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Le Grand Paris par Epic Games

Artiste et auteure, Artiste et auteure

C’est le texte de leur performance à venir, mise au programme du prochain festival littéraire Hors Limites, que les écrivains et artistes Elitza Gueorguieva et Mélanie Yvon confient aujourd’hui à AOC. Leur résidence d’écrivain en Seine-Saint-Denis est pour elles l’occasion de travailler, l’une autour de la cité Gagarine et la disparition de la forêt à Romainville ; la seconde, sur les aménagements sportifs comme espaces de construction des formes d’identité masculine. Rien de tel que Fortnite pour ce faire, pour jouer avec la fiction, pour relever le défi de parcourir un « territoire » en transformation comme le 93.

Il est désormais possible de faire l’acquisition d’un lot protégé, où régneraient calme et tranquillité. La promotion disait — Villa Natura. La naissance, c’est ainsi, c’est le cours des choses. La promotion disait — Villa Lumea. Et si le luxe, c’était de vivre entouré d’arbres en centre-ville. Le cours monte et moi je descends l’avenue à pied. Seulement 1,8 km de Paris. Je lèche le béton, c’est sec et froid. Je me relève puis fais quelques tours de cité avec mes nouvelles chaussures en traînant des pieds pour le colorer.

Virginie m’attend en retrait, elle est sur la plateforme pour me demander, comment pourrait-elle m’aider. Je lui demande des informations sur la Villa. « Tous les lots sont partis. » Je la questionne sur la manière dont ils se sont envolés et sur la façon dont ils vont déplacer ce qui se trouve ici. Une musique d’aventure, suivie d’une musique inquiétante vient perturber le début de notre conversation.

 

L’histoire commence ici, ligne T3, Noisy-le-Sec, terminus : le tram s’arrête, l’histoire commence. Le tram s’arrête et les voyageurs sont tous priés de descendre. Certains continuent à pied, font un tour au feu de camp, à la galerie d’art de Noisy, une course à la boutique d’objets, un saut sur le canal. Je grimpe dans un bus et je continue de tracer des lignes imaginaires de ce qui est en jeu : une ville qui s’agrandit, une nouvelle carte à constituer, un souvenir, des voyageurs qui descendent au terminus.

 

Virgnie est plus loin que je ne le pensais. Elle se trouve au siège à Toulouse alors elle me propose de demander au responsable du projet de revenir vers moi afin qu’il m’apporte les précisions souhaitées. Sera-t-il possible de déplacer les habitants avec les tours ? Virginie a besoin de mes coordonnées. Inquiète des dangers de cette manipulation, je lui demande si un projet de déplacement est aussi envisagé pour l’autre Villa. Elle se trouve toujours sur son siège à Toulouse alors elle me propose de demander au responsable du projet de revenir vers moi afin qu’il m’apporte les précisions souhaitées. Quand elle me questionne sur ce que je cherche exactement, je lui réponds — le calme et la tranquillité, quand elle me demande le nombre de pièces recherchées, je réponds — je ne sais pas, au moins 3. Quand elle me parle de mon budget, je lui donne les chiffres — entre 200 000 et 250 000 v-bucks. Elle enchaîne en disant qu’elle va demander au responsable du projet de revenir vers moi afin qu’il m’apporte les précisions souhaitées. Pour ce faire, elle a de nouveau besoin de mes coordonnées. Il paraît qu’avec mon budget, ça sera Drancy ou les Pavillons-sous-Bois. Cet endroit me semble moins stratégique que celui où je vis actuellement. Je lui demande de me le confirmer. « Oui, c’est vrai, mais avec votre budget, ça sera ici et il s’agira d’un T1, pas d’un T3. »

 

L’histoire commence ici et c’est l’histoire d’un lapin, entre autres. C’est aussi l’histoire d’un cosmonaute, de deux collégiennes et de plusieurs panneaux publicitaires. Les collégiennes sont aussi des rappeuses. Elles s’en foutent du cosmonaute, et le lapin aussi d’ailleurs. Elles ont des capacités optimisées. Le lapin est rare et inouï. On peut le voir dans la forêt. Un malheur terrible le menace et il n’est pas au courant.

