Max und Moritz, et Ma Mère — und dann kommt der Tod herbei
Dehors, c’est la guerre. Après l’alerte de la nuit les sirènes ont lancé leurs youyous dans l’air noir percé des feux de Bengale de la DCA, la Ville fait encore l’escargot, il n’y a personne dans les rues, sauf les jeeps. Dedans il fait donc chaud et tendre, comme si on venait de naître, le monde est un gâteau encore tiède, l’enfance c’est le paradis encerclé par la mort, un délice. Désormais il y aura toujours pour mon for intérieur cette terre à deux univers. Hier mon frère a été écrasé par une jeep sur la Place d’Armes, et il n’est pas mort. Il a été couronné petit malade principal de la maison. C’est pour lui que ma mère devient d’un jour à l’autre metteur en scène, auteur de théâtre et Grand Maître du Livre. Alors elle crée. En premier lieu, elle fabrique l’homme. Puis la femme. Ce sont des marionnettes qui ont la dimension de sa main. Le peuplement croît vite. Le théâtre du monde est dans la chambre. Entrent tous les personnages de Shakespeare et des Grecs, parmi lesquels plusieurs paires de Roméo et Juliette, un Hitler complet un seul, deux professeurs avec lunettes et sans, une concierge avec balai pour balayer les débris des personnages, une Bécassine anti-Hitler, et en haut de l’affiche Max et Moritz, sacripants, et désormais nos éternels inséparables. Les tréteaux, c’est le pied du lit du blessé. Le répertoire est bilingue, en vedette l’allemand et le français, compères lurons, joyeux larrons, l’un parlant l’autre, avec l’infime sel d’un accent, l’un tirant la langue à l’autre. Et la voix grave de Maman. Ce fut alors que ma mère nous présenta le Créateur de la Littérature. C’est un Satan pour enfants, un dieu moqueur, un savant, un satyre, un généalogiste de l’amorale, et ce fabuleux philosophe-artiste, chantre de l’art pour lard, ma mère, qui l’a eu pour pédagogue, l’appelle Wilhelm Busch, dans sa langue. Dans notre langue il s’appelle Vilaine Bouche. Qu’est-ce qu’il y a dans un nom ?
Je dois tout à Wilhelm Bouche, tout ce qui fait le brouet enchanté. Dès qu’on l’a goûté il transfigure la réalité en littérature. Qui en a pris une louche au premier tour, en aura sur la langue, et donc jusqu’à la cervelle, le piquant, la musique, le souffle, la recette, les mots et clés de la littérature, jusqu’à son dernier jour. Wilhelm Bouche c’est Rimbaudelaire interprété par ma mère au 54 rue Philippe à Oran, c’est-à-dire, avec une pincée d’accent allemand volontaire, Reinbotdelehr. Saint démoniaque, Busch est le chroniqueur sans peur ni proche des malheurs et méfaits de la petite humanité. Il en montre tout le mal possible. Le monde entier est un cirque, pense-t-il et einszweidrei, en un mot tous les maux, comme le dit l’allemand, berceau linguistique du génie de Einstein, celui qui fait d’une pierre Ein Stein à tous les coups – qu’est-ce qu’il y a dans un nom ? – en piste ! et tout un peuple de benêts, de petits monstres, de maltraités, oncles, tantes, animaux, bourreaux, se presse dans ses spectacles en vers et en images.
La cruauté est la clé de l’homme. La vengeance est un pain quotidien. Bons sentiments : zéro. Chacun est armé contre la justice avec les moyens du bord. On vole. Un dos tourné : on saute sur l’occasion. Une mare ? On noie, ce monsieur, ou cette demoiselle. On mord. On meurt à qui mieux mieux et pas n’importe comment.
Dans une mare de boue ayant glissé, Monsieur Petermann se noie, s’enfonçant peu à peu par le fondement, son chien fidèle et vigilant, brave wachsame Hund, empêche consciencieusement toute velléité de secours d’approcher le cher maître. Dans la dernière illustration on voit les souliers de Monsieur Petermann s’agiter très faiblement au ras du sombre gouffre mouvant.
