Qui est responsable ?
Entre octobre et décembre 2017 j’ai interrogé quinze salariés de l’ex-entreprise GM&S. Au bout de quatre ou cinq entretiens je commençais à y voir clair dans l’histoire récente de cette usine permettant à Renault comme à Peugeot de sous-traiter la fabrication de certaines pièces (des carters d’huile par exemple). Revenait tout le temps dans les conversations l’époque Altia (2009-2016), ainsi que les noms des trois dirigeants à l’origine de la saignée opérée sur les finances de l’entreprise[1]. Laissée exsangue, celle-ci passera ensuite aux mains de trois nouveaux propriétaires qui, en dix-huit mois, vont empocher à leur tour un million d’euros. GM&S est donc logiquement placé en redressement judiciaire en décembre 2016. Dans le même temps (2009 à 2016), l’entreprise passait de 384 à 287 salariés.
Lorsque nous faisions une pause, pour fumer ou boire un café, je pouvais voir, sur le bâtiment de la tôlerie, de grands tags donnant les noms sur lesquels se concentraient une partie de la fureur des salariés. Du coup j’ai systématiquement conclu les derniers entretiens par cette question : « Si vous deviez croiser l’un de ces trois-là, dans la rue, iriez-vous lui casser la figure [pour lui faire payer la misère à laquelle ils vous ont condamné] ? » Tous me firent la même réponse : « Non. » (« Mais qu’ils ne viennent pas me saluer car sinon je lui dirais ma façon de penser. »)
« Ma façon de penser »… J’ai alors compris cela : l’honneur de ces ouvriers sur le point d’être licenciés se trouvait ramassé tout entier dans leur refus du geste illégal, dans leur refus d’en coller une aux escrocs. J’ai essayé de réfléchir à ce point d’honneur. Il faisait la grandeur des gens que je venais de rencontrer tout en donnant un tour tragique à cette histoire – tragédie quand tu tiens à respecter un système qui t’ignore ou qui te broie ; tragédie quand tu demandes à l’État d’être l’arbitre impartial qu’il n’est pas tout en ne te faisant aucune illusion sur les connivences de classe[2].
Lorsque le texte nourri de ces entretiens a été publié fin janvier 2018[3], Vincent Labrousse (salarié licencié en octobre après vingt-cinq années de travail sur le site) et Laurence Pache (enseignante engagée aux côtés des GM&S) commençaient à s’échanger des mails au sujet d’une idée émise par le premier : rédiger une proposition de loi visant à empêcher que le drame des GM&S se reproduise ; en étendant aux sous-traitants le périmètre de responsabilité des entreprises qui passent commande avant de se dédire, ou d’interrompre la production – condamnant les petites entreprises à licencier[4].
Ainsi donc Vincent Labrousse et ses collègues maintenaient cette position : la légalité contre les voleurs en cols blancs ou les hommes politiques ne tenant pas leur parole.
C’est l’histoire de cette dernière chance donnée à la légalité, et donc peut-être aussi à la démocratie, que je voudrais raconter dans ce nouveau texte. « Dernière chance » ? J’écris ces lignes au moment où les Gilets jaunes perdent des mains, et des yeux[5] ; au moment où des femmes et des hommes continuent de manifester malgré l’ultra-violence de la police (BAC et CRS), de la gendarmerie et du gouvernement qui donne les ordres ; au moment où quantités de salariés ne croient plus dans la volonté du système politique de faire écran à la violence du monde économique ; au moment où les Gilets jaunes demandant une plus grande justice fiscale[6], la secrétaire d’État à la cohésion des territoires propose que l’impôt sur le revenu soit élargi aux ménages qui, gagnant trop peu, ne sont aujourd’hui pas imposables, ou parce qu’ils n’ont que les aides sociales pour vivre. Faire payer les pauvres après avoir dispensé les fortunés de continuer à participer à l’effort national dans la mesure de cette fortune, quelle idée géniale – c’est Jarry retrouvé, ou c’est Ubu, le roi cruel et vulgaire (« Si vous pouvez vous plaindre c’est que vous n’avez pas encore assez mal »), ou c’est Molière tout aussi bien (« Martine : J’ai quatre pauvres enfants sur les bras. / Sganarelle : Mets-les à terre. / Martine : Qui me demandent à toute heure du pain. / Sganarelle : Donne-leur le fouet. Quand j’ai bien bu, et bien mangé, je veux que tout le monde soit saoul dans ma maison[7] »).
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Vincent Labrousse a fait un rêve. Je ne le confonds pas avec Martin Luther King, c’est bel et bien ce qui s’est produit ; un matin de décembre 2017, Vincent se lève et note quelques idées, qu’il envoie aussitôt à Laurence Pache.
Vincent est alors au chômage, depuis octobre 2017. Il fait partie des 120 salariés que le repreneur n’a pas… repris. Mais délégué CGT surinvesti dans la lutte des GM&S depuis 2015, il occupe son temps libre à continuer le combat, qui consiste alors à contester la validité du PSE, et à réclamer une prime supra-légale qui viendrait s’ajouter à la prime légale (entre 15 000 et 20 000 euros) pour permettre aux uns et aux autres de « se retourner ». « Il ne s’agit pas de partir en vacances avec cet argent, qui doit servir, au contraire, à finir de payer le crédit d’une maison plutôt que de se retrouver à la rue en ne pouvant plus payer les traites ; qui doit permettre de partir vivre où ils trouveront du travail, s’ils en trouvent. Avec la seule prime légale, on ne peut – par exemple – financer une formation pour se reconvertir », explique Patrick Brun, salarié de l’entreprise[8].