 

Je tente une dernière fois d’avoir des informations sur la manière dont Virgnie a en projet de déplacer mon actuel quartier, a-t-elle déjà une stratégie fiable pour éviter que tout ne s’écroule pendant le trajet ? Elle me répond toujours la même phrase, d’où sa proposition de faire appel à un autre conseiller.

Un grondement volcanique met fin à la conversation. Le bruit d’un coffre s’ouvrant. Une carte géante. Un bus de combat. On me conseille de ne pas chercher un nouvel abri, mais de le construire. Je quitte Virginie, car il va falloir agir.

 

C’est aussi l’histoire d’Ambrix qui vit dans la cité Blanche et qui m’invite à boire un thé. Elle veut me raconter un secret, elle a enterré quelque chose dans la forêt de Romainville. Une carte ou une arme. Dans cette forêt sauvage dite la Corniche des Forts, il y a des animaux exceptionnels, tout ce qu’on ne voit pas dans les villes, comme par exemple des lapins, mais aussi des oiseaux d’enjeu élargi et des reptiles d’enjeu prioritaire. Aujourd’hui je dois à tout prix rejoindre mes alliés et empêcher l’avancement des machines du côté de la Dune, et à long terme, sauver la forêt de la destruction et tous ses habitants, tels que les lapins, mais pas que. Je suis pressée. La pétition signée par les habitants contre les travaux vient d’être rejetée et les forces de l’ordre s’attaquent aux rebelles.

 

« Ils ont tout pris, nos villes, nos familles et les rares survivants sont en grand danger. L’heure est venue de riposter. Explorez des décors à chaque fois nouveaux et différents pour collecter des matériaux de construction et d’artisanat. Pensez à rentrer dans les bâtiments, ça peut rapporter gros. Tout ce que vous amasserez servira ensuite à vous protéger. Contre la tempête, vos amis et vous devrez construire des forts. Vous devez tenir l’ennemi à distance. Le mode modification vous permet de tout personnaliser. Installez des portes ou des fenêtres ou soyez plus créatifs. Les matériaux les plus solides comme la pierre ou le métal rendent le fort plus résistant. Vous pouvez construire à la volée afin de réagir plus rapidement et vous adapter à chaque menace. Vous n’avez pas fabriqué tout ça pour le voir se faire démolir. Défendez votre fort. Installez une tour de sniper, ou construisez un labyrinthe tressé de pièges si vous préférez ne pas vous salir les mains. Soyez imaginatifs. Fabriquez des pièges pour surprendre l’ennemi. En gérant bien vos ressources, vous serez capables d’affronter tous les types de menace. Les constructeurs sont doués pour construire des forts, mais sont aussi très bons en contrôle de foules. Réunissez des amis et formez une équipe polyvalente. La coopération, ça peut faire toute la différence. Sauvez les survivants et donnez-leur un abri. Faites tout votre possible pour les défendre. Le monde a besoin de vous. Ne cherchez pas un abri. Construisez-le. »

Mon téléphone s’éteint.

 

Il y a ce qu’on voit et il y a ce qu’on ne voit pas. C’est comme avec tout, les faux plats, les faux plafonds et les tours de magie. Actuellement le décor qu’on découvre est en trompe-l’œil de la transformation urbaine, ce qui se joue, reste en dessous des panneaux publicitaires. La prairie est jonchée de squares éphémères, de bancs futuristes, les squats artistiques sont tenus par des êtres optimisés que je préfère ne pas croiser à ce stade du parcours. Il y a beaucoup de chantiers, beaucoup de projets, de tramways entre autres. Tout est fait pour qu’on soit aspiré dans le futur, alors je serre les dents, j’enlève ma mèche, j’enfile la peau qui couvrira mon corps rebelle et c’est ainsi, les membres crispés, que je m’agrippe au présent.

 

Je prends le bus 105 qui va des Lilas aux Pavillons-sous-Bois. C’est le bus qui sépare les histoires alors je penche la tête pour la faire glisser sous ma capuche. Derrière moi, j’entends qu’ils sont montés ici avec des machettes, des battes de baseball et des couteaux, des trucs qu’ils ramènent probablement de leur pays ou d’ici. Virginie, ça, elle ne me l’a pas dit, alors j’achète une nouvelle tenue. La peau qui recouvrira mon corps révolté — 1 500 v-bucks. Pour contrer les machettes, dans les outils de collecte, j’achète un outil de pointe, puis jette le ticket d’accès qui m’aurait permis de visiter le décor de la demeure que je n’aurais pas. Budget, entre 200 et 250 000 pour un T3. Natura et Lumea c’est fini, alors je referme le coffre et j’opte pour la cabane aux Pavillons ou à Drancy.

