Nouvelle

Toi, moi

Ecrivain

Un policier court après un manifestant. L’un est encombré de son uniforme anti-émeute, l’autre agile comme un lièvre. Que la tortue rattrape finalement. Aucune allusion particulière à ce qui se passe chaque week-end en France – le motif principal de cette très émouvante nouvelle de Marcello Fois est à chercher du côté de la paternité. Celui que l’on retient comme un maître du roman noir italien fait partie des invités de la quatrième édition d’Italissimo, festival de la littérature italienne qui commence le 3 avril prochain. Un texte inédit en France et traduit ici par Nathalie Bauer.

Gênes, juillet.

 

Courir dans une tenue anti-émeute requiert des efforts absurdes.
Et puis, j’ai devant moi un lièvre en vêtements d’été, tee-shirt et bermuda…
Notre père… Notre, notre père… qui es aux cieux…
Et je cours, je lui colle au train, je ne me laisse pas distancer.

Quand je cours, je ne peux m’empêcher de me rappeler que je voulais devenir peintre. Dans mon souvenir, il y a toujours un petit garçon et il y a toujours une tante qui lui demande ce qu’il veut faire plus tard. Ma famille a produit des tantes qui posent des questions stupides et des ratés. Et des ratés de la pire espèce, des ratés de fond, c’est-à-dire conscients de l’être. Prenez mon père, il a commencé dans la floriculture… Lui et un associé, premiers temps difficiles, deux ans de vaches maigres, peu de commandes. Alors l’autre, son associé, lui lance : agrandissons-nous malgré tout, si nous y croyons serrons les dents, investissons le peu que nous avons dans cette entreprise ! Ce soir-là mon père rentre simplement à la maison et annonce à ma mère qu’il a vendu ses parts, qu’il n’y a rien à tirer de la floriculture. Ma mère hausse les épaules, puis pense que pour la troisième fois en l’espace d’un an mon père est au chômage. Elle préfèrerait ne pas être caissière chez un grossiste en viande, rares sont ceux qui ont cet objectif dans la vie. Mais, en entendant mon père, elle hausse les épaules et annonce à son tour qu’elle réclamera de nouveau un temps plein. Voilà, à cette période exacte de ma vie, si l’on m’avait demandé ce que je voulais faire plus tard, j’aurais répondu : être peintre.

Ce qui compte, dans la course, c’est l’obstination. Quand on doit courir une heure, par exemple, les vingt premières minutes sont très longues. Il s’agit de les atteindre, ces vingt premières minutes ; après, tout paraît beaucoup plus simple. Mais pas ces épouvantables vingt premières minutes. C’est comme recommencer à zéro, à chaque fois vous devez comprendre à quel point vous pouvez vous obstiner : car à dix, onze minutes, vous vous dites que vous n’y arriverez pas, que c’est impossible. Vous vous accordez un bref délai, vous dites dans cinq minutes je m’arrête, encore deux minutes et je m’arrête… Voilà comment vous atteignez les vingt minutes, vos poumons semblent soudain se dilater et vos jambes courent toutes seules. Cela explique le paradoxe d’Achille aux pieds légers battu par la tortue. En d’autres termes, la tortue l’emporte parce qu’elle se donne des délais plus courts, elle est plus vieille et plus tenace, alors qu’Achille est un jeune homme trop assuré, sans perspectives, prêt à capituler au moindre problème.
Comme ce gamin qui se sauve, quelques mètres devant moi. Il croit m’échapper, mais dans cinq minutes je l’attraperai, dans deux minutes je l’attraperai, maintenant je l’attrape. Lui, Achille ; moi, la tortue avec toute cette carapace.
Et je cours, je ne me laisse pas distancer.

