Le jour fêlé
Il a beaucoup plu la veille. Par endroits, l’eau ruisselle encore. Une lumière vive, miraculeuse presque, inonde le paysage. À regarder les flamboyants le long de la route sinueuse menant à la ville, Martine Durand a le sentiment que la vie pourrait être paisible et lumineuse au milieu de ces arbres rouges. Peut-être va-t-elle encore essayer d’être heureuse dans cette paix et dans cette lumière… Ou tout au moins conserver ses distances. Rien de désagréable ne semble pouvoir lui arriver tant qu’elle gardera ses distances. Elle soupire longuement à ce qui n’est pas mieux qu’une pensée, à ce qui n’est pas non plus le commencement d’une résolution.
Vers l’ouest de la route, on voit les flancs crayeux, à vif, des carrières de sable et vers l’est, de sommet en sommet, les silhouettes nobles des pins. Entre les tuiles rouges des villas, des toits de chaume. C’est un paysage contradictoire, un paysage de bout du monde.
Dans la tête de la jeune femme se déroule le fil d’une vie bien assise. Enfance. Adolescence. Puis son mariage l’année de ses vingt ans. Tout s’est déroulé depuis le premier jour comme pour les saisons ou les cycles de la lune. Dans un ordre immuable. Les enfants sont entrés assez vite dans la ronde. Nourris au sein. Vaccinés. Baptisés. Bien élevés. Soignés jusqu’au bout des ongles. À ces pensées, une insouciance ancienne lui est rendue tout à coup. Le temps d’une poignée de secondes. De toute façon, un instant qui ne dure pas : les images têtues sont déjà là. Plus fortes que toutes les autres.
Elle se soulève de son siège et regarde sa propre image dans le rétroviseur. Elle refait souvent ce geste. Depuis quelques semaines. Comme le secours le plus sûr. Depuis que sa peur a rendu la lumière mauvaise et la paix trompeuse. Depuis que les hommes et les femmes lui semblent liés par un redoutable mystère. Depuis qu’elle ne peut plus convaincre le monde du bonheur dans la famille et le travail, de son malheur. Martine Durand voudrait se joindre au flux infini des