Roman (extrait)

La capitale

Écrivain

Tout commence, dans le prologue de La Capitale, par un cochon semant la panique dans le centre de Bruxelles. Panique qui relie les personnages par un fil. Fil que l’écrivain autrichien Robert Menasse s’amuse à emmêler, dérouler, amplifier, dès le premier chapitre. Premier chapitre dans lequel retentit un coup de feu.
AOC continue sa série de Noël avec ces premières pages traduites par Olivier Mannoni, à paraître en janvier chez Verdier, d’un roman burlesque mais noir, exubérant mais savamment construit, incroyablement divers mais tenu par ce fil. Une satire des institutions européennes, mais aussi un hommage à l’Europe et à sa capitale.

Premier chapitre

Il n’est pas obligatoire qu’il existe des liens réels entre les choses,
mais sans eux tout se désagrégerait.

 

Qui a inventé la moutarde ? Ça n’est pas un bon début pour un roman. Mais d’un autre côté, il ne peut pas y avoir de bon début, parce qu’il n’existe pas de début du tout, bon ou moins bon. Car toute première phrase concevable est déjà une fin – même si cela continue après. Elle se situe à la fin de milliers et de milliers de pages qui n’ont jamais été écrites : l’histoire antérieure.

Lorsqu’on commence la lecture d’un roman, il faudrait en réalité pouvoir remonter les pages à rebours juste après la première phrase. Tel était le rêve de Martin Susman, ce qu’il aurait véritablement aimé devenir : un narrateur d’histoires antérieures. Il avait interrompu des études d’archéologie et c’est ensuite, seulement, que… Mais peu importe, cela n’a aucune importance ici, cela fait partie de cette histoire antérieure que tout roman doit mettre entre parenthèses, sans quoi on finit par ne jamais commencer.

Martin Susman était assis à son bureau, il avait écarté l’ordinateur portable et extrayait de deux tubes différents de la moutarde qui se déposait sur une assiette, une anglaise, forte, et une allemande, douce, et il se demandait qui avait inventé la moutarde. Qui a eu cette idée grotesque de produire une pâte qui annihile le goût spécifique d’un plat sans avoir elle-même un goût agréable ? Et comment est-il possible qu’elle ait pu s’imposer comme produit de masse ? C’est comme le Coca-Cola, se dit-il. Un produit qui ne manquerait à personne s’il n’existait pas. En rentrant chez lui, Martin Susman avait acheté dans la succursale de Delhaize, sur le boulevard Anspach, deux bouteilles de vin, une botte de tulipes jaunes, une saucisse à griller et avec cela, tout naturellement, de la moutarde, deux tubes d’un seul coup, parce qu’il n’arrivait pas à trancher entre douce et forte.

La saucisse se tortillait et sifflait à présent dans la poêle, la flamme du gaz était trop forte, la graisse brûlait, la viande noircissait, mais Martin ne prêtait aucune attention à tout cela. Assis à sa place, il regardait fixement le cercle de moutarde jaunâtre, un peu plus claire, et à côté l’anneau brun foncé sur l’assiette blanche, deux sculptures miniatures de crottes de chien. À ce jour, on ne trouve encore dans le corpus scientifique aucune contribution classant la contemplation de moutarde sur une assiette tandis qu’une saucisse est carbonisée dans la poêle, parmi les signes typiques et sans équivoque de dépression – nous pouvons toutefois l’interpréter comme tel.

La moutarde sur l’assiette. La fenêtre ouverte, le rideau de pluie. L’air qui sent le moisi, la puanteur de la viande qui se calcine, le crépitement du boyau qui éclate et de la graisse qui brûle, les sculptures d’étrons sur l’assiette en porcelaine – c’est alors que Martin Susman entendit le coup de feu.

Il ne sursauta pas. Au bruit, on pouvait croire qu’on avait fait sauter le bouchon d’une bouteille de champagne dans l’appartement voisin. Si ce n’est que derrière le mur d’une singulière minceur ne se trouvait pas un appartement, mais une chambre d’hôtel. Juste de l’autre côté du mur se trouvait l’hôtel Atlas – quel euphémisme pour désigner cet immeuble fluet dans lequel descendaient pour l’essentiel des lobbyistes qui traînaient leur valise de cabine derrière eux en courbant l’échine. Martin Susman ne cessait de percevoir à travers la cloison, sans que cela le chagrine outre mesure, des choses qu’il ne tenait pas absolument à entendre. De la télé-réalité ou, qui sait, de la réalité tout court, des ronflements ou des gémissements.

La pluie se renforça. Martin eut envie de quitter l’immeuble. Il s’était bien préparé pour Bruxelles. Lors de sa fête de départ, à Vienne, on lui avait fait des cadeaux auxquels on s’était efforcé de donner du sens, de l’équipement pour la capitale belge, dont neuf parapluies, depuis le « long » britannique classique, jusqu’au « mini » italien en passant par le « knirps » allemand, le tout en trois couleurs Benetton, auxquels s’ajoutaient deux ponchos imperméables pour cyclistes.

Il était assis devant son assiette, immobile, et regardait fixement la moutarde. S’il put dire avec précision à la police, par la suite, à quelle heure le coup de feu avait été tiré, il le dut au fait que ce qu’il avait pris pour le claquement d’un bouchon de champagne l’avait incité à ouvrir lui aussi une bouteille de vin. Chaque jour, il repoussait aussi loin que possible l’heure de boire un premier verre, ce n’était en aucun cas avant dix-neuf heures. Il regarda sa montre : 19 h 35. Il ouvrit le réfrigérateur, sortit le vin, éteignit le feu sur la cuisinière, fit glisser la saucisse dans la poubelle, posa la poêle dans l’évier, ouvrit le robinet. L’eau grésilla sur l’acier brûlant. Ne recommence pas à regarder dans le vide ! grésillait aussi sa mère quand il était assis avec un livre, le regard fixe et perdu, au lieu d’aller aider à nourrir les cochons et sortir le fumier à la porcherie.

Le Dr Martin Susman était donc là, assis devant une assiette contenant de la moutarde ; il se versa un verre de vin, puis un autre, la fenêtre était ouverte, de temps en temps il se levait, se postait devant elle, regardait brièvement à l’extérieur puis revenait s’asseoir à la table. Au troisième verre, la lueur bleue d’un gyrophare, de l’autre côté, balaya les murs de sa chambre. Les tulipes plantées dans leur vase, sur la cheminée, clignotaient en cadence. Le téléphone sonna. Il ne décrocha pas. L’appareil devait encore sonner deux ou trois fois. Martin Susman vérifia sur l’écran de l’appareil l’origine de l’appel. Il ne décrocha pas.