La bagarre juridique contre des monstres froids (Renault, Peugeot, l’État) suppose de la patience, et de l’obstination. C’est dans le cadre de cette bagarre que les GM&S et une vingtaine d’élus creusois ont demandé à être reçus par Emmanuel Macron au cours de son déplacement à Egletons, en Corrèze. Mais le président de la République va leur refuser cette entrevue, et via une caméra de BFMTV, deux heures plus tard, il insultera ces ouvriers tout juste licenciés (« Au lieu de foutre le bordel, certains feraient mieux de chercher du travail[9] »).
Deux mois plus tard, Vincent Labrousse faisait un rêve et en parlait à Laurence Pache. « Il m’envoie un texto en pleine nuit : “Juste quelques idées comme ça.” » Une façon de se relancer après avoir été licencié ? « Mes yeux s’arrêtent sur “Écrire une proposition de loi qui responsabiliserait les entreprises ayant recours à la sous-traitance ; que d’autres ne souffrent pas ce que nous avons souffert”. Là je me dis “Génial !” et je lui écris : “Vincent, moi je suis volontaire pour bosser là-dessus.” Et on s’y est mis. »
Laurence a 44 ans, elle est agrégée de philo et enseigne à La Souterraine depuis 2007[10]. En Creuse depuis plus de quinze ans, où ses deux enfants sont nés, elle a donné forme ici à ses convictions écologistes et sociales. Participant à nombre de manifestations, elle va faire la connaissance des GM&S au moment de la première occupation du site, et s’engager de plus en plus à leurs côtés. « Ils avaient une réputation, une aura, c’était un bastion ouvrier. » À cette époque l’amitié ne va pas de soi ; Laurence appartient au monde politique (elle a été élue en 2010 au Conseil régional sur une liste du Front de gauche) quand l’engagement des GM&S est d’autant plus syndical ou professionnel qu’ils ont appris, au fil des années 2010, à se méfier de la parole des responsables politiques. Candidate de la France Insoumise lors des législatives du printemps 2017, Laurence devra en outre se consacrer à d’autres combats dans le temps de sa campagne. Mais parce que c’est un éleveur qui sera élu sous l’étiquette d’un parti fantoche (« La République En Marche »), et parce qu’il lui faudra soigner le coup de blues qui suivra le dépouillement des bulletins de vote, elle va s’engager plus encore aux côtés des GM&S. Au fil des mois un surnom va s’imposer, « la cous’ ». (Elle n’est la cousine de personne, mais Yann Augras a commencé, et Yann est une locomotive.)
Pendant trois mois Vincent et Laurence vont travailler seuls, multipliant les versions du texte. S’ils ne sont pas tout à fait ignorants d’un certain langage à la croisée du juridique et de l’administratif (Laurence ayant été conseillère régionale, Vincent ayant participé en 2015 à la rédaction d’un accord sur l’emploi, au siège parisien de la CGT) il faut tout de même prendre la mesure de cette scène : il habite un pavillon dans la banlieue de Limoges, elle est en appartement à La Souterraine, et pendant trois mois ils vont consacrer leurs soirées à rédiger une proposition de loi dont l’Assemblée nationale ne fera rien peut-être, puisqu’à majorité LaREM, c’est-à-dire libérale sur les questions économiques. Ils font tous deux ce que personne n’essaie alors que la Constitution le permet. De la même façon que les SCOP sont un trou de souris pratiqué dans la salle des coffres du capitalisme, cette possibilité donnée aux simples citoyens est une minuscule percée de démocratie directe dans un système représentatif à bout de souffle à force d’être plutôt confiscatoire et strictement bourgeois[11]. Il y a chez ces deux-là, dans ce moment-là de leur vie, quelque chose de l’inventeur fou qui sait qu’il travaille, depuis son garage, à un projet qui révolutionnera le monde ; quelque chose aussi de l’homme pourchassé par toutes les polices politiques, circulant dans un wagon plombé car tout en étant seul il fait très peur. S’ils ne cherchent pas à inventer Microsoft ou à prendre le pouvoir en Russie, Vincent Labrousse et Laurence Pache sont tout de même portés par quelque chose d’incandescent. Il faut imaginer le premier répondant « J’écris une loi » à son conseiller Pôle Emploi lui demandant à quoi il s’occupe ; il faut imaginer la seconde s’excuser de rester à l’écart, dans la salle des profs – pour quoi ? « Rédiger une loi qu’on soumettra aux députés. » C’est une forme d’ivresse, elle est semblable à celle de Don Quichotte, et pendant près de trois mois, tout en avançant, Laurence et Vincent vont peut-être se demander s’ils ne sont pas ce chevalier à la tête pleine de chimères grandioses.
C’est un monstre froid, l’État centralisé. C’est vrai pour les Parisiens, c’est encore plus vrai pour les habitants d’un département de 120 000 habitants seulement, qui figure en bonne place dans la liste des plus pauvres de l’hexagone[12] ; où l’impression de délaissement éloigne psychologiquement des lieux de pouvoir comme des logiques les structurant – ça s’explique par l’usure, ce n’est pas une affaire d’intelligence. En France les dépôts de plaintes contre l’administration ou les services de police sont extrêmement rares. Le dépôt d’une proposition de loi l’est encore plus, pas un citoyen n’étant armé pour se lancer dans une procédure longue, supposant l’utilisation d’une langue précise et complexe que peu de gens maîtrisent ou balbutient.
