affamée.

Quand j’ouvris les yeux, Ballon était planté devant moi, immobile, les jambes un peu écartées et les mains de part et d’autre de son gros ventre enveloppé dans un pull gris à rayures jaunes. Je saisis sa jambe et maugréai tandis qu’il agitait son pied dans une tentative vaine de se dégager. Sans mot dire, il cessa de s’agiter, se pencha au-dessus de moi, me souleva d’un geste vigoureux et me balança sur son épaule comme un vieux sac de patates. Pendant qu’il se dirigeait vers la sortie, je voulus profiter d’un changement radical de perspective et embrasser une dernière fois cette pièce étrange et maléfique avant que mon corps, pensai-je, ne fût jeté aux oies en pâture. Ce que je vis me laissa estomaquée : la brasserie ne ressemblait plus du tout à une brasserie, elle ne ressemblait à vrai dire à rien d’humain.

Quelle monstrueuse image ! Ceux qui me lançaient des bouts de nourriture avec tant de parcimonie m’apparaissaient maintenant sous leur forme véritable : des pantins, des poupées de chiffon aux membres rattachés par des ficelles fines dont l’extrémité se perdait dans ce que je croyais être des bouts de détritus, qui se réveillaient maintenant, s’agrandissaient et se transformaient en petits êtres humanoïdes à la peau fauve et aux membres fripés, des grosses têtes percées d’yeux minuscules et coiffées de calvities béantes. Ils sautillaient sur place, leurs mains crochues tirant les fils avec de plus en plus de vigueur et les pantins s’animèrent dans une ronde abominable que les petits monstres pointaient de leurs extrémités avec un ricanement odieux. La vision de cette orgie m’était si insupportable que je priai pour que Ballon atteigne la porte le plus vite possible, tout à fait indifférente au sort qui me serait réservé. Une seconde avant qu’on quittât définitivement l’antre de ce cauchemar, la chape de plomb qui me brouillait l’ouïe et la vue tomba d’un coup et je me surpris à hurler, hurler à pleins poumons avant de vomir une bile noire et jaune.

 

Lorsque je repris conscience, le froid rude et réconfortant me rongeait les membres. J’étais allongée dans un cercueil de neige, et autour de moi il n’y avait rien, pas d’arbre, pas de maison, pas de brasserie, seul Ballon se dressait devant moi, quasiment invisible dans une brume noire et visqueuse. Bercée par un léger vent, je luttais contre l’envie de m’assoupir, sachant parfaitement que le sommeil signerait ma fin. C’est alors que Ballon sembla porter ses mains à sa braguette, un long filet canari en jaillit et il m’en arrosa patiemment de la tête au pied avec des gestes circulaires et lents. Au contact de cette substance lascive à l’odeur âcre qui s’enfonça dans ma peau de ses mille cristaux aigus, je goûtai la joie de la délivrance, une communion avec cette matière précieuse qui noya, à mesure qu’elle m’inondait tout à fait, le souvenir des pantins et homoncules dans les limbes de l’accessoire et ne laissa subsister qu’un amour absolu, infini, pour Ballon.

 


Diana Filippova

Écrivain et Entrepreneur, Co-fondatrice de l'agence éditoriale Stroïka

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