Nouvelle

Ébats et débats

Ecrivain

Il y a mille manières de lier l’écriture et la vie, d’intégrer l’une à l’autre, et de vouloir alors, du point de vue de l’écrivain du moins, que ni l’une ni l’autre n’en finissent. Dans la nouvelle aux échos proustiens d’Henri Raczymow, un petit élément perturbateur vient détourner ce projet de Livre en excluant le narrateur du supposé duo amoureux de deux amis. Narrateur qui saura finalement comment se remettre au centre de l’histoire.

Il voulait que son dernier livre, celui-ci donc, ait bien plus d’épaisseur que ses précédents. Épaisseur, au sens volumétrique de ce terme. Et aussi, que son élaboration demande beaucoup plus de temps que les autres n’en avaient demandé. Que cela s’éternise. En somme les vœux qu’il formule pour son livre, il pourrait tout aussi bien les formuler pour sa vie, celle qui court parallèlement à son livre. Belle découverte s’il en fut : son livre, c’est sa vie même. Écrivant son livre, c’est sa vie même qui bruisse, et respire et se colore. Rien d’étonnant, dès lors, s’il souhaite que cela dure longtemps, le plus longtemps possible, et que cela, pour lui, ait une envergure inouïe. Peut-être qu’après tout l’écriture et la vie ne sont pas toujours si antinomiques. La preuve : faire durer le plaisir d’écrire – et d’écrire ce livre-là – c’est du même coup faire durer sa vie même.

Un souvenir lui revient en mémoire, un peu ridicule, un peu puéril, un peu honteux à raconter. Cela met précisément en jeu le temps et le volume. Le rapport entre les deux, et leur rapport conjoint au livre qu’il était alors en train d’écrire. C’était un calcul tout bête. Au bout de quelques pages, il se remémorait la date à laquelle il avait commencé son « œuvre ». Et il mettait en relation le temps écoulé et le nombre de pages qu’il avait écrites. Et de supputer la taille de son livre à venir à telle date raisonnable, ou bien au contraire, la date à laquelle vraisemblablement un livre de belle taille serait achevé. Ces opérations lui coûtaient une concentration extrême, car au lycée les mathématiques n’étaient pas son fort. Mais de quelle prouesse n’était-il pas capable pour le bien de son œuvre !

Mon ami Troubetzkoy, fine mouche, à qui je raconte cette anecdote, entend me pousser dans mes retranchements. Il voudrait que je lui avoue le sens que j’attribue à ces gestes. Lui-même a bien entendu une idée derrière la tête, qu’il m’expose, ou plutôt qu’il voudrait m’entendre moi-même énoncer. Nous ne tardons pas à tomber d’accord. On parle volontiers du plaisir d’écrire, me dit-il. Mais ce souvenir qui te vient n’établit-il pas le contraire ? Que ce ne serait pas un si grand plaisir que ça, d’écrire. Que je voudrais même en finir au plus tôt, arriver au plus vite à la fin. Compter les jours qui me séparent de la délivrance… Je me rends. Je n’ai plus rien à dire. Je suis indéfendable. Ce n’est pas de la honte, alors, que j’éprouve, c’est bien pire. C’est la pensée insupportable qu’une part d’ombre en moi, invasive, délétère, combattait mon identité d’écrivain. En quoi étais-je plus avancé fort de cette révélation ? J’étais atterré. Non par la plaisanterie de mon ami qui jouait au psychanalyste que par la justesse de la déduction qu’il me faisait accoucher. Mais derechef une pensée me vint. Un contre-argument puissant, décisif, qui allait le clouer au sol, et faire de moi un phénix renaissant de ses cendres. Et la lecture ? lui dis-je. Ne lisons-nous pas tous à des vitesses différentes, et même pour chacun de nous, selon le type de lecture en question, notre vitesse ne varie-t-elle pas ? Par exemple, quand je lis Chateaubriand, Flaubert, Proust, je ne suis pas pressé d’avancer. Je lis un peu, relis, relève la tête, comme si je goûtais encore de la musique après que la musique s’est tue, et je replonge dans les bonheurs des phrases, pas à pas, m’émerveillant de tant de grâce ou de profondeur ou de poésie ou de rythme ou de discrète allusion dont je me dis tantôt que nous ne sommes sans doute pas nombreux à la percevoir, tantôt que moi seul la perçois, qu’elle s’adresse à moi seul… En revanche, quand je lis un thriller, une série noire, j’ai hâte de connaître la suite, d’arriver à l’énigme enfin résolue. Dans les deux cas, il s’agit bien de plaisir, mais il n’est pas du même ordre. L’un est un effet de langage, l’autre un effet de narration. Eh bien pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’écriture ?

