Essai littéraire

Faux plats, cartographie par la fiction de nos espaces politiques

Écrivain

Un faux plat : tel est le type de paysage que pourrait être notre espace politique. Apparemment sans relief et pourtant dur à gravir. Au sens alimentaire aussi bien : un faux plat sans relief reste figé comme les biberons-jouets ne coulent pas pour de vrai. L’écrivain, poète, performeuse Cécile Portier s’intéresse souvent, non sans dérision, aux injonctions de la vie. À Cerisy, pour un colloque sur « Arts, littérature et réseaux sociaux », sur les espaces qu’on partage et leurs représentations, elle s’est penchée sur cette pente qui ne dit pas son nom, pour la transformer en une histoire inédite – jusqu’à aujourd’hui.

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Baudelaire

 

On fait de la géographie pour voyager. Avant le voyage il y a la gare, où l’on piétine en masse en attendant de passer devant des portiques, qui n’ont rien à voir avec ceux évoqués par Baudelaire dans la Vie antérieure. Ces portiques-là ne sont pas éternellement ouverts sur l’horizon. Ils sont par défaut en position fermée et ne se déverrouillent en bipant que sur présentation du bon QR code. C’est la Vie antérieure mais version bienvenue à Gattaca.

Une fois que comme tout le monde je voyageais j’ai vu à trois reprises, pendant ces quelques minutes où j’attendais mon tour, un agent de sécurité tout de noir cuirassé raccompagner vers les portiques, dans l’autre sens que celui suivi par la foule, des jeunes gens, teint basané, ce qui est suspect, sans aucun bagage, ce qui l’est encore plus.

Je me suis dit, le train va vers Cherbourg, Cherbourg ensuite c’est la mer, ensuite c’est l’Angleterre.

Oui, mais pas pour tout le monde.

Il faut le bon QR code.

Voici comment s’écrivent aujourd’hui nos invitations au voyage.

En étant dans cette foule docile qui attendait sagement son smartphone à la main de faire biper convenablement le portique, j’ai pensé à nous.

Nous, comme peuple.

Peuple, c’est beaucoup trop dire, mais quoi dire d’autre qui n’en définisse pas trop les contours ? Quoi dire d’autre qui ne dise pas l’appartenance, mais qui dise cela, que nous sommes peut-être seuls mais nombreux ?

Et subitement nous nous retournons. Certains d’avoir perdu quelque chose. Derrière nous, rien, ni personne pour nous tendre ce qu’on aurait laissé tomber sans s’en apercevoir. Personne pour nous rattraper et nous dire : vous avez oublié ceci, je vous le rends. Vous y tenez beaucoup sans doute ? Vous ne l’aviez pas fait tomber exprès n’est-ce pas ?

Nous n’avons rien fait tomber exprès. Il arrive qu’on voie ça, une main qui lâche un papier gras – la main qui se désolidarise de la tête, la main qui s’oublie, et tout le reste du corps qui fait comme s’il n’avait pas vu. Mais nous non. Nous, nous ne sommes pas hypocrites avec nos gestes. Soit nous jetons soit nous tenons, ce que nous tenons nous y tenons fermement, le reste nous le jetons mais dans ce qui est prévu à cet effet. Donc nous n’avons rien perdu exprès, de cet exprès qui ne s’avoue pas, qui s’oublie lui-même…

En tout cas, ce sentiment.

Ce sentiment d’avoir perdu – faut-il vraiment mettre un complément d’objet direct ?

De ne pas savoir si, de ne pas savoir quoi, on continue la pente du sentiment, on en est certain à présent, quelque chose nous manque et par quelle poche trouée ça s’est échappé, par quelle béance?

Si nous avons perdu sans savoir nous ne pouvons pas retrouver. Si nous ne pouvons pas retrouver c’est nous qui sommes perdus : nous nous dilapidons sans repos aux quatre coins de l’espace de plus en plus encombré de ce qui n’y est plus.