L’histoire antérieure. Elle est aussi importante, et dans le même temps, chargée d’aussi peu de signification et aussi vacillante que la lampe éternelle du saint sacrement à l’église Sainte-Catherine, à l’autre extrémité de la place du Vieux-Marché-aux-Grains, où habitait Martin Susman.

Quelques rares passants s’étaient réfugiés dans l’église pour échapper à la pluie, ils y traînaient, indécis, ou se promenaient dans la nef, les touristes feuilletaient leur guide et suivaient le chemin balisé des curiosités : « Vierge noire, XVIe siècle », « Portrait de sainte Catherine », « Chaire typiquement flamande, probablement de Malines », « Pierres tombales dues à Gilles-Lambert Godecharle »…

De temps en temps un flash.

L’homme assis tout seul sur un banc de l’église semblait prier. Accoudé, le menton posé sur ses mains jointes, le dos rond. Il portait une veste noire avec une capuche qu’il avait tirée sur sa tête et si le mot « Guinness » n’avait pas figuré sur le dos de son habit, on l’aurait pris, au premier regard, pour un moine portant la bure.

La veste à capuche avait probablement quelque chose à voir avec la pluie bruxelloise, mais l’impression qu’il produisait dans cette tenue révélait tout de même aussi quelque chose de fondamental sur cet homme. À sa manière, c’était effectivement un moine : il considérait la vie monacale, ou ce qu’il se figurait sous ce terme, l’ascèse, la méditation et les exercices, pour la planche de salut d’une existence constamment exposée au chaos et à la dispersion. Cela ne tenait pas, pour lui, au fait d’appartenir à un ordre ou à un monastère, ou encore de se détourner du monde : tout homme pouvait, mieux, devait, quelle que fût sa profession ou sa fonction, être un moine dans son domaine : le valet, concentré sur sa mission, d’une volonté supérieure.

Il aimait observer l’homme martyrisé sur la croix et penser à la mort. À chaque fois, cela lui permettait de purifier ses sentiments, de focaliser sa pensée et de renforcer son énergie.

L’homme s’appelait Mateusz Oswiecki. Son véritable prénom, celui qui se trouve aussi dans son passeport, était toutefois Ryszard. Oswiecki n’était devenu Mateusz qu’une fois admis au séminaire de l’Académie Lubrański à Poznań, où chaque « élève éclairé » recevait en deuxième prénom celui d’un des onze apôtres. Il avait été rebaptisé et avait reçu l’onction sous le nom de « Matthieu, le douanier ». Bien qu’il eût quitté le séminaire, c’était resté son nom de guerre. Les frontières où il devait présenter un passeport, il les franchissait sous le prénom de Ryszard. Sur la foi des dépositions de quelques anciens correspondants, les services secrets le connaissaient comme « Matek », le diminutif de Mateusz. C’est ainsi que l’appelaient ses camarades. Il remplissait sa mission sous le nom de Mateusz, on le cherchait sous celui de Matek, il se faufilait entre les mailles en prenant celui de Ryszard.

Oswiecki ne priait pas. Il ne formulait pas en silence de ces phrases qui commencent par « Seigneur » et qui ne sont jamais que des souhaits – « Donne-moi la force… » de faire ceci ou cela, « Bénis » telle ou telle chose… On n’avait aucun souhait à adresser à un esprit absolu qui se taisait. Il observa l’homme cloué à la croix. L’expérience que cet homme avait rendue exemplaire pour l’humanité et qu’il avait aussi fini par formuler était celle de l’abandon total au moment de la confrontation avec l’absolu : quand l’enveloppe est écorchée, ouverte, découpée, transpercée et arrachée, quand les cris de douleur de la vie se transforment en gémissement et, pour finir, en silence. C’est seulement dans le silence que la vie est proche de l’esprit tout-puissant qui, emporté par un inconcevable caprice, a laissé s’échapper de lui-même le contraire de son être : le temps. L’homme peut bien penser à rebours depuis le moment de sa naissance, à rebours et encore à rebours, éternellement, éternellement à rebours, il n’arrivera jamais à aucun début et sa conception puérile du temps ne pourra lui faire comprendre qu’une seule chose : avant qu’il soit, il n’a pas été éternel. Et il aura beau penser par anticipation, depuis le moment de sa mort et pour les siècles des siècles, il n’arrivera à aucune fin, il se rendra seulement compte qu’il ne sera plus éternel. Et que l’interlude entre éternité et éternité, c’est le temps – le bruit, le brouhaha des voix mêlées, le trépignement des machines, le mugissement des moteurs, le claquement et le fracas des armes, le glapissement de douleur et les cris de plaisir désespérés, les chorals des masses en rage et heureuses d’être trompées, le grondement du tonnerre et le halètement de l’angoisse dans le terrarium microscopique que forme la planète.

Mateusz Oswiecki observait le supplicié.

Il n’avait pas joint les mains. Les doigts entrecroisés, il pressait les ongles sur le dos de ses mains jusqu’à ce que les phalanges craquent et que la peau brûle. Il ressentit une douleur plus vieille qu’il ne l’était lui-même. Et cette douleur, il était capable de l’invoquer à chaque fois en tordant les mains. Début quarante, son grand-père Ryszard était passé dans la clandestinité pour se battre contre les Allemands au sein de la Résistance polonaise, sous les ordres du général Stefan Rowecki. Dès le mois d’avril de la même année, il avait été trahi, arrêté, torturé et, pour finir, exécuté en public à Lublin en tant que partisan. À l’époque, la grand-mère était enceinte de huit mois, l’enfant vint au monde en mai 1940 à Kielce et reçut le nom de son père. Pour échapper à d’éventuelles représailles contre la famille, on l’emmena à Poznań, chez un grand-oncle qui s’était inscrit sur la liste des personnes de souche allemande. Il y grandit et y vécut l’insurrection alors qu’il avait seize ans. Le jeune lycéen rallia le groupe du commandant Franczak afin de se battre dans la Résistance anticommuniste. On fit appel à lui pour mener des opérations de sabotage, ultérieurement pour enlever des mouchards travaillant pour la Sûreté – et en 1964, un camarade le vendit pour six mille zlotys. Il fut arrêté dans un logement conspiratif et torturé à mort dans une cave de la SB, LA POLICE SECRÈTE. À l’époque, son épouse, Marija, était déjà enceinte, l’enfant vint au monde en février 1965 dans le village de Kozice Górne et reçut à son baptême les prénoms de son grand-père et de son père. Un fils de plus qui n’avait pas connu son père. La mère ne racontait pas grand-chose. Une fois : « Nous nous rencontrions dans les champs ou dans la forêt. Il venait à nos rendez-vous avec un pistolet et des grenades. »

Un grand-père éternellement silencieux. Un père éternellement silencieux. Les Polonais, telle était la théorie de Matek, avaient toujours combattu pour la liberté de l’Europe, chacun de ceux qui s’étaient engagés dans cette lutte avait grandi dans le silence et combattu jusqu’à ce qu’il y entre à son tour.