Sauf quand ils sont mijotés en ragoût, les chiens ont toujours l’œil ouvert, gare au voleur, s’il avait deviné le point final, le petit Louis eût-il répondu à l’appel de la saucisse ? Le voilà arrêté en flagrant délit, prisonnier des crocs inflexibles. Une pluie glacée. Le voleur pétrifié, fatale est la température d’Allemagne, qui était Louis est maintenant une statue nature. Fiez-vous au voisin, le secours sans tarder trébuche, et patatras !, en allemand : Bums ! Wums ! mille petits morceaux de Louis finissent sous le balai. Mourir pour une saucisse qu’on n’a même pas mangée, ce n’est pas de chance.
Max et Moritz, nos affreux petits camarades, sont à tort et à tue avec tout ce qu’ils peuvent zigouiller sans distinction de sexe ou d’espèce, pas une poule qui échappe à leurs jubilations, jusqu’à ce que leur propre mort s’ensuive. Après tout, ils ont eu droit à bien des pages, au suivant !
Ce serait Monsieur Jacques à Paris, während der Belagerung im Jahre 1870, un citoyen français qui crève la faim en français comme tout un chacun pendant le siège de Paris en 1870, le voilà qui maigrit, se nourrit de gibier maison jusqu’à la dernière souris, son chien Moustache aussi en est réduit à la pitance aux mouches, on fait rôtir le canari, pour saucisse la queue de Moustache fait l’affaire. « Excusez, mon ami, mais c’est la guerre » dit Monsieur Jacques en français qui est « aussice » la langue de Moustache, – et ma mère fait rimer saucisse avec aussice – il n’y a plus pour les deux squelettiques qu’à partager le tout dernier bout-de-gras. Il faut bien manger. Dehors c’est toujours la guerre. Dedans aussi on a faim, mais à Oran on n’en est pas encore à manger du rat rôti, on fait ceinture et on rit. Ce n’est pas drôle ce cirque des férocités, et pourtant c’est à mourir de rire.
Il y avait un poète avec une puce plus forte que lui qui vivait en Allemagne pas très loin d’Osnabrück, il passait à la broche de sa plume tout le pays avec ses habitants, sus aux religions, à mort la morale, la morale râle, les enfants à la casserole !, en voilà un, der hinterlistige Heinrich, c’est le perfide Henri, Der fällt ganz schwarz und über Kopf / der Mutter in den Suppentopf, la tête la première, comme un cheveu le vaurien tombe dans la soupière, la mère ne fait ni une ni deux, avec une fourchette et effort, elle écume le gamin au bord. Ensuite la mère nous sert la soupe. Tant pis pour lui, c’est la famine, on ne peut pas jeter la soupe avec le bébé. À table tout le monde !
Il n’y a rien à manger, dit ma mère, sauf des vers. Tout le monde se régale. Ce qui est étrangement étonnant, c’est que, la bouche pleine de vers et de côtelettes de chien, on pouffe de rire de ces horreurs. La littérature, c’est ça ? Avec la même scène, Euripide me tire des frissons, avec Sophocle je pleure, Busch me fait rire aux larmes. Comment expliquer cela ?
– Demande à ce convive familier. C’est le jeune Sigismond Freud. Lui aussi est un élève de Wilhelm Busch.
C’est en suivant les farces atroces de Max et Moritz que le lycéen a fait l’expérience des mystères de la Prime de Plaisir. Où l’on peut jouir, sans culpabilité, de tout ce qui se moque de tous les commandements. Sans Busch, pas de psychanalyse. Les pulsions s’en donnaient à cœur joie chez les deux Bösenbuben, Max et Moritz Vilains Vauriens nos semblables nos frères. Pour les enfants c’est un festin. Le Chef Busch c’est Homère pour les petits, à chaque chant son jet de sang.
J’ai commencé à réfléchir sur les mystères du texte et les secrets de la littérature, rue Philippe à Oran pendant la guerre, en suivant ma mère en visite chez ces vauriens de Max et Moritz. Moi qui hurlais quand on me donnait l’ordre de manger un peu de poulet, une rareté précieuse sur une table famélique, je dégustais avec ravissement les vers suivants :
Hahn und Hühner… Coqs et poules avalent l’hameçon
Les voilà pendus à la dure branche de l’arbre
Und ihr Hals wird lang und länger,
Ihr Gesang wird bang und bänger.