Pourtant il était une dimension dont je n’avais pas parlé : celle de la mort. Sans doute, en écrivant un livre, ai-je peur de mourir avant de l’avoir terminé. Et donc ainsi, c’est à une course de vitesse, en grande partie imaginaire, que je me livre. Mais pas seulement imaginaire…

Toute mon adolescence, je l’avais passée à lire. Je lisais le plus souvent allongé sur mon lit. Je lisais tout le temps, tard le soir, tôt le matin, tout le temps que je n’allais pas au lycée. Ma mère s’en inquiétait. Elle disait que je n’étais pas normal. Sors, m’exhortait-elle. Vois des amis ! Distrais-toi ! Non, je préférais lire. J’avais besoin de lire. Lire était bien plus qu’un plaisir, c’était un besoin quasi physiologique. En y songeant aujourd’hui – où je ne lis plus guère, et heureusement, que par plaisir – je vois dans l’inquiétude de ma mère non plus une de ses paroles qui signalaient trop aisément ce que je tenais pour sa bêtise, mais peut-être une vérité qui lui sautait aux yeux : je n’étais pas normal !

Sans vouloir ici m’appesantir sur ce que signifie « normal » ou « anormal », surtout dans la bouche de ma mère, la lecture était alors pour moi une compulsion. La lecture me remplissait, comme on remplit une cuve vide, ou même une cuve qui fuit par le fond, et qu’il faut sans cesse et en vain alimenter pour me maintenir en un semblant de vie. J’étais ainsi fait que je perdais continûment ma substance. La lecture m’emplissait, me regonflant un peu, empêchait mes entrailles de fondre tout à fait, de se liquéfier. C’était vain d’ailleurs, car justement mon corps ne retenait rien. Un mystère subsiste : pourquoi dans le même temps j’ai pu fantasmer que je serais un jour écrivain ? Le moyen d’être un écrivain si c’est le seul vide qui me constitue ? Ce n’est pas un hasard, si j’y pense, si mon premier livre avait trait à des murs nus, à une dépossession, à la blancheur !

J’ai cherché le regard d’Alexis. mais plus de regard, plus d’oreilles, plus d’Alexis. Je n’avais plus qu’une pauvre tonsure de moine devant les yeux. Alexis ne m’écoutait plus : il avait sorti son smartphone de la poche de sa veste pour répondre toutes affaires cessantes à un message, peut-être amoureux. Une idée maligne me traversa : et si c’était Béa ? Il souriait largement, sans pudeur, sans contrôle, extatique, énamouré, ailleurs. Alors seulement je me suis dit que notre débat était peut-être trop byzantin pour lui, ou du moins que cela ne le concernait que de trop loin. Il s’y fût sans doute impliqué en d’autres circonstances, mais là, pour le moment, il avait la tête ailleurs. Une bouffée d’hostilité me saisit, comme le narrateur proustien à l’égard de la petite laitière qui n’en peut mais. Voyons, il me laissait déverser mon cœur, étaler ma misère, sollicitait mes confidences, et me laissait aussi seul qu’un paquet oublié sur un quai de gare. Puis me vinrent d’autres pensées. Je savais qu’Alexis et Béatrice s’étaient déjà rencontrés, en ma présence d’ailleurs. Cela arriva deux ou trois fois. Et s’ils s’étaient appréciés au premier regard, que l’un eût appelé l’autre, qu’ils se fussent revus à mon insu ? Cette supposition fut bientôt pour moi une certitude. Alors je fus pris d’une jalousie forcenée qui fit pâlir toutes mes spéculations littéraires, et les révoqua en doute. Je les avais devant les yeux, hic et nunc, rapprochés l’un de l’autre, se caressant, oui, mais seulement au moyen de leur conversation, les yeux dans les yeux, unissant leurs voix suaves, un peu monotones, ne me jetant pas un regard comme si d’un coup j’étais devenu invisible, inutile. Je ne leur servais plus à rien. Je n’écoutais pas ce qu’ils se disaient, cela n’avait pas d’importance, je suivais leur propos comme on suit un match de tennis, mon regard passant de l’un à l’autre, sourd à leur parole mais mes yeux focalisés sur leur bouche que j’imaginais devoir bientôt se rejoindre. Et j’avais beau faire mine de me lever, murmurer que j’avais des choses à faire, ils s’en moquaient bien. Ils ne me voyaient pas, ils ne m’entendaient pas. Je n’existais plus. J’étais effacé.