Sa mère l’emmena avec elle chez les prêtres, chercha des soutiens, acheta des lettres de recommandation, se fia à la protection que pouvait apporter l’Église. Enfin elle le casa chez les Frères des écoles chrétiennes à Poznań. Il y découvrit à son tour la vulnérabilité du corps humain : le sang sert de lubrifiant lors de la pénétration dans l’enveloppe, la peau n’est qu’un parchemin mouillé sur lequel un couteau dessine des cartes de géographie, la bouche et le cou de celui qui crie sont un trou noir que l’on bouche jusqu’à ce que le dernier son s’éteigne et que, muets, ils ne puissent plus qu’aspirer ce qui devrait donner la vie. Il y découvrit aussi une image entièrement nouvelle des « sous-sols ». Lorsque les pensionnaires reçurent le prénom de leur saint patron apostolique, on les conduisit dans les catacombes de ce lieu violemment grandiose qu’était la cathédrale de Poznań, dans les caves voûtées et les chambres funéraires secrètes, en empruntant des galeries où la lumière des torches projetait des lueurs vacillantes et des éclairs ; ils descendirent jusqu’au plus profond des sous-sols, entrèrent par une dernière galerie grossièrement taillée dans une chambre qui se révéla être une chapelle souterraine de la mort et de la vie éternelle : une voûte en berceau creusée dans la pierre au Xe siècle chrétien, cent pieds en dessous de la terre polonaise imbibée de sang. Au mur principal de cette salle se trouvait une croix monumentale portant un Christ d’un naturalisme effrayant, sur fond de bas-reliefs où des anges tantôt sortaient de la pierre, tantôt semblaient au contraire y entrer et la traverser, terriblement vivants dans les flammes qui dardaient. À l’avant, une Vierge, comme le jeune Ryszard n’en avait encore jamais vu, dans aucune église, dans aucune illustration de ses livres : elle était intégralement voilée ! La Madone portait une cape qu’elle avait ramenée sur son front, son nez et sa bouche de telle sorte qu’il ne restât qu’une fente étroite pour laisser voir uniquement ses yeux dans tout ce tissu, dans des orbites que seuls des millénaires de larmes avaient pu rendre aussi profondes et aussi mortes. Tout cela, ainsi que l’autel, était sculpté et modelé dans la marne argileuse qui composait la strate géologique qu’ils avaient percée. Des bancs en minéral froid sur lesquels, tournant le dos à Ryszard et aux autres jeunes pensionnaires, étaient assis onze moines en bure noire, la tête baissée et recouverte par la capuche.

On conduisit les pensionnaires vers l’avant, auprès du Christ, par la travée centrale, entre les moines en prière ; ils s’y signèrent, puis on leur demanda de se retourner. Ryszard regarda derrière lui, et c’est à ce moment-là qu’il s’en aperçut: sous les capuches luisaient des têtes de mort, les chapelets étaient accrochés à des osselets – ces moines étaient des squelettes.

On est plus près de Dieu sous terre qu’au sommet des montagnes.

Mateusz Oswiecki se frappa plusieurs fois le front du bout des doigts. Il se sentait la chair lourde, et comme moisi. Et dans sa cavité abdominale, un peu en dessous du nombril, sur la gauche, il éprouvait une brûlure. Il le savait : c’est la mort qui brûlait là. Elle ne lui inspirait aucune peur. Elle la lui ôtait au contraire.

Ces squelettes en bure étaient les ossements de l’évêque missionnaire Jordan et des membres du collège des fondateurs de l’évêché de Poznań. Ils étaient pétrifiés ici depuis près de mille ans, dans une prière éternellement silencieuse. Devant ces onze squelettes, on donna à chaque pensionnaire le nom de l’un des onze apôtres. Onze ? Pas de Judas ? Si. Mais donner à l’un des disciples le nom de Pierre, le premier représentant de Dieu sur terre, eût été une usurpation. Qui est élu devient Pierre, même sous le nom de Jean ou de Paul.

Mateusz Oswiecki serra la paume de ses mains contre ses oreilles. Tellement de voix dans sa tête. Il ferma les yeux. Trop d’images. Ça n’était pas du souvenir, pas de la vieille histoire. C’était là maintenant, tout de suite, assis comme il était devant le Crucifié. Et comme la brûlure dans le ventre. Il n’avait pas peur, juste ce sentiment engourdi que l’on éprouve avant une grande épreuve, une lourde mission. La plus dure des épreuves est celle à laquelle on ne peut se mesurer qu’une seule fois. Il rouvrit les paupières, leva les yeux et regarda la plaie au flanc du Rédempteur.

Au fond, Mateusz Oswiecki enviait ses victimes. Elles en avaient terminé.

Il se leva, quitta la pierre de l’église, regarda un bref instant de l’autre côté, vers la lumière bleue qui dansait devant l’hôtel Atlas, et avança lentement, tête baissée, la capuche ramenée bas sur le front, fendant la pluie en direction du métro Sainte-Catherine.

 

Quand Alois Erhart revint à l’hôtel Atlas, on commença par lui en interdire l’accès. C’est du moins ainsi qu’il interpréta la main qu’un policier tendit dans sa direction devant l’entrée de l’établissement. Les mots du policier, il ne les comprit pas. Il ne parlait pas bien français.