Jedes legt noch schnell ein Ei
Und dann kommt der Tod herbei.
Le cou des quatre pendus s’étire démesurément, leur chant s’angoisse également. Et ce qui me fait mal à crier me séduit par la musique des mots. Les poules meurent en chœur, rime rime avec crime, les vers tapent du pied. J’avais beau hurler d’angoisse jusqu’au ciel avec les poules, en tant qu’œuf j’étais contente que ma mère ponde vite une dernière fois.
Max et Moritz, les rois de la méchanceté, les serviteurs authentiques de la vérité de nos désirs, héros de nos rancunes et de nos avidités, libres incarnations de la résistance aux autorités du Bien pur, de quel sort funeste vous fûtes récompensés au septième et dernier tour de cochon, vous voilà dans des sacs apportés au meunier, déversés dans l’entonnoir, moulus et enfin mis en farine, finement concassés et abandonnés aux becs gourmands de deux canards fins connaisseurs. Et personne en ville, pas le moindre petit commerçant pour regretter ces deux gredins réduits en grain. C’est la vie.
Dehors c’est toujours une autre guerre. Bang ! dehors ! Plump ! Platsch ! dedans ! La fin de Max et Moritz c’est La Colonie pénitentiaire pour écoliers du primaire, la machine à débiter les polissons est nettement plus rapide que l’invention sophistiquée de la colonie, car elle est adaptée à l’économie libidinale toujours hâtive des criminels de sept ans, ceux qui tirent la langue en passant, torturent les animaux et passent d’une farce à l’autre les deux poings à l’aine. Et ma mère en fouettant Busch avec Rimbaud, écrit l’aine avec un h au crayon – dans le livre même.
Quand dehors ça canarde et dedans ça rime avec poignarde, que la mort est Herr Tod, le voisin au balai impassible, c’est la première comédie de ma vie. C’est une tragédie. Qu’une tragédie soit une comédie, c’est une tragédie. Qu’une comédie soit une tragédie refoulée, Wilhelm Busch le formule ainsi : « / Das Gute – dieser Satz steht fest – / Ist stets das Böse, was man lässt. » Comment traduire lässt, se demande ma mère.
Ma mère lit Wilhelm Busch acrobatiquement. Jongle un mot avec un moqueur prochain. Avec oreille et énergie. Les vers militent, les bombes tonnent. Cravachés par sa voix grave les sons courent après les sens. L’allemand sautille avec une gaîté de chat botté. À tout moment il peut se retourner en français. Quel plaisir quand les frontières violemment barbelées en « réalité », se trouvent allègrement déjouées par des accords de coopération linguistique. Entre êtres vivants, les parlers sont naturellement translingues, ainsi s’ébattait Wilhelm Busch, il y a déjà plusieurs grandes guerres de cela, entre chien et humain comme entre allemand et français, on s’entendait bien en s’entraduisant,
« Alleh, Plisch und Plum, apport ! »
Tönte das Kommandowort.
Les vers français langourent moins, ils attrapent une certaine vigueur militaire que l’allemand leur inocule. Ces deux-là sont des compères, ils se foutent la paix dans la figure. Je n’imagine pas jouer l’un sans l’autre. L’horrible est pire s’il est furchtbar, la catastrophe est trochaïque. Ach ! Comme la mélodie d’une langue nous embobine.
À Oran sous la guerre, sous la musique de ma mère, j’en ai fait l’expérience, tout ce qui ne peut pas se dire, peut se dire : il suffit d’écrire, c’est-à-dire traduire, ce qui ne peut pas se dire en un français peut en s’étrangeant se faire entendre autrement outrallemant.