Et plus ça s’encombre, plus le doute prolifère. Y avait-il quelque chose avant le sentiment, y avait-il quelque chose qui justifie le sentiment de la perte ? Est-ce qu’on ne serait pas en train de devenir fous, là, à chercher comme ça partout derrière nous on ne sait même pas quoi ? Ou alors, c’est qu’on nous l’aurait volé ?

Regards suspicieux. Qui alors ? Qui s’en serait servi la dernière fois et ne l’aurait pas remis à sa place ? Qui l’aurait volontairement placé ailleurs pour qu’on ne le retrouve pas ? Qui et pourquoi, et pour qui, et à qui ça profite ?

Là, de deux choses l’une. Soit on trouve un coupable soit on cesse de chercher. Trouver un coupable c’est facile. Nous sommes si nombreux. Cesser de chercher ce n’est pas pareil, ça demande un effort.

Cela demande à changer de question.

Quelle question se poser donc ?

Peut-être celle-ci : si on a laissé tomber quelque chose, c’est à cause de la gravité.

Il faut se méfier de la gravité. C’est une force qui retient et écrase.

Quelle est cette gravité qui s’applique et nous atteint ainsi ? Et quel est cet espace où la gravité nous attire ? Est-ce pour cela que nous sommes nombreux à y être, avec parfois, le sentiment de tourner un peu en rond ?

Qu’expérimentons-nous, dans cet espace où nous évoluons ?

Nous expérimentons souvent que nous y sommes à la peine, et c’est comme une surprise. On ne s’y attendait pas. On pensait que ça allait surfer tout seul. En fait, ça rame. C’est lent souvent, tout le monde l’a expérimenté, c’est lent alors que ça n’est pas fait pour être lent. Nous mettons un temps fou parfois à nous connecter à quoi que ce soit.

Imaginons un cycliste sur une belle route bien dégagée, toute en ligne droite, le ciel est bleu, ça va tracer. Et puis non. Un dénivelé sournois lui coupe les jambes, le soleil brûle sa nuque, l’horizon se dérobe en permanence. Rien ne se déroule du paysage qu’il traverse, c’est toujours la même chose qui s’affiche. Sur les murs qui défilent, des opinions rances, toujours les mêmes. Le cycliste se dit que jamais il n’y arrivera, il a la sensation d’être floué.

Voilà donc notre première expérience : celle de la vitesse contrariée. Voilà notre première émotion : la frustration. Tout paraît facile, tout se dérobe. Nous sommes à la peine, vous dis-je. Ça semble plat, ça ne l’est pas. La preuve, elle est dans ce que je racontais au début. Ce qui tombe disparaît. Si c’était plat ça tomberait à nos pieds. Or non. Ce qui tombe disparaît. Ceux qui tombent disparaissent.

Il semblerait que l’espace que nous expérimentons en tant que peuple, même si c’est beaucoup trop dire, il semblerait que notre espace politique soit une sorte de faux plat. Le faux plat est une réalité sournoise qui nie le relief tout en vous l’imposant. Ce qui fait que vous glissez ou vous peinez, et vous prenez ça pour un mérite personnel, une incompétence personnelle.

Mais revenons sur ce drôle de sentiment éprouvé par le cycliste. Le sentiment d’être trompé. S’il y a tromperie c’est qu’il y avait promesse. Promesse de quoi ? Promesse d’atteindre. Or, la destination disparaît du paysage. Pourquoi ? Que se passe t-il exactement ? Il semblerait qu’il y ait toujours quelque chose qui vienne contrarier ce qu’on recherche.

C’est-à-dire qu’un résultat chasse l’autre, en permanence. Vous avez aimé ceci, vous aimerez cela, et puis encore cela. Un clic toujours emmène où on ne pensait pas aller. Puisque tout doit aller vite il y a trop de choses à prendre pour par assez de temps. De contenus promotionnels en contenus promotionnels, on finit par sérendiper dans la colle, et on oublie jusqu’à ce que l’on cherchait. On ne sait plus où on est.

