Un drapeau sur la lune
Les gamins ont hissé le drapeau d’Algérie, comme pour un match de foot ils sont montés, montés à Alger Ghardaia Oran Bejaia Tizi Blida Boumerdes Tipaza, sont montés. Il est permis de rêver, aujourd’hui je vole. On va pas brûler nos papiers ; s’il faut brûler quelque chose on va brûler la tête de celui qui a tout brûlé. Même le cancer n’a que quatre phases, Bouteflika. D’un balcon de Tipaza, un vieil homme en pleurs regarde les jeunes dans la rue. 22 février, silmiya. Un policier reçoit des fleurs, un autre, qui a lancé des gaz lacrymogènes qui l’ont atteint, essuie son visage à l’écharpe blanche vinaigrée d’un manifestant, les jeunes se perchent, ils et elles décident de prendre la nuit. De vos ténèbres, rien ne subsistera, nous reviendrons chargés de jours, écrit Rezki Rabia. Pour la première fois je n’ai pas envie de te quitter, mon Algérie. Écrit sur un mur. Sur l’autoroute, un jeune homme debout sur un vélo s’envole, Algérie, Algérie. Nous ne prendrons pas les bateaux de la mort, ne ferons pas pleurer nos mères. Il n’y a que chez Chanel qu’il y a un numéro 5. Pour un mort vivant des millions de vivants. Vous avez les millions, nous sommes les millions, brassards verts pour guider les mouvements de foule, le vinaigre, l’eau, les drapeaux, celui-ci, de 1956, taché du sang d’un moudjahid, les policiers sous les youyous, signes de main, enlève ton casque, tu peux faire venir qui tu veux il n’y aura pas, n’y aura pas de 5e mandat, ce que sont nos pays, on n’a plus de pétrole mais c’est peut-être de l’huile d’olive que tu veux ? Je suis mandaté par ma femme assassinée par les terroristes pour te dire dégage. Nous sommes les enfants de Ben M’hidi, tué dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, vous tous, regardez ce qu’ils font au pays. L’Algérie, comme une aile. Bilan : 58 745 rencontres, 36 676 déclarations d’amour, 19 453 mariages prévus pour l’été. Ali Boumendjel, dors tranquille, on continue le combat. Corps balancés des chahada, reposez en paix. Silmiya.
Je t’aime et ne te quitte pas.
Avant, on disait : je t’aime donc je pars.
C’est le dernier boti, lu à Oran. Qu’on ne s’y trompe pas. Pour la première fois je n’ai pas envie de brûler, mon Algérie. Qu’on ne s’étonne pas : la liberté, c’est de ne figer aucune proposition, de ne se figer sur aucune position. Partir quand on ne veut pas partir et partir parce qu’on peut ne pas partir.
On ne savait que faire de l’effondrement, on le contemplait d’en bas, où on avait été poussé jusque-là, sentant vaguement qu’il faudrait le prendre dans ses bras, l’effondrement, le poser tendrement où on n’était pas mais on n’avait plus de bras.
1er mars. Un adolescent, 15 ans, parti du Togo, arrêté par la mer et les militaires marocains, de Tanger reconduit à Dakhla, dans le Sahara occidental, entre urgence d’arriver et patience infinie, s’écriait : Algérie, toi qui chasses les vieux pourris, l’Afrique te regarde.
Chaque fois, chaque fois, le monde s’était écroulé. Chaque fois des enthousiasmes chancelaient, fragiles, à deux doigts de se casser la figure, de se renverser.
Et puis, et puis. Et puis. Le 1er mars est un vendredi plus beau encore que l’autre vendredi, Alger, Béjaia, Oran, Annaba, Constantine. Il y a une demande, elle est un tout, elle est immense, sans reste, une lumière. La demande (ou lutte ou lumière) est le sujet. Le sujet est la matière qui tient tout, les morceaux solides, les je, les vides, tous ensemble. La demande (ou lutte) est un tissu fait de points de croix de petits je, des milliers et millions, il n’y a que la lutte, la vie n’est pas en chacun, avec petite zone fragile à défendre et animer, la zone est dehors, lumineuse, tant qu’on est dans le temps de la demande, qui peut durer, on ne peut pas imaginer l’inverse, l’effondrement. On est la matière, et on tient les morceaux.
Des petits étaient en route, ils faisaient des pas de géants. Le détroit de Gibraltar est une piscine. Les routes étaient empêchées, ça ne pouvait pas durer, d’ailleurs les climats et les glaciers dégoulinaient. Algérie, disaient les gamins, l’Afrique te regarde.