Quand je cours, je pense que le fait d’être devenu père à mon tour et ces efforts haletants dans tout cet équipement anti-émeute ne sont vraiment qu’une seule et même chose. Je me souviens du jour où j’ai envisagé pour la première fois de tuer Eugenio. Quelle chaleur… On était en juillet comme maintenant, mon fils est né en février, et on était en juillet : six mois sans sommeil. Chaque fois qu’il semblait sur le point de céder, il écarquillait les yeux, pendant six mois, 180 jours, 4 320 heures de veille. J’étais seul. Et je ne fermais pas l’œil de la nuit. J’étais persuadé que je ne dormirais jamais plus, car je n’avais aucune raison de me reposer dans l’existence. Lorsque j’essayais de m’allonger, il me rappelait sa présence, il ne pleurait pas vraiment, il émettait une sorte de gémissement, une espèce de rengaine infinie. Alors je devais le prendre dans mes bras, le tenir fermement et arpenter le couloir. Il était impossible d’agir autrement : chaque fois que je tentais de le coucher, Eugenio se réveillait et recommençait à se plaindre. Et le monde s’écroulait, au bout de six mois il s’écroulait. Voilà pourquoi, cette nuit-là, après avoir arpenté pendant des heures le couloir, j’ai supplié ce bébé qui était mon fils : dors, dors, mon chéri, pourquoi tu ne dors pas ? Dors ! Dors, bordel ! Soudain j’ai cessé de le supplier, je me suis mis à crier comme un obsédé. Il m’a lancé un regard très sérieux et a lu dans mes pensées, comprenant clairement que j’envisageais l’hypothèse de le tuer, par exemple en le jetant par la fenêtre grande ouverte, ou en feignant de m’évanouir et donc en tombant sur lui : on aurait ainsi conclu à l’épuisement, associé peut-être à la folie heureuse de lui fracasser le crâne par plaisir de le faire, afin que quiconque puisse affirmer que je l’avais fait. Voilà, ce jour-là, j’ai songé à tuer mon fils pour la première fois. Et pour la première fois, il s’est endormi profondément.

Sanctificetur nomen tuum… que ton règne vienne, vienne, que ta volonté soit absolument faite…

Mais il faut procéder avec calme. Ma tante était assise au salon, une tasse de café à la main, disais-je. J’avais environ dix ans. Lorsqu’elle me parlait, ma tante avait une façon de fixer mes genoux écorchés qui était une façon de remercier le Seigneur de ne pas avoir eu d’enfants, et peut-être aussi une façon de le maudire. Sans la moindre chaleur, elle me demande ce que je veux faire plus tard. Assis dans la cuisine, mon père retenait ma mère pour l’informer de son énième échec. Et ma mère haussait les épaules. Ma tante a voulu savoir si le chat avait avalé ma langue, alors que ma présence à ses côtés était exclusivement une forme de politesse et une coercition. Que peut-on avoir à dire à une femme qui porte, gravées sur le visage, les marques d’une apocalypse quotidienne ? Je m’interroge sur l’opportunité de lui livrer une réponse sincère quand ma mère surgit dans la pièce. Vite, vite, me lance-t-elle, va vite appeler le médecin au sixième étage, ton père, ton père. Tout en me précipitant dans le couloir, je l’aperçois du coin de l’œil, effondré sur la table, respirant comme une carpe tirée au sec… une de ses mains, contractée comme un crotale qui se replie, est posée près de sa bouche, et ses paupières vibrent telles les ailes d’un insecte.
Pendant que je cours à l’étage supérieur, où sont situés les appartements les plus beaux, je me dis qu’il était inutile de perdre du temps avant de répondre et je me dis que ma tante n’attendait aucune réponse de ma part… jamais personne n’avait répondu à ses questions.
Sur la terre comme au ciel.
Je me demande si, quand on va au ciel — ce qui était apparemment arrivé à mon père lorsqu’il s’était effondré sur la table de la cuisine, je me demande si, à ce moment-là, on change de statut. Si les ratés de la terre se transforment vraiment en princes du ciel, si on attribue à ceux qui ont vécu dans un deux-pièces sur terre un appartement au dernier étage avec terrasse au ciel… Ou non. Quoi qu’il en soit, pendant l’enterrement, je me suis tourné vers ma tante pour lui livrer la réponse que je n’avais pas été à même de lui donner trois jours plus tôt. Peintre, ai-je déclaré, je veux être peintre plus tard. Elle a essayé de sourire. En réalité, pendant que je grimpais en courant au sixième étage, cela m’était apparu parfaitement clair.