Entre la pensée raisonnante et l’affect, c’est toujours l’affect qui l’emporte. En tout cas en ce qui me concerne. Me raisonner ? Raisonner en général ? Peine perdue. Et, m’imaginant Alexis et Béatrice passant des débats aux ébats, glissant des débats singuliers qu’ils avaient avec moi à des ébats plus brûlants à quoi ils se livraient entre eux et m’excluant de leurs jeux, une mauvaise joie me traversa, joie mauvaise que me causait à moi-même mon propre malheur. Un mot allemand, probablement, devait désigner ce sentiment. L’allemand possédait un mot pour ça ; cette langue possédait un mot pour tout ce qui est tordu. Et cette pensée même me fit rire, là, d’un rire nerveux, hoqueté, devant le crâne tonsuré d’Alexis, lequel Alexis releva bientôt la tête : le sourire idiot qu’il arborait une minute plus tôt et qui avait accompagné son message digital à Béatrice Chardon s’était figé, à me regarder, en un rictus disgracieux, et il me demanda pourquoi je riais. J’eus la décence de ne pas le lui dire. Et dès lors, Alexis, blotti, presque recroquevillé dans son fauteuil crapaud d’un cuir usé, me parut petit. Je veux dire vraiment petit, physiquement petit. Rapetissé plutôt. Je me suis dit qu’il allait ainsi rapetisser encore et encore jusqu’à disparaître telle une flaque d’eau qui sèche et s’évapore, jusqu’à mourir. Et, à ce moment, il ne serait plus rien. Et c’est alors que j’entrerais en piste : j’écrirais un livre qui raconterait la vie et la mort d’Alexis Troubetzkoy. Mais plutôt sa mort. C’est-à-dire qu’en ce qui le concerne, sa vie et sa mort par définition se confondaient. Et de ce livre le titre s’imposait déjà comme une évidence : La vie et la mort d’Alexis T. En faire le résumé n’allait pas de soi, et même il paraîtrait trop banal : C’est un individu dont la vie était sa mort à l’œuvre… Quelques jours et quelques nuits, cette question me chiffonna. Puis elle se volatilisa. Je revis Béa et Alexis, séparément ou ensemble, avec le même plaisir qu’auparavant…

Quelquefois notre esprit s’emballe, l’homme est ainsi fait. Même sans l’usage d’une substance illicite. Mais à d’autres moments, j’avais beau savoir, et me répéter, que lorsqu’il pensait à eux mon esprit s’emballait, je n’avais cependant de cesse, qu’ils fussent seuls ou ensemble, de scruter leur visage pour en avoir le cœur net, pour déterminer si… Et, de l’instant où j’eus l’idée d’accoler leurs initiales : AB, quelque chose dans mon esprit tortueux les associa comme s’ils formaient un livre, ou comme s’ils reposaient ensemble dans un lit, ou dans une tombe, mais une même tombe ! et ma souffrance alors fut à son comble. C’est alors que la pensée me vint de figurer Alexis sur son lit d’agonie et de lui faire prononcer, dans un souffle, son dernier, la parole qu’on attribue à Louis XVI avant qu’il ne monte sur l’échafaud, le 21 janvier 1793 : « A-t-on des nouvelles de monsieur de La Pérouse ? »


Henri Raczymow

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