Vincent Labrousse[13] : « Il manque quelque chose ! » Mais constater une béance juridique est une chose, et se sentir en mesure de la réparer soi-même en est une autre. Vincent a une obsession : « Il n’y a pas de pré carré. » Voilà le démocrate – en démocratie tout le monde a la compétence, et l’intelligence. On ne saurait s’en tenir à la seule question de l’égalité devant le vote (le bulletin d’un GM&S valant autant que celui de Carlos Ghosn, ex-patron de Renault-Nissan). « La vie de la cité, c’est aux citoyens de s’en emparer, autrement on est coupable de laisser le champ libre aux pires manigances et connivences. »
Au moment où Vincent Labrousse me confie cela, le fondateur du site Doctissimo participe à un colloque au sein de l’École polytechnique. L’intervention de Laurent Alexandre sera remarquée : « M. Alexandre a comparé les membres du mouvement des Gilets jaunes à des individus “substituables” “qui auront du mal dans le monde compliqué dans lequel nous entrons”, par opposition aux élites détentrices du savoir et de la connaissance assimilées à des “dieux”. » Exhortant son auditoire à dominer demain « les masses “inutiles” dont les Gilets jaunes seraient les représentants[14] », cet homme fait montre de la même vulgarité de pensée qu’un Emmanuel Macron voyant dans les gares des lieux où l’on croise « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien[15] ». Qu’est-ce qu’une pensée vulgaire ? C’est une idée à laquelle on tient quand bien même elle ne s’appuierait sur rien dans la réalité. Elle veut donc réduire l’autre, l’empêcher de respirer (les Noirs ont le rythme dans la peau, ils doivent donc rester rappeur, « Je vous regarde passer dans cette gare et sans plus d’examen je déclare que vous n’êtes rien »). Le cas des GM&S démontre que cette lecture est inopérante ; des ouvriers peuvent rédiger une proposition de loi et l’accompagner jusqu’à l’Assemblée nationale. Ils ne sont pas devant leur télé, ils travaillent à maintenir ou restaurer le bien commun, le vivre-ensemble. En outre cette proposition de loi s’avère sous-tendue par une observation fine des conditions économiques nationales, liées à la mondialisation marchande. Lorsque la préfète de la Creuse reçoit les GM&S dans le cadre des consultations censées mener au « Plan Particulier pour la Creuse », Vincent Labrousse la surprend en proposant de créer des groupements inter-entreprises qui permettraient aux (modestes) entreprises creusoises de répondre à des appels d’offre européens. La surprise de la préfète est le signe de sa vulgarité. Pendant près de dix ans, les GM&S vont s’interdire de « bloquer » seulement, ou d’attendre qu’on règle leur problème ; ils arriveront à chaque réunion avec des propositions. Voilà pour la noblesse, et le sens des responsabilités ; voilà pour les gens qui, tout en n’étant « rien », ne sont pas pour autant passifs ou largués. Il faut en conclure que pour les gens œuvrant au sommet de l’État, n’être « rien » n’est pas une affaire d’intelligence, mais de patrimoine social et de choix de vie – tout le monde n’investit pas son énergie libidinale dans le fait de devenir président de la République, car tout le monde n’ambitionne pas de monter au plus haut de l’échelle sociale pour pouvoir cracher sur ceux d’en dessous. Ce genre de réussite (« les gens qui réussissent »), il n’y a que les âmes vulgaires pour l’ambitionner. Les hommes et les femmes qui ont en eux une forme de noblesse rêvent de rapports moins violents ; étant moins fragiles narcissiquement ils ne perçoivent pas l’existence des autres comme une agression. La détresse des GM&S est colossale mais ils continuent de nourrir l’idée d’entraide, de chaleur humaine. L’idée de société.
Dans le cas de cette proposition de loi, le volontarisme des GM&S a en outre été rendu possible par une découverte : « Au fil des quatre dernières années, j’ai souvent entendu notre avocat constater que tel ou tel mot avait disparu de telle ou telle loi. “Cela change ceci, cela permet désormais que, etc.” Au fil des procédures et des réunions j’ai réalisé grâce à lui que la langue juridique était d’une incroyable précision ; que la disparition d’une virgule pouvait changer beaucoup de choses à la situation des hommes et des femmes sur le terrain. Changer un mot peut tout changer[16]. »
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Tous ces obstacles n’ont pas découragé ces deux-là. C’est un fait, et on les dit têtus ; quand une description (des obstacles, en l’occurrence) se heurte à un fait, c’est qu’elle est fausse, ou qu’elle a manqué quelque chose, à tout le moins. Ce que ma description a manqué, pour que cette proposition de loi fasse partie des choses possibles, tient je crois au combat des GM&S.
