Nouvelle

Le jour fêlé

Ecrivain

Martine Durand est au volant de sa voiture et roule vers Pétion-Ville, en Haïti. Quelque chose comme un sentiment du malheur à venir déroule son fil au long de la route, dans un pays en proie aux violences quotidiennes. Elle qui aimait saluer le soleil au bout de ses insomnies cette fois fera, au bout de la route, la rencontre tragique « du soleil et de la peur ». Yanick Lahens, auteure haïtienne majeure, titulaire de la chaire « Mondes francophones » au Collège de France, y donnera sa leçon inaugurale le 21 mars prochain. Au préalable, elle confie à AOC l’une de ses nouvelles à paraître bientôt dans L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles (Sabine Wespieser éditeur).

Il a beaucoup plu la veille. Par endroits, l’eau ruisselle encore. Une lumière vive, miraculeuse presque, inonde le paysage. À regarder les flamboyants le long de la route sinueuse menant à la ville, Martine Durand a le sentiment que la vie pourrait être paisible et lumineuse au milieu de ces arbres rouges. Peut-être va-t-elle encore essayer d’être heureuse dans cette paix et dans cette lumière… Ou tout au moins conserver ses distances. Rien de désagréable ne semble pouvoir lui arriver tant qu’elle gardera ses distances. Elle soupire longuement à ce qui n’est pas mieux qu’une pensée, à ce qui n’est pas non plus le commencement d’une résolution.

Vers l’ouest de la route, on voit les flancs crayeux, à vif, des carrières de sable et vers l’est, de sommet en sommet, les silhouettes nobles des pins. Entre les tuiles rouges des villas, des toits de chaume. C’est un paysage contradictoire, un paysage de bout du monde.

Dans la tête de la jeune femme se déroule le fil d’une vie bien assise. Enfance. Adolescence. Puis son mariage l’année de ses vingt ans. Tout s’est déroulé depuis le premier jour comme pour les saisons ou les cycles de la lune. Dans un ordre immuable. Les enfants sont entrés assez vite dans la ronde. Nourris au sein. Vaccinés. Baptisés. Bien élevés. Soignés jusqu’au bout des ongles. À ces pensées, une insouciance ancienne lui est rendue tout à coup. Le temps d’une poignée de secondes. De toute façon, un instant qui ne dure pas : les images têtues sont déjà là. Plus fortes que toutes les autres.

Elle se soulève de son siège et regarde sa propre image dans le rétroviseur. Elle refait souvent ce geste. Depuis quelques semaines. Comme le secours le plus sûr. Depuis que sa peur a rendu la lumière mauvaise et la paix trompeuse. Depuis que les hommes et les femmes lui semblent liés par un redoutable mystère. Depuis qu’elle ne peut plus convaincre le monde du bonheur dans la famille et le travail, de son malheur. Martine Durand voudrait se joindre au flux infini des appels, mais ne le peut pas. Elle est tenaillée par ce silence cousu à points serrés sur ses rêves. Et chaque fois qu’elle tente d’en défaire le fil, elle ne les reconnaît plus. Seuls des débris de démence, des images glacées hantent maintenant ses insomnies. Martine Durand appréhende de plus en plus l’approche de l’ombre et passe le plus clair de ses nuits à attendre que le cœur à peine coloré de l’aube l’éloigne du gouffre. Quelques heures. Rien que quelques heures…

Au-dehors, souvent la détresse avance elle aussi, de rafale en rafale, au gré des fusillades retentissant au loin. Toutes les nuits, Martine Durand est désormais occupée à prendre par surprise l’esprit malfaisant et rusé qui s’ingénie à ce théâtre d’épouvante, à déjouer les images, pour que le cri ne franchisse pas la gorge, pour que la peur ne déchire pas ses poumons, pour que la mort ne prenne pas le prétexte de n’importe quel banal accident.

La jeune femme ne sait plus quelle certitude tenir au milieu des pressentiments, de la peur et de l’horreur des nuits. Elle sait seulement que de cette incertitude elle peut mourir.

