Récit

impostures – rapt, raptus, ravissement

Ecrivain

Du raptus mélancolique de Jean-Claude Romand, imposteur meurtrier, au rapt manqué de la grand-mère de la narratrice, en passant, entre autres figures plus ou moins inoffensives, par le rapt réussi de la dépouille d’Eva Perón, le récit de Bérangère Pétrault tourne autour de ce qui ravit — l’identité, la vie des autres. Un ton serein, la fragmentation de la phrase et la concaténation des anecdotes donnent l’impression d’un récit linéaire, comme l’est le trajet en train au cours duquel se déroule le texte, qui en fait se décline et se recompose malicieusement. Ancienne étudiante du master de Création littéraire de Paris 8, cette écrivain et artiste clôt magnifiquement notre série consacrée aux auteurs « en herbe ».

I

 

J’ai déménagé dans le wagon-restaurant

là où les tabourets rotatifs font face aux vitres

comme dans les diners en Amérique

il y a de la campagne derrière qui est blanche

je n’ai été en Amérique que pour ses diners

j’ai vu tous les diners en Amérique

il n’y a pas de vaches ni de moutons

ils sont tous morts au combat

il y a un peu de soleil qu’il n’y a pas ailleurs

dans la voiture 5

il y a de l’alcool à boire dans la voiture

la voiture 5 qui en fait est la voiture 4, au centre de la rame

et il y a de la place

il n’y a personne d’autre que nous deux

l’employée du wagon-restaurant et moi

et bientôt des clients : il sera midi dans trois minutes

ils auront faim leur panse émettra une longue plainte

ils achèteront des menus de chefs étoilés

car la bonne nourriture rend vraiment heureux :

mon ami Thomas F. me l’a écrit un jour

dans un SMS.

Mon ami Thomas mange souvent au restaurant

tous les midis, me semble-t-il

j’espère que mon ami Thomas est vraiment heureux

voilà longtemps que je ne l’ai pas vu

je me demande s’il se nourrit bien.

Il y a un lac derrière la vitre, l’employée du wagon dit : « c’est le Rhône »

j’aime beaucoup les lacs, le Rhône est un fleuve

je suis une fille impressionnable

elle a pointé son doigt en direction de – je ne sais pas, dehors

j’ai regardé : un paysan – on dit agriculteur – a entamé un feu dans son champ

je pense malgré moi qu’il incinère peut-être sa famille

chien, veau, femme, vache, enfants, cochon, couvée :

il y a des précédents

comme Jean-Claude Romans, dans la même région.

J’ai rêvé que j’écrivais un livre sur un paysan que n’était pas

Jean-Claude Romans

et je n’étais pas non plus Emmanuel Carrère

mais il brûlait néanmoins sa famille

dans une forêt de cyprès et de séquoias.

Je me demande si mon ami Thomas rêve de faire brûler sa famille.

Je viens du Poitou-Charentes et ce n’est pas un endroit où l’on brûle sa famille.

Dans le rêve la fumée des cyprès était bleue

et ils ressemblaient à de petits pins parasols.

Je mens : dans toutes les régions sans doute on brûle sa famille.

Je viens du Poitou-Charentes et c’est un endroit où l’on brûle rarement sa famille, mais ce n’est pas exclu : partout il arrive que quelqu’un la tue ou la poignarde, la noie, l’abatte, la suicide, mais dans la cartographie mentale que je me suis créée, c’est un genre de pratiques qui est plus répandu dans le Nord, Nord-Est et au Sud-Est du pays.

Il n’y a aucun jugement là-dedans

c’est une cartographie imprécise et assez peu solide

d’autant que je me souviens qu’une femme aurait, selon les dires de ma mère, tué tous ses enfants puis elle-même non loin de notre maison.

Dans mon souvenir ce multiple meurtre-suicide est lié à la boucherie où se rendent mes parents, peut-être parce que l’un des bouchers-charcutiers a un jour habité l’endroit où la femme a tué tout le monde :

je n’en suis pas sûre, peut-être que je vérifierai

je peux demander à ma mère.

Quelqu’un m’a un jour conseillé de ne pas traiter de Jean-Claude Romans, « trop exploité, trop rebattu », m’a dit aussi: « assassinats familiaux + bouchers ou même charcutiers, c’est trop tarte-à-la-crème, si évident, trop gros »

et pourtant : ça existe, qu’on pense au charcutier-traiteur du marché Saint-Martin (75010, Paris) qui découpa maîtresse, bambin, cocker :

j’ai dit : « mais, pensez au charcutier-traiteur du marché Saint-Martin, 75010… »

la personne a coupé : « … ne m’en parlez pas, j’était cliente chez lui. »

Lorsque j’ai appelé ma mère, elle a confirmé que lorsque j’étais petite –

mais j’entends derrière elle mon père : « c’est plus récent » :

ils ne parviennent pas à se mettre d’accord

la femme du charcutier a effectivement tué ses enfants puis s’est suicidée

« et le charcutier ?