Avec ma mère, « traduire » n’aura jamais été que bondir en extraordinaire liberté, je veux dire bondire, ne jamais parler en moins de plusdune langue rire d’un mot avec l’autre, néologer à volonté, d’une trouvaille idiomatique faire deux coups de couleur, elle ne traduit pas, elle ne met jamais une langue au service de l’autre, il s’agit toujours d’une danse, d’un pas de deux, d’un accroissement de plaisir, d’une taquinerie, d’une émulation, d’une prime de séduction, suis-moi ! dit le français à l’allemand, sois moi (sois toi) aussi sûrement infidèle dit l’allemand aussi librement fidèlement – file devant, plaisante-moi – qu’un trapéziste à ses trapèzes, avec les petites difficultés jongle, elle ne traduit pas elle joue des deux.
Freud et ma mère ont été initiés aux destins des pulsions dans ce jeune âge où l’enfant ne se croit pas obligé de résister à la séduction du mal et jouit (joue) en frissonnant, s’enivre des transgressions et des terreurs. C’est Busch qui aura été le maître de l’école des Plaisirs. Et Pläsir est une divinité qu’il invoque en écrivant son nom en allemand à la française. Car – si on ne le sait plus aujourd’hui – c’est la France qui, dans un premier temps avec l’aventure napoléonienne mirobolante a d’abord enivré l’Europe en lui transmettant l’excitation du bonheur au milieu du chaos. La Chartreuse de Parme s’ouvre comme une fête de la jeunesse et de la passion enflammées par la guerre. Stendhal y tient le rôle du reporter.
« La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles s’aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut suivie de beaucoup d’autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la journée ; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l’homme le plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance, répondaient d’une façon plaisante aux prédications furibondes des moines qui, depuis, six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le monde. À cet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête. »
Ces scènes de liesse et de résurrection après le déluge se seront répétées de guerre en guerre. Comme si Eros prenait du muscle et de l’appétit au contact violent de Thanatos. Et en 1918 ma mère ébaubie voit débarquer les petites Françaises de huit ans qui ont les ongles peints et des anglaises et qui dansent sur les tables des écolières allemandes aux nattes sages.
Tout se passe avec guerre. Pas de guerre sans résistance, sans guerre à la guerre, sans fuite, sans inventions de liberté, sans ruse. Et sans littérature. Pas de jeu de mort sans jeu de mot. Et pas de littérature sans les nerfs de la guerre, les énergies furieuses, les colères, et les révoltes contre les condamnations et les injustices. Guerre est le combustible de la littérature. Ma mère ne connaissait pas Homère, mais elle l’était. À Osnabrück et environs c’était l’Iliade recommencée et par la suite pour ma mère, son peuple et ses familles, c’était l’Odyssée. La route est très accidentée, à chaque halte on perd des membres de l’équipage.
À la fin ne reste que celui que le sort a choisi pour faire le récit des nombreux chapitres de la ruine. Puis le reste du reste est silence.
Montaigne écrit entre les guerres, de l’état de guerre ordinaire entre les guerres, de la cruauté, du cannibalisme…
Pendant la guerre, on crève de faim, on se nourrit de mets de mots, on se remplit la bouche et le ventre de l’imagination avec le lait des mots magiques, on mâchonne Ithaque, avantguerre la guerre, Jérusalem.
Du choc brutal avec l’imminence de la mort naît l’art de la caricature.
« En mai 1796, trois jours après l’entrée des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l’armée, entendant raconter au grand café des Servi les exploits de l’archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimées en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc ; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu du sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n’était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle descendu du ciel ; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires. »
Jamais par la suite Freud et ma mère ne se sépareront de Wilhelm Busch et des deux petits monstres surmythologiques. Le rôle d’adjuvant vital de ces créatures surexcitées et de leur dompteur en rimes trouvera sa définition la plus juste dans ce passage de Malaise – Das Unbehagen in der Kultur – Civilisation and its discontents où notre sage homme affirme sans ambages cette vérité digne de Busch : « La vie, comme nous le constatons, est trop dure pour nous… Afin de la supporter nous ne pouvons nous passer de palliatifs. Il y en a peut-être trois : 1) de fortes diversions qui nous font considérer notre malheur comme peu de chose ; 2) des satisfactions substitutives qui l’atténuent ; 3) et des substances stupéfiantes qui nous le rendent insensibles. Quelque chose de ce genre nous est indispensable. »
C’est cela même que Wilhelm Busch aura exprimé dans Die Fromme Helene quoique dans des termes moins élevés, dit le grave Docteur Freud : Wer Sorgen hat hat auch Likör. Je traduis :
He who has cares has brandy too.
