Roman (extrait)

Le monde à 360°

Ecrivain

Ce sont deux extraits du projet de son master de création littéraire à Paris 8 que l’écrivain et artiste Stéphanie Vivier a confiés à AOC. Un projet dont le titre évoque le multidimensionnel – l’intériorité y compris –, ou encore le multisensoriel. Et dont le travail sur la langue, sa syntaxe, son rythme, ses sonorités, s’éprouve fortement dans ces deux récits inédits. Comme la narration du « contenu manifeste » des rêves (et peut-être s’agit-il bien de rêves), le texte semble s’autogénérer. On continue notre découverte d’auteurs dits « débutants ».

Je dis ski il tombe je dis sapin il tombe aussi

 

Cette femme que je ne connais pas a un chimpanzé et je veux l’emmener voir une exposition. Le film que je dois aller voir est violent et en attendant d’aller à la projection on me préconise des injections d’hormones pour vivre moins sensiblement la fin de l’histoire. Le film va bientôt commencer et mon amie doit me faire les injections mais j’ai du mal à la joindre à ce sujet et je l’appelle bientôt toutes les cinq minutes pour qu’une de ses connaissances me laisse garder son chimpanzé pour l’après-midi. C’est un tout petit et je veux l’emmener au Palais de Tokyo. Je le veux comme une urgence, ce n’est pas un caprice de vacances, je suis prête à courir et déplacer des montagnes pour obtenir une garde de quelques heures. Il parle la langue des signes, il est comme un enfant que je ne peux pas avoir.

Nous entrons dans l’exposition. De la langue des signes il me donne une image, nous passons devant une installation avec des barreaux, il s’agite un peu. Il n’y a rien derrière cette cloison de fer à part mon regard qui s’est déplacé et nous voit passer dans une sorte de travelling, les barreaux sont des arbres et nous bougeons comme un soleil. Mes yeux nous voient passer dans cette intermittence et éblouie je place la tranche de ma main sur mon front pour les protéger. Je sens la pulsation de ma tempe contre mon pouce, et plus je la sens plus je vois mon corps marcher et s’essouffler.

Nous nous éloignons dans la langue des signes. C’est le pouce et l’index qui gambadent et se font plus petits. Normalement ils ne gambadent pas mais je lui explique et il attrape mes doigts, qui sont à la fois un mot et un jeu, nous nous racontons toute l’histoire. Le petit singe s’agrippe à moi comme une descendance, mon corps le rassure, nous allons marcher des heures et à travers une foule de choses.

Ma mère m’a il y a assez longtemps maintenant et à l’époque l’anesthésie l’envoie loin en vacances. Elle se croit au ski. « Attention un sapin ! » elle crie à mon père, et donne un coup de pied dans le docteur. Le lendemain il se présente « Bonjour, le sapin ».

J’explique au petit singe ma naissance je lève les bras pour dire « sapin » il tombe. Je lui tends la main il revient dans mes bras, je dis « ski » il tombe, il remonte dans mes bras ce sont des branches qui le font glisser, il tombe, c’est une danse que je n’avais pas prévue, c’est une danse et un jeu.

Il me coupe la parole sans cesse, il tombe il coupe il tombe il me coupe les bras, j’en place une il vient et c’est le silence et les mains liés juste avant une autre chute. Nous nous amusons de ça un long moment et alors raconter une histoire peut prendre des mois, des mois que je dois faire entrer dans cette après-midi.

Je lui signe deux flèches pour lui dire d’être attentif nous allons en accéléré.

Il monte sur mon dos et il regarde le langage de derrière, comme un écran projette un film qui dit des choses que l’on se contente d’accueillir. Je marche toujours des heures et la lumière baisse, avant la lumière venait du sol, maintenant le noir vient du sol et de partout. Je pousse la porte qui frotte du velours comme on caresse un corps et qui se referme lentement. On respire moins bien dans cet espace. C’est comme une chambre d’enfant on entre dans une grande salle avec une petite veilleuse et un vieux monstre cinématographique. Il y a eu du bruit et je ne sais pas si c’est le vent, un monstre ou quelqu’un qui parle une langue étrangère. Nous prenons place sur un fauteuil numéroté. Le film démarre, c’est un très vieux film avec une très vieille machine qui fait le bruit que le film ne fait pas.