Un combat se prépare dans un octogone, munie de la peau qui recouvre mon corps désormais révolté, je me rends à Bagnolet chez Monsieur H. pour récupérer la carte géante, celle qui indique ce qu’il faut sauver, ce qui disparaîtra et ce qui sera transformé.

J’achète un paquet de Marlboro lights à sa demande sur le chemin. Des longues. Les directives me sont données du haut de la tour de contrôle que Monsieur H. ne quitte désormais plus de peur que les amis de Virginie ne la déplacent sans lui, il descend juste dans le hall carrelé qu’il rempli avec la fumée de ses cigarettes. Des longues. J’arrive de nuit, je ne profite pas de la vue, je ne récupère pas la carte, mais il m’offre un café, il ne remarque pas ma nouvelle tenue, mais me parle longuement de son inquiétude vis-à-vis des amis de Virginie tandis que je lui fais part de mes projets de cabane à Drancy. La carte est bien cachée, Monsieur H. me propose de repasser pour la chercher. Sur le chemin du retour, je collecte un tambour de machine à laver sur le trottoir, des lattes de sommier et une canette de soda. Je fabrique une arme à 2 000 v-bucks pour nous protéger des promoteurs immobiliers.

 

Je suis dans le bus 105, j’avance lentement sur l’avenue Lénine, entre les barres fondantes sous le soleil, j’explore cette nouvelle constellation : je ne suis pas d’ici, je suis née à 2 400 km, dans une ville où l’avenue Lénine n’existe plus. Je suis arrivée il y a plusieurs époques, convaincue par un tramway, assez semblable à celui que j’ai pris au départ. On y reviendra. Entre deux friches j’aperçois la première rappeuse, Sonia, qui est aussi pisteuse. Elle roule doucement en accompagnant le bus. À mes côtés est assise Leïla, sa meilleure amie. Sonia klaxonne et fait un long flip avec le scooter pour frimer un peu, Leila la filme avec son portable sans trembler : c’est un travelling long, ça va durer des années, des décennies, des siècles au moins, le temps qu’il faut pour archiver le sourire de Sonia et la course romanesque qu’elle entreprend dans ces lieux en voie de mutation afin d’enregistrer tout repère visible. Je souris à Leïla, en retour elle tourne le portable vers moi et je comprends que je fais désormais partie de l’équipe. Je souris pour la vidéo, mais la voix mécanique du bus interrompt notre tournage pour nous annoncer Stalingrad terminus, tous les voyageurs descendent du bus. Le bus s’arrête, Leïla descend et disparaît dans un buisson. Je vois que Sonia s’est arrêtée aussi, en me faisant un signe : c’est désormais elle qui me mènera à Ambrix. Je m’agrippe à Sonia, j’ai horreur des grandes vitesses, la traversée commence dans la poussière : la rue Karl Marx, travaux en cours, le boulevard Louise Michel, le tempête est proche, la rue de la Résistance, chantier encore, encore Lénine, la ville devient orange, la casque de Sonia se met à clignoter et je comprends que je dois entendre son récit :

« Gagarine je ne sais pas qui c’est mais je sais où c’est, j’évite d’y aller le soir. La nuit du Chat des joueurs des autres cités ont débarqué, ils avaient des armes qu’ils ramenaient de leurs pays ou d’ici, ça avait même été filmé. Il y a eu un mort. Mais moi à chaque fois que j’ai traversé la cité je me suis sentie vivante. Le jour, le lieu est magique. Enfin il ne faut pas idéaliser non plus, je vais déménager, j’avais pensé à New York, il paraît que c’est sympa aussi. Mon endroit préféré ici, c’est un peu après la cité, la grande tour d’où l’on voit la ville : on adore traîner là-bas avec les allié.e.s, écouter de la musique, je me souviens d’un jour au mois de février quand la journée déclinait tôt, les lumières de la ville se sont allumées une par une et j’ai pensé à tout ce qui est absent et qui nous habite. Je pourrais t’y amener quand tu auras fini ta mission. »