Souvent elle se dit même qu’il est impossible qu’elle n’en meure pas. Son cœur est nu comme la lame d’un couteau, mais nul ne le voit. C’est un secret. C’est là son secret. Alors, pour oublier, elle se laisse quelquefois envahir par l’enfance et s’envole doucement vers ces champs où, jadis, la nuit, les étoiles dansaient au-dessus des épines et où le jour, elle, Martine Durand, épelait son destin… Mais, depuis, elle a de plus en plus de souvenirs, toute une déconcertante collection d’images amputées, fragmentées, un assemblage lointain d’événements qui ne peuvent plus servir à personne : le réveil dans ce moment timide avant les premières lueurs trop corrosives du jour, l’attente patiente jusqu’à la course dans le jardin pour s’imprégner de lumière et de santé au milieu des parterres de camélias, sa mère assise à sa place habituelle sur une dodine face à la rue, comme quelqu’un qui a rendez-vous et attend. À l’ombre de ses deux bras, les chagrins de Martine se taisent. Elle est bonne à embrasser et parle doucement ainsi qu’au sortir d’un rêve. Avec ses yeux habités d’images brillantes et cette promesse dans le regard, peut-être qu’un songe inconnu d’eux tous l’habite depuis toujours dans cette demeure. Puis, quand les premières notes traversent les persiennes, Martine Durand sait que son père s’approche et que la musique se répandra nimbée de lumière dans toute la maison. Ce père, elle voudrait le garder longtemps pour qu’il lui lise encore Les voyages de Gulliver les soirs où elle est malade… Mais c’était le temps d’avant les souvenirs. Le temps où elle pouvait entrer chaque jour, alerte et légère, dans le palais fastueux de l’oubli.

Pétion-Ville arrive à la jeune femme dans le bruit des camions qui montent vers les carrières, des voix des marchands ambulants et un peu plus loin dans le regard éteint des mendiants en haillons. Un rémouleur pousse sa machine qui siffle. Accrochés à l’arrière des tap-tap ou debout sur les marchepieds, des enfants en guenilles rêvent quelques secondes d’une promenade en voiture jusqu’à Port-au-Prince. Les tap-tap en provenance de Kenscoff ont épaissi, sont rendus méconnaissables par les formes humaines agglutinées et les animaux attachés de-ci de-là. Le marché grouille de monde. Martine Durand doit jouer du volant pour ne pas heurter, dans ce mur compact d’hommes et de femmes, un pied ou un coude.

Le désordre de la ville, celui des faubourgs et des cités, s’étend et ronge déjà les routes, les clôtures et les jardins. Soudain elle a l’impression d’être transportée hors d’elle-même, hors de tout lieu sûr, et d’être projetée dans un univers momentanément instable, prise dans une dérive cosmique. Et la peur l’étreint à nouveau, en plein soleil. Ce n’est plus tout à fait l’épouvante de l’ombre, mais un sentiment qu’elle connaît chaque jour un peu mieux : une rencontre insolite du soleil et de la peur… le soleil au zénith et la peur dans le ventre.

Martine Durand monte les vitres, met le climatiseur et la radio en marche. Contrairement à son attente, elle n’entend pas les notes de musique de sa station favorite, qui épargne à ses auditeurs ces nouvelles déprimantes et tristes, en ne diffusant que de la musique. « Pas d’Afrique du Sud, pas de sida, pas de pauvres, encore moins de Yougoslavie. » Martine Durand se sent déjà vieille de toutes les catastrophes à venir. « De la musique, rien de mieux pour le moral qu’une bonne méringue, une salsa ou une chanson d’amour. » Elle fait le geste de bouger l’aiguille juste au moment où le journaliste annonce un nouveau cambriolage avec homicide au bas de la ville. « À l’angle de l’avenue Magloire-Ambroise et de… » Le journaliste relate l’événement avec tant de détails, insistant sur la couleur grise et la marque du véhicule, que Martine Durand se retrouve malgré elle figée à ce poste. Un sociologue interrogé directement à l’antenne par téléphone conclut que cette violence urbaine qui nous a épargnés jusque-là est tout ce qu’il y a de plus normal… Que toutes les autres villes de la Caraïbe et les grandes métropoles n’en sont plus exemptes depuis longtemps. Martine Durand se dit qu’elle s’est encore une fois laissé prendre au piège de ces nouvelles à sensation, elle qui a pourtant décidé de ne plus les écouter depuis que la ville est devenue ce repaire de bandits, de drogués et de tueurs de toutes sortes. Mais c’est souvent plus fort qu’elle…

Aux Antilles mwen te renkontre’w.
Depi lè sa-a doudou…

C’est à l’écoute de ces notes que souvent sa peur est transgressée. Ce n’était que l’angoisse, se dit-elle, rien que l’angoisse de vouloir parcourir toute ma vie d’un seul coup pour en mesurer l’étendue, à vol d’oiseau, et comprendre que le monde devient inhumain, difficile.

Après le cimetière, à l’entrée de l’autoroute de Delmas, la foule s’éclaircit peu à peu. Le bruit est déjà plus lointain.

Gen lanmè, gen solèy
Gen lonè, gen respè
.

La musique est entraînante. Elle empêche l’amertume de faire son théâtre d’ombre dans les yeux de la jeune femme. Elle efface à mesure toutes ses images un instant rassemblées, convoquées par la peur de Martine Durand. La jeune femme marque la cadence. Elle est déjà à cent lieues, perdue dans la contemplation de ses deux enfants et de son époux, percevant la voix flûtée de Jessica, les gestes secs de Sébastien et les regards entendus de Jacques. Sa pensée ne déverse plus de partout, incapable de prendre forme. C’est désormais une rivière qui regagne son lit, apaisée… Dans sa tête, une eau coule lentement. La musique a fait fondre ses pensées noires. Il n’y a plus de place que pour les notes et la mélodie.