La deuxième fois, Eugenio avait environ huit ans. Un petit voyou de quartier, chose dont tout père, n’importe quel père, est fier. Je suis policier, pas peintre, je ne peux pas prendre trop de libertés, mais comment réprimer son orgueil face à une fripouille aussi sympathique ? Il était comme ça, lui, il vivait dans la cour, chassait les lézards, menait sa bande. Contrairement aux autres enfants, il n’avait pas le nez collé à l’écran de la télévision. Et, contrairement aux autres enfants, il avait toujours quelque chose à raconter en rentrant de classe.
Un après-midi, la sonnerie de l’interphone a retenti. Un copain d’Eugenio me criait, tout agité, de descendre : il était arrivé quelque chose de grave à mon fils. Eugenio, qui était revenu de l’école deux heures plus tôt, jouait dans la cour avec son vélo. Moi, je m’apprêtais à me faire un café. À l’époque, j’avais trente ans. Soudain j’ai eu l’impression d’être vieux et je me suis vu au même moment agir au ralenti : m’engager dans l’escalier après avoir compris qu’il fallait trop de temps pour attendre l’ascenseur, puis sortir dans la petite cour, qui était devenue immense puisque je voyais avant tout la circulation derrière le portail. Enfin je les ai vus, son copain et lui, qui riaient : j’étais descendu en pantoufles, vêtu d’un tee-shirt et d’un pantalon de survêtement, j’étais maladroit, désespéré et, eux, ils riaient. Surtout lui. Comment ai-je réagi ? Je l’ai regardé, c’est du moins ce que je crois, car j’ai les idées embrouillées à ce sujet ; quoi qu’il en soit, j’ai sûrement fait quelque chose parce qu’ils ont arrêté de rire, Eugenio a arrêté de rire immédiatement. Et il a dit que c’était juste une blague.
De toute ma carrière de policier, je ne me suis jamais senti aussi vulnérable, aussi grotesque, que dans cette cour, avec des pantoufles rapportées d’un hôtel, un tee-shirt blanc taché indélébilement de sauce, un pantalon de survêtement déformé, de ce ton de gris causé par le passage du temps et les lavages à une mauvaise température.
Il m’avait mis à nu pour mesurer à quel point je tenais à lui.
Je lui ai indiqué la porte de l’immeuble, lui ai ordonné de monter à l’appartement et annoncé qu’une fois à l’intérieur je le battrais à mort.
Ce que je n’ai pas fait, mais je peux jurer que jusqu’à la deuxième volée de marches Eugenio était un homme, un enfant, mort ; par chance, dans notre immeuble, l’ascenseur est presque toujours hors service.
C’est peut-être pour surmonter cette impasse qu’on se croit capable de choses impossibles. Reconstruire une réalité acceptable constitue peut-être une façon d’y contribuer. Alors, pendant que je courais, enfant, j’ignorais, j’ignorais mais devinais parfaitement que ma bataille consisterait à tenter de dire l’indicible : mon père agonisait, ma tante attendait une réponse, comment s’y prend-on, hein ?

Donne-nous notre affreux et laborieux pain quotidien sur cette pauvre terre comme dans ce bout de ciel.