Ce qu’est l’amour pour un pays, j’y allais avec timidité, je pensais ne connaître que par procuration l’amour pour un pays. J’aimais aimer l’amour des autres pour un pays. Une jeune femme d’Alger engueulait un flic qui pleurait et se cachait, et s’il se cachait on hésitait : la honte de pleurer ou la honte qu’on le voie ainsi, en armes et bouclier, contre le peuple qui disait l’amour pour un pays commun ? Coule l’immense lumière, mêlée, serrée d’atomes, de vide irisé, et c’est ainsi qu’il y a du jeu, coule l’immense lumière, par-dessus nous, des fils et des filles de Larbi Ben M’hidi. Un jour, un jour, il y aura sur la lune un drapeau d’Algérie.
(Devant la baie, en haut, au-dessus de la ville, à deux heures du départ, je m’accrochais. Si je restais ici ? Je pleure de chaudes larmes, c’est alors que Jamel klaxonne, il se moque de moi. C’est ça, c’est ça, il dit. Je me moque aussi mais je ne veux pas trop qu’on rie, je dis, je veux l’amour tombé du ciel. Bien sûr, bien sûr, l’amour tombé du ciel. Tu es comme tout le monde, tu fais comme si tu retrouvais. Pas du tout, pas du tout, je dis. Je me débats. J’ai l’impalpable air gorgé d’Alger les regards les fleurs au bec d’oiseau j’ai le boucan des rues dans les oreilles. J’éclate encore en sanglots. Attention, dit Jamel, tu fais comme si on pouvait donner une forme à ce qui n’en a pas. Tu dis ? Je ne sais pas, dit mon détracteur, je dis qu’on se fabrique des merveilles et bien des illusions.)
Un jour, il y aura sur la lune le drapeau d’Algérie. Les images, j’en ai des tas. De mémoire : les foules, c’est là que tu vois que la solitude, c’est fini pour toujours. Il y a les foules, prises d’en haut, du ciel. Les fleuves du peuple. De grands draps drapeaux le couvrent ou se hissent d’entre les grappes. Il y a les assemblages, corps de ceux qui montent aux arbres, aux chantiers en construction. Forment figures chorégraphiques complexes, en noir et blanc et 3D ; en général celui qui se hisse par-dessus les autres porte un drapeau et là-haut c’est presque la lune. Il y a les face à face, mes préférées.
Celle-ci est une variante. La dame tourne le dos à la colonne de policiers. Elle porte le haïk, dans la main droite une canne, un sac à fleurs à l’épaule gauche, vert. Ses pantoufles sont rouges. Le regard, derrière les lunettes. Le front, légèrement plissé, comme pour une question. On se dit : l’esquisse d’une souffrance mais une souffrance tranquille, élégante, du genre à porter une canne et le haïk brodé. La dame n’a pas l’intention de bouger de sitôt. Elle prend la pose, ici, à l’endroit stratégique. Derrière elle, l’arche du tunnel. Le tunnel des facultés, celui où de vendredi en vendredi, on cherche le retour de lumière. Derrière les couleurs et la pose, la mise en suspens, la canne délicatement balancée, en quête d’équilibre, les camions et les policiers, le bleu et le sombre. Tout le monde garde ce trou derrière lequel le passé est tapi. La dame a réussi à passer ? Derrière, au niveau du cordon policier, où se dessine l’arc de cercle du tunnel, on voit deux autres silhouettes, ni bleues ni chargées d’interdire la sortie du tunnel. La première a fait ses courses, on le sait au sac qu’elle porte, the small green bag, elle s’adresse à un tout jeune policier. Il est déférent, il a ôté son casque, il écoute. Je me demande s’il ne faut pas penser une nouvelle catégorie d’images, une catégorie à part entière : la catégorie des femmes devant cordons de policiers. La deuxième femme fait la conversation à un autre policier. Elle porte hijab et sac noirs. C’est une photo qui dit le temps, l’avant et l’après, les cordons et les femmes, les trois, qui défont les cordons. C’est le tunnel. Où à l’instant on ne passe pas, d’accord, ni avant ni après, mais où l’instant nous regarde, gros plan, haïk, vert et rouge.
Et puis, et puis. Et puis. J’aimerais dire que j’ai feuilleté un vieil album, c’est presque ça. J’ai choisi parmi les images. Elles étaient sauvegardées avec d’autres sur un disque dur, témoins d’un intérêt passé dont je savais bien, au fond, qu’il me reviendrait, comme de l’autre côté du tunnel, brusquement.