Une année de lutte avant les licenciements d’octobre 2017 – année faite de blocages sur les sites de Poissy (pour Peugeot) et Villeroy, dans l’Yonne (pour Renault) ; d’une manifestation sur les Champs-Élysées avec perturbation de la place de l’Étoile ; d’une occupation de l’usine assortie de la menace d’un plasticage du site ; d’une participation à des dizaines de manifestations ou rencontres à huis clos pour négocier ou faire connaître leur situation… année de rencontres avec François Hollande, Bruno Le Maire et quelques autres… Quand on interroge Yann Augras sur ce que cela fait à un ouvrier de se découvrir capable de tenir tête intellectuellement à des énarques et des professionnels de la politique habitués à toutes les tensions possibles, il conteste s’être découvert capable (« Ces gens-là ne m’impressionnent pas »), s’estimant (à bon droit) de plain-pied avec eux, mais il conteste aussi l’idée selon laquelle il serait « intelligent » ou « très intelligent » – ce qu’une année de luttes fait vite apparaître, quand le quotidien du travail sollicite une autre acuité, une autre forme de répondant.
Lorsqu’on est ainsi « lancé », lorsque les cerveaux et les corps tournent à plein régime – au lieu d’être en pilote automatique – quelque chose finit par rompre. Le plafond de verre[17] contre lequel on se heurtait, ou d’autres que nous. Dans le cas de cette proposition de loi rédigée par d’ex-GM&S, force est de constater que ce genre de limite a pour une fois cédé un peu. Pourtant souligne Laurence Pache, « il n’existe pas de précédent ; avant eux, jamais des salariés en lutte n’ont déposé une proposition de loi en bonne et due forme à l’Assemblée nationale ».
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Que trouve-t-on dans cette proposition de loi ?
Deux choses expliquent la désintégration de l’usine de La Souterraine qui employait 384 salariés en 2006 et plus que 120 en 2018 : les patrons bandits et les stratégies fluctuantes des constructeurs automobiles (Peugeot et Renault). Dans un système libéral qui ne cesse de se développer dans le sens de l’externalisation et de la sous-traitance, la proposition de loi rédigée par les GM&S vise à responsabiliser les donneurs d’ordre en cas d’échec commercial, pour leur imputer les conséquences sociales de cet échec (les primes de licenciement par exemple), et non pas à l’État, via l’assurance-chômage. Cette situation, les ex-GM&S la connaisse, douloureusement, puisqu’en 2004 Renault s’est planté avec la Modus, plaçant le site de La Souterraine dans une situation extrêmement critique que j’ai détaillée ailleurs[18].
Mais cette proposition de loi arrive sur les bureaux des députés au moment même où la majorité présidentielle rédige une loi d’inspiration libérale : « Le plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE)[19] ». S’il est dit que le but de cette loi est de donner un objet social à l’entreprise, lui assignant un autre objectif que le seul profit, il ne faut pas y voir une mesure de gauche car pour la majorité présidentielle, un « objet social » c’est, en l’occurrence, permettre aux salariés d’être intéressé aux bénéfices de l’entreprise. Ce qui revient à augmenter la pression s’exerçant sur eux (« Ne comptez pas sur des augmentations mais si vous vous tuez à la tâche et si la direction ne se plante pas dans ses choix commerciaux, vous toucherez un intéressement »).
On le mesure par effet de contraste, la proposition de loi des ex-GM&S a été pensée puis écrite aux confins du libéralisme mondialisé que nous subissons aujourd’hui, qui permet aux grandes entreprises de continuer à détruire la planète, par exemple, via leurs sous-traitants, qui en travaillant sous un autre nom, protègent la marque première dont la réputation, la cotation en bourse, n’aura pas à souffrir des dégâts qu’elle occasionne si ceux-ci venaient à être connus.
Ce désir de responsabiliser les grands groupes industriels ayant massivement recours à la sous-traitance n’est pas sans faire écho aux discours de la jeune Greta Thunberg, quinze ans à l’époque, qui, lors d’un discours prononcé dans le cadre de la COP24, à Katowice[20], a stigmatisé toutes les générations plus âgées que la sienne : « Vous n’êtes pas assez matures, pour dire les choses telles qu’elles sont. Jusqu’à ce fardeau-là, vous nous le laissez à nous, enfants […] Notre civilisation est sacrifiée pour qu’une poignée de personnes puissent continuer à amasser un maximum d’argent. » De la même façon c’est un ouvrier qui vient rappeler aux grands industriels leur responsabilité, que leurs gestes ont des conséquences, que leur inconséquence tue, en bout de course, en créant du désespoir chez des centaines ou des milliers de gens qui perdent leur travail dans des régions du monde, parfois, où les perspectives d’emploi sont nulles, où – en conséquence – les maisons et les appartements ne valent pas beaucoup sur le marché de l’immobilier, ce qui empêche de déménager – comme y invitent les responsables politiques qui n’ont que la dérégulation pour logiciel quand ils ne proposent que la mobilité des travailleurs pour résorber le chômage (Si vous ne retrouvez pas un emploi c’est parce que vous n’êtes pas mobiles, et à l’heure du tout-trottinette électrique ça fait de vous des archaïsmes horripilants.). Faire disparaître les CDI, favoriser les licenciements pour permettre l’embauche, dit-on, faire des salariés de simples saisonniers qui iront là où il y a du travail et qui n’auront donc plus le droit, au nom du travail, d’avoir un lieu à eux, et une ou des familles, et une histoire… Dérégulation atroce.