Une femme et un homme dansent, c’est un documentaire-fiction ou quelque chose qui s’en rapproche dangereusement. Je continue de parler de temps à autre au petit chimpanzé qui a une respiration régulière, elle me berce et je me tais bientôt. Un deuxième film démarre c’est une danse en quatre mouvements avec quatre femmes qui se réveillent doucement elles font des roulades tournent dorment se réveillent font des roulades dorment tournent. Puis ensemble, debout elles s’assoient bougent sur leurs trois chaises sauf la dernière qui n’en a que deux, c’est une chorégraphe belge je la reconnais bien. Je ne sais pourquoi la dernière n’en a que deux, elles bougent lentement puis brusquement, éparses elles ont l’air engourdies tirent sur leur vêtement du haut, synchronisent leurs corps, se reposent sur leur poing. Leurs poings tombent elles croisent les bras, ont des gestes lents saccadés, ensemble puis en morceaux, s’allongent sur leurs trois chaises ou deux, engourdies comme des samouraïs elles se relèvent et leurs cheveux battent le vent comme une arme blanche. Leur corps est précis c’est une armée, elles se déploient, chaque membre son action millimétrantes elles se répètent a rose is a rose is a rose.

Le film s’arrête dans un bruit d’accident qui nous sort violemment de notre torpeur. Je me lève et je nous étire. J’entre dans un autre espace et je m’allonge près d’un homme. Encore une fois je nous vois de l’extérieur. Pourtant il y a une grille de fer qui protège l’escalier du vide, et quand je cogne dessus avec mon talon, les vibrations passent dans mon pied, dans ma cuisse, dans mes fesses et s’arrêtent au bas de mon dos. Je sens aussi ses yeux, je les appelle, me retire parfois en fermant les paupières. C’est en me retranchant c’est à ce moment-là, il me semble, que je nous vois d’un point de vue déplacé de quelques mètres, en haut à gauche, omniscient tout en priant de ne rien savoir. Après un long moment, je me sens calme et je quitte cet espace qui est un mélange de lumière blanche, verte et rouge, dont les frontières sont brouillées par une fumée et une odeur de viande grillée. Les gens sont ivres depuis des heures.

Il fait jour maintenant et je cherche le petit singe. Je ne l’ai pas vu depuis deux jours. Je dis ski je dis sapin il ne se passe rien. Montagne. Sapin. Je traverse tous nos paysages. Je répète consciencieusement les gestes, quelque chose tombe, ce n’est pas un singe, je répète consciencieusement et consciencieusement les gestes et beaucoup de choses s’effondrent.

 

 

Bloc Ploc Petit petit

 

On me demande si la température est bonne, oui oui, en posant sur mon corps une couverture gonflée d’air chaud. Le camping à l’envers, pas là les bateaux. Le tuyau ne fait pas beaucoup de boucan, je mets mes bras au-dessus, c’est massif mais léger, moelleux. L’anesthésiste est douce, elle bouge du papier bleu dans tous les sens, onduleux il danse comme des figurines de crépon. La jeune femme s’assoit derrière ses lunettes, sa blouse bleue, ses yeux sont souriants sous sa charlotte. Je devine à ses pattes d’oies qu’elle sourit, la bouche cachée sous son masque.

On me sangle les jambes je m’étonne, l’infirmière serre d’un geste vif. Masquées, les femmes bougent gracieusement et se transmettent des objets tranchants dans une chorégraphie minutieuse et millimétrée – le bloc masqué hohého – et me demandent plusieurs fois mon prénom. L’an dernier un septuagénaire tout courbé m’a prise en stop, le mois d’avant il était entré à l’hôpital pour une opération du genou, il est ressorti plus léger de trois côtes. Je m’empresse de bien dire mon nom, et reprécise pourquoi je viens. L’anesthésiste me tient la main c’est gentil, si c’est trop pénible elle me dit, on vous endort on vous l’a bien dit qu’on pouvait vous endormir ? Oui merci je vais accompagner mes petits petits – qui feront de grands êtres – ça ne devrait pas être si terrible si, rester les grands yeux ouverts petits petits.