Qui a un casse-tête a aussi du Cognac.
On ne croit jamais si bien dire. Autrement dit, qui a de gros soucis a aussi Wilhelm Busch. Dans son bureau Freud a plusieurs genres de Likör : les cigares, sans lesquels la vie est insupportable, quelques volumes de Wilhelm Busch, un double à un « Niveau » inférieur dit-il en français, et plus tard Jofi, chienne chérie, dont il ne dit pas à quel niveau il la situe.
Dans sa chambre ma mère centenaire ne lit plus que Max und Moritz. Elle se prend pour une poule prête à trépasser. Mais il y a là dans ces images insupportables de quoi la faire pondre de rire.
Ce que m’apporte – me révèle – Wilhelm Busch : le rire dans l’horreur. Et ce rire avec horreur, ce qui-ou-quoi me l’arrache, car c’est un arrachement, c’est le cri, le Kri, qui s’élance à l’instant où la mort referme ses mâchoires sur nous Clac ! et nous manque d’un cheveu. Il surgit des mots. Des moque-la-mort. Des onomatopées de toutes les couleurs, ces petites créatures passionnées qui se font entendre par tous les êtres vivants. Boum ! Toc ! Klatsch ! Claque ! Quatsch ! Dumm !
C’est ce Kri – que pousse Krieg la guerre, après avoir abandonné en allemand le nom latin trop chic et distingué de bellum pour faire sonner l’unique son qui frappe et coupe. Krieg. Kriegen. « Krieg man nicht. » Krieg fait affaire avec kriegen, en voilà un verbe bon pour Busch, c’est toute une philosophie du recevoir qui fait signe entre ces acolytes, kriegen c’est recevoir, bon gré mal gré, attraper comme on attrape une maladie, on la reçoit, cadeau empoisonné, comme on prend un coup, comme cela nous demande un effort, une tension. Avec Busch, tout est clair, l’être humain est toujours sur le pied de guerre et l’être animal n’a rien à lui envier.
– Krieg man nicht ! se plaint idiomatiquement Omi, ma grand-mère, qui fonctionne en duo critique avec ma mère. On n’me donne rien ! Y a pas moyen ! Vous m’oubliez. Y a la guerre à la maison. J’entends encore Omi ma grand-mère allemande jeter des poignées d’interjections dans l’air, répandant autour de nous une partition de musique merveilleusement concrète, apostrophes de la vie lancées en défi à la mort, et le concert des adversaires rebelles à son autorité, les poules, les chiens, les chats et autres cafards contre lesquels, Don Quichottin improvisée, elle lançait ses attaques colériques. Pfui !
Entre faunes humaines et animales, quelle différence ? Tel maître tel singe. Il y a toujours quelqu’un pour faire des bêtises, si Max et Moritz ne sont plus là pour inventer des crimes, Fips der Affe continue le feuilleton. Il y a de l’assassinat dans la cuisine, comme dans la rue, la casserole attend tout le monde. Le châtiment récompense coupables et innocents également. Honneur à la cuisine ! C’est un de mes lieux favoris. C’est dans ce temple que l’on concocte toutes les sorcelleries de l’inconscient. Vous avez remarqué son absence dans les récits, épopées, pièces de théâtre, romans, mythologies ? Une telle absence crie. Comme ils sont rares les livres qui ne refoulent pas la cuisine. Que lui reproche-t-on ? D’être de basse classe ? Mais aussi d’être la scène où mijotent l’érotisme et la mort, la coulisse de nos pulsions. C’est dans la cuisine que brièvement, le narrateur de La Recherche descend, pour une petite page sur cinq mille, du haut de ses étages distingués, pour l’unique heure de tout le temps où le récit s’intéresse au sort d’un animal. Infime œillade sur le souterrain immonde où une cruauté libre de toute bien pensante sympathie accommode ses victimes pour les panses du beau monde.
« Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de “sale bête ! sale bête !”, mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : “Sale bête !” Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. »
C’est ici que Proust et Busch ont partagé le plaisir d’une brutalité sans gêne / sans pudeur.
« Excusez », dit Monsieur Jacques en français, en coupant la queue de Moustache pour la faire sauter, « mais c’est la guerre ». Entre l’amour et la guerre c’est la guerre. Et la guerre c’est la fin des deux amis Moustache et Monsieur Jacques. Je veux dire la faim. 54 rue Philippe, rue de Viel Liebe, plein d’amour.
Max et Moritz vont tout droit de la cuisine où ils ont volé les poulets au four où ils rôtissent à leur tour. La guerre c’est être affamé jusqu’à manger son chien, la condition humaine cruelle, pour introduire un narcissisme, l’un de nous deux doit mourir, la loi de la nature c’est manger ou être mangé, on dirait que la guerre ne nous laisse guère le choix on finit toujours par manger celui qu’on aime, aimer c’est ça, c’est du cani-cannibalisme, mange ton chien, mange-toi toi-même. Et partage la queue du chien avec le chien. Faute de grive, on fait l’expérience de la substitution.
À Oran, faute de merles on mangeait les vers de Busch. Qui dort dîne, ma mère a appris le dicton et nous met au lit pour le dîner. Sans pain, sans beurre, mais pas sans Wilhelm Busch. (Cependant à Theresienstadt, la famille…)
La vie est une fatalité d’ironie dramatique, un enchaînement de chances qui ébranlent le sens. Nous sommes des mouches, pour les dieux garnements as flies to wanton boys are we to th’gods (ils jouent à nous tuer) ils nous tuent pour s’amuser. Comme le dit William Busch. Ils s’amusent à nous tuer.
Ça valait la peine de se faire écraser par les Américains : à la fin on s’en tirait.
Nos souvenirs nous roulent par-dessus le corps. S’il n’y avait pas eu cette chance cuisante, ma mère (ne) nous aurait-elle servi pour dîner le sage poison de William B ?
William Busch c’est Shakespeare, petit fœtus éperdu roulé dans le maelstrom des choses, à moitié noyé pendant quelques siècles Und Schlupp ! ist man zur Welt gebracht. Et ouste ! dehors ! le monde est là, Goethe vient de mourir il y a quelques semaines, à ton tour, petit monstre, de naître et… monter sur le plateau, à Wiedensahl, un trou genre Osnabrück, pas plus grand que Stratford. Et c’est le Dante du Chant 33 de l’Enfer celui où Ugolino incarcéré sous sa visière de glace nous rapporte comment faute de rats et cafards il a mangé ses enfants encore consommables quatre jours après leur mort, car ce que l’angoisse nous empêche de faire, poté’l digiuno, la faim le peut.
– Mangerais-tu tes chats ? me demandai-je. Je disais non. Pas les chats. Le chien, non plus. Du moins, cela m’est impossible.
– Mais il y a l’Überunmöglichkeit, dit ma mère la bouche pleine de Busch.
– Alors ça, je ne sais pas. J’ai bien mangé du blanc de notre poule blanche, je crois. D’abord on mange la poule. Ensuite on la pleure. Ou inversement comme, dans Max und Moritz, Frau Bolte, la pauvre, veuve de ses quatre poulets assassinés se prépare à goûter les défunts, nus et prêts à passer au four, eux qui naguère, aux beaux jours, Bald im Hoffe, bald im Garten / Lebensfroh im Sande scharrten. Grattant gratter. Quand j’étais petite je ne voulais pas manger ma mère. Mais plus tard, le cœur lourd, les yeux noyés de larmes, on met sa mère et son père à cuire dans l’écriture, et aussi la grand-mère, et les tantes tant qu’à faire. C’est ce qui est arrivé à Proust, à Stendhal, à Kafka, et malgré mes efforts et mes hésitations à moi-même.
Qu’est-ce qu’il y a dans un livre ? Qu’y a-t-il dans un livre ?