 

Un combat se prépare dans un octogone, mais l’une des parties refuse la signature du contrat. Je longe les palissades de chantier puis repeins les visages en couleurs sur les panneaux et remplace les personnages par des corps moins amincis aux peaux rebelles et révoltées. La banlieue, il paraîtrait qu’elle commence à — porte de la Chapelle, c’est ce que me disent les gens que je croise sur mon chemin, alors je prends le tramway là-bas. On parle du combat. La Courneuve, Saint-Denis, Blanc-Mesnil, Aulnay, Sevran c’est plus au nord. Il y a aussi un peu le sud à ce qu’on dit, mais on en parle moins alors on sait pas vraiment où ça s’arrête. De toute façon, Paris prend tout ce qui est campagne, les agriculteurs ils se plaignent, parce qu’il y a plus de place pour travailler. Paris, ça arrivera bientôt jusqu’en Tunisie et ça réglera pas mal de choses, notamment l’histoire du contrat et du combat.

Noisy marché, avec 200 v-bucks, j’achète des légumes de saison en pensant aux agriculteurs qui m’a-t-on dit — n’ont plus de place pour travailler. Je me renseigne en même temps sur les événements marquants du quartier.

— Au marché, rien de spécial, il se passe rien. Pas de poucave ici. Rien de spécial en fait à vrai dire. À part niveau musique tout ça, il y a plein d’artistes.
— Il y a des gens qui sont sortis du quartier un peu ?
— Ya La Caution, même si c’est un autre registre, ya Tonton Skol qui arrive aussi inchallah, yen a yen a.
— Et des projets ?
— Ya un clip qui tourne déjà, liberté d’expression, un petit street clip qu’on a fait pour faire plaisir aux petits frères, qui s’appelle Black rital avec les potes de Montreuil, Bel Air. Ya des clips qui arrivent, des freestyles tout ça. Parce que lui, il sort du shtar, c’est le zincou, il fait partie de l’équipe, tout ça, il était pas là pendant un bon moment, là il est sorti, hamdoullah, donc maintenant on est en train de préparer le projet qui s’appelle les Punchlines de la Hess. C’est un projet qui promotionne un autre projet et d’autres projets encore. Noisy le sum, ça arrive et ça va être sale. Vous allez seulement entendre les échos.

Virginie se lève et tend l’oreille.

Elle semble inquiète.

Ces projets semblent s’éloigner de ce qu’elle met en avant, c’est-à-dire, le calme et la tranquillité.

 

Je réalise que Sonia n’est pas au courant de ce qui est en train d’arriver, et je me dis que c’est mieux ainsi. Elle m’arrête devant l’École du mur, et m’apprend qu’à présent nous devons suivre quelques cours pour optimiser nos capacités et affronter la suite. La tempête éclate, on court à l’intérieur. Le cours sur la confection des arbres est d’une durée démesurée, la classe est pleine de jeunes êtres de tout âge et de tout genre dont certains me regardent avec intensité. J’adopte une expression hostile, je plisse les yeux et je bouge mes sourcils de manière inquiétante, mais je comprends vite que cette méthode ne fonctionne pas ici. Heureusement le professeur arrive et tout le monde se concentre sur la confection de petites boules en papier afin de bombarder le professeur. Je me demande si cette activité est en lien avec les arbres, je vois clairement une cause à effets et vice et versa, mais je préfère ne pas exposer ma théorie. Je n’arrive pas à suivre le cours, les boules volent de tous les côtés, je m’en prends une dans les cheveux, le prof est en train de gonfler comme un ballon ou comme une poire ou comme une bombe en train d’exploser. À mes côtés Sonia s’est endormie. Nous enchaînons avec un cours sur la fabrication d’armes à partir de matériaux récupérés ou volés, puis en cartographie contemporaine, plus tard nous devons courir autour de la zone pendant 30 minutes pour améliorer nos performances physiques, et pour finir, subir un atelier d’écriture. L’exercice dans ce dernier cas consiste à ce qu’on « invente » le scénario de notre vie. Certains se voient rebelles, d’autres des monstres d’élite et des sorcières, d’autres encore n’ont rien écrit du tout. C’est le cas de Sonia, on la traite de « mauvaise foi », évoquant son faignantisme habituel. Cet indice prouve une fois de plus que Sonia elle aussi tente de rester dans le présent, et que nous sommes complices. La sonnerie explose, l’œil de la tempête s’éloigne. Avec Sonia nous quittons la salle, nous nous détacherons progressivement des autres, nous nous engageons dans un couloir sombre et humide, et quelques niveaux plus haut, nous sortons sur le toit. De là nous pouvons observer le quartier jusqu’à ses extrémités nord et est, entre Les Lilas et Noisy-le-Sec. La grande tour de Pantin envoie des couleurs psychédéliques dans le ciel gris et orageux. Sur le rocher de la Lune, un autre indice clignote en rouge. Sonia me montre la tour d’Ambrix, juste derrière le rocher, près de la cité Gagarine qui semble très calme en effet. Il faudra suivre les lucioles qui m’ indiqueront la route, puis grimper sur quelques panneaux publicitaires, enfin s’accrocher à une grue qui me propulsera en plein milieu de la GGR [*]. De là, il faudra courir ou ramper.