« Proposer est un geste fondamental, et tant pis si l’on met l’autre camp en difficulté – c’est aussi pour cela qu’ils sont si arrogants et méprisants ! Et c’est un sacré pied de nez, de nous, les bouseux de la Creuse (du cadre à l’ouvrier) qui avons construit tout ça[21]. »
Vincent Labrousse le souligne : « Tout au long de notre combat, dès qu’il y avait négociation – ou même pour pousser à la négociation – on a toujours amené des propositions ; on a toujours été dans le respect. Ça n’a pas empêché nos interlocuteurs de nous dire “fouteurs de bordel” ou “irresponsables”. Mais responsables nous l’avons été de bout en bout, par exemple en ne plastiquant pas l’usine (les bonbonnes de gaz étaient anciennes et vides) au motif que l’explosion aurait pu blesser des gens dans les seules trois maisons qui sont de l’autre côté du mur d’enceinte. Il suffisait qu’une vitre soit brisée par le souffle de l’explosion pour qu’un enfant soit peut-être grièvement blessé. » « J’avais une hantise lors du conflit : qu’un des camarades fasse une connerie et se retrouve poursuivi par la justice car je savais que ce qui nous attendait après [les licenciements] serait très dur, alors ce camarade n’avait pas besoin de ça en plus […] Mais si la paix est pour moi quelque chose de fondamental, ça ne veut pas dire subir, il faut au contraire agir, parfois, pour la préserver[22]. »
Cette irresponsabilité des donneurs d’ordre, les GM&S en ont fait les frais. Mais lors des trois précédentes salves de licenciements (en 1997, 2009 et 2016), les salariés du site avaient un moyen de pression ; il suffisait que La Souterraine cesse d’alimenter en pièces les chaînes de Renault ou Peugeot pour contraindre ces constructeurs à verser aux salariés licenciés une prime supérieure à celle fixée par la loi. La donne n’est plus la même en septembre 2017, au moment de la quatrième grande salve de licenciements. Les deux donneurs d’ordre ont organisé le doublement de la production, en passant commande des mêmes pièces à des usines situées dans des pays moins regardant sur le plan social ou humain ou écologique. Les GM&S ne disposent plus de moyen de pression, Renault et Peugeot peuvent désormais les laisser à leur détresse puisque par ailleurs la loi ne les contraint pas.
— Le cœur de notre proposition de loi c’est le bâton : la menace agitée de toucher au portefeuille de l’entreprise en cas de licenciement par les sous-traitants. Mais nous avons voulu travailler la partie amont, l’anticipation des problèmes[23], et de cette partie nous sommes particulièrement fiers car elle est la trace d’une pensée globale. Notre texte est constitué de deux volets : 1. élargissement des prérogatives des représentants du personnel en ce qui concerne les choix stratégiques de l’entreprise – exemple : la fin du diesel n’a pas été anticipée par les grands groupes qui se moquent de prévoir puisqu’ils peuvent licencier à tour de bras ; 2. obligation faite aux centrales d’achat des donneurs d’ordre de prendre en compte le coût global d’une commande, en incluant donc le coût environnemental et le coût social.
Cette question de l’anticipation est aussi l’obsession de l’avocat des GM&S, maître Jean-Louis Borie, dont le cabinet est à Clermont-Ferrand :
— On indemnise les blessés mais on n’a pas les moyens juridiques d’empêcher les accidents. Tous les outils de frein ont été cassés, la loi du marché règne. Je suis motivé par ce climat fou, lié au libéralisme. Ma mère était syndicaliste chez Michelin, j’ai toujours été militant, mais j’ai le sentiment d’être encore plus utile aujourd’hui, du fait du détricotage des systèmes de protection des salariés ou des individus. Je crois au rapport de force dans les négociations mais également, sur un autre plan, au mouvement de balancier ; en ce moment le balancier est très loin [de nous], mais il va revenir. S’ouvrira alors une période comme il en a déjà existé, de plus grande justice sociale. En tout cas j’ai besoin de me dire que j’y travaille, avec d’autres.
Si la justice des hommes est en ce moment injuste, du fait des textes de loi et de la connivence des puissants qui se tiennent à la croisée des mondes industriel et politique, une autre justice existerait, qui dessinerait des phases précises dans l’Histoire ?
— Ce n’est pas une croyance mystique ou magique. Cette confiance, je la trouve au sein des luttes car elles font naître un élan humain qui n’existe pas toujours le reste du temps. Vincent et les GM&S ne sont pas absorbés par leur seule situation, leur combat porte la trace de cet altruisme – dans ses intentions comme dans ses modalités. C’est même un des aspects admirable de la démarche : cette proposition de loi, dans le cas totalement improbable où elle serait adoptée, ne changerait rien au sort des GM&S, pour qui la question est malheureusement réglée. En janvier 2018 Vincent Labrousse ouvrait un champ supplémentaire du combat qu’il menait avec d’autres depuis plusieurs années, mais cette extension ne l’impliquait plus. Pour se relever des coups encaissés avec son propre licenciement, Vincent se lançait dans un combat relevant de l’intérêt général (« Que d’autres ne souffrent pas ce que nous avons souffert »).
Cet altruisme est aussi une absence de sectarisme. Depuis le début de leur combat les ex-GM&S « parlent » avec tout le monde, élus de droite comme de gauche, du moment qu’ils sont de bonne volonté et soucieux des questions sociales ou territoriales (la Creuse se meurt, la seule ligne SNCF est menacée, le bassin d’emploi se réduisant à peau de chagrin elle va continuer à se vider de ses habitants, etc.).