C’est notre premier livre de grande personne, avec des grandes personnes dans les histoires, et il n’y en a qu’un, celui que maman nous donne et qui nous donne maman, celui qui est composé de livre et de maman, de corps, de voix, d’odeur, de flot d’images et de forêt de phrases, et maman aussi est un livre, un volume profond et rempli de parfum et d’histoires et comme c’est maman qui interprète Wilhelm Busch, Wilhelm Busch aura toujours eu la voix de maman, maman et Wilhelm Busch sont cousus ensemble sous la solide couverture bleue, chacun porte parole pour l’autre, Wilhelm Busch se mêle toujours de ce que dit Eve. Il fait ça aussi pour Freud, je pourrais citer des dizaines de remarques, où ils se ventriloquent si bien qu’il me vient à l’idée que la première fois que j’ai lu Freud c’était dans Die Fromme Helene. (Wilhelm Busch c’est nous.) Pour en revenir à ma mère c’est d’un crayon vigoureux et discret qu’elle double en son jeune et jubilant français les cabrioles iambiques tracées en gothique, de page en page, d’où le double Busch dont j’eus toujours le profit. Ce crayonnage à vif sur la peau de l’autre, elle ne l’a jamais fait que dans le cas de Busch. C’est comme si elle avait voulu se tenir au plus près du génial marionnettiste, pour appâter notre appétit passionné. Lisant Busch, je lisais maman, j’étais dedans.
Si ma mère m’avait lu François le Champi, aurais-je écrit mes livres ?
Cette question me pousse à lire François le Champi. Et c’est toujours la mère l’enfant et le livre, je reconnais la scène initiatique, j’ai de l’affection et de l’affinité pour ce Champi, ce marginal, cet exclu. Et comme la mère lui lit la Vie des Saints, il est l’enfant des Saints. L’enfant aux Saints. Chacun son livre matriciel, sa religion de vie, sa Weltanschauung, son terrain de jeux, ses ruines. À Combray Madame la mère du narrateur initie l’enfant au monde version littérature en lui lisant le livre où la mère initie l’enfant en lui lisant le livre plein de livres. Et le livre saint est vêtu de pourpre et d’or. Et la mère emploie tous ses charmes, soigneusement conformes à l’idéal classique de sollicitude maternelle, à envelopper la chose étrange à l’attrait mystérieux dans la soie d’une douceur continuellement morale calmante et musicale, propre à endormir les angoisses et les passions.
« quand (…) maman (…) me lisait à haute voix, (…) elle passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l’attitude respective de la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être ce nom inconnu et si doux de “Champi” qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Ma mère était une lectrice infidèle (…) elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres (…), elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et (…) tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. (…) elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse (…), elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue. »
Et voilà une mère doublement infidèle à l’amour et à la littérature, par amour et par trouble de la fidélité. Vous aurez noté au passage que la voix de l’infidèle reste mystérieusement sans chair et sans couleur. Ce qui guide l’aimable faussaire, c’est un fol, espoir de paix.
Cependant pour les enfants de la guerre et de la rue Philippe à Oran Osnabrück, au lieu du tendre molleton du mot Champi c’est Schnupdiwup qui retentit.
Le livre qui nous a guidés sur le champ de bataille, dans le bruit des armes, est un personnage qui charge la réalité au pas rapide de ma mère, avec sa couverture en toile gris bleu, son rire étouffé, sa légèreté devant le danger.
Voilà que j’imagine Max et Moritz, nos délégués à la bonne santé de la méchanceté, s’introduisant par la cheminée dans le salon des Santeuil et sur leur passage effréné cassant tout, adieu vase verre de Venise, couvée, adieu.
Et maintenant comment sortir de ce chaos ?
Das ist mir Schnuppe, je m’en fiche
avec vitesse et aposiopèse, je coupe
Excusez mais l’écriture c’est la guerre
Hélène Cixous, « Max und Moritz, et Ma Mère — und dann kommt der Tod herbei », à paraître dans Hélène Cixous. Corollaires d’une écriture, sous la direction de Marta Segarra, © Presses universitaires de Vincennes, 2019.
En librairie le 28 mars.