Martine Durand longe l’avenue à quatre voies jusqu’à l’entrée de la station d’essence où d’habitude elle fait le plein. Elle reconnaît le pompiste qui souvent la sert, un grimaud[*], petit de taille. Il l’accueille avec le même sourire enjoué. Elle s’apprête à lui faire un signe de la main, mais une voiture arrive en trombe, puis s’arrête de l’autre côté des distributeurs d’essence. Le passager à l’avant droit sort précipitamment la tête pour réclamer les services du pompiste. Il crie très fort pour couvrir les accents saccadés d’une musique rap amplifiée par des hauts-parleurs. L’arrivée bruyante et intempestive de ces jeunes surprend un peu tout le monde. Et comme tout le monde, Martine Durand pense à la jeunesse qui de toute façon passera. Et dire que bientôt Sébastien voudra épater la galerie au volant d’une voiture…

Un autre pompiste se penche vers la portière pour réclamer les clés à la jeune femme. Il formule la question habituelle :

« Full ?»

Elle acquiesce d’un geste de la tête, se penche vers le siège à côté d’elle pour y attraper son sac. Elle surprend le regard de deux des occupants de la bruyante voiture fixé sur elle. « Ces jeunes n’ont plus aucun égard pour les femmes. Peut-être qu’ils m’observent depuis un moment. » Ils démarrent en trombe. Leur voiture descend à vive allure et se perd bientôt dans la grande avenue, parmi toutes les autres.

En longeant à nouveau l’avenue qui traverse ce faubourg, Martine Durand se fait une idée précise de la manière dont la ville s’est étalée, gagnant d’un côté sur la plaine, de l’autre sur la chaîne des collines qui la ceinturent. Les hameaux d’autrefois sont devenus des banlieues. Et très vite tout s’est resserré. La ville est aujourd’hui une main refermée sur ses souvenirs, une main lépreuse déformée par les pustules et les plaies de ses rues défoncées et de ses maisons loqueteuses. Rien qu’à regarder ce paysage, Martine Durand se surprend à envisager un prochain départ pour Tampa en Floride. Toute la famille ira en vacances chez une de ses sœurs. Question de respirer un peu et d’échapper à la laideur de cette ville. « Tampa aseptisée est quand même plus reposante que Port-au-Prince et ses environs. » La villa de sa sœur dans ce quartier des middle-class américaines lui convient tout à fait. « Il y a même une majorité de Blancs aux alentours. Ici, à Port-au-Prince, l’idée ne lui serait pas venue d’habiter un tel quartier, mais à chaque pays son échelle. » Et Martine Durand soupire d’aise.

Mais la circulation devient peu à peu moins fluide. « Sans doute un accident ou des travaux à quelques mètres. » Martine Durand manifeste quelques signes d’impatience. La voiture des quatre jeunes gens est en stationnement au bord de la route. Elle ne l’aperçoit pas sur-le-champ, mais, à l’insistance de quatre paires d’yeux rivés vers elle, elle tourne la tête dans leur direction. « Encore ces petits voyous ! » La jeune femme roule quelques mètres, puis bifurque vers la première rue sur sa droite pour ne pas être retenue trop longtemps dans cet embouteillage. Elle est tout étonnée de cette décision brusque, elle qui n’aime plus laisser les grandes artères pour ces routes intérieures de moins en moins sûres. Mais elle est depuis quelques jours dans un étrange état d’esprit. À sa droite, la boîte à gants. Elle y prend une cassette qu’elle introduit dans l’appareil. Elle relève la tête. Une voiture la double à vive allure et s’arrête brusquement devant elle. Elle a juste le temps de freiner pour éviter l’accident. Elle reconnaît les jeunes gens de tout à l’heure et pour la première fois remarque la couleur gris cendre de leur véhicule.

Même le soleil se prend aux filets de la peur de Martine Durand. Les bruits de la rue deviennent plus feutrés. En un éclair, elle comprend que trente-deux ans viennent de s’écouler. Un grand silence suit les trois coups de feu…

 

Yanick Lahens, « L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles », © Sabine Wespieser éditeur, 2019.

En librairie le 7 mars.

 


[*]. Grimaud : type physique d’un individu qui a la peau claire, les cheveux plus ou moins crépus et clairs, avec, le plus souvent, les traits du Noir. (NdE)

 

Yanick Lahens

Ecrivain

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Notes

[*]. Grimaud : type physique d’un individu qui a la peau claire, les cheveux plus ou moins crépus et clairs, avec, le plus souvent, les traits du Noir. (NdE)