Pourtant, la route ne connaît aucune bifurcation. C’est le même sillon toujours creusé, la même petite musique toujours ressassée. Nos choix d’un jour nous sont resservis sempiternellement, comme une vengeance.

Il y a néanmoins la promesse d’atteindre. Avec cette ambivalence dans la promesse, qui serait qu’atteindre serait à la fois arriver et attraper. La promesse d’atteindre est commuée en promesse de consommer.

Or, là aussi, quelque chose cloche. C’est comme si la consommation ne nourrissait pas. Le nectar versé ne rejoint jamais la pente du gosier. Cela fait comme si, seulement. Comme ces enfants qui jouent à nourrir des poupées de plastique avec des biberons magiques, pleins quand ils sont en position verticale, et qui semblent se vider progressivement quand on les penche. Mais la poupée en plastique ne boit pas, on le sait, et le lait du biberon magique ne coule pas. Ce qui se donne à consommer n’est que le spectacle d’une surface, une mince pellicule de matière enchâssant du vide, se précipitant dans le vide. Rien ne se rejoint. À la fin de la journée, on ressort gavé de désirs insatisfaits.

 

Cette espèce d’espace dont nous faisons l’expérience, ce serait un plat qui ne se mange pas. Tout est là, tout est donné, tout est exposé. Mais on reste toujours sur sa faim.

 

Alors, de quoi le faux plat est-il le nom ? Du marketing sans doute. D’une technique de marketing consistant à faire image de la promesse, quand les mots sont trop peu précis, dévalorisés, quand les mots ne permettent plus de rendre compte à priori de l’expérience qu’il nous est proposé de vivre.

Un plat, par exemple, c’est compliqué à décrire. Il y a toute une littérature des menus, on le sait. Mais enfin on a le droit de ne pas s’en contenter. D’être méfiants. Si ça se trouve c’est du surgelé. Et le restaurateur, de son côté, a le droit de ne pas avoir envie de répéter indéfiniment le plat servi, surtout si la carte ne change jamais, surtout si les clients sont des touristes.

En politique c’est pareil, on y va souvent en touristes. En touristes méfiants, car ce n’est pas la première fois qu’on se fait arnaquer.

Donc, certains ont trouvé la parade. Dans leurs vitrines, ils installent une promesse en plastique.

Le Sampuru, au Japon, est une pratique courante. Le Sampuru est un mot typiquement japonais : une transposition directe du terme anglais sample, prononcé à la japonaise.

Le sampuru, c’est donc une sorte de démonstration par l’exemplaire. On a besoin de concret voyez-vous.

Quand on voit, on sait à quoi s’en tenir.

Si on goûte, on sait aussi, mais ça coûte. Donner à voir ne coûte rien mais peut rapporter gros. Le faux plat c’est ça : faire l’omelette sans casser d’œufs.

 

En tout cas : rien ne dégouline d’être penché, la sauce est figée.

Nos espaces d’échanges sont propres.

Il y a des chefs-d’œuvre de sampuru : ça tient à la qualité de brillant du vernis, qui doit être comme une couche de salivation prospective. On assiste parfois à des envolées légères dans l’espace de nos appétits, telles spaghettis bolognaises aspirées en torsades par une fourchette en lévitation, et quand on voit ça on se dit : mais c’est véritablement la main invisible qui agit là et qui s’apprête à bouffer le plat !

La main invisible, oui.

Le faux plat, c’est le sempiternel retour de l’économie dans nos espaces d’échanges.

Qu’est-ce que cela veut dire?

Cela veut dire qu’autre chose est évincé, peut-être. Nos espaces d’échanges seraient devenus trop étriqués pour qu’autre chose s’y déploie que ce qui peut bien se quantifier, donc se monnayer.