— Au fil des mois nous avons toujours cherché à associer les cadres GM&S à notre combat ; ils ont amené des idées, ça les a intéressés. On ne peut espérer que le monde change (ou déjà la loi) sans ce travail de dialogue et d’inclusion. Ce faisant on amène l’idée d’une révolution nécessaire dans des têtes qui ne l’avaient peut-être pas.
On le comprend, cette idée de révolution est à entendre dans un sens précis dès lors qu’elle est agitée par quelqu’un qui vient de passer six mois à rédiger et promouvoir une proposition de loi. Un révolutionnaire ne fait pas ça. Un révolutionnaire n’arbore pas non plus un pin’s donnant à voir une colombe avec un rameau d’olivier dans le bec. Le cadre légal dans lequel Vincent Labrousse fait vivre ce désir de révolution revient à espérer passer par le chas d’une aiguille plutôt qu’à éliminer les classes dirigeantes. C’est une option, il y en a d’autres, c’est la sienne. « Je pense qu’il faut aller jusqu’au bout de ce que l’on pense politiquement et cela veut dire aller à l’affrontement d’idées mais aussi l’affrontement humain – que je n’aime pas du tout car c’est souvent la preuve qu’a échoué le processus d’explication, de discussion, d’échange, d’ouverture d’autres possibilités. Merde nous ne sommes pas en dictature ! Nous sommes en république, avec des gens censés nous écouter, et servir l’intérêt général », m’écrit Vincent Labrousse[24].
Les ex-GM&S ne voient pas l’État comme une vache à lait. Réagissant le 29 mai 2018 à une interview donnée par le délégué interministériel Jean-Pierre Floris, quelques jours plus tôt, les GM&S lui écrivaient ceci : « Nous voulons vous rappeler que les salariés ne sont décideurs ni de la stratégie industrielle de l’entreprise, entre les mains du principal actionnaire, ni de la politique d’achat des donneurs d’ordre. Nous renvoyer à un égal niveau de responsabilité comme si nous avions nous aussi “un effort” à faire est une drôle de façon pour un représentant de l’État de jouer son rôle d’arbitre. On attendrait de lui, au contraire, qu’il se place du côté de ceux qui sont les plus fragiles. En l’occurrence, ici ce sont les salariés. Les vrais responsables de la situation […] sont les donneurs d’ordre et les actionnaires peu scrupuleux qu’ils ont installés successivement à la tête de l’entreprise. »
Ces salariés piétinés par l’économie capitaliste dans son versant libéral auraient pu tout aussi bien mettre en avant les liens entretenus par ce libéralisme avec la répression policière – liens ô combien visibles au cours de l’hiver 2018-2019 avec la répression du mouvement des Gilets jaunes. Dans un texte des années 1930, Bertolt Brecht liait de manière terrible fascisme et capitalisme[25]. On parle aujourd’hui de « libéralisme autoritaire ». Cette mise à jour des accointances idéologiques entre une pensée économique et ce qui lui est nécessaire pour qu’elle puisse se déployer sans encombre dans l’espace social aurait pu amener les GM&S, oui, à renoncer à l’idée d’un État qui serait un interlocuteur sincère. Mais là encore, tout en ayant conscience plus que d’autres de cette imposture, ils décident de « faire comme si ». Comme si Renault ou PSA n’étaient pas couverts par l’État au moment où ils privilégient le versement des dividendes aux actionnaires plutôt que le maintien de l’emploi. Ils décident de faire comme si l’organisation de la propriété ne permettait pas à des Durand-Cohen-Adolf de siphonner les comptes d’une entreprise légalement, au mépris des 200 ou 300 salariés qui deviendront chômeurs ipso facto.
Ce « faire comme si » désigne une grandeur d’âme et la tragédie. Titus renonce à Bérénice parce qu’il ne peut renoncer à Rome mais renoncer à Bérénice le tue. Les GM&S ne peuvent renoncer à l’idée d’un État arbitre sans perdre leur dignité mais l’État respecté va les broyer tout de même. Il y a loin de l’idée qu’on se fait d’un État à sa réalité.
Laurence Pache formule sa motivation différemment :
— Je veux regarder la dépression du monde en face. Ce que j’ai vécu avec eux c’est de la camaraderie. Pour moi, « le camarade » c’est à la fois l’ami et celui avec lequel on fait quelque chose. S’il y a de la tristesse, c’est le prix à payer. Je suis heureuse d’avoir fait ce que j’ai fait avec eux. Avec cette proposition de loi nous avons fait une belle action, au sens esthétique comme au sens moral.
Noblesse là encore.
Mais ces motifs de satisfaction n’empêchent pas Laurence d’être en colère. Lorsque nous nous retrouvons le 25 novembre 2018, elle sort d’une réunion du Parti de gauche au cours de laquelle Corinne Morel-Darleux et elle ont annoncé leur démission.
— Je veux me tourner vers des formes de désobéissance civile. L’urgence écologique est… une urgence. Pendant quinze ans j’ai tenté d’apporter ma pierre au processus officiel de la vie politique. Je sors de ces quinze années très frustrée par l’absence d’avancées concrètes. J’ai parfois l’impression d’être dans une tragédie grecque, où l’on voit les hommes se débattre inutilement.