– le charcutier va bien. »

 

II

 

Nous partons de chez toi, de Savoie

il y a de gros flocons

ton père hier souhaitait qu’il neigeât

vite et abondamment

afin de s’en aller skier

le vendredi de 9h à 16h30

afin de passer le temps

le temps est long où il réside.

Je ne déménage pas dans le wagon-restaurant

de l’autre côté de l’allée

je regarde la neige, un fagot de bûches

je pense à Jean-Claude Romans

il y a de la neige sur les bûches

je pense à ton père qui skie

je pense aussi à ce film d’Hitchcock

(décors de Salvador Dalí)

dans lequel Ingrid Bergman

(décors de Salvador Dalí)

investit la psychanalyse et découvre

à quand et quoi remonte le traumatisme

(décors de Salvador Dalí)

du Docteur Edwardes qui n’est pas le Docteur Edwardes mais un aliéné amnésique qui dans mon souvenir a supprimé le vrai docteur – à moins que ce dernier n’ait eu un accident (décors de Salvador Dalí) et que l’aliéné ait saisi l’occasion pour créer l’imposture.

Dans ce film d’Hitchcock il y a de la neige

des rayures qui renvoient pour l’aliéné aux traces de luge sur la neige (décors de Salvador Dalí)

la neige, les rayures sur une chemise, renvoient au drame dans l’enfance

au trauma de la mort du frère, au sang

la neige renvoie à ton père skiant, les bûches au brûlot

le brûlot à Jean-Claude Romans et ce dernier à Emmanuel Carrère

qui a écrit sur Limonov qui, russe, renvoie lui aussi à la neige

ce matin tout renvoie à la neige (décors de Salvador Dalí).

Je préfère entendre comment cette neige recouvre tout

plutôt que dans le train entendre d’autres bruits

la femme devant nous laisse des messages sur des répondeurs

en signant Nicole à la fin.

Ma grand-mère s’appelle Nicole mais son vrai prénom est Bernadette

ma mère et moi ne savons pas lequel des deux nous inscrirons sur sa tombe

ma mère a dit que nous n’écririons rien

ce disant elle m’a tendu l’orchidée violette

que nous amenions ce jour-là au centre de rééducation où ma grand-mère Bernadette (Nicole) était soignée du genou dans une chambre

très lointaine, difficile d’accès

une chambre double partagée avec Maria qui était âgée et portugaise – l’occasion pour Bernadette de dire : « les Portugais sont très propres. »

je me demande si Maria avait un avis sur ma grand-mère.

Comme beaucoup de gens, Bernadette ne connaît presque aucun étranger, bien qu’elle ait voyagé beaucoup mais toujours de façon organisée, non-mixte, homogène.

Elle a failli se faire enlever à Miami par un cartel

mais ne l’a réalisé que lorsqu’elle nous a raconté cette histoire, que nous le lui avons dit : « tu nous racontes un kidnapping ».

Je me demande si le cartel aurait gardé ma grand-mère (ma mère pense qu’il nous l’aurait rendue, non : nous aurait payées pour la reprendre).

Je n’ai pas déménagé dans le wagon-restaurant

il est bientôt treize heures

plus tôt ce matin l’employée de la voiture 4 au centre de la rame

l’employée qui est un employé aujourd’hui

l’employé s’est présenté Sono Alessandro d’abord en français puis en italien puis en anglais, a présenté les menus et les foccace e pizze e vini d’Italia dans le même ordre

le train de ce matin est en provenance de Milano

et à destination de Paris Gare de Lyon

entre Milano et Paris Gare de Lyon

j’ai dormi et vu la neige tomber drue

entendu un chat qui est monté à Lyon, ne l’ai pas trouvé

entendu Nicole qui parlait dans les répondeurs

tout comme ma grand-mère Bernadette dit « Nicole » quand on décroche, « c’est Nicole »

souvent on ne décroche pas, peut-être devrait-on

afin qu’elle puisse se présenter.

Nous sommes montés dans le train en provenance de Milano à destination de Paris Gare de Lyon

je n’ai jamais été à Milano.