Revenons au Sampuru. Le Sampuru au départ était fait en cire : matière déformable à l’envi, qui peut prendre, sous l’effet de la chaleur de l’excitation, la forme exacte de nos désirs. Ensuite, on inventa mieux : le PVC, qui offre une souplesse incomparable, permet toutes les extravagances, et donne accès surtout à une qualité de matière que la cire ne donnait pas : la transparence.

En marketing comme en politique, la transparence est un effet de rendu très efficace. La transparence d’une cloison permet de faire oublier la cloison. Derrière l’écran défile de la nourriture en plastique, des créatures en plastique, tout est propre et tout est à disposition. Tout est propre même quand ça fait semblant d’être sale et vilain. La sauce est figée, vous dis-je. Que vous regardiez une éjaculation faciale ou une décapitation, rien jamais ne vous éclaboussera. Mais vous aurez tout vu, car il y a la transparence.

La transparence est cette qualité à partir de quoi peut perdurer la promesse d’atteindre, bien que rien jamais n’advienne, bien que rien ne soit atteint. Tout est visible, et c’est déjà ça. De part et d’autre de l’écran les choses restent telles qu’elles sont. D’un côté de l’écran, le monde qui défile est en plastique. De l’autre côté, le spectateur est indemne. Frustré certes, mais indemne.

Mais cette histoire de transparence, cette histoire de dénivelé trompeur, cette histoire de but jamais atteint, ça ne vous rappelle rien ?

Ce sont les conditions même d’un mirage, oui. Ce terrain de faux plat où nous évoluons, ce faux plat au sens topographique et non plus gastronomique du terme, c’est celui où, dans la transparence de l’air chauffé par nos désirs, apparaît subitement une oasis, oui, là-bas, regardez-la ! Et nous nous y précipitons. La transparence, c’est la méthode qui permet de jouer sur nos pulsions scopiques et notre très grande avidité à voir tout, même ce qui n’existe pas.

Voilà la troisième caractéristique, le troisième symptôme pourrait-on dire, de cet espace qui est le nôtre, et dans lequel nous tentons d’échanger. La première, nous l’avons vu, c’est que l’effort d’y vivre n’était pas prévu. Nous pensions qu’il s’agissait d’un espace d’aménités, c’est un espace d’aspérités, d’adversité. La seconde, c’est que des cloisons nous séparent les uns des autres et de tout. Nous sommes circonscrits. La troisième, c’est que des illusions y naissent, y fleurissent par milliers. Nous voyons partout des propositions de solution dernière où nous précipiter.

Et quand on s’y précipite, que se passe-t-il ? Escamotage. Généralement toujours le même : à la place du beau lapin blanc apparaît un avis de somme à payer. C’est que nos espaces d’échange, du fait qu’ils sont penchés, peuvent accueillir des double-fonds très pratiques quand il s’agit de mettre un objet ou un mot pour un autre. C’est ainsi que des décisions surviennent qui ne sont pas celles qui étaient affichées.

Les discours sont multicouches. Si vous les prenez en surface, ils sont tout blancs. Si vous regardez en coupe, c’est une autre histoire, on voit des sédimentations complexes et souvent beaucoup plus sombres affleurer sous l’érosion.

Si vous regardez en coupe.

Simplement, ce n’est pas si facile de changer de point de vue, dans cet espace qui est le nôtre.

Connaissez-vous la chambre d’Ames ? La chambre d’Ames est ce dispositif optique qui permet de donner l’impression qu’un espace trapézoïdal et tronqué est un beau cube tout droit, si peu que y vous regardiez par un seul petit trou de lorgnette. Vu ainsi, vous ne vous apercevez pas que les perspectives sont toutes forcées. Des deux personnes que vous regardez dans cet espace et qui sont toutes les deux exactement à la même distance de vous, l’une vous paraît beaucoup plus proche, l’autre plus loin. Notre espace où ce qui tombe disparaît est peut-être une chambre d’Ames, comportant ce que nous aimons appeler des biais cognitifs. Reprenons cette anecdote à la gare. Vu depuis où nous étions tous, avant de passer les portiques, les jeunes gens reconduits dans l’autre sens faute de bon QR code nous paraissaient effectivement très loin.