 

1. Espace vert situé croisement rue des Carouges et avenue du Général Leclerc (93130 NOISY-LE-SEC). Le terrain proposé s’étend sur une surface d’environ 750 m². Il s’agit d’un espace vert aujourd’hui peu utilisé et pouvant faire l’objet d’un aménagement sportif au regard de sa situation privilégiée à proximité du quartier du Londeau, mais également d’un secteur plutôt pavillonnaire peu pourvu en équipement sportif.

Je projette d’y installer des barres fixes, des barres parallèles et des échelles de suspension.

2. Parc sportif situé 2 rue Jules Auffret/52 boulevard Roger Salengro (93130 NOISY-LE-SEC). Le terrain proposé s’étend sur une surface comprise entre 650 et 2 000 m². Situé au sud du territoire en limite de la ville de Romainville, à proximité de la place Carnot, lieu accueillant un grand nombre de lignes de bus. L’arrivée de la ligne 11 et du T1 permettra une desserte optimale de ce parc sportif. Secteur dédié aux sports et aux loisirs, l’emprise proposée aujourd’hui est peu utilisée excepté lors de compétitions de pétanque. Le secteur de l’ancienne piscine à l’ouest est en cours de requalification : jeux pour enfants et création de terrains de pétanque.

Je projette d’y installer des espaliers et des parallettes.

Il faut parler d’autre chose que de football me dit-on autour de la grande table en bois massif. Ce sujet prend déjà part à toutes les conversations. Catalyser, combler, cristalliser, contenir, je tombe sur Callisthénics et je trouve ce mot stratégique. Je lèche les barres d’acier galvanisé, c’est sec et froid. J’entame les exercices pour les faire résonner. Une voix enregistrée fait entendre les différentes figures que je suis en train d’effectuer — 360 Muscle up, Archer pull up, Leg lifts, Pistol squats, Reverse grimp muscle up, Parallel hand stand push up, Box pull ups, Body hold push up, Extreme muscle up, One arm chin up, L-sit handstand, Full body push up, Reverse clap push up, Planche, Russian dips, Knee clap muscle up, Double knee clap dip, Half tiger bend, Hammer chin ups, Superman Push up, Dragon fly, Muay thai push up, Box jumps, Front lever, Double cheast hit push up, Toe touch pull up, Muscle up, Burp up, Clap pull up, Human flag pole.

« Tu t’es toujours dit que tu serais gagnante à de te développer physiquement. À changer ton corps pour qu’il devienne plus performant. Que ça soit pour te maintenir en forme, avoir une meilleure hygiène de vie, pour t’inscrire dans une dynamique de gagnante, pour séduire la femme de tes rêves ou simplement pour nourrir ton ego. Ce qu’il te faut à toi, c’est un physique athlétique, sculpté dans des proportions naturelles et harmonieuses, mais capable de performer en dehors des salles de musculation. Quitte à avoir un physique musclé, autant pouvoir s’en servir pour effectuer des figures et épater tes amis. Il va dès lors falloir convaincre ton cerveau que la souffrance est amie, car plus la souffrance est présente plus tu gravis les échelons. N’oublie pas que les athlètes de la Grèce antique servaient de modèle pour les statues classiques de l’époque, tu as déjà vu des corps sculptés ? Comment ne pas être envieuse ? »

 