Cultiver l’idée qu’il est possible de s’étourdir à force de mensonges est une autre chose. La certitude de ne pouvoir exiger rien de plus que ce qui m’était échu pour ma survie a rongé comme un ver mon apocalypse personnelle. Cependant j’avais aussi des pensées et j’ai tenté de les raconter à coups de stylo… Je regardais, pensif, un Néant vaporeux, comme si j’étais le passant à la chevelure flamboyante qui surplombe la mer de brouillard dans le tableau de Friedrich. J’élevais des images orphelines, bref, j’étais une sorte de bienfaiteur de ma propre personne.

J’élevais des images orphelines : pourquoi ? Pour qui ? À l’âge de vingt ans, je m’étais enrôlé dans la police… Un échec socialement utile au moins, qui a tiré un sourire à ma mère et m’a permis de regarder en face mon épouse lorsqu’elle m’a annoncé que, bénie, bénie entre toutes les femmes, elle attendait un enfant.
Eugenio.

Et pardonne-nous nos péchés comme nous devons, bon gré mal gré, les pardonner à nos pécheurs.

À présent, je cours, en proie à la sensation de me noyer. Et, comme cela arrive quand on est sur le point de se noyer, je revois tout : le jour où j’ai donné mon premier baiser, le jour où j’ai trompé, le jour où j’ai été trompé, le jour où je suis devenu père, le jour où j’ai menti…
Un peu plus tôt aussi, j’ai menti : parce que la première fois, la véritable première fois, la première fois dans l’absolu où j’ai pensé que mon fils devait mourir, qu’il ne méritait pas de vivre, ou que je pourrais le tuer, c’était quelques minutes après sa naissance, exactement six minutes et trente-deux secondes après.
Le médecin qui le tenait dans ses bras me lançait un regard trop compatissant pour que cette naissance soit une belle nouvelle. Bien sûr, le bébé était né en bonne santé et en parfait état, mais sa mère n’avait pas survécu. Voilà pourquoi je ne l’ai même pas pris dans mes bras cette première fois, six minutes et trente-deux secondes précises après sa naissance, ce qui était aussi cinq minutes après la mort de ma femme.
J’ai pensé vraiment qu’il devait mourir lui aussi, et j’ai fait signe au médecin que je ne voulais pas le prendre dans mes bras. Alors j’ai compris que j’étais prêt à tuer cet étranger assassin et j’ai entendu clairement sa plainte. Le médecin m’a adressé un geste compréhensif, puis m’a demandé s’il n’y avait pas quelqu’un, mieux, une femme de la famille, pour s’occuper du nouveau-né. Non. J’étais seul.
Voilà, ça a été la première fois. La vraie.

Bien entendu, il faut du souffle et être entraîné. Bien entendu, ce qui compte, ce n’est pas ce que la vie vous réserve, mais la façon de répondre aux questions qu’on vous pose à brûle-pourpoint. Par exemple, à celle du médecin, qui semblait s’excuser de devoir m’annoncer que mon enfant, dans ses bras, était un garçon : à savoir si j’avais quelqu’un, de préférence une femme, pour s’occuper de lui. J’ai répondu que non, je n’avais personne, qu’il n’y avait plus personne au monde. Et ce, avec naturel, comme si je m’étais entraîné toute ma vie à donner cette réponse, comme si j’étais un père quelconque dont la femme souffrait juste après un accouchement compliqué. Avec le même naturel, j’ai pensé, soulagé, depuis l’abîme de mon inconscience, qu’en tant que père célibataire je serais exempté du service de nuit.
Ce médecin était jeune, il avait le regard vaguement fiévreux des personnages de tableaux romantiques. Il a paru très bien saisir qu’au moment où je l’informais avec naturel que je me débrouillerais seul, parce que nous étions seuls, l’étranger qu’il tenait dans ses bras et moi, je me le disais à moi aussi.