L’anesthésiste-hypnotiseur n’est pas disponible ce matin, sinon il aurait pu m’emmener loin en vacances dans un bel endroit à la plage ou au ski. Des femmes au demi-visage entrent successivement dans la pièce. Il est où le futur papa ? Il n’y a pas de futur papa je ne suis pas là pour. Il est où le futur papa ? Il n’y a pas de futur papa… il est où ? Ce n’est pas un enfant pour tout de suite. En déplacement ? En Belgique pour son travail. Il fait quoi le futur papa ? De la musique, il n’y a pas de futur – il est où le futur papa ? Vous avez choisi l’anesthésie générale ? Non, locale. Vous êtes courageuse. Alors vous êtes venue seule ? On me boucle les jambes d’un geste vif. Je regarde le plafond.

Ce matin très tôt dans la chambre où je suis venue seule, parce que c’est rien, une intervention de rien du tout, une petite ponction, j’attends. Un clown frappe à la porte, oui ? Il passe sa tête dans l’entrebâillement. Je pense qu’il est perdu, ce n’est pas un service pour les enfants ici, les enfants disparus, les enfants en plusieurs temps, ils ne sont même pas encore qu’ils ne sont déjà plus. C’est le service des impossibles mères qui ne peuvent rien avoir ou si peu, chimio, io, et autres maladies en i, ia, u que je ne connais pas mais qui laissent la même bouche ronde de stupéfaction, le même vide. Je pense que le clown, se rendant compte qu’il n’y a que moi qui suis si grande dans la chambre, va se sentir mal, repartir bredouille sur ses pas, s’excuser d’être si malvenu, de m’avoir dérangée dans ce c’est rien, mais il reste. Il me fait fermer les yeux, est-ce que je suis prête pour son tour de magie un deux trois TADAM. J’ouvre et il exhibe fièrement devant mes yeux ma botte droite TADAM je souris poliment TADAM je souris un peu plus poliment espérant qu’il sorte un peu plus vite me voyant si joyeuse maintenant. « Alors vous êtes venue seule ? » Oui. Je regarde le plafond.

Un jour m’a mère m’a, elle se croit au ski. Au ski je me demande ce qui lui a pris, c’est vraiment plus proche du hammam ici. Le hammam du ski. Les femmes passent la porte dans un sens dans l’autre, elles s’empressent de service en service. Sauna, Hammam, gommage, pierre chaude. Le docteur me lave avec un gant de crin, étale entre mes jambes un puissant antiseptique, tous ces gens au pied de mon intimité soudain. La femme du hammam passe du savon noir entre ma peau et le crin et frotte vigoureusement, elles ont le même geste abrasif. Je me sens lavée comme les enfants debout dans le bain, l’air penaud, un bras levé vers le plafond par une grande main trop pressée pour eux. Je me concentre sur la couverture chauffante posée sur mon ventre, je me vois m’allongeant des mois plus tard sur une pierre chaude. Ils devraient installer une table d’opération minérale chaude comme une geôle de soleil. La grosse dame du hammam prélève le savon noir accolé à même la faïence, incrusté à cheval entre la rainure et les surfaces froides. Nous attendons allongées sur les pierres. Elle enclenche des chants orientaux, le son est grésillant et on entend de longs applaudissements. La brume du hammam entre un peu dans la pièce lorsqu’elle s’en va pour nous laisser reposer dans l’argile. Je passe mes mains sur mes jambes et colle mes deux paumes pleines de terre verte. Je la regarde, il n’y en a pas assez pour former une boule, je la remets sur des espaces où ma peau est encore visible, et je retourne à la pierre chaude.