J’ai écrit « Romans » de Jean-Claude Romand avec un -s

j’ai fait une erreur dans l’orthographe de son nom

j’impute l’erreur à cette double (sinon plus) coïncidence :

1) le mot « Romans » fait partie du nom du village où résident mes grands-parents ;

2) mon grand-père se prénomme Jean-Claude, c’est à dire que d’une certaine manière, il entretient quelques similitudes avec Jean-Claude Romand ;

3) lui aussi possède une carabine 22 long rifle

avec laquelle il n’a à ma connaissance tué personne – comment savoir ?

il fait aussi des feux dans le champ derrière la maison

sur un de ces bûchers a été incinéré le chat Tigrou quand j’avais neuf ans

j’essaie de me figurer toutes les choses qui ont pu être brûlées là

je crois qu’il n’y avait pas de corps humain.

 

III

 

Nous sommes partis de chez toi, de Savoie, le 9 janvier sous la neige

je calcule que jour pour jour, vingt-quatre ans plus tôt, un homme tuait son épouse, puis ses deux enfants

et le lendemain, son père, sa mère, le labrador

c’était à un peu plus de cent kilomètres d’ici, un département frontalier.

Les annales météorologiques indiquent que le début de l’année 1993, le début de janvier, a été particulièrement glacial

je lis quelque part « véritable drame pour les 400 000 à 500 000 sans-abris »

à cette époque, en vacances dans les Pyrénées, je portais une chapka en fausse fourrure noire et de grosses moufles

mon père m’emmenait faire de la luge.

Il y a en France cinq chaînes de montagnes, les Pyrénées, le Jura et les Alpes, les Vosges et le Massif Central

quelqu’un m’a appris récemment que du côté italien des Alpes, sur un sommet nommé la Grande Ciamarella, des hommes ont dressé une Vierge protectrice à 3 676 m de hauteur

il m’a appris l’existence des Vierges protectrices des sommets

je ne trouve aucune traduction pour le mot « ciamarella »

on m’a appris aussi l’existence d’un buste de Vladimir Ilitch Lénine, dit Lénine, situé sur le point dit « pôle Sud d’inaccessibilité » où une mission soviétique a établi une base en 1958.

Les coordonnées de la base antarctique Sovetskaïa sont 77°58’S 89°16’E et elle culminait à 3 662 m de hauteur

elle a été abandonnée un an après son ouverture

avant de l’abandonner, les Soviétiques ont dressé un buste de Vladimir Ilitch Lénine, dit Lénine, à l’endroit de ce point d’inaccessibilité, à cet endroit du continent antarctique le plus éloigné de toute côte.

Plus de cinquante ans plus tard et quatre-vingt-treize après la mort de Lénine, son buste fait face aux vents par -58° C en regardant vers Moscou.

Je me demande si une civilisation capable de conserver depuis plus de quatre-vingt-dix ans le corps de Vladimir Ilitch dans un excellent état

capable de l’exposer aux regards des visiteurs

capable de lui faire côtoyer pendant huit ans le corps de Iossif Vissarionovitch Djougachvili dit Joseph Staline avant de se raviser et d’enterrer ce dernier non loin

ne serait pas à même de concevoir un buste flottant ou sous-marin, une immense tour dont la partie émergée serait le buste de Vladimir ou Joseph tourné vers Moscou

situé cette fois en pleine mer : « pôle Nord d’inaccessibilité », 85°49’N 175°49’E

et tenant sous le bras une réplique en acier inoxydable de l’adorable petite chienne Laïka, premier être vivant à avoir été mis en orbite autour de la planète – jusqu’à n’être plus vivant

Laïka mourut sept heures après le lancement de Spoutnik II.

Camarade il y a des pertes, toujours il y a des pertes, camarade.

En y repensant, c’est drôle : Vladimir Ilitch Lénine possède les vertus d’une Vierge protectrice du bout du monde

tandis que sa dépouille mortelle demande des soins exceptionnels

que sa dépouille mortelle n’est pas imputrescible

contrairement à celle, paraît-il, de certains saints et certaines saintes

tandis que sa chair n’est pas imputrescible, contrairement à celle, dit-on, des paons.

La défunte María Eva Duarte de Perón, dite Eva Perón, s’est substituée à la Vierge protectrice en Argentine pendant les quelques années où elle en fut le chef spirituel et la première dame, mais aussi plus d’un quart de siècle après sa mort :

comme Vladimir Ilitch Lénine, la défunte María Eva Duarte de Perón fut embaumée de façon remarquable, de façon telle que sa dépouille put être exposée pendant trois ans

avant d’être kidnappée par le commando putschiste de la Révolution libératrice

et de disparaître pendant des années, au cours desquelles elle fut exposée dans le bureau du lieutenant-colonel qui l’avait enlevée, puis

de prendre le bateau en secret pour l’Italie, où elle fut enterrée

tombe 41 champ 86 puis

d’être exhumée, envoyée en Espagne où elle fut rendue à son mari qui l’aurait gardée, dit-on, près de la table dans la salle à manger, puis

fut enfin rapatriée en Argentine par la troisième épouse et veuve de Juan Perón,

rendue à sa famille et enterrée pour de bon

ce qu’elle devait être lasse à force de voyages.