Évidemment, il faut une bonne dose d’inconscience et une certaine capacité à ignorer le danger. Pas seulement à cause de mon métier.
Le médecin me tendait le bébé et j’imaginais qu’un des jeunes Curiaces brandissait une dague en la pointant juste sur le centre de mon sternum. J’aimais David et cette emphase d’énormes tableaux virils, l’obscurcissement nerveux qu’ils dégagent, j’aimais toute la gamme de ses tons de bronze et de marron, et son rouge dense, plus rouille, comme de sang coagulé. Je ne me rappelle plus quel genre de serment j’ai fait : j’étais englouti par un tourbillon, j’étais inexplicablement fier de mon chagrin silencieux, j’étais très calme en apparence. Je souhaitais sa mort. Voilà. Tout de suite. Je souhaitais la mort de mon fils. Avec la simplicité un peu vulgaire du patricien qui écarte sa tunique pour offrir sa poitrine à son esclave, après lui avoir ordonné de le tuer.
Au lieu de ça, nous sommes rentrés à la maison et il n’a pas fermé l’œil de plusieurs mois. Il est donc plus juste de dire que cette nuit-là, six mois après sa naissance, 180 jours, 4 320 heures de veille, quand je me suis adressé à lui en criant, ce n’était pas pour l’implorer, encore moins pour le menacer, c’était pour lui avouer que, certes, j’avais envisagé de le tuer, mais qu’à présent je l’aimais d’un amour total et inconditionnel. Voilà pourquoi, je le crois, en dépit des apparences et des mots prononcés, il s’est endormi.

Courir dans une tenue anti-émeute requiert des efforts intolérables. Je cours, je ne me laisse pas distancer… Par ce garçon mince. En vêtements d’été. La chaleur éclatante de juillet se reflète dans ma visière de plexiglass, il est si difficile de respirer qu’on en pleurerait… Le lièvre qui file devant moi a le visage couvert d’un foulard blanc et noir… Quand je cours, je pense au peintre que je n’ai pas été. Tout en surveillant le garçon, à dix pas de moi, je me console presque de cet échec programmé. Libère-nous, libère-nous, libère-nous de tout mal passé et présent. Libère-nous de l’exigence d’une meilleure condition sur cette terre. Malgré dix-sept ans de métier, je cours encore derrière des gamins dans les carruggi [*]. Je suis à deux doigts de l’attraper, je tends la main et effleure son tee-shirt trempé de sueur, une première puis une seconde fois. Il est très fatigué, je me demande quel âge il a… Puis je me demande quelle histoire nous a amenés à nous fuir, dans ces rues de juillet… Heureusement, mon garçon est allé au bord de la mer, me dis-je, et juste avant que je le saisisse par sa ceinture, le lièvre bondit et m’échappe.

Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais libère-nous, libère-nous, libère-nous…

Et puis le tournoi d’escrime, il y a quatre ans, donc pas si longtemps, Eugenio avait treize ans. C’était le meilleur, je le dis sans fausse modestie. Grand et mince comme sa mère. Il se tenait, serrait la garde de son épée et sautillait avec une élégance naturelle. Le voir disputer un match était un plaisir. Il gagnait. Toujours. Bien sûr, je n’appartenais pas à cette catégorie de pères qui hurlent à leurs fils des conseils et des encouragements, debout au bord du terrain de foot. Mais vraiment, sur cette piste, le bras tendu, Eugenio n’avait pas de rivaux, je pouvais me montrer compassé à l’égard des autres parents chaque fois que leurs tocards de fils étaient sévèrement battus par mon champion.
Voilà pourquoi, quand s’est présentée la finale régionale, j’ai eu l’impression qu’il s’agirait d’une promenade de santé. Il a gagné les quatre premiers matchs. Il a perdu le dernier. Le seul important. Et il l’a perdu pour la simple raison qu’il avait cessé de se battre. Il était distrait, lent… Il a terminé deuxième. J’ai ravalé à grand-peine ma déception et réagi comme les pères sont censés réagir : j’ai affirmé que c’était bien quand même. Le vainqueur, incrédule, s’est approché pour serrer la main d’Eugenio, qui lui a rendu son geste en me souriant, à moi. Dès que son adversaire s’est éloigné, il m’a expliqué qu’il l’avait laissé gagner.
Voyez, me revoilà dans cette cour en pantoufles. De nouveau dans ce couloir avec le médecin en péplum qui pointe sa dague sur ma poitrine.
Mon fils a déclaré qu’il renonçait à l’escrime, ou plutôt qu’il n’avait jamais voulu pratiquer ce sport. Qu’il avait donc laissé ce garçon gagner plutôt que de me laisser gagner, moi.
Plutôt que de me laisser gagner, moi.
À cet instant-là, alors qu’il m’annonçait en souriant qu’il me tenait dans son poing, j’ai souhaité sa mort, ou plutôt j’ai pensé qu’il serait juste qu’il meure tout de suite. Un instant, pas plus, mais précis, clair, explicite : il faut que tu meures. Crève.