La photographie serait toujours trop, elle dirait toujours trop. Celle-ci, tout y était intense. Le cadre, les yeux des personnages, la perfection de ce qu’on lisait. Mi février 1957. Un personnage est sur la droite, dos au mur, de profil, les oreilles dégagées, le front aussi, et plissé, verticalement. La bouche est nerveuse. Le regard pense loin, au-delà et c’est peu dire. À gauche, de profil aussi, les autres parlent – peut-être.
Vous savez pourquoi on vous a arrêté ?
Parce que vous avez eu de la chance.
La question est perverse de sous-entendus : parce qu’on vous a donné. L’humour en réponse, je le mesure parce que si j’ai la suite de l’image, si j’ai la fin, si je mesure l’immensité de ce qui se pose ici, de profil face à nous, j’ai aussi l’avant, j’ai vu et revu les images d’archives, le rire de l’homme quand il est arrivé, menotté, en seigneur, dira celui qui l’a arrêté, les jeunes parachutistes rient aussi, l’entourent et rient. Maintenant, il a les mains menottées sur le costume chic, il est dos au mur. Les autres, à gauche, parlent peut-être, on ne sait pas et on s’en fiche. Ce sont les seuls dont on se fiche ; ce sont les seuls à ne pas être trop, les seuls à nous laisser indifférents. On reste un instant comme ça, saisis entre le trop de celui qui regarde et pour qui on sait la suite, il va mourir et on sait comment il va mourir, dans une immensité tragique, d’autant plus tragique qu’elle est déguisée, l’intuition puis le temps diront la vérité, il ne s’est pas suicidé mais a été pendu, telle nuit de mars, par l’équipe que commande Aussaresses qui travaille pour l’armée française, dans telle maison au sud d’Alger, avec la complicité de ceux-là mêmes qui auraient préféré que ça se passe autrement, car s’ils étaient en guerre, et en sale guerre, ils jugeaient malgré tout qu’ils avaient à faire à un seigneur. On reste un instant comme ça, entre le trop, dont on n’a rien dit, et le rien du tout, en face, à gauche.
On doit bien reconnaître qu’on est défaits de surprise. Face à nous, entre rien et tout, il y a autre chose. Un gosse. Il a les oreilles décollées. Ses yeux sont noirs, profonds, comme ceux de celui qu’il menace de son arme. Le gosse en uniforme porte un béret et pointe son arme sur les pieds de Larbi Ben M’hidi, puisque c’est lui.
On les a fait poser plusieurs fois tous les deux. Si tout à l’heure le héros jouait, et peut-être aussi le gamin, maintenant ni l’un ni l’autre n’esquissent même un début de sourire. Le gamin aux bonnes joues, l’âge qu’on a quand on choisit les grandes folies, les aventures et les saluts. L’amour de la liberté ou d’un pays. Lui, on se dit qu’il n’a rien choisi du tout mais on ne peut même pas le plaindre quand le tragique s’impose dans toute sa splendide horreur à côté. L’enfant voudrait rester l’enfant, rentrer à la maison, il ne sait pas quoi faire de son béret, de ses oreilles, il ne sait surtout pas quoi faire de son arme, et à l’instant de la photo, il déteste poser à côté du seigneur qui sera bientôt chahid. On ne peut pas le plaindre mais on le plaint de ne pouvoir le plaindre, on le plaint de ne pas savoir qu’il est alors, en 1957, témoin pour le témoin, témoin inconscient de témoin conscient et tragique, on le plaint de savoir trop bien, après 1957, qu’il n’a été témoin de rien, ou alors malgré lui d’une scène dont les rôles étaient si écrits, si figés, si mauvais que bien malin qui aurait su y échapper. Chez lui, comme chez le héros, il y a du trop. Il est au milieu, à la place centrale qu’il n’occupera jamais. La place centrale est une inversion des rôles de l’Histoire et c’est pour ça, aussi, que nous sommes stupéfaits. L’inversion signale la maldonne, suggère que le tragique est parfois dérangé, assorti de grotesque. Un gamin aux oreilles décollées, beaucoup trop immobile, est au cœur de l’image.
On ne sait pas comment ça a tourné pour l’adolescent, il n’y a pas de futur à la photo, il est dos au mur, comme Larbi Ben M’hidi, l’Histoire et le sens de l’Histoire le ficèlent et le murent dans un silence de toujours et s’il a vécu, sans doute a-t-il redouté que l’image ne circule et sans doute n’a-t-il jamais rien raconté à ses enfants. Qu’il ait vécu ou pas, ce qui est sûr, c’est que personne ne clamera jamais, en dévalant les rues, de vendredi en vendredi et de mardi en mardi : nous sommes les enfants du gamin qui faisait semblant de tenir en joue Larbi Ben M’hidi.