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Inutilement ?
L’idéologie de la majorité n’est pas la seule explication. Oui les députés de LaREM seraient incités à voter contre cette proposition de loi. Mais avant qu’ils aient à voter contre, il existe un obstacle peu connu car à la croisée du politique et de la gestion du travail législatif.
Lorsqu’ils sont au Palais Bourbon, les députés travaillent presque uniquement, de près ou de loin, sur les projets de loi portés par le gouvernement. Chaque groupe parlementaire dispose d’une « niche » qu’il utilise pour défendre lui-même une ou des propositions de loi. Ces « niches » sont de minuscules fenêtres de tir ; avec dix-sept députés, la France Insoumise n’obtient qu’une journée par session parlementaire ; idem pour le groupe de la gauche démocrate et républicaine rassemblant onze communistes et cinq députés des Outre-mer. Ce qui oblige ces groupes à opérer des choix drastiques puisqu’ils ne pourront défendre que deux textes peut-être. Le goulot d’étranglement est un crève-cœur ; il oblige les groupes à choisir les textes en fonction de leur chance d’être votés – ou s’ils sont particulièrement emblématiques du combat qu’ils entendent mener dans l’opinion au moins, ou pour l’histoire. En avril 2018, une délégation de GM&S rencontre une première fois des députés de la France Insoumise, par l’entremise de Laurence Pache ; et au mois de juin suivant, les groupes de la Gauche démocrate et républicaine, de la République en marche et de la Nouvelle gauche. À ce jour, pas un groupe parlementaire ne s’est emparé officiellement de cette proposition de loi.
Alors, inutilement ?
2019 aura vu s’ouvrir une nouvelle fenêtre de tir. Dans le cadre de l’examen du projet de loi PACTE, censé favoriser la croissance des PME et PMI, il est apparu qu’il ne suffirait pas de voter quelques amendements pour rééquilibrer les relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants. Une mission d’information a été créée, à charge pour elle d’auditionner différents acteurs. Reconnaissant implicitement leur expertise, leur pertinence, le député de la Creuse a proposé que soient auditionnés les GM&S. En charge de cette mission d’information, le député du Doubs a le profil ; ancien syndicaliste CGT salarié de l’industrie automobile, Denis Sommer participa très activement aux grèves de 1981 et 1989 dans la région de Sochaux. Devenu chef d’entreprise par le biais de la formation professionnelle, avant d’enseigner la gestion d’entreprise, il est élu une première fois en 2001, sous l’étiquette du PS. Accédant à la députation en 2017, il fait régulièrement entendre sa voix au sein de la majorité présidentielle dont il représente l’aile sociale en quelque sorte, notamment au sein de la commission des Affaires économiques. Pour lui « l’indifférence n’est pas possible, la question des rapports de pouvoir entre donneurs d’ordre et sous-traitants doit être étudiée ».
— Le mardi 29 janvier, raconte l’ex-GM&S Franck Cariat, nous nous présentons à cinq aux abords de l’Assemblée. On a répété en Creuse avant de partir, en se chronométrant, en se répartissant les temps de parole, et on va pouvoir répéter une dernière fois dans une salle sous l’Assemblée avant l’audition elle-même. Il faut que je te raconte cette anecdote : quand nous nous sommes présentés aux portillons de l’Assemblée, où les visiteurs doivent passer les contrôles de sécurité, nous avions nos blouses GM&S et les gendarmes ont cru un instant à des Gilets jaunes. Il a fallu les rassurer, mais elle était délicieuse, cette panique ; les GM&S ou les salariés de Ford, ou ceux de la Fonderie du Poitou, on est en quelque sorte les prémisses des Gilets jaunes, et parmi nous il y en a vraiment beaucoup à manifester tous les samedis. Ma situation ? C’est simple : depuis les 150 licenciements de l’automne 2017 j’ai envoyé 120 lettres de motivation, sur quatre départements. J’ai eu trois entretiens. Alors que je suis titulaire d’un master 1… J’ai trois enfants à charge…
« On a eu une oreille plutôt attentive. On a réellement eu le sentiment d’être pris en compte. Ce qui les intéressait, c’était d’avoir un témoignage sur la réalité de la sous-traitance. Ils voulaient des éléments sur ce qu’on a vécu. Alors on a présenté l’historique de l’entreprise et sa situation actuelle. Ensuite, on a parlé de la sous-traitance et de la problématique liée aux achats. Enfin, on a présenté notre proposition de loi. On a été écoutés mais est-ce qu’on a été entendus ? » (Vincent Labrousse, à la journaliste Séverine Perrier, qui écrit pour La Montagne[26].)
Denis Sommer (LaREM)[27] :
– Même si leur proposition de loi ne va pas au bout, il est impossible d’affirmer que cela ne servait à rien. Il faut prendre en compte la zone grise séparant le refus du succès. Avoir auditionné les GM&S permet de faire avancer la réflexion des députés. Lorsque la mission d’information rendra ses propositions, certaines concerneront le travail législatif, d’autres seront moins visibles car envoyées directement aux ministères concernés, pour qu’ils adaptent des procédures, ou reconfigurent des dispositifs. Les citoyens n’en entendront pas vraiment parler, mais les GM&S pourraient à juste titre s’attribuer une partie du mérite de ces changements.