Il avait aperçu de loin le gyrophare bleu de la police et de l’ambulance – il avait pensé à un suicidaire. Il avait repris sa lente progression vers l’hôtel, et aussitôt lui était revenu ce sentiment qui s’était déjà emparé de lui à midi : comme si le néant, dans lequel tout être humain tombe tôt ou tard, se diffusait dans la cage thoracique et la cavité abdominale à la manière d’une annonce ou même d’une exhortation. Il l’avait senti dans la torpeur, le souffle court : ce miracle qui fait que dans l’enveloppe bien circonscrite du corps, le vide peut croître et se propager à l’infini. L’âme comme trou noir ayant aspiré toutes les expériences qu’il a faites toute une vie durant, et les ayant fait disparaître jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’étendue du néant, le vide absolu, tout noir, mais sans la douceur d’une nuit sans étoiles.

Et voilà qu’il se tenait là, devant les marches donnant sur le hall de l’hôtel, les os douloureux, les muscles brûlant de fatigue, voilà qu’il expliquait en anglais qu’il était client de cet hôtel et qu’il y occupait une chambre – ce qui ne fit pas s’abaisser le bras qui lui barrait le passage. La situation lui paraissait tellement irréelle qu’il ne se serait pas étonné qu’on l’arrêtât. Mais il n’était pas seulement le vieil homme à qui le corps commençait irrévocablement à faire défaut, il était aussi le Dr Erhart, professeur émérite, qui avait toute sa vie durant représenté l’autorité. Touriste, dit-il d’une voix ferme, il était un touriste. Ici ! Dans cet hôtel. Et il souhaitait se rendre dans sa chambre. Là-dessus, le policier l’accompagna dans le hall et le mena auprès d’un homme qui mesurait près de deux mètres, devait être au milieu de la cinquantaine et portait un costume gris beaucoup trop étroit. Lequel homme l’invita à décliner son identité.

Pourquoi le professeur resta-t-il là, immobile, la tête baissée ? Il voyait le ventre rebondi et plein de gaz du géant – et, soudain, il éprouva de la compassion. Il y a des gens auxquels leur présence physique massive confère l’apparence d’une force éternelle, des gens qui semblent toujours en forme, jamais souffrants, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tout d’un coup au sol, comme frappés par la foudre, morts à un âge dont on dit : ça n’est quand même pas un âge. Toujours fiers de leur constitution, ils se sont crus immortels tant qu’ils étaient capables de camper leur corps devant celui des autres, tant qu’ils pouvaient le pousser devant eux en direction d’autrui. Ces gens n’avaient jamais été confrontés à la question de savoir quelle décision ils prendraient le jour où ils seraient vieux et atteints d’une maladie chronique, le jour proche où ils se retrouveraient en situation de dépendance. Cet homme était pourri et vermoulu au plus profond de lui-même, il allait tomber d’un moment à l’autre, seulement il ne le savait pas.

Le professeur Erhart lui tendit son passeport.

Quand était-il arrivé, l’interrogea-t-on. Parlez-vous français ? No? English ? On lui demanda s’il avait quitté l’hôtel. S’il s’y était trouvé entre dix-neuf et vingt heures.

Pourquoi ces questions ?

Enquête criminelle. Un homme a été abattu dans une chambre de cet hôtel.

Son avant-bras droit lui faisait mal. Le professeur Erhart se dit qu’on était peut-être déjà en train de noter qu’il n’arrêtait pas de se passer la main sur le bras, de le presser, de le pétrir.

Il sortit son appareil photo numérique de la poche latérale de sa parka et l’alluma. Il pouvait montrer où il avait été : sur chaque image figurait l’heure à laquelle il l’avait prise.

L’homme sourit. Il examina les photos. Après-midi dans le quartier de l’Europe, place Schuman. Les bâtiments Berlaymont et Juste-Lipse. La plaque « rue Joseph-II ». Pourquoi cette plaque ?

Je suis Autrichien !

Ah d’accord.

La sculpture Le Rêve Europe, rue de la Loi. La silhouette en bronze d’un homme aveugle (ou somnambule ?) qui, depuis un piédestal, fait un pas dans le vide. Tout ce que les touristes ne vont pas photographier ! On y est. Dix-neuf heures quinze : la Grand-Place. Plusieurs photos prises au même endroit jusqu’à dix-neuf heures vingt-huit. Puis la dernière : vingt heures quatre, Sainte-Catherine, la nef de l’église. L’homme appuya encore une fois sur le bouton et retomba sur la première image. Il revint en arrière. Le Christ, l’autel, auparavant, dans une banque, un homme sur le dos duquel on lisait le mot « Guinness ».

Il eut un sourire oblique et lui rendit son appareil.

Lorsque Alois Erhart arriva dans sa chambre, il alla à la fenêtre, regarda la pluie à travers la vitre, passa la main dans ses cheveux trempés, écouta à l’intérieur de lui-même. Il n’entendit rien. Quand il était arrivé, aux alentours de midi, il avait tout de suite ouvert la fenêtre, s’était penché loin à l’extérieur pour avoir une meilleure vue d’ensemble sur la place, il était allé trop loin, avait manqué perdre l’équilibre, le sol s’était presque dérobé sous ses pieds, il voyait déjà l’asphalte se diriger vers lui, tout alla tellement vite, il recula d’un bond, tomba par terre devant la fenêtre, heurta le radiateur avec l’avant-bras droit, se retrouva au sol dans une contorsion grotesque – et eut la sensation d’être en chute libre alors qu’il venait justement de l’éviter, une impression que l’on éprouve peut-être dans la seconde qui précède la mort. Puis il s’était déployé en hauteur, s’était assis sur le lit en haletant, et soudain cette euphorie l’avait envahi : il était libre. Encore. Il pouvait prendre une décision en toute souveraineté. Et il allait la prendre, la décision. Pas tout de suite. Mais l’heure venue. Suicidaire – une notion stupide ! Un homme libre, oui, qui choisissait son destin ! Il savait qu’il le devait – et soudain il sut aussi qu’il le pouvait. La mort, il en avait conscience à présent, était aussi banale, insignifiante et inévitable que le point « questions diverses » à la fin d’un ordre du jour. C’était le moment où plus rien n’arrivait. Il devait franchir l’agonie d’un seul bond. Sauter.