J’ai vu son caveau définitif.

Tout comme les paons à la chair imputrescible et les Vierges des sommets, Eva Perón aimait revêtir de somptueuses parures

et comme elles, Eva et les Vierges, eux, les paons, Nicole qui se nomme en réalité Bernadette a été belle et portait de très beaux vêtements

peut-être est-ce une raison pour laquelle, bien qu’âgée – j’entends par là âgée mais encore belle, surtout : impeccablement mise – elle faillit être enlevée par un cartel à Miami

sans même le réaliser

tout comme Eva Perón n’a sans doute pas compris qu’elle était enlevée, morte, non par un cartel mais un commando révolutionnaire

enlevée, comme Bernadette, par des hommes menaçants qui parlaient espagnol

tandis que son mari – que faisait-il à ce moment-là ?

Le mari a une carabine lui aussi

il l’a peut-être achetée après l’enlèvement à Miami mais : qui le lui aurait raconté ?

si Bernadette n’a su que trente ans après que ce qu’elle avait vécu était une tentative de rapt.

Le mari a, entre autres, une 22 long rifle et un prénom en commun avec Jean-Claude Romand, dont j’avais mal orthographié le nom

tout comme j’ai écrit « Vladimir Ilitch Lénine » quand c’est bien sûr « Vladimir Ilitch Oulianov » (« dit Lénine »)

je dis « bien sûr » pour me donner de la contenance mais j’avais oublié le nom complet de Lénine

alors que j’ai appris le russe

et l’histoire du marxisme-léninisme.

Personne ne me voit rougir.

Il y a le mari de ma grand-mère, qui est mon grand-père et porte le même prénom que Jean-Claude Romand, imposteur

et elle, qui en inventant son prénom, en se prétendant Nicole quand elle est Bernadette : imposteure

je réfléchis à cette histoire de fusil que possèdent mon grand-père et Jean-Claude Romand

je réfléchis au son des coups de fusil.

C’était par les champs que le son arrivait

dans mes souvenirs c’était la nuit, la première fois en tout cas : c’était la nuit

au petit-déjeuner on m’expliquait que des gens se réunissaient pour tirer sur des frisbees dehors

de nuit

pas d’explication sur le fait de tirer sur des frisbees au lieu de les rattraper

et quand bien même : évidemment, dehors

j’ai essayé d’imaginer mon grand-père ou ma grand-mère avec un fusil à l’intérieur

à ce moment-là je ne savais pas encore qu’il y avait en effet un dans la maison.

On venait de m’expliquer que les frisbees sont des disques faits exprès pour jeter sur la plage (par exemple), et être rattrapés par quelqu’un, un chien ou soi-même – je confondais peut-être avec les boomerangs.

Il y avait effectivement des chiens à la campagne où l’on tirait sur les frisbees, mais pour voir des frisbees il fallait aller à la plage le dimanche

on venait de m’apprendre que les frisbees devaient être rattrapés, mais on ne m’ avait pas encore appris à le faire

dans le même temps ou à peu de choses près on m’apprenait l’existence de la fusillade de frisbees dans les champs

de nuit

sans chien de chasse et heureusement : les chiens auraient essayé d’attraper les frisbees et auraient été fusillés

comme les chiens soviétiques qui portaient des bombes en temps de guerre.

J’avais pensé au chien, celui du voisin auquel il ne fallait pas parler

qui avait l’air doux mais son maître l’avait appelé Saddam.

Je pense à ne pas pouvoir parler au chien mal nommé

aux cocker du marché Saint-Martin, labrador de Savoie, Laïka, chiens-kamikazes

à la fausse identité de ma grand-mère

aux raies sur la chemise de Gregory Peck et sur la neige

à Jean-Claude Romans avec un -s

aux charcutiers

aux trains

aux familles

aux pôles d’inaccessibilité

à Jean-Claude Romand avec un -d

aux rapts avortés à Miami

aux rapts de cadavres

aux Vierges protectrices

aux montagnes

aux impostures.

À propos de l’état psychologique de Jean-Claude Romand au moment des faits, je lis :

« dans une crise de raptus mélancolique […] »

j’apprends que rapt vient du latin raptus et signifie « enlèvement »,

signifie « ravissement ».


Bérangère Pétrault

Ecrivain, Artiste

Rayonnages

FictionsRécit