Sonia me fait un clin d’œil en guise d’au revoir, puis saute du toit pour retomber pile sur son scooter. Maintenant qu’elle s’est rendue à tous les cours, elle a suffisamment de points pour qu’il devienne volant. Je la regarde disparaître dans l’arc en ciel, puis j’attrape maladroitement une liane qui pendouille le long du mur et je me laisse glisser jusqu’au sol, en essayant de me donner des allures héroïques au cas où quelqu’un me remarque. J’aperçois le premier chantier. Il s’agit d’un fort, le premier niveau est déjà bâti et enveloppé d’un immense panneau publicitaire : dessus le projet est clair, un agenda des chantiers jusqu’à 2037 rassure le voisinage. Sur la deuxième moitié de la base on découvre une inscription : un avenir pour tous, juste à côté de la photo immense d’une femme blonde et heureuse, le regard perdu dans les cieux. Un ouvrier à la peau rouge attend patiemment la grue, vue d’ici on a l’impression que la femme du futur le regarde et lui sourit. Je prends une photo pour Ambrix mais je me fais remarquer par le chef du chantier qui me jette un regard et la phrase : 19 mètres plus haut. Je la note et je sors mon transater. Grâce à mes points, je me transforme en plaque de béton, l’ouvrier à la peau rouge me soulève et m’accroche à la grue qui me balance comme prévu au milieu de la cité Gagarine où j’arrive à reprendre ma peau normale avant de me casser en mille morceaux. Je traverse la cité en rampant au sol, qui est liquide par endroits, heureusement je suis au régime et j’arrive à flotter. Avec cette surface mixte, la cité scintille, au milieu un trou immense est entouré de haies rouges pour cacher un autre chantier. Je scrute les panneaux sur les haies pour trouver des indices. Une sculpture en forme de fusée est prévue dès l’année prochaine pour développer le pôle art et culture. La photo d’archive d’un homme avec un casque d’aviateur, à côté l’inscription Mais qui est Iouri Gagarine ?. Sur les panneaux publicitaires des photos gigantesques nous dévoilent des créatures heureuses, toutes d’une race humaine et optimisée, qui se promenèrent dans une cité en 3D. Ils sourient, leurs dents sont blanches.

 

Je dois transformer mon corps, car j’ai une cabane à construire. Cette forme de musculation, pratiquée dans les prisons et appelée « Workout » – parfois précédée de « Street » ou encore « Ghetto » – équivaut à travailler dehors, pour faire des exercices. Lorsque des jeunes de quartiers (à compléter) ont commencé à utiliser le mobilier urbain – c’était pour travailler dehors, c’était pour pour faire des exercices. C’était parce qu’ils en avaient besoin. Béton, acier — maintenant tu vas travailler à partir du poids de ton corps pour te réapproprier l’espace. C’est un sport de terrain.

Il est désormais possible de faire l’acquisition d’éléments pouvant contenir la force, pouvant la développer. Des espaces ouverts et des espaces fermés. Des enclos sécurisés. Des barrières pour délimiter les rectangles, pour y poser ton sweat, pour t’étirer. Contraction excentrique puis isométrique. Les muscles, ça respire. Allongement global et lent, tu dois rechercher une amplitude importante. Flexion, extension. En fonction de l’excitation nerveuse du corps, tu es plus ou moins contractée. C’est psychologique et musculaire.

Cette forme de musculation originaire des États-Unis est née dans des contextes urbains défavorisés — parce que c’est un sport qui se pratique en extérieur. Parce que c’est gratuit. Nous dirons pour balayer, puisqu’elle est arrivée jusqu’ici, toutes les connotations négatives et tous les stéréotypes de la discipline — préciser : pauvreté, captivité, rejet.

Il s’agit maintenant de construire de nouveaux espaces dans les quartiers — dits — nous dirons une discipline urbaine — dits — sensibles. Nous dirons que c’est un sport en plein essor. Que c’est un sport difficile. Nous dirons dans son autre appellation que cette forme a été inventée pour les filles, par l’exclusion à la base, des exercices violents de la gymnastique. Pour la rendre aux garçons. Il s’agit ici de faire travailler équilibre, force, flexibilité, agilité et coordination. C’est-à-dire pour faire travailler — ton corps en extérieur, il faut que tu le mettes dehors. Travailler tout ton corps dans des entraînements Full-body. La souffrance devra être ton amie. Ça non plus, Virginie, elle ne me l’a pas dit.