S’il n’avait pas dérapé sur les pierres glissantes, je ne l’aurais probablement jamais rejoint. Or il dérape, glisse, tombe, s’effondre sur les pavés. Il tombe et, le souffle brisé, je lui saute dessus.

Naturellement, il ne faut pas oublier qu’on confond souvent l’indépendance et la mauvaise éducation. Je demande toujours à Eugenio de me regarder dans les yeux quand je lui parle, en vain. Mon métier le dégoûte, prétend-il, mais il ne refuse pas l’argent que je lui verse. Alors je lui dis de me regarder dans les yeux, je lui dis que cet argent est le fruit du travail qui le dégoûte tant. Je lui dis qu’avec cette histoire de G8 il vaut mieux qu’il reste à la maison… Sans un regard, il se contente de répondre qu’il va au bord de la mer avec ses copains et qu’il rentrera directement le mardi suivant. Il ne me regarde pas. C’est normal, nous sommes seuls, tous les deux, et l’idée de dépendre l’un de l’autre nous déplaît. J’ajoute qu’il se trompe sur mon compte, que j’avais d’autres programmes pour ma vie. Il ne comprend pas, il croit que je parle de lui, ce qui me laisse entendre qu’il s’imagine être la cause de tout, la mort de sa mère incluse. Non. Je ne parle pas de ça, comment pourrais-je ? J’aimerais lui raconter qu’enfant je savais quoi répondre, sans hésitation, à ceux qui m’interrogeaient sur ce que je voulais faire dans la vie. Je lui demande si cette réponse l’intéresse. Mais il n’est plus là. J’ignore depuis quand je parle tout seul.

Face à face, enfin.
Deux hommes devraient se battre nus, comme dans la nuit des temps, comme dans les tableaux de Poussin, et ils devraient se regarder dans les yeux, ils devraient montrer les signes de leur splendeur guerrière, je devrais être aussi monstrueux que le Saturne cannibale de Goya, ils devraient avoir des regards semblables à des plumes de paon, des menaces ensorcelantes. Pas de tenue anti-émeute, pas de visage masqué. Maintenant nous respirons le même air. Il y a dans le miracle de l’appareil respiratoire une synchronie, comme une chorégraphie de soufflets. Ainsi, dans le silence sifflant du souffle coupé, j’essaie d’ôter le foulard qui couvre le visage du garçon. Mais ses yeux le savent, ils l’ont peut-être su dès le premier instant, il résiste à ce dévoilement en tournant la tête… Assez parlé : j’arrache le chiffon qui le masque…