Ici, un costume chic. Là, l’uniforme de para. Si vous me détachez, je m’enfuis par la première fenêtre – à Bigeard je crois, qui demande à Ben M’hidi s’il peut lui retirer les menottes et en appelle à l’honneur qu’ils ont en commun. L’état-major, les gamins, la carte, le jeu, la guerre, le peuple et l’honneur et la fuite pour toujours, la liberté, tout ce qui est derrière, la lumière, ces milliers de je et d’atomes que nous sommes, tout ce qui se lève quand je tombe, c’est-à-dire qu’on ne tombe, ne s’effondre jamais, et jamais, jamais on n’est seul comme vous pouvez l’être, vous, qui n’êtes les enfants de personne.
Les enfants de personne. Enfants de héros témoin et martyr ou enfants de personne. Vos pères sont parfois morts de honte. Ils sont morts, au sens propre, de honte. Les enfants passent leur temps à s’inventer d’autres hontes.
La dernière photo est datée et située. Alger, mars 1957. Elle est contemporaine de celle où on voit Larbi Ben M’hidi, lors de la bataille d’Alger, arrêté. Que voit-on derrière les deux personnages de ma dernière photo ? Une arche, on pense au tunnel des facultés, construit en 1950 ? On regarde mieux : la photo est peut-être un montage. Les épaules collées parfaitement l’une à l’autre, la gauche contre la droite, sont suspectes. L’enfant (encore un enfant), au milieu, entre les deux personnages, sépare. La différence d’intensité du fond, le noir foncé, à droite, derrière le personnage masculin, le gris plus clair, toute la partie gauche de la photo. N’empêche, photomontage ou pas, fiction ou pas, sur l’image les deux personnages avancent dans le jour d’Alger unis et vainqueurs. C’est peut-être le seul moment où ils ont jamais été vainqueurs. Et unis. Et il y a eu quelqu’un qui les a voulus tels, ce qui est, en soi, une victoire, malgré les désastres des histoires, toutes – la grande et la leur.
Elle s’appelle Noémie Sendra et elle est née à Bougie, Béjaïa.
Il s’appelle Mohammed Bellahouel, il est né à Bône, Annaba, en 1920.
Ils se sont mariés dans les années 50. En 1957, il est policier à Alger. Elle a eu trois enfants avant de le rencontrer. Elle est de famille espagnole. Elle ne reverra ses premiers enfants et ses parents que bien plus tard, à Marseille, quand tout le monde sera, chacun de son côté, rapatrié, comme on dit quand il n’y a ni retour ni patrie.
Ce que feront à leurs noms, prénoms, à leurs amours, leurs dates (Alger 1957), leurs choix (dont on ne sait si ce sont des choix, des demi-choix, des élans enthousiastes, des calculs) et le sens de l’Histoire, ce que feront à leurs noms, prénoms, à leurs enfants et petits-enfants, ces dates et ces choix, on le laisse en suspens. En suspens comme ils sont sur l’image, tous les deux, Noémie et Mohammed, en suspens et immobiles quand derrière eux tout bouge. Trop parfaits, trop posés. Elle, maquillée. Lui, sûr de lui. Alger, mars 1957. Bientôt il va brûler. On ne dira pas comme ça. Quitter en même temps que celles et ceux qui pourront le dire et le redire : ils ont tellement aimé le pays qu’ils ont quitté. À lui, et pour cause, personne ne demandera jamais s’il aimait l’Algérie. Il est définitivement l’autre, comme l’appelleront ces enfants, figé et interdit à l’idée même d’aimer un pays, muet pour toujours. Ses enfants le diront venu de l’Italie.
De la lune, aussi bien.
écrit avec
– les paroles et slogans, les tags et les pancartes de multiples manifestants à Alger, Bejaia, Oran
– deux phrases de Moïse
– une phrase de Rezki Rabia
– mon souvenir déformé d’une conversation avec Jamel
– le tweet de Faiza Zerouala. « Un jour, même sur la lune ou Mars, il y aura un drapeau DZ. » 1er mai 2019. On voyait sur l’image un drapeau d’Algérie s’élever par-dessus la foule des manifestants à Paris
– quelques photos, dont ces trois : la première est peut-être Khaled Drareni. La deuxième, bien connue, anonyme, montre Larbi Ben M’hidi le jour de son arrestation. La dernière provient d’une archive privée.