 

J’arrive enfin chez Ambrix. Elle se jette sur moi et commence à m’embrasser. Je me demande si je suis censée coucher avec elle pour obtenir sa réponse et la carte, dans le doute, je déboutonne ma peau de rebelle. Mais finalement ce n’est pas la peine, car elle me dit que je n’ai plus beaucoup de temps car les machines ont entamé la destruction. Je demande où sont passé.e.s mes allié.e.s qui devaient arrêter les machines mais Ambrix m’apprend qu’ils ont été tous tués à coup de spaceball. L’orage éclate à nouveau, ma gorge se serre mais ce n’est pas le moment. Une fois en bas, je cours tout en boutonnant ma peau. Je n’ai plus beaucoup de points mais je me transforme en plaque de béton, je m’accroche à une grue qui tourne en direction de la forêt, je saute en visant les ronces – pas très conforts mais denses donc protectrices. Hélas je n’ai plus de points et je reste en plaque de béton jusqu’à la fin de la mission. Ma chute est amortie par un lapin qui de toute évidence se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. C’est là que je remarque que j’arrive trop tard, les 40 000 md’arbres matures et toutes les espèces rares vivant ici depuis des décennies sont déracinés et gisent tristement dans les fossés. Le lapin que j’ai écrasé était le dernier survivant de la forêt. C’est là qu’une immense grue s’effondre sur moi, je suis en miettes qui s’enfoncent dans la terre humide, le lapin avec. Au-dessus du chantier, un panneau publicitaire vole dans les cieux, accroché à un dirigeable : les banquets des retraité.e.s riment avec convivialité !

 

Assise sur un des modules, je regarde la seule fille du rectangle s’étirer au-dessus de la fresque peinte au mur. Une plage et des palmiers. Sa silhouette me réconforte. J’observe son visage se crisper et son corps se tendre puis la questionne pour savoir comment ça se passe à l’intérieur. Dans les muscles.

« Quand tu souffres vraiment tu as envie de comprendre comment ça marche même si tu sais que ça va pas forcement te calmer, au moins tu visualises. En fait tes muscles ils se déchirent quand ils se contractent et ils s’étirent. Ils se fissurent. Plus tu les étires, plus les fibres elles cèdent. Ça fait comme des micro-lésions à l’intérieur, mais c’est microscopique. Tu fais saigner tes capillaires et les gaines qui entourent les fibres des muscles. Mais c’est pas ça qui fait le plus mal. Les courbatures c’est le moment où la douleur elle est la plus terrible, c’est quand ils se réparent, quand les fibres elles se rattachent, quand tu guéris en somme, quand ça se ressoude. C’est là que tu prends de la masse musculaire. Que tu devient plus forte. Tu brises pour réparer. »

Je dois me rendre à Bagnolet pour aller récupérer la carte géante. J’attends le bus avec la même phrase qui se boucle dans ma tête, et qui se termine par « réparer ». Le 11 me dit-on, le 11 ça veut dire — vas-y à pied. Monsieur H. a juré sur Dieu qu’elle était chez lui, mais a oublié où il l’avait cachée. Je monte difficilement les étages à pied en pensant — la souffrance doit être mon amie — et en visualisant l’intérieur de mes muscles en train de se ressouder. Je repense à la fresque, au calme et à la tranquillité. Devant la porte, je frappe une fois, mais il ne me répond pas. Je frappe deux fois, mais il ne répond pas. Je frappe trois fois, mais il ne répond pas alors je fais une croix sur la carte, repasse une dernière fois dans le hall dans la peau qui recouvre mon corps révolté et décide de remplir les boîtes aux lettres fracturées de confettis parce que je trouve que le sol carrelé n’est pas très hospitalier.

 

 

Elitza Gueorguieva, Mélanie Yvon, performance « Paysages Passagers », 7 avril, Un lieu pour respirer – Les Lilas, 20h.

 


[*]. Nom courant de la cité Gagarine donné par ses habitants. [NdA]

Mélanie Yvon

Artiste et auteure

Elitza Gueorguieva

Artiste et auteure

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

[*]. Nom courant de la cité Gagarine donné par ses habitants. [NdA]