Réformiste intéressé par la mise à jour des logiciels politique et syndical vite dépassés par les évolutions du monde du travail, ce député entend mettre l’accent sur la première partie des propositions portées par les GM&S :
— Il est plus important de se tenir en amont des problèmes, pour qu’ils n’adviennent pas, plutôt que de prévoir tel ou tel dispositif en cas de fermeture de site. Il est très difficile de se reconvertir via Pôle Emploi, une fois le licenciement acté ; il est bien plus facile à quelqu’un de voir son travail et ses compétences évoluer lorsqu’il est encore à l’intérieur de l’entreprise, pour qu’elle ne mette pas la clé sous la porte – précisément. L’ensemble des auditions nous confirme dans l’idée qu’il faut donc associer les sous-traitants aux discussions qui se tiennent à l’intérieur des conseils d’administration des grands groupes, d’une manière ou d’une autre. En prenant part à l’élaboration des stratégies industrielles des constructeurs automobiles, par exemple, les sous-traitants pourraient les alerter, ou prendre leur disposition. Ils ne seraient plus mis devant le fait accompli (« Nous annulons cette commande » par exemple, ou « La demande évolue, nous allons fabriquer plus de voitures électriques ; nous n’avons plus besoin de vous », etc.).
En participant au débat public et institutionnel, les ex-GM&S ne font pas rien. Ils continuent – avec une obstination admirable – à être constructifs, à imposer des sujets sur la place publique. Mais cette obstination porte en germe quelque chose de terrible. Comment ne pas penser à ces gens qui, pour avertir les habitants d’un immeuble en flammes, continuent de monter dans les étages pour frapper à toutes les portes ? Une fois le dernier voisin prévenu, ils n’auront plus d’autres solutions que de sauter du sommet de l’immeuble, alors qu’en sautant du troisième étage ils auraient pu rester en vie.
Reste-t-on en vie, me répondraient – j’imagine – Jean-Marc Ducourtioux, Franck Cariat, Yann Augras, Vincent Labrousse, si on laisse mourir son voisin sans rien tenter ?
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L’histoire de cette proposition de loi court de décembre 2018 à mai 2019.
Dans le même temps, à 9 715 km de La Souterraine ou du Palais Bourbon, à Tokyo précisément, était arrêté le président du consortium Renault-Nissan[28], la justice japonaise soupçonnant Carlos Ghosn « d’abus de biens sociaux (utilisation de biens de l’entreprise à des fins personnelles, notamment afin de rénover des villas lui appartenant aux Pays-Bas, en France, au Liban et au Brésil)[29] », ces résidences de luxe ayant semble-t-il été achetées « par l’intermédiaire d’une sous-filiale établie dans les îles Vierges britanniques, un paradis fiscal », pour être « mises à la disposition exclusive du dirigeant de Nissan. »
En outre, « Carlos Ghosn est suspecté de fausses déclarations auprès des Autorités financières et boursières japonaises pour n’avoir pas déclaré 30 millions d’euros de revenus entre 2010 et 2015 chez Nissan ; d’avoir sous-estimé son salaire pour 25 millions d’euros pendant trois ans entre 2015 et 2016 ; d’avoir signé un accord secret de retraite-chapeau à hauteur de 70 millions d’euros avec Nissan depuis 2010, quand la limite imposée par Nissan et la loi japonaise était de la moitié et ne pas l’avoir déclaré aux autorités boursières ; d’avoir fait endosser des pertes personnelles à Nissan sur des produits dérivés financiers pour 14 millions d’euros lors de l’effondrement de la banque Lehman Brothers en 2008[30]. »
Tout cela alors que Carlos Ghosn touchait quasiment 8,8 millions d’euros en tant que PDG de Nissan, et plus de 7 millions d’euros par an en tant que PDG de Renault[31].
Tout cela pendant que, d’accord avec la direction de PSA, Renault choisissait, pour prendre la tête de GM&S, des hommes et des femmes sur lesquels la justice française enquête depuis quelques années[32].
Alors le 31 décembre 2018 les ex-GM&S se sont fendu d’une vidéo moqueuse. Ils sont nombreux dans la pièce, derrière un père Noël et une banderole où sont – ironie encore – rappelés les slogans des constructeurs français : « Les immanquables PSA / La french touch de Renault ». Quelle french touch ? Le vol par les puissants, et le contournement de l’impôt censé entretenir les services publics, par exemple ? Salarié licencié quelques semaines plus tôt, Jean-Marc Ducourtioux lit une lettre adressée à l’industriel français : « Vous qui êtes habitué au confort de la jet-set, vous devez maintenant vous contenter de ce qui fait l’ordinaire d’un détenu au Japon. Nous compatissons. Nous savons ce que c’est de devoir se serrer la ceinture depuis qu’avec votre compère de PSA vous avez fait licencier 157 salariés de GM&S. Nous savons ce que c’est l’incertitude du lendemain depuis que vous avez rendu l’avenir de GM&S et LSI encore plus précaire. Comme c’est dommage de ne pas pouvoir profiter de vos 15 millions d’euros de revenus dans votre cellule ! Pour vous consoler, nous vous envoyons une boîte de chocolats qui, nous l’espérons, vous fera retrouver le sourire. C’est important, le sourire, car nous vous attendons en forme pour le procès intentés par les salariés et ex-salariés de GM&S. »
novembre 2018 – mai 2019