Nous commençons à en savoir un peu long sur cet espace qui est le nôtre, atteint de gravité et pourtant oublieux de tous ceux qui tombent. Il penche, malgré les apparences, et c’est difficile de savoir vers où. De ce fait nous sommes désorientés. Nous sommes sur la mauvaise pente peut-être, mais laquelle ? Et qui croirait à l’enfer en pente douce ? On finit par se dire : il n’y a pas de catastrophe, parce qu’elle dure trop longtemps.

Nous savons aussi que cet espace ne se laisse jamais embrasser. Il paraît plat, mais il est sans horizon. Ses cloisons sont transparentes mais efficientes. Nous avons droit de le regarder, mais seulement d’un œil. Comme regardent les voyeurs. Nous sommes des voyeurs borgnes et isolés, regardant d’autre voyeurs borgnes et isolés. Cela veut dire que nous voyons, que nous sommes vus. Que souvent nous sommes contents d’être vus, car c’est ce qui s’appelle exister. Parfois nous ne sommes pas contents mais enfin bon il faudrait savoir ce qu’on veut.

L’espace où nous vivons produit des mirages que nous regardons, certes, mais qui nous regardent aussi.

Voilà où nous en sommes. C’est-à-dire, comme il est dit au début d’Ubu, nulle part. Nous sommes dans un paysage penché glissant, stérile bien que luxuriant. Nous ne savons ni ancrer ni partir.

De temps en temps la question se pose, on fait avec notre bonne conscience comme si c’était la première fois. À l’occasion d’un changement de conditions d’utilisation, on hésite. Va-t-on rester, encore cette fois ? On a le choix, toujours. De partir.

Et nous restons.

Pourtant, on le sait bien. Tout a divorcé, entre ce que l’on attendait et ce qui est.

Et nous restons. Nous avons toujours de bonnes raisons. Nous avons ce pressentiment, cette crainte, qu’Ailleurs n’existe pas.

Et puis, on s’est habitué. C’est bien pratique quand même.

Que faire, donc ?

Changer, mais quoi ?

Peut-on trouver un remède à un paysage?

Nous ne pouvons changer le paysage dans lequel nous évoluons.

Je reprends. J’ai été trop vite.

Nous ne pouvons peut-être pas.

Peut-être nous pourrions mais ce n’est pas sûr.

C’est long à changer, un paysage. Surtout quand on parle terrain, topographie. Surtout quand le paysage est si vaste. Notre paysage n’est pas un jardin.

 

Donc, nous ne pouvons pas attendre après ça. Nous ne pouvons pas attendre après notre désir, notre capacité à changer le paysage.

Il ne s’agit pas de remettre les choses droites. Le monde pèse trop pour être soutenu par un cric.

Nous pouvons en revanche changer de géographie. C’est-à-dire : décrire. Décrire au plus juste ce qui ne s’avoue pas. Décrire sans illusion, en gardant toujours en tête que la représentation n’est pas seulement pour savoir, mais pour pouvoir.

Le faux plat est notre réalité à tous. Une réalité politique, qui fait que quelque chose nous échappe. Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive, et nous glissons inexorablement le long des autres, le long de la réalité. Il faut changer de méthode pour décrire où nous en sommes, et voir apparaître autre chose. Sinon, l’expérience continuera de s’effilocher en un doute sans conclusion.