Allez ma chérie debout, elle enclenche le jet d’un pommeau argenté qui se balade comme un invertébré, au bout d’un très long tuyau sortant du mur. Je ne sais si je dois me mettre de face, de dos, et la pression de l’eau altère le son de sa voix. Comme ça ? Elle me rince, ce serait sans doute un geste amusant si elle ne le faisait pas méthodiquement soixante-dix-sept fois par jour. Tourne-toi ma chérie.

Elle me lève le bras pour rincer mes aisselles, tire sur mon maillot d’où s’échappent des billes noires qui courent sans bruit sur le sol.

Je regarde le plafond. Tout près de l’angle, il y a de l’eau qui suinte. Le paysage est éblouissant, elles sont revenues dans la pièce. Elles s’affairent avec un calme blanc. Peu à peu, cette eau qui stagne forme une goutte qui tombe lourdement sur le sol. Des femmes masquées émane un halo de concentration que ce ploc vient rompre dans ma tête.

Est-ce la mer qui arrive pour recouvrir l’hôpital ? Le ruisseau qui alimente le jardin du hammam ? De l’eau croupie ? Le reste de la scène se déroule imperturbablement. De l’eau croupie… quand je pense l’air penaud dans ma douche quand je pense que j’ai dû par cette nuit d’hiver l’air penaud recouvrir mon corps d’alcool à 95°, abraser ma peau, abraser mes cheveux, pour que finalement, levant le bras seule – petit – ma peau mes cheveux, m’abraser, petit, pour que finalement de l’eau croupie suinte dans le bloc en faisant ploc. Ploc l’eau croupie, ploc. Ploc les bactéries. Je repense au monsieur qui m’a prise en stop. Ploc.

Avec ce nom de pokemon staphylocoque doré, staphylocoque attrape-lui sa jambe ! Staphy ! effet secondaire ! Je ne peux plus voir cette eau croupie je me concentre sur le demi-visage de l’anesthésiste. Je regarde la monture de ces lunettes. Elle ne les a certainement pas baignées dans l’antiseptique. Elle n’a pas gommé ses mains au savon noir. Le savon noir, ses petites billes de noyaux d’olive. Ont-ils frotté cette pièce au savon noir, les hommes et les femmes masqués ? Affairés du sol au plafond, dans un geste rituel pour m’accueillir, dans un geste rituel pour que la vie prenne forme dans un ça va ma chérie ? Oui très bien, la dame du hammam masse mes jambes et remonte peu à peu vers mon ventre.

Je vais appuyer sur votre ventre maintenant je suis désolée vos organes me gênent, je n’arrive pas à travailler dit le docteur. Ça ne va pas être un bon moment. C’est la deuxième fois et ce docteur-là, brune, austère, hostile, ne sait pas feindre l’empathie. D’accord. Tiens appuie fermement là sur son ventre pendant que je passe l’aiguille. Générale ? Non locale. Oui vous sentez, je sais, il n’y a pas d’anesthésie interne pour cette intervention. Vous êtes courageuse anesthésiée sur la paroi extérieure de la peau seulement. Si dans dix minutes, dit-elle fouillant fermement mes organes de ses coups d’aiguille je n’ai rien, j’arrête. Si dans dix minutes, on en a onze, c’est mieux. L’aiguille fera des hématomes internes vous vous sentirez un peu cabossée. Mes jambes courageuses n’essaient même pas de se débattre mais je comprends l’idée, les cages à fourmis. Les femmes ont sans doute à travers l’histoire mis des coups de pieds dans les docteurs et depuis ils sanglent.

Ils sanglent les femmes d’un geste vif et l’accumulation de douleur passe soudain le bing bang du supportable. Bing. S’il vous plait ? m’évanouir bang, qu’est-ce qui ne va pas ? mon oreille siffle des chants orientaux. Mon oreille siffle, je n’ai plus de sensations dans la jambe droite je ne sens plus ma jambe. De toute façon on va vous détacher – petit – de toute façon j’ai fini je n’arrive pas à attraper le tout dernier il se cache. Petit petit.


Stéphanie Vivier

Ecrivain, Artiste