Le désespoir s’abat sur moi… Ça ne dure pas longtemps, peut-être juste l’instant durant lequel l’après-midi bascule dans le soir. Je ne m’étais jamais rendu compte que c’était l’histoire d’un instant. De toute façon, c’est comme ça, et je suis envahi par une sorte de découragement doté d’un symptôme physique bien précis : un doigt invisible s’insinue juste sous ma pomme d’Adam, à l’endroit où les clavicules se rejoignent. Alors Eugenio me regarde, apparemment incrédule. Debout, entre l’armoire et le lit, il se demande quelles pensées s’agitent dans mon esprit. Quant à moi, j’ai soudain l’impression d’étouffer… Tu dis que tu ne sais pas ce que tu voudrais vraiment ; tu dis, en faisant de l’esprit, que tu voudrais ma voiture pour aller au bord de la mer, puisque je suis de service tout le dimanche…
Il me regarde alors que je me précipite vers le lit, il s’agit de mon habituelle tendance à la mélancolie mais sous une autre forme, et ça il ne peut pas le comprendre. Il ne faut jamais oublier combien il est important de recevoir la bonne réponse quand on cherche une réponse, mais ça il ne peut pas le comprendre. Il le saura bientôt. Il le saura quand il deviendra père. Ma protection anti-émeute est une espèce d’autre moi qui m’attend au commissariat. Je lui tends donc les clefs de la voiture.

Du Mal, amen.

Papa, s’exclame-t-il, comme s’il avait soudain quelque chose à me dire. Comme si nous n’étions pas par terre, l’un sur l’autre, dans une ruelle, non loin de la foule furieuse des contestataires, mais à table, en famille, par un jour de fête, et que ce qu’il avait toujours eu envie de me dire sans jamais en avoir le temps lui soit revenu à l’esprit. Papa, me dit-il… Et moi qu’est-ce que je lui dis ? Je dis Eugenio, Eugenio. C’est tout.
Je m’écarte, tente de me redresser. Libéré de mon poids, il bondit et me devance. Il me tend la main pour m’aider à me relever. Vingt-sept ans plus tôt, mon père avait abandonné une entreprise qui compte à présent parmi les plus prospères de la ville…
J’aurais pu être peintre, dis-je en me mettant debout. Mon fils me regarde : tu ne m’en avais jamais parlé, commente-t-il. Non, j’y pense de temps en temps… Et je pense, peut-être, que j’ai montré bien peu d’amour quand je me suis contenté de regarder mourir mon père, sur la table de la cuisine, pendant qu’il mettait en scène son incapacité à accéder à une belle mort : juste un rictus pareil à un terrible sourire. Et je pense qu’il y a toujours eu dans le regard de mon fils ce reproche subtil que les générations s’échangent génétiquement. Tu es moi, me dis-je, je t’ai toujours suivi, mon fils, je t’ai toujours tendu la main pour que tu puisses te relever quand tu tombais. Et lui, il pense père, père, si tu ne meurs pas, je ne m’en sortirai pas…
Je voulais être peintre, je suis doué, dis-je.
Il sourit : Peintre ? Je ne le savais pas… conclut-il… C’est bien…
Je crie : C’est bien ? sur un ton qui ne s’est pas encore libéré du trouble. Qui n’a pas encore digéré l’absurdité de ce qui vient de se produire. Je crie : À la maison ! Et je lui indique la direction d’un geste expéditif, comme s’il ne la connaissait pas : c’est mon métier de père, non ? Répéter ce qui est logique pour mon fils. Mais cette fois il a l’air d’y croire et, sans même tenter de répliquer, il s’éloigne. Je le vois marcher, sa tête légèrement inclinée se détachant sur le soleil. Son ombre fine, comme un dessin de Giacometti, me rejoint. Elle me transperce. Me coupe en deux. Je voudrais qu’Eugenio se retourne, qu’il me regarde pendant que je le regarde, et qu’il comprenne combien je l’aime, mais il ne le fait pas.
Alors je hurle : À mon retour, je te tuerai. Tu es mort !

 

Traduit de l’italien par Nathalie Bauer.

La nouvelle « Tu, me » a paru dans le recueil collectif  Scena padre, © Giulio Einaudi editore, 2013.


[*] Ruelles typiques de la Ligurie. (NdT)

Marcello Fois

Ecrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

[*] Ruelles typiques de la Ligurie. (NdT)