La seule solution c’est d’adopter une focale différente, que nous qualifierons ici de précision myope. De quoi s’agit-il ? D’une volonté de s’en tenir aux détails, qui aboutit à trop embrasser. Nous sommes des voyeurs borgnes, je l’ai dit, des voyeurs borgnes car nos dispositifs nous forcent à l’univoque, et c’est pour cela que toute vision panoramique des choses nous devient désespérante. Si au contraire on se rapproche pour attraper le peu, l’anecdotique, notre handicap nous sert : du fait de l’absence de vision en stéréo qui nous caractérise, nous attrapons toujours plus que ce que notre volonté exigeait. Essayer d’attraper un cil avec une pince à cornichon, vous comprendrez ce que je veux dire. La précision myope est un état intranquille, qui toujours échoue. Mais cet élan du peu vous donne le mieux. Dans cette étreinte floue, il s’agit bien de prendre avec pour comprendre : cela nécessite un peu d’étendue. Une étendue comprise comme un écart. Un écart, comme on dirait : une erreur. On ne comprend le faux plat qu’en se trompant. C’est-à-dire en assumant qu’on n’en parle pas objectivement.

Notre monde devient précisément flou.

Cela devient un paysage de reliefs. Reliefs, comme on dit de ce qui reste sur la table d’un repas trop copieux. Des os à ronger. Rien n’est plus vraiment ordonné. Un paysage hétéroclite, qui fait tâche, voilà ce que l’on peut produire pour sortir du faux plat. Des auréoles de vie répandues, déversées, débordantes. Tout cela vient contredire la platitude des cartes traditionnelles, sortes de nappes solennelles sur lesquelles le monde nous est servi comme si nous avions à le gouverner.

Alors, repenser ce qu’est le relief sans y rajouter de hiérarchie.

Relief, ce serait sans considérer qu’il y a des points hauts et des points bas. Ce serait sans marquer de quantité. L’intensité ne réside pas là. La qualité non plus ne dit rien, car la qualité est devenue sournoisement quantitative. Relief, cela voudrait dire seulement : rien n’est supérieur et rien ne s’équivaut. Tout est à considérer, laisser passer.

Regarder en précision floue, c’est abandonner le lyrisme du regard au loin, et la surpuissance du regard en surplomb. C’est choisir de regarder à ras de terrain. Abandonner les perspectives puisqu’elles sont fausses.

Relief en anglais ça n’a pas le même son, pas la même prononciation, et ça veut dire soulagement. De petits reliefs sur nos chemins, toujours les mêmes, que nous pouvons enregistrer consciencieusement. Des infimes soulèvements dans le faux plat, comme ceux que font les agarics du bitume poussant sous nos trottoirs, rendant nos démarches involontairement titubantes dans le soleil du matin. Des infimes soulagements venant troubler la régularité de nos sillons sempiternels. Le trouble est un soulagement, oui. Le relief toujours changeant du paysage est dans le regard qu’on lui porte, sous-jacent, subversif, et qui ouvre la possibilité d’être en joie d’autre chose que le sentiment propriétaire d’avoir le droit d’aller vite et de ne pas être dérangé.

Nous étions inadaptés à cette pente inavouée, et là, tout d’un coup, ça va mieux.

Pourquoi ?

Connaissez-vous le Dahut ? Le Dahut est un animal rare et farouche. On emmène les candides le chasser au soir. Souvent ils reviennent bredouilles. C’est qu’ils ne savent pas chercher sans doute. Il faut chercher le Dahut perpendiculairement à la pente. Car le Dahut a cette particularité, ce handicap, d’avoir les pattes plus courtes d’un côté. Face à la pente, il tombe, et disparaît. Il ne tient donc debout que s’il se tient toujours sur la même courbe de niveau. Ce qui ne l’empêche pas d’aller loin. La preuve, on ne l’a pas retrouvé.

Je vous propose donc dans cet espace commun du faux plat, d’être ce qui disparaît sans tomber, et que peut-être nous cherchons. Devenons ce que nous cherchons, voilà ce que je vous propose. Et dans ce devenir-dahut des inadaptés du faux plat, il y aura pour nous, pour nous tous je crois, de la joie.


Cécile Portier

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