Il ne voulait pas mourir comme sa femme. Tellement désemparée à la fin, tellement dépendante du fait qu’il la… Il prit la télécommande et alluma le téléviseur. Ôta sa chemise, vit qu’il avait un hématome au bras droit. Il appuya sur la télécommande : à la suivante ! Il enleva son pantalon, suivante ! Ses chaussettes, suivante ! Son slip, suivante ! Il finit par atterrir sur Arte. On était justement au début d’un film : Tant qu’il y aura des hommes. Cela faisait des décennies qu’il avait vu ce classique. Il s’allongea sur le lit. Une voix annonça : « Ce film vous est présenté par parship.de, le leader des agences de rencontres. »

 

Ce n’était pas un hasard si Fenia Xenopoulou avait pensé aux secours au moment précis où l’ambulance avait tourné pour s’engager sur la place et où l’on avait entendu la sirène. Elle n’avait plus rien d’autre à faire depuis des jours, c’était littéralement devenu une idée fixe, et ce fut la raison pour laquelle elle se dit aussi à cet instant: au secours ! Il faut qu’il me sauve !

Elle avait pris place au restaurant Ménélas, qui se trouvait juste en face de l’hôtel Atlas, pour un dîner avec Kai-Uwe Frigge, qu’elle appelait « Fridsch » en privé depuis une brève liaison qu’ils avaient eue deux ans plus tôt, laissant coquettement en suspens la question de savoir si elle avait condensé son prénom en « Fritz » parce qu’il était Allemand ou si elle faisait allusion à Fridge, le réfrigérateur, tant ses manières sobres et correctes le rendaient glacial. Frigge, un homme au corps aussi dégingandé que son esprit était souple, au milieu de la quarantaine, originaire de Hambourg, à Bruxelles depuis dix ans, avait eu de la chance (ou bien, justement, ne s’était pas fié à sa chance) dans les combats de tranchées, les intrigues et les échanges de service qui précèdent naturellement la constitution d’un nouveau cabinet à la Commission européenne, et avait fait un bond impressionnant dans sa carrière : il était désormais chef de cabinet à la Direction générale Commerce et donc l’un des chefs de bureau les plus influents de l’un des plus puissants commissaires de l’Union. Si ces deux-là, dans cette ville pleine de restaurants de première classe, se retrouvaient justement chez un Grec qui s’avéra, expérience faite, plutôt médiocre, cela ne tenait pas à un vœu de Fenia Xenopoulou : elle n’avait ni mal du pays, ni nostalgie du goût et des arômes de sa cuisine natale. C’était Kai-Uwe Frigge qui l’avait proposé : il voulait donner à sa collègue grecque un signe de solidarité, en cette période où, après la quasi-faillite de la Grèce et le quatrième plan de sauvetage de l’Union européenne, qui avait coûté les yeux de la tête, « les Grecs » avaient une cote dramatiquement basse auprès de leurs collègues et de l’opinion publique. Il était certain de marquer un point quand il avait proposé, par mail, « Ménélas ? Sur la place du Vieux-Marché-aux-Grains, à Sainte-Catherine, un très bon Grec à ce qu’il paraît ! » comme point de rendez-vous, et elle avait répondu « Okay ». Elle s’en moquait. Elle vivait et travaillait depuis trop longtemps à Bruxelles pour se préoccuper encore de patriotisme. Ce qu’elle voulait, c’était un sauvetage. Son sauvetage.

Que les Allemands aient appelé Rettungsschirm, soit à peu près « parasauvetage », le fonds qui était censé empêcher la faillite de la Grèce, était déjà involontairement comique, dit Frigge. Mais bon, dans notre maison, les métaphores sont une question de chance !

Cela n’amusa pas Fenia Xenopoulou le moins du monde, elle ne comprenait pas du tout ce qu’il voulait dire, mais elle partit tout de même d’un rire radieux. Un rire qui donnait l’impression d’un masque, et dont elle ne savait pas vraiment si on remarquait qu’il était artificiel ou bien si ce à quoi elle avait toujours pu se fier dans le passé fonctionnait encore : l’utilisation magistrale des muscles du visage, le timing, des dents d’un blanc éclatant et un regard chaleureux qui produisaient une image d’un naturel irrésistible. Même l’artificiel exige un talent naturel. Mais sa rupture de carrière – à son âge ! Elle était entrée dans la quarantaine ! – l’avait tellement perturbée qu’elle n’était même plus sûre d’être encore en possession de son talent naturel, celui de plaire en toute connaissance de cause. Le doute qu’elle s’inspirait à elle-même, c’est ainsi qu’elle le ressentait, la recouvrait comme un tissu d’écailles.

Kai-Uwe n’avait commandé qu’une salade paysanne ; la première impulsion de Fenia avait été de dire : je prends la même chose. Mais au dernier moment elle s’était entendue demander du giouvetsi ! Il était tiède et dégoulinait de graisse. Pourquoi ne se contrôlait-elle plus ? Elle commençait à se déglinguer. Il fallait qu’elle fasse attention. Le garçon resservit du vin. Elle regarda le verre et se dit : quatre-vingts calories de plus. Elle plongea les lèvres dans l’eau, rassembla toutes ses forces et observa Kai-Uwe – elle tenta, tout en pressant son verre d’eau, qu’elle tenait à deux mains, contre sa lèvre inférieure, d’avoir un air à la fois complice et séducteur. Mais au fond d’elle, elle pestait. Qu’est-ce qui lui arrivait ?

Un parasauvetage ! dit Kai-Uwe. En allemand, on peut former ce genre de néologismes, et il suffit qu’on les ait repris trois fois dans la Frankfurter Allgemeine pour qu’ils paraissent normaux à n’importe quelle personne cultivée. Ensuite, plus moyen de s’en débarrasser. La patronne les répète à chaque fois qu’elle voit une caméra. Les traducteurs se sont pris une belle suée. L’anglais et le français connaissent la bouée de sauvetage et le parapluie. Mais qu’est-ce qu’un « parasauvetage » ? nous a-t-on demandé. Les Français ont commencé par traduire « parachute ». À ce moment-là l’Élysée a protesté : un parachute n’empêche pas la chute, il ne fait que la ralentir, ce n’est pas ce signal-là qu’il faut émettre, que les Allemands veuillent bien…

Quand il mangeait une olive et déposait son noyau sur l’assiette, Fenia avait l’impression qu’il se contentait d’absorber le goût de l’olive et renvoyait les calories en cuisine.

C’est alors que commença le hurlement des sirènes, puis le gyrophare, bleu, bleu, bleu, bleu…

Fridsch ?

Oui ?

Il faut – elle était à deux doigts de prononcer le mot : me sauver. Mais c’était impossible. Elle se corrigea : m’aider ! Non, elle devait avoir l’air compétente, et non donner l’impression qu’elle avait besoin d’aide.

Oui ? Il regarda par la vitrine du restaurant, de l’autre côté, vers l’hôtel Atlas. Il vit que l’on sortait un brancard de l’ambulance et que des hommes le portaient en courant dans l’hôtel. Aussi proche que le Ménélas ait été de l’établissement, la distance était trop grande pour qu’il pense à la mort. Pour lui, c’était une simple chorégraphie, des gens qui bougeaient au rythme de la lumière et du son.

Il faut que tu… – cela, elle l’avait déjà dit, elle aurait voulu effacer les mots, mais ça n’était plus possible – … me comprennes… mais ça, tu le fais déjà ! Je le sais, tu comprends que je…

Oui ? Il la dévisagea.

Les sirènes de la voiture de police.

Fenia Xenopoulou avait d’abord travaillé à la direction générale de la Concurrence. Le commissaire, un Espagnol, n’avait pas la moindre idée des dossiers qu’il aurait à traiter. Mais tout commissaire n’est jamais aussi bon que les membres de son bureau, et elle s’était fait remarquer comme l’élément d’excellence d’un bureau qui fonctionnait parfaitement. Elle divorça. Elle n’avait ni le temps, ni l’envie d’avoir un mari dans son appartement bruxellois un week-end sur deux, ou ultérieurement sur trois ou quatre, pas plus que de lui rendre visite à Athènes pour l’entendre colporter les commérages intimes de la bonne société athénienne en tirant sur son cigare comme la caricature d’un nouveau riche. Elle avait épousé une star du barreau, et c’est un avocat de province qu’elle jeta hors de son appartement ! Puis elle gravit un échelon supplémentaire et entra au cabinet du commissaire chargé du Commerce. Au Commerce, on est considéré comme méritant quand on réduit en miettes les barrières commerciales. Elle n’avait plus de vie privée, plus de liens nulle part, il ne lui restait plus que le commerce mondial libre. Elle croyait réellement que la carrière qu’elle voyait s’ouvrir devant elle serait sa récompense pour avoir pris sa part à l’amélioration du monde. Fair Trade était à ses yeux une tautologie. Après tout, le trade était la condition de la fairness globale. Le commissaire, un Hollandais, avait des scrupules. Il était d’une correction tellement incroyable. Fenia travaillait dur pour calculer combien de florins coûtaient ses cas de conscience. Car cet homme continuait bel et bien à compter en florins ! Les lauriers qu’on tressait au commissaire lorsque Fenia l’eut convaincu valaient de l’or ! À présent, le bond suivant ne tarderait pas. Elle s’attendait à monter d’un échelon après les élections européennes, lorsqu’on constituerait la nouvelle Commission. Et, de fait, elle eut une promotion. On lui confia la direction d’un service. Alors, quel était le problème ? Eh bien, cette promotion lui fit l’effet d’une dégradation, d’une rupture de carrière, d’un ajournement : elle devint directrice de la direction C (« Communication ») à la Direction générale de la Culture.

La culture !!

Elle avait suivi des études d’économie, London School of Economics, postgraduate à l’université Stanford, elle avait réussi des concours, et voilà qu’elle se retrouvait avec un fauteuil à la Culture – ça n’avait même pas autant de sens qu’une partie de Monopoly ! La culture était un département sans importance, sans budget, sans poids au sein de la Commission, sans influence et sans pouvoir. Les collègues disaient que la culture était un service alibi – si au moins ç’avait été ça ! Un alibi, c’est important, n’importe quel crime a besoin d’un alibi ! Mais la Culture n’était même pas de la poudre aux yeux, parce qu’il n’y avait aucun œil pour regarder ce qu’elle faisait. Quand le commissaire au Commerce ou à l’Énergie, ou même la commissaire à la Pêche, était forcé de passer aux toilettes pendant une réunion de la Commission, on interrompait les débats et l’on attendait qu’il ou elle revienne. Mais quand la commissaire à la Culture devait sortir de la salle, on continuait à négocier comme si de rien n’était – pire : personne ne remarquait si elle était assise à la table des négociations ou sur la lunette des toilettes.

Fenia Xenopoulou avait pris un ascenseur qui était certes parti vers le haut, mais était resté discrètement coincé entre deux étages.

Il faut que je sorte ! dit-elle. Quand elle revint des toilettes, elle vit qu’il était au téléphone. Il n’avait pas attendu.

Fridsch et Fenia regardaient vers l’hôtel, de l’autre côté de la grande vitrine, silencieux comme un vieux couple heureux qu’il se passe quelque chose à propos de quoi l’on puisse prononcer quelques phrases.

Qu’est-ce qui se passe ?

Aucune idée ! Peut-être que quelqu’un a fait un infarctus dans l’hôtel ? suggéra Fridsch.

Mais la police ne se déplace pas pour un infarctus !

Exact, dit-il. Et après une petite pause – il faillit ajouter : À propos de cœur, comment vont tes amours ? Mais il ravala sa question.

Tu as tout de même quelque chose sur le cœur ! dit-il.

Oui !

Tu peux tout me raconter !

Il écouta, hocha et hocha encore la tête, lâchant de temps en temps un « okay » allongé pour lui montrer qu’il la suivait, et finit par demander : Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Il faut que tu me pistonnes. Tu peux faire ça, me… oui, me pistonner ? Je veux revenir au Commerce. Tu peux peut-être parler à Queneau? Tu t’entends bien avec lui, non? Il t’écoute. Il pourra peut-être faire quelque chose. Il faut que je sorte de la Culture. J’étouffe, là-bas !

Oui, dit-il. Soudain, il eut peur. C’est peut-être un trop grand mot. Il éprouva une angoisse qu’il ne put s’expliquer. Il ne réfléchissait jamais à sa vie. Bien plus tôt, jadis, il y avait réfléchi – c’était bien longtemps avant cette date, à une époque où il n’avait pas encore vécu grand-chose. C’étaient des fantasmes, des rêves, il avait confondu rêves et méditation. On ne pouvait pas dire qu’il les avait laissé l’entraîner. Il était allé là où le voyage commence vers un objectif donné, comme on se dirige vers un quai de gare bien précis. Depuis, il était sur des rails. Il savait au plus profond de lui-même que c’était souvent à la chance, et à elle seule, que l’on devait de ne pas dérailler. Mais tant qu’on était sur la voie, il n’y avait rien à propos de quoi l’on eût besoin de mener une réflexion supplémentaire. La vie. Ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas. Quand ça fonctionne, le « ça » est remplacé par le « on ». On fonctionne. Tout cela, il ne le pensait pas. C’était clair dans sa tête, tout simplement. Il confondait cette clarté avec un sol ferme sur lequel il marchait sans avoir à réfléchir à chaque pas. Et voilà que ce sol était pris d’une légère oscillation. Pourquoi ? Il ne se posait pas la question. Il ne ressentait que cette petite gêne oppressante. Maintenant c’est à moi de faire un saut aux toilettes !

Il se lava les mains, s’observa dans le miroir. Il n’était pas étranger à lui-même. Cela dit, pas étranger ne signifie pas non plus familier. Il sortit un cachet de viagra de son porte-monnaie. Il mordit dedans, avala une gorgée d’eau, puis se lava les mains une deuxième fois. Il savait que Fenia, comme lui, devrait partir très tôt le lendemain matin. Qu’ils devaient donc aller au lit bientôt. Il fallait qu’ils fonctionnent.

Ils prirent un taxi pour Ixelles, où il avait son appartement. Il simula le désir, elle simula un orgasme. La chimie était la bonne. Par la fenêtre clignotait l’enseigne lumineuse bleue du bar Le Cerf Bleu, de l’autre côté de la rue. Kai-Uwe Frigge se releva et tira le rideau.

 

Y avait-il un homme à la fenêtre ? Le vengeur noir. Le fantôme. L’homme de l’ombre. On aurait dit un personnage de bande dessinée qu’on aurait peint au mur de l’immeuble abandonné. Toutes les fenêtres de cet édifice, situé de biais face à l’hôtel Atlas, au coin de la rue de la Braie, étaient plongées dans l’obscurité. La vitrine du local commercial était condamnée avec des planches sur lesquelles battaient les lambeaux d’affiches à moitié arrachées. À côté, sur le mur, des graffitis, des mots jetés là au spray, illisibles – ornementations, écriture secrète, symboles ? Devant la maison, une clôture, et sur celle-ci un panneau de l’entreprise de démolition De Meuter. Le commissaire Brunfaut savait naturellement que cette silhouette noire encadrée par un chambranle de fenêtre, au premier étage de l’immeuble mort, n’était pas un graffiti. Mais c’était l’impression qu’elle donnait. Il est vrai que dans tous les coins et à toutes les extrémités de cette ville les façades des maisons et les murs de séparation étaient couverts, jusqu’à la corniche, d’images de bande dessinée, de copies et de variantes de dessins d’Hergé ou de Morris, des animaux de Bonom ou des œuvres des jeunes qui se prenaient pour les successeurs de ces artistes. Si Bruxelles était un livre ouvert, c’était un album de BD.

Le commissaire Brunfaut était sorti de l’hôtel Atlas pour donner à ses collègues qui attendaient dans le véhicule d’intervention l’instruction de ratisser les immeubles voisins et de demander si quelqu’un, peut-être, par hasard, aurait regardé par la fenêtre et vu quelque chose à l’horaire concerné.

L’année commence bien, commissaire !

Chaque jour commence bien, dit Brunfaut. La pluie avait décliné, le commissaire se tenait là, jambes écartées, il releva la ceinture de son pantalon et, tout en parlant à ses hommes, laissa son regard se promener sur les façades des immeubles en vis-à-vis. Et c’est à cet instant qu’il la vit, la silhouette d’ombre encadrée par un chambranle.

Il y avait bien un homme à la fenêtre. Celle d’un immeuble en démolition. Le commissaire leva les yeux et le regarda fixement. L’homme ne bougeait pas. Était-ce vraiment un être humain? Ou un mannequin? Pourquoi y aurait-il eu là-bas un mannequin debout derrière une fenêtre ? Ou alors une ombre dont le contour lui avait fait illusion ? Ou bien, malgré tout, un graffiti ? Le commissaire sourit. Pas pour de bon, bien sûr. En son for intérieur. Non, il y avait bien un homme ! Regardait-il en bas ? Voyait-il que le commissaire levait les yeux dans sa direction? Qu’avait-il vu?

Allez, au travail ! dit le commissaire Brunfaut. Tu prends cet immeuble, toi celui-là, là-bas ! Et toi…

La baraque en ruines aussi ? Mais elle est vide !

Oui, celle-là aussi… Va donc jeter un coup d’œil là-haut! À ce moment-là, l’homme de l’ombre avait disparu.

 

Il s’éloigna du bord de la fenêtre. Où avait-il mis ses cigarettes ? Peut-être dans le manteau. Le manteau était posé sur la chaise de la cuisine, l’unique meuble qui restât dans cet appartement. David De Vriend passa à la cuisine, prit le pardessus. Que voulait-il ? Le manteau. Pourquoi ? Il se tenait là, indécis, et regardait le vêtement. Il était temps de partir. Oui. Ici, il n’y avait plus rien. À faire. L’appartement était totalement vidé. Il regarda une tache rectangulaire sur le mur. Il y avait eu un tableau accroché ici. Forêt près de Boortmeerbeek, un tableau paysager idyllique. Ça, il se le rappelait encore : qu’il l’avait accroché ici. Ensuite, il l’avait eu sous les yeux toute sa vie durant, jusqu’à ne plus le voir du tout. Et à présent : un emplacement vide. Ne plus rien voir d’autre que le fait qu’il y a eu là quelque chose qui n’y est plus. Biographie : un contour vide sur un papier peint, lequel avait déjà été collé sur une histoire antérieure. En dessous, on voyait la silhouette du secrétaire qui se dressait ici. Qu’y avait-il conservé ? Ce qui s’accumule au cours d’une vie. La crasse, là derrière ! C’est alors qu’elle fait son apparition. De la poussière en motte, des coulures de crasse grasse, ensuifée, attaquée par la moisissure. Tu peux faire le ménage pendant toute ta vie, mieux, tu ne fais que le ménage tout au long de ta vie, mais à la fin, quand on évacue les lieux, il reste de la crasse ! Derrière chaque surface que tu nettoies, derrière chaque façade que tu polis. Si tu es encore jeune, ne vas pas croire que rien ne serait encore corrompu, moisi, pourri, si tout d’un coup l’on évacuait ton existence. Tu es jeune et tu crois n’avoir encore rien eu, ou trop peu, de la vie ? Mais la crasse qui se trouve là derrière, c’est toujours la crasse de toute une vie. Il ne reste que la crasse parce que tu es crasse et retournes à la crasse. Si tu deviens vieux : tu as eu de la chance. Mais tu t’es trompé, même si tu as fait le ménage pendant toute la vie qui t’a été offerte – à la fin on évacue les lieux, et qu’est-ce qu’on voit ? La crasse. Elle est derrière tout, elle est sous toute chose, elle est le fondement de tout ce que tu as nettoyé. Une vie propre. Ça, tu l’as eue. Jusqu’à ce que la crasse apparaisse à la surface. À cet endroit-là, il y avait l’évier. Il n’avait jamais cessé de faire la vaisselle. Il n’avait jamais possédé de lave-vaisselle. Il avait lavé chaque assiette, chaque tasse, immédiatement après usage. Quand il buvait un café seul, et il était seul, il avait presque toujours été seul, il le buvait debout, juste à côté de l’évier, pour pouvoir laver la tasse aussitôt, prendre la dernière gorgée du café et ouvrir le robinet, il avait toujours fait ça d’un seul trait, rincer, sécher et frotter jusqu’à ce que la tasse en reluise, avant de la ranger pour que tout soit propre, ç’avait toujours été important pour lui, une vie propre, et au bout du compte : qu’est-ce qu’on voit à l’emplacement de l’évier ? De la pourriture, du moisi, des coulures, de la crasse. Même dans le noir ou dans la pénombre, on la voyait, la crasse. Il n’y avait plus rien ici, tout avait été évacué, mais ça, ça y était encore, on pouvait le voir : les traînées de crasse derrière la vie bien nettoyée.

Il jeta de nouveau le manteau sur la chaise. Il voulait… quoi ? Il regarda autour de lui. Pourquoi ne s’en allait-il pas ? Il fallait partir. Ficher le camp. Ça n’était plus l’appartement dans lequel il avait vécu. Ce n’étaient plus que les pièces où il avait mené sa vie avant ce jour. Un dernier tour. À quoi bon? Reluquer des pièces vides ? Il entra dans la chambre. Là où s’était trouvé le lit, le sol en bois avait pâli ; dans le clair-obscur, le rectangle qui s’y dessinait ressemblait à une grande trappe. Il passa devant cette tache pour rejoindre la fenêtre – pourquoi ne l’enjambait-il pas, pourquoi faisait-il un détour, dans cette pièce vide, comme s’il avait peur que ce rectangle puisse s’ouvrir pour de bon et l’engloutir ? Il n’avait pas peur. Le lit avait toujours été ici et l’homme allait de la porte à la fenêtre en contournant le lit comme il l’avait toujours fait. Il regarda dehors : presque à portée de main, les escaliers de secours de l’immeuble voisin, une école. Une fois par an avait lieu un exercice d’alerte, une sirène se mettait à hurler et les écoliers s’exerçaient à descendre les échelles de secours rapidement et en bon ordre. Combien de fois David De Vriend avait-il regardé cette scène, debout près de cette fenêtre ? La fuite. Un exercice. À portée de main – c’est comme cela qu’on dit. La passerelle de l’escalier de secours était à portée de main quand il avait emménagé ici. À l’époque, elle avait aussi été un argument pour lui faire prendre cet appartement. Il était très bien situé, avait dit le vendeur, et De Vriend avait regardé, depuis cette même fenêtre, la passerelle de l’escalier de secours, avant d’approuver : Oui, il est bien situé. Il s’était dit qu’en cas de besoin, il se serait retrouvé d’un bond sur la passerelle en fer et aurait pu disparaître tandis qu’à l’avant on aurait encore été en train de frapper à sa porte. Il s’en croyait capable, ça ne faisait aucun doute, il y serait arrivé. Mais aujourd’hui… ça n’était même plus la peine d’y penser. Depuis un demi-siècle, les enfants qui s’exerçaient ici à prendre la fuite avaient toujours eu le même âge, ils avaient toujours été des enfants, lui seul était devenu vieux, et pour finir trop vieux, faible et souffreteux – et puis il manquait d’exercice. Il regarda par la fenêtre et constata que non, ça n’était plus à portée de main. Il se rendit compte qu’il avait envie de fumer. Il fallait qu’il s’en aille enfin, qu’il disparaisse – il traversa le couloir, non pas cependant pour aller dans la cuisine, où se trouvaient son manteau et ses cigarettes, mais dans le séjour. Il s’immobilisa, indécis, et regarda autour de lui comme pour chercher quelque chose. Un espace vide. Il voulait… que voulait-il encore ici ? Il revint à la fenêtre – oui, c’était cela : profiter encore une fois de cette vue sur la place où il avait passé toute une vie inespérée et tenté de trouver sa « place dans l’existence ».

Il baissa les yeux vers le gyrophare. Il ne pensait à rien. Il avait froid. Il savait pourquoi. Il ne pensait même pas qu’il le savait et que cela ne méritait pas qu’on y réfléchît plus longtemps. C’était comme fiché en lui-même, un savoir ancien. Immobile, il regardait vers le bas et les voitures de police, son cœur se rétracta et se dilata de nouveau, un haussement d’épaules de l’âme.

Lorsqu’il était encore enseignant, il avait toujours voulu chasser ces phrases-là de la tête de ses élèves quand ils faisaient leurs dissertations : les phrases en blablabla-virgule-se-dit-il. On n’arrivait pas à les leur extirper. Ces enfants, ils croyaient vraiment que les gens, une fois tout seuls, ont dans la tête en permanence des phrases en « pensait-il » ou « pensait-elle ». Et puis ces têtes à « pensait-il » ou « pensait-elle » s’entrechoquaient et produisaient des phases en « disait-il » ou « disait-elle ». La vérité, c’est que jusqu’à l’intérieur des têtes il règne un silence incroyable sous le firmament sans Dieu. Notre bavardage n’est que l’écho de ce silence. Froidement, son cœur se rétracta puis se dilata. Il inspira, il expira. Ce gyrophare avait une de ces pulsations !

C’est alors qu’il entendit la sonnerie. Puis des coups de poing contre la porte de l’appartement. Il alla dans la cuisine et passa le manteau. Il se rendit dans la chambre à coucher. Dehors, quelqu’un cognait toujours contre la porte.

En se dirigeant vers la fenêtre, David De Vriend décrivit de nouveau le sempiternel petit crochet. Il regarda à l’extérieur. Pas à portée de main. Il s’assit par terre, alluma une cigarette. Le battement contre la porte. Le battement du cœur.

 

Robert Menasse, « La Capitale », traduction de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni © Éditions Verdier, 2019.
En librairie le 3 janvier 2019.


Robert